L’été en poche (03): Sortir au jour

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En 2 mots:
Une autrice rencontre une thanatopractrice lors d’une séance de dédicace. Mais leur échange ne va pas s’arrêter là. Curieuses l’une de l’autre, elles ne vont pas tarder à se découvrir des points communs, y compris durant le confinement décidé par les autorités, et explorer les liens unissant les humains et les défunts.

Ma note:
★★★ (beaucoup aimé)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format: Sortir au jour

Les premières lignes:
« C’est le nombre de peluches dans la salle d’attente qui m’a mis la puce à l’oreille. Cette générosité. Cette opulence. C’était suspect à force d’être mignon. On est restés plantés au milieu de la pièce une bonne minute puis on s’est assis du bout des fesses sur les chaises en plastique.
Une femme d’une cinquantaine d’années s’est approchée avec un doux sourire. Elle s’est présentée, bénévole pour l’association des maladies cardiaques congénitales. Je lui ai adressé un sourire de pure forme. Que ce soit clair : nous n’irions pas plus loin, elle et moi. Notre rencontre était accidentelle et il était hors de question que j’entretienne la moindre relation avec une bénévole de l’association des maladies cardiaques congénitales.
Nous n’avons pas attendu longtemps. Une jeune femme vêtue d’une blouse blanche nous a invités à entrer et a prié mon fils de se déshabiller. Mon petit garçon s’est exécuté, puis s’est allongé sur la table.
Il était paisible. Il s’est toujours prêté de bonne grâce aux examens médicaux, avec une confiance qui me serre le cœur. Il se hisse sur les grands fauteuils de cuir, grimpe sur les tables d’examen, allonge son inspiration, tend le bras sans rechigner pour la piqûre.
Si au moins il pouvait résister et pousser quelques hurlements, il m’offrirait l’occasion de le rassurer, de jouer ma partition de mère protectrice et, ce faisant, me détournerait de ma propre angoisse. Mais sa conduite digne m’oblige à rester stoïque et me laisse me ronger du dedans. Inutile de compter sur son père. Face au corps de notre petit garçon allongé sur la table d’examen, nous évoluons sur deux pôles opposés. Lui adopte une technique simple pour canaliser son angoisse : il l’ignore. Il surjoue la normalité pour mieux forcer le destin. Pour un peu, il siffloterait. Tiens bonjour madame, ah oui c’est sympa pour occuper son temps libre, l’association des maladies cardiaques congénitales, quelle bonne idée !
Moi, je fais l’inverse, je brandis le pire pour l’exorciser, je dis maladie, peur, mort. Un jour, de retour d’une promenade avec mon fils, j’avais fait remarquer, la voix gorgée d’angoisse, que notre enfant toussait exactement de la même façon que le défunt cocker de mon enfance qui souffrait d’un souffle au cœur. Mon compagnon m’avait jeté un regard ahuri, avait ouvert la bouche, puis s’était ravisé. J’étais restée seule à mouliner mon pressentiment morbide. L’ennui avec la paranoïa, c’est qu’elle ressemble beaucoup à une folle intuition. Dès lors, comment s’en débarrasser ?Depuis nos rives éloignées, nous nous contemplons lui et moi avec stupéfaction, chacun trouvant l’autre un peu cinglé mais se retenant de le dire parce que, vraiment, ce n’est pas le moment. La peur nous retient de nous disputer et, à bien y penser, je me demande si ce n’est finalement pas le plus inquiétant pour notre enfant, cette harmonie artificielle et tendue.
La soignante a recouvert le corps de mon petit garçon avec des électrodes. Voilà, on y est. Au lieu de gambader dans la cour de récré ou de s’efforcer d’obtenir un bon point, qui fait une grande image avec un animal sauvage dessus au bout de dix, mon fils est là. L’écran s’est animé, la machine a pris le relais, l’examen a commencé. L’engin a ensuite crachoté du papier.
La jeune femme a arraché la feuille, observé attentivement le tracé sans dire un mot. Ça a duré environ un millénaire. Puis elle a félicité mon fils pour son courage et l’a invité à se rhabiller. Elle a de nouveau regardé le tracé et nous a annoncé que c’est le médecin qui nous donnerait le résultat. Ma gorge s’est nouée. Elle fuyait, c’était évident. La jeune femme s’est alors tournée vers un grand coffre en plastique, a plongé son bras dedans et tendu une peluche à mon fils en slip. Elle l’a de nouveau félicité pour son courage, ça devenait lourdingue.
Porte suivante. Cardiologue. L’enfant s’allonge une fois de plus. Cette fois, l’homme passe du gel sur sa peau et promène une sonde sur son cœur. Ça dure une minute ou deux pendant lesquelles, comme tout le monde à l’orée du drame, je fais enfin preuve d’humilité. Je prie je ne sais quelle entité supérieure, en régie générale, je supplie, dégouline de gratitude, promets de ne plus me plaindre, de voir enfin la chance qui est la mienne. Si seulement rien ne bougeait, rien ne s’abîmait. C’est simple, je supplie que rien ne change, surtout que rien ne change.
Très vite, il annonce : tout est normal. Il le répète, tout est normal, pour être sûr que cette phrase atteigne les cavités les plus lointaines de nos cerveaux. L’air afflue de nouveau, un sourire barre nos visages. L’horizon se dégage d’un coup, les épaules descendent. Pour la première fois depuis que j’ai franchi le seuil de cet hôpital, je vois en couleur. Super, je dis. Super, je répète. Voilà, c’est fini. Le médecin écrit son compte-rendu, il parle d’un enfant éveillé et plein de vie et d’énergie, il en rajoute un peu, puis nous regarde droit dans les yeux et nous dit adieu. Il dit encore, on ne se reverra jamais. Je crois que j’ai répété super, n’essayant même pas d’être un peu polie. Nous sommes ressortis d’un pas léger. Dans le couloir, la femme bénévole a passé sa tête, j’imagine qu’à nous voir, le sang revenu au visage, le frou-frou animé du bonnet, écharpe, manteau, les corps de nouveau élastiques, elle a tout de suite su, mais elle a quand même posé la question. Tout va bien, lui avons-nous annoncé avec cette fois un peu de chaleur dans le regard. Alors adieu, a-t-elle dit elle aussi. J’imagine que cet adieu est un truc auquel ils ont réfléchi. Un adieu, ce n’est pas un au revoir, c’est beaucoup plus puissant. Un adieu pour gratter vigoureusement la tache, effacer la peur et faire en sorte que l’on ne regarde pas notre fils comme une bombe à retardement les vingt prochaines années. Ce qui s’est passé n’est pas un avertissement mais une erreur d’aiguillage.
Chaque fois que je raconte cette histoire, je me demande ce qu’est devenue la fameuse peluche que l’on a offerte à mon fils ce jour-là. J’imagine que personne ne lui a reprise (rends-nous ça tout de suite, petit imposteur !), mais je suis incapable de me souvenir de ce qu’elle est devenue.
Un soir, chez des copains, une femme m’a dit qu’il lui était arrivé la même chose, le dépistage d’un souffle au cœur, l’examen du cardiologue. Non, elle n’avait pas eu peur, c’est des conneries elle avait dit, c’est pour faire marcher la machine à fric, ces examens. Je lui avais envié ce cynisme, il m’aurait été tellement secourable.
Ce non-événement a été l’une des premières choses que j’ai racontées à Gabriele. Elle m’avait demandé si j’en savais plus sur ce que je voulais écrire. J’avais répondu que non, que je ne savais pas exactement encore mais que je sentais que c’était important pour moi. Je crois que j’essayais de faire quelque chose avec ma peur.
La naissance de ma petite fille avait de nouveau ouvert la brèche. Pouls, souffle, palpitations. Comme s’il m’avait fallu fabriquer de la vie pour la savoir si fragile. Serrer contre moi cette minuscule densité, son ventre collé au mien, son abandon contre ma peau, et le creux de mon cou qui guérit tout.
J’ai si peur de perdre. Je n’arriverai jamais à me débrouiller avec cette pensée, à lui faire une place, qu’elle s’y tienne, qu’elle se taise. D’abord, il faut faire avec l’idée que tout dépend de nous, et puis que plus rien ne dépendra de nous. Quel est le pire?
J’aimerais tellement réussir à prendre de la distance, accepter, m’injecter de la philosophie en intraveineuse. La plupart du temps, je parviens à ériger de fragiles barrages, mais parfois : tsunami d’angoisse. Les plus grandes joies sont talonnées par la peur. Et si ça disparaissait ? Je m’agrippe aux statistiques. Tout va bien se passer. Mais les chiffres réconfortent si peu. Je sais à quel point ma peur est partagée, même si personne ne la nomme jamais. Au point que la société n’a même pas voulu inventer de mot pour dire les parents qui perdent un enfant.
Heureusement, il me reste l’agitation.
Les journées très remplies, le travail, comme c’est pratique pour s’offrir des angoisses plus digestes, leur donner forme humaine, et tandis que je flirte avec le burn-out au moins je ne pense pas à la mort, et d’ailleurs je ne manquerais pas de lui dire si elle se pointait, sa faux sur l’épaule : désolée, je n’ai pas le temps, je bosse, moi !Le dictaphone a enregistré ma voix qui bégaye lorsque je tente d’expliquer tout cela à Gabriele. Je veux lui dire ma peur de la mort, mais ça ne vient pas tranquillement, ça bute, ça lapsus, et je m’entends dire: j’ai meurs.
Le métier de Gabriele, c’est d’être là quand la catastrophe a eu lieu. Elle travaille avec les morts.
À cet endroit que je fuis. Elle et moi nous sommes rencontrées par hasard. J’ai entendu son rire, j’ai vu ses yeux briller. Alors j’ai dit : j’aimerais que tu me parles. »

L’avis de… Virginie Demange (France 3 Hauts de France)
« Découvrez cinq raisons de vous précipiter sur les quelque 130 pages de Sortir au jour.
1 – Parce que c’est réconfortant
C’était l’objectif qu’Amandine Dhée s’était fixé et le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est réussi. « La mort, c’est plus que triste, plus qu’indicible. Écrire sur ce thème, explique-t-elle, c’est célébrer ce qui nous unit. »
C’est un roman dans lequel on se reconnaît à chaque page, qui donne envie de vivre et qui apaise. « J’aime la beauté des rituels pour dire au revoir. Il y a de la musique, il y a du sacré, même si les croyances perdent du terrain. Je crois qu’il y a des choses à réinventer, des formes festives à créer, pour dire au revoir à nos défunts. »
« C’est important, cette étape, car la façon dont on accompagne la personne défunte ressemble à la façon dont cette personne a ouvert sa porte de son vivant. »
2 – Parce que c’est drôle
Amandine Dhée a cette capacité de parler de choses très graves avec légèreté et autodérision. C’est la grande force de ce roman : on rit en le lisant. Entre les chapitres se glissent parfois des témoignages ubuesques issus l’émission de télévision Vis ma vie.
« Au milieu de situations tragiques, je voulais pouvoir faire rire. C’est une façon de prendre de la distance, de se remettre en mouvement. »
« La légèreté est insolite quand il s’agit d’aborder la mort et finalement, on se dit que c’est normal, on n’a juste plus envie que ce soit tabou. La vie, c’est aussi la mort. »
« Ce n’est pas le moment de ne pas rire. Mon meilleur remède face au tragique ou à l’angoisse, c’est justement d’éclater de rire. », affirme Amandine Dhée.
3 – Parce que vous allez découvrir un métier méconnu
Le livre est construit comme un dialogue, entre une autrice et une thanatopractrice, une personne qui s’occupe de préserver le corps d’un défunt en lui faisant des soins de conservation. Une façon de confronter ce qu’il y a avant la mort et ce qui vient après.
Depuis plusieurs années, Amandine Dhée tentait d’écrire sur la thématique de la mort et du deuil, sans y parvenir. Cette rencontre, qu’elle a réellement vécue, l’y a aidée.
« C’était lors d’une dédicace, se souvient-elle. À la fin, un vieux monsieur est venu me dire que mon texte était formidable, mais que le mot « autrice » le gênait beaucoup, qu’il trouvait que ça sonnait mal. Plusieurs femmes m’ont soutenue, une institutrice, une animatrice et… une thanatopractrice. »
Une autrice et une thanatopractrice font le même métier : raconteuse d’histoires.
Amandine Dhée, écrivaine
« Elle était toute mignonne, avec un beau sourire, décrit Amandine Dhée, pas du tout comme j’imaginais quelqu’un qui ferait ce métier, par exemple un vieux monsieur à cheveux blancs. J’ai réalisé les clichés que je portais en lien avec le funéraire. »
« Elle est venue chez moi, je l’ai enregistrée et je me suis sentie dépositaire d’une parole super précieuse. Ça m’a poussée à écrire, sur ce qu’elle faisait, sur le soin qu’elle y apportait. »
« Elle a un lien avec les vivants, avec les proches de la personne défunte, et avec les morts aussi. J’ai voulu rendre hommage aux métiers du soin, des métiers difficiles pour lesquels il n’y a pas de témoin. Si elle le faisait mal, qui pourrait le dire ? Elle le fait bien parce qu’elle y met du sens. »
Le livre est donc l’occasion de découvrir ce métier, tout le professionnalisme et la délicatesse qu’il demande. « Et puis, conclut Amandine Dhée, une autrice et une thanatopractrice font le même métier : ce sont des raconteuses d’histoires. »
4 – Parce qu’on y trouve plein de bons conseils
Sortir au jour est en quelque sorte un mode d’emploi du deuil, à lire à partir de douze ans. Amandine Dhée y aborde toutes les morts, de celle de France Gall aux victimes du Covid en passant par la famille et les amis proches.
Comment gérer lorsque la peine est trop lourde ? L’autrice suggère une technique qu’elle a elle-même testée et approuvée : transformer le deuil et la tristesse en caillou.
« L’une de mes amies proches est décédée, confie-t-elle. Elle était flamboyante, avec énormément de convictions et ces convictions-là, même si elle est partie, je sais qu’on est plusieurs à les porter. »
« La tristesse ne dure pas mais se fige, et forme un petit caillou, qu’on transporte avec soi. Je l’utilise pour me souvenir qu’elle nous a transmis sa force et sa fougue et ça, c’est précieux. »
On y apprend aussi à répondre à un petit qui demanderait si lui aussi, il va mourir. « Il faut être à la hauteur des questions de nos enfants. », clame Amandine Dhée, qui a eu à gérer cette situation et s’est retrouvée démunie.
C’est d’ailleurs l’extrait qu’elle a choisi de lire lors de son intervention dans La Grande Librairie sur France 5.
5 – Parce que ce livre s’écoute !
Si vous avez la flemme de lire, bonne nouvelle, l’autrice organise des lectures musicales, avec la musicienne et chanteuse Sarah Decroocq, du groupe June Bug. « C’est une façon de faire découvrir le texte autrement, avec une traversée collective. », se réjouit Amandine Dhée.
Vous verrez que ce petit livre sans tabous donne envie de revisiter les deuils qu’on a eus dans sa vie et de les aborder différemment. »

Vidéo:


Amandine Dhée présente «Sortir au jour» © Production Librairie Mollat

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