Cela fait bien longtemps que je n'ai pas fait un article discussion. Le seul que j'avais fait sur les trigger warnings avait beaucoup plu à l'époque donc je me suis dit : "pourquoi pas retenter l'expérience" ?
Alors oui, le thème d'aujourd'hui peut peut-être être un peu plus touchy. Peut-être que le mot "male gaze" vous dit quelque chose ou peut-être rien du tout... Dans tous les cas, je ne souhaitais pas écrire ici un article d'information exhaustif mais plutôt parler de mon expérience de lectrice.
⚠ Attention : pour appuyer mon propos, je vais citer quelques extraits du livre Servir Froid de Joe Abercrombie. Ils ne spoilent pas l'histoire mais je tenais à vous prévenir.
Qu'est-ce que le male gaze ?
Selon Wikipédia, le male gaze (en français, regard masculin) se définit comme :
"un concept postulant que la culture visuelle dominante impose une perspective d'homme cisgenre* hétérosexuel [...] On parle de male gaze lorsque les personnages féminins sont sexualisés et que la caméra s'attarde par exemple sur les formes d'un corps féminin."
Comme vous pouvez le constater, cette définition semble surtout s'appliquer au domaine visuel et au cinéma ce qui est normal étant donné que son inventrice, Laura Mulvey, était une réalisatrice britannique. Mais, avec le temps, ce concept a évolué pour s'appliquer à toute forme d'art : peinture, photographie et également littérature.
Je tiens à compléter cette définition car, selon moi, le male gaze peut aussi passer par une forme de passivité des personnages féminins. Par ailleurs, le média féministe Celles qui osent, dans un article consacré au male gaze, souligne également le caractère "gratuit" (dans le sens où il n'apporte rien à l'intrigue).
Maintenant que vous av ez un peu saisi l'idée, venons-en à mon expérience de lecture
*cisgenre = qui se reconnaît dans le genre qui lui a été attribué à la naissance
Servir Froid de Joe Abercrombie : un cas d'école du male gaze littéraire
J'ai rapidement évoqué ce roman dans mon dernier Bilan du mois pour dire que je l'avais abandonné à un peu plus de la moitié. Servir froid est un roman de Fantasy dont j'avais entendu beaucoup de bien. Il est vrai d'ailleurs que le roman a des qualités, notamment son histoire de vengeance très captivante et la plume fluide de son auteur . Mais, évidemment, c'était sans compter la caractérisation des personnages qui m'a posée problème.
Á première vue, on pourrait ne pas se douter que le roman puisse contenir autant de clichés sexistes dans la mesure où le personnage central est une héroïne assez badass : Monza, une mercenaire qui cherche à se venger. Mais, Monza a beau avoir des capacités de combat hors du commun. Voilà comme elle nous est présenté dès le premier chapitre par son frère :
"Tu es particulièrement belle ce matin, Monza."
Elle soupira, comme si c'était un accident. Comme si elle n'avait pas passé une heure à se pomponner devant le miroir .
Dîtes-vous que c'est loin d'être la seule fois où Monza est décrite par son physique dans le roman. Autre exemple ici, toujours par un autre personnage masculin :
Derrière lui se tenait une grande femme, une étole de fourrure sombre drapée sur les épaules, de longs gants noirs couvrant ses bras, ses cheveux noirs coiffés d'un côté, retombant souplement sur son visage blanc, un masque incrusté de morceaux de cristal. Ses yeux brillant à travers les étroites fentes se posèrent sur lui : "Euh..., dit Shivers en essayant de détourner les yeux de sa poitrine, le creux entre ses seins attirant son regard comme une ruche attire un ours. Est-ce que je peux... enfin... vous aider...."
On retrouve donc bien ici la caractéristique de l' hypersexualisation : c'est comme si l'héroïne n'existait que pour son physique. Chaque personnage masculin qui lui adresse la parole ne peut s'empêcher de commenter son physique. Sans compter tous les moments où l'héroïne se retrouve involontairement ou volontairement nue dans le livre... Mais, qu'en est-il du caractère gratuit ? On y vient...
Je trouve que cette gratuité est flagrante dans ce passage dans lequel deux personnages, dont Monza, sont en train d'escalader un bâtiment. Cette réflexion vient du personnage masculin qui l'accompagne :
Il avait connu des situations plus confortables, mais il fallait voir le bon côté des choses. Pour la première fois depuis bien longtemps, il avait le visage d'une femme entre les jambes.
Peut-être vous demandez-vous où sont les autres personnages féminins du roman... Autant, vous dire que le livre ne passe en aucun cas le test de Bechdel permettant d'évaluer la sous-représentation des personnages féminins dans le livre. Bien qu'il y ait trois personnages féminins parmi les personnages principaux, leurs interactions sont loin d'être nombreuses et concernent en grande partie les hommes.
Puis, bon, vous voulez vraiment qu'on parle d'un autre personnage féminin, Day, l'apprentie empoisonneuse ? Outre le fait qu'il l'exploite clairement pour faire les tâches ménagères, voilà comment son maître la décrit :
Le visage de son apprentie, en forme de cœur et encadré de boucles blondes, était certes joli, mais aussi très ordinaire. Un genre de beauté qui ne présentait aucune menace d'autant plus qu'il était adouci par une désarmante aura d'innocence. On avait envie de lui dire oui, mais pas forcément de lui parler pendant des heures. On l'oubliait facilement. C'était ce visage qui avait poussé Morveer à la choisir. Ce dernier ne laissait rien au hasard.
Mais finalement, pourquoi est-ce si important ?
Quand on parle de male gaze, on entend souvent des remarques de divers types
Alors désolée de vous l'apprendre, mais non. C'est loin d'être un cas isolé. On peut trouver des tas d'autres exemples de male gaze en Fantasy et dans les livres en général. Je suis tombée sur ce super article de Planète Diversité qui en recense un certain nombre dans des livres très connus et appréciés (de moi comprise) ou sur cet ouvrage évoquant des oeuvres classiques comme celles de Proust, Manon Lescaut ou encore Les Hauts de Hurlevent.
Il y a quelques années, j'avais d'ailleurs été choquée par l'hypersexualisation de Fourmille dans la BD Ekhö monde miroir d'Arleston et Barbucci. Je n'ai pas la BD sous la main donc je ne peux pas vous donner d'exemples mais les couvertures sont déjà assez éloquentes...
Il est d'ailleurs aussi légitime de noter que le male gaze ne se ressent pas que dans les oeuvres d'auteurs masculins. Dans la mesure où la société dans laquelle nous évoluons est patriarcale, beaucoup d'autrices sont influencées par cette vision. Pour le coup, je ne suis pas experte du sujet, mais c'est une question qui revient beaucoup chez les autrices de romances, notamment de dark romance.
> "Oui mais, c'est pour que cela paraisse réaliste" (oui oui, j'ai déjà lu cette remarque)
Ce type de remarque revient surtout quand on parle des clichés sexistes dans la fantasy médiévale ou des romans historiques. Dans le cas de la fantasy, cet argument semble particulièrement sélectif : ça ne vous dérange pas de voir des histoires de complots tirés par les cheveux, des royaumes imaginaires ou des créatures fantastiques ? Pourtant, ce n'est pas réaliste...
En dehors de cela, il y a aussi la question des clichés sur la place des femmes dans l'histoire. Je vous invite à vous renseigner sur la diversité des statuts féminins qui pouvaient exister, notamment au Moyen Âge, une époque victime de beaucoup d'idées reçues...
> "Non mais c'est fou : aujourd'hui, les lecteurs n'acceptent plus d'être choqués"
Je ne vais pas refaire les mêmes réflexions que j'ai fait dans mon article sur les triggers warnings, mais on ne lit pas tous pour les mêmes raisons.
Ce n'est pas le cas de tout le monde, mais personnellement, le male gaze me gêne car il traduit une réalité sociale que j'aimerais réussir à oublier quand je lis. Il me renvoie à des expériences de sexisme que j'ai pu vivre ou que des gens de mon entourage ont pu vivre. Si ce n'est pas votre cas, tant mieux pour vous. Mais dans mon cas, si je le perçois, le male gaze peut gâcher ma lecture.
> "De toute façon, les lecteurs savent très bien que c'est de la fiction. Le vrai sexisme, il faut le combattre dans la réalité"
C'est vraiment l'argument que j'ai le plus entendu. Pour le coup, je ne suis pas du tout d'accord et ce pour une simple et bonne raison : l'effet Scully. Cette théorie s'inspire de la série X-files et du personnage de Dana Scully, une scientifique et agente du FBI qui est l'un des personnages principaux de la série. Selon des études, ce personnage aurait influencé beaucoup de femmes à faire des carrières scientifiques, à une époque où la présence de personnages féminins sûres d'elles et respectées par leurs homologues masculins n'étaient pas légion dans la culture populaire.
L'Effet Scully ne s'applique pas qu'aux femmes, mais aussi aux minorités ou encore à l'écologie car il montre à quel point les industries culturelles permettent de changer les mentalités et d'imposer de nouveaux modèles de société.
Certes, le sexisme présent dans les objets culturels que nous consommons provient directement de la société patriarcale dans laquelle nous vivons. Cependant, dire qu'il n'a aucune influence sur nous : c'est faux ! Notre société est également une société de consommation culturelle de masse à travers les livres, les films et séries, les expositions, les chansons... qui sont plus accessibles que jamais. Ces objets culturels ne sont pas consommés uniquement sur le temps de loisir, ils sont également utilisés comme support d'apprentissage dans le milieu scolaire. On est forcément influencé.
Mais maintenant, qu'est-ce qu'on fait ?
Le male gaze est tellement présent aujourd'hui dans la littérature qu'il semble assez difficile à éviter. Peut-être qu'en lisant cet article, vous avez pensé à certains de vos livres préférés. Personnellement, ça a été mon cas en l'écrivant. Le but n'est absolument pas de créer de la culpabilité chez les lecteur.ices, mais seulement de donner des pistes de réflexion.
Le problème est d'autant plus difficile à traiter qu'il est complètement politique. Il est aussi le résultat d'une invisibilisation du travail des artistes féminines au cours de l'Histoire occidentale qui a aussi façonné les représentations de la femme qui dominent aujourd'hui dans la culture.
Heureusement, il y a encore beaucoup d'auteurs et d'autrices qui parviennent à éviter ces clichés, voire à écrire une littérature féministe ou imprégnée de female gaze. Il est important de leur donner de la force, en particulier aux autrices qui ont parfois du mal à se faire leur place : je pense à Samantha Shannon, Becky Chambers, Nnedi Okorafor ou encore Madeline Miller.
Puis, concernant celles et ceux qui ne vont pas encore dans le bon sens, à vous de faire votre choix. Je ne vais pas appeler au boycott, mais je peux le comprendre. L'important est déjà d'être renseigné. En tant que lecteur.ice, on est en droit d'exiger d'avoir des personnages féminins complexes, actifs, aux caractères variés dans chaque roman que nous lisons et qui ne se limitent pas à leur genre ou à leur physique.
Ce n'est pas brider l'imagination et la créativité.
Ce n'est pas imposer des façons de pensées
Ce n'est pas du politiquement correct
C'est juste du bon sens ❤