L’été en poche (12): Ceux qui restent

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En 2 mots:
Revenu à la vie civile après des années d’armée, Stéphane essaie de guérir d’un traumatisme post-opératoire lorsqu’on le sollicite pour retrouver un compagnon d’armes qui a subitement disparu. Une fois encore, il laisse sa famille pour rejoindre trois militaires et tenter de retrouver son ex-collègue.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Ceux qui restent

Les premières lignes
« 1 – Ici
IL ACCÉLÉRA ENCORE. Le souffle court, les lèvres sèches, il laissa échapper un gémissement puis précipita sa foulée jusqu’à ce que sa vue se brouille et que le battement du sang dans ses tempes étouffe la réalité autour de lui. C’était le seul moyen de faire le vide. Impossible, autrement, d’empêcher son cerveau de s’accrocher au moindre détail familier. L’école de la petite, là, juste derrière. La crêperie médiocre, à l’angle, dans laquelle ils étaient allés dîner une fois. La rue piétonne, les volets de fer des boutiques recouverts de graffitis délavés. Au feu, à droite, l’avenue sans âme qui menait vers les centres commerciaux, la pluie qui griffait la lumière des projecteurs sous les panneaux publicitaires. L’ombre patibulaire du pont de la voie ferrée, le vague souvenir des derniers trains, peut-être dix ans plus tôt. Même lorsqu’il fermait les yeux, son corps tout entier s’acharnait à lui rappeler son ancrage dans ce monde borné, rempli de repères, de règles, d’angles droits, de menaces. Sa course vers rien devenait une fuite. Alors il accélérait à nouveau, attendant le moment où la douleur prendrait le dessus sur le reste.
Il suffisait souvent de quelques centaines de mètres, quelques dizaines de secondes et il n’en pouvait plus ; il tombait à genoux, s’étranglait, crachait, les yeux noyés de larmes, il vomissait parfois, quand il avait quelque chose à vomir. Une fois, il s’était même évanoui brièvement sous la violence inouïe de l’effort. C’était parfait.
Ce soir, la douleur tardait à venir. C’était une vilaine nuit de novembre. L’horloge de la pharmacie indiquait trois heures du matin. La croix verte se reflétait dans l’eau des flaques et l’écho liquide de ses pas résonnait sur les murs. Il serra les dents, s’efforçant d’aller plus vite encore.
Il n’avait jamais aimé courir. Dans son ancienne vie, c’était une corvée à laquelle il fallait se plier, c’était le boulot, le rituel immuable des aubes grises. À présent qu’il avait remisé son uniforme, il aurait pu faire autre chose, du foot avec son gamin, du vélo, du crossfit ou un autre sport à la mode aux exercices portant des noms anglais prétentieux. Mais non : il courait, et c’était tout. Il se fichait complètement des marathons et des compétitions locales dans lesquelles il aurait sans doute pu bien figurer. Les footings du dimanche le long des mêmes sentiers, vêtu des mêmes tenues fluorescentes que ses voisins, ne l’intéressaient pas davantage. Il ne voulait pas faire de sport. Il ne voulait même pas rester en forme. Il ne voulait surtout pas concourir à quoi que ce soit. Il voulait s’épuiser suffisamment pour réussir à s’endormir. L’effort physique au-delà du raisonnable était la seule chose qui fonctionnait encore.
Il avait quitté l’armée quelques mois plus tôt. Plus envie, le mécanisme s’était brisé, sans doute pendant la dernière mission, ou alors juste après le retour. Quand il avait annoncé sa décision, ses chefs avaient essayé de le remotiver, de lui donner des perspectives, une mutation, des stages, des objectifs à atteindre. Il s’en foutait. Il ne demandait rien. Il voulait arrêter. Les insomnies n’étaient pas venues tout de suite. Bien sûr, il y avait eu la colère et la fatigue coutumières des retours, les premières nuits agitées de ces cauchemars dont il ne se souvenait jamais et que Mathilde lui racontait à son réveil, en détournant les yeux pour cacher son inquiétude. Il y avait eu d’autres choses aussi, des sursauts, des angoisses, quelques accès de rage, le souffle court, le teint pâle, les dents et les poings serrés, la tempe qui palpite. Rien de grave au fond, il suffisait d’attendre que le moment passe. Il finissait toujours par reprendre le contrôle. Il avait de l’espoir pour la suite : le printemps arrivait, les enfants avaient grandi, on irait à la mer cet été. On ne pouvait tout de même pas passer sa vie à se lamenter en se regardant le nombril. C’est lorsqu’il avait fallu reprendre le travail, remettre le treillis, retrouver sa section, en morceaux elle aussi, que la machine s’était peu à peu déréglée.
Il avait d’abord vu réapparaître les tics de son enfance, de plus en plus fréquents, et des gestes qu’il ne s’expliquait pas. Il passait son temps à se gratter les avant-bras, à tirer les épaules vers l’arrière comme s’il était engoncé dans une chemise trop étroite. Désagréable, mais pas alarmant. Il s’était rassuré en se disant qu’il ne buvait pas plus que de raison et n’en avait pas l’intention. Il n’était pas non plus devenu violent. Au fil des semaines, il avait juste arrêté de rêver, puis arrêté de dormir.
Et puis un matin d’avril, le reflet de son visage dans la glace lui sembla être celui d’un étranger. Tout était là pourtant, la mâchoire carrée, les cheveux courts – trop courts, « courts sans équivoque », lui disait Mathilde avec un rire forcé et un peu résigné – et à peine grisonnants, les joues creuses, les rides au coin des yeux, celles que l’on attrape à force de parler à la troupe en se mettant face au soleil. La tronche et le corps d’un vieux soldat dont le regard était en train de disparaître. Une seconde plus tard, il avait laissé glisser la lame de son rasoir sur sa peau, peut-être sans y faire attention, peut-être en le faisant exprès. Une toute petite entaille. À la vue de la première goutte de sang, il s’était effondré, en larmes, sur le carrelage de la salle de bains.
Deux heures plus tard, le dos raide dans sa tenue impeccable, le regard sombre et les traits tirés, un minuscule pansement dans le cou, il était allé frapper à la porte du capitaine et lui avait annoncé qu’il prenait sa retraite. Marre de sa chambre de célibataire à la sortie du régiment, marre des deux heures de route le week-end pour rentrer chez lui. Marre des rassemblements, de l’attente, des responsabilités, marre de tout. Il voulait refaire le toit de sa maison, respirer, réfléchir, construire des cabanes pour ses mômes, passer à autre chose. C’était du moins ce qu’il avait dit au capitaine, puis au président des sous-officiers, puis au colonel. En vérité, il voulait surtout dormir. Deux mois plus tard, une cérémonie rapide et un peu triste sur la place d’armes du régiment avait officialisé son départ.
Il n’avait pas été question de s’arrêter de travailler. Pourtant, la maison était presque payée, sa petite pension et le salaire de Mathilde auraient suffi pour qu’ils vivent confortablement pendant quelques mois au moins, le temps de faire le point et de se remettre d’aplomb, mais il n’avait rien voulu entendre. Un copain de copain lui avait trouvé un poste de gardien dans un entrepôt pas très loin de la maison. Deux semaines après avoir rangé ses treillis et ses souvenirs dans une grosse cantine de fer qu’il avait traînée au grenier, il avait signé son contrat, reçu ses clés et son badge, et fait ses débuts dans le monde de la sécurité privée. Mal à l’aise dans une mauvaise copie d’uniforme, il avait retrouvé les gestes du matin et remis un pied dans la routine que l’on exècre mais qui donne un cadre et un objectif. Il avait essayé et échoué. Il ne dormait plus du tout. Il traversait les nuits secoué de terreurs et les journées comme un fantôme.
Mathilde avait tenté de l’aider. Elle savait faire. Elle avait appris à consoler, à caresser, à ne rien dire, à caler son souffle sur le sien, à attendre immobile et en silence que le sommeil vienne l’engloutir. Rien n’avait fonctionné. Alors elle l’avait traîné chez le médecin, puis chez un psy, elle avait écumé les forums de discussion sur Internet, redoutant une tumeur au cerveau, une méningite, un truc foudroyant, sorti de nulle part, plié en deux mois. À court d’idées, elle l’avait même emmené chez une rebouteuse locale complètement allumée. En sortant du cabinet de la sorcière, une pièce sombre qui empestait l’encens bon marché et la poussière accumulée sur des coussins râpés, il lui avait demandé d’arrêter de l’aider, avec une douceur qu’elle ne lui connaissait pas. Elle s’était résignée. Et lui s’était retrouvé seul face à ses nuits blanches. À la fin de l’été, il avait commencé à courir.

Il était presque à la sortie de la ville lorsqu’il sentit enfin ses jambes lâcher. Il se laissa tomber vers l’avant, s’accrochant de justesse à un lampadaire pour ralentir sa chute. Tremblant de tous ses membres, il attendit à quatre pattes que le martèlement furieux de son cœur ralentisse un peu. Entre deux hoquets, une nausée libératrice lui fit cracher une mince flaque jaunâtre sur le bitume. C’était le signal : vite, rentrer dormir, tout de suite, avant que la conscience revienne pour de bon. Ignorant le goût âcre dans sa bouche, il se releva et regarda autour de lui. Il n’était pas trop loin, parfait. Il fit demi-tour d’un pas mal assuré.
Dix minutes plus tard, il s’engageait dans la petite allée pavillonnaire au bout de laquelle se trouvait la maison. Son souffle s’était apaisé, ses paupières alourdies. Il avait trois bonnes heures à dormir avant que le réveil sonne. Il sentit une vibration discrète dans sa poche : à cette heure-ci, sûrement Mathilde qui s’était réveillée et s’inquiétait. Agacé, il sortit son téléphone. Elle savait bien, bon sang. Mais ce n’était pas Mathilde, à sa grande surprise, c’était Marouane, son ancien adjoint : « mon ADJ appelé moi ya un pb avec Lulu ».
Stéphane fronça les sourcils et, sans s’arrêter de marcher, envoya sa réponse : « Je t’ai déjà dit d’arrêter de m’appeler mon adjudant. » Il poussa le portillon de son jardin et rentra dans la petite maison silencieuse.

2 – Là-bas
STÉPHANE FERMA LES YEUX et tourna la tête vers le timide soleil d’hiver qui se levait derrière les barbelés. Ses quatre blindés avaient rejoint la colonne formée à grands gestes par l’officier adjoint de la compagnie. Le haut-parleur du poste de radio, à côté de lui, égrenait les comptes-rendus au fur et à mesure que chaque véhicule venait prendre sa place. Il regarda sa montre : sept heures moins le quart. Ils étaient en avance, les habitudes avaient la peau dure.
Il avait toujours aimé les départs en patrouille. L’Afrique, les Balkans, l’Afghanistan : chaque théâtre d’opérations avait sa propre musique, ses propres règles et ses propres rituels, mais l’agitation tranquille des groupes de combat embarquant à l’arrière des blindés était immuable. Les pilotes faisant le tour de leurs engins avant d’allumer les moteurs. La fumée des échappements qui se mêlait à la buée des souffles dans la lumière froide. Les caporaux aboyant sur les jeunes, vérifiant une fois encore leur matériel. Les inquiets qui choisissaient mal leur moment pour aller faire un tour aux toilettes – « le pipi de la peur », comme on l’appelait – et les distraits prenant soudain conscience qu’ils avaient laissé les piles de la radio sous la tente. Même la petite boule dans le ventre, intime, solitaire et chargée de mauvais pressentiments, était devenue une compagne familière.
Il avait passé vingt ans en section de combat et y avait occupé tous les postes ou presque : grenadier-voltigeur, chef d’équipe avec deux soldats sous ses ordres, chef d’engin, chef de groupe, dix soldats et un blindé, sous-officier adjoint, et désormais chef de section. Il avait piloté tous les véhicules et tiré à toutes les armes. Il était chez lui sur le terrain, peut-être davantage qu’entre les murs de sa maison. Il savait déceler dans le regard de chacun de ses quarante soldats la moindre inquiétude, le moindre agacement, parce qu’il les avait éprouvés avant eux. Bien sûr, les gars avaient changé, les missions aussi, mais pas l’atmosphère. C’était réconfortant.
L’introspection était un privilège de chef : il avait longtemps vécu ces départs sans y réfléchir. Quand on est jeune sergent, avec une dizaine de têtes brûlées à surveiller en permanence, on a rarement le luxe de contempler l’horizon d’un air pénétré au milieu du tumulte brouillon d’une compagnie qui fourbit ses armes. Maintenant qu’il était chef de section depuis trois ou quatre ans, il commençait à connaître son affaire et savait être économe de ses emportements, une attitude qui lui conférait une aura mystérieuse dont il prenait grand soin. Personne n’aime suivre un chef qui s’énerve toutes les cinq minutes, surtout pas au combat : il laissait ses sergents et ses caporaux-chefs faire la police et donner de la voix. Lui effectuait les gestes du départ sans précipitation, dans un calme apparent dont tout le monde apprend vite qu’il est la meilleure protection contre sa propre peur. Il y avait toujours quelqu’un pour qui c’était la première fois. Pas lui.
Avec le temps, il avait pris du recul sur le métier. Il n’ignorait plus le caractère dérisoire de ce qu’ils faisaient, l’éternel recommencement des efforts et des erreurs lorsque la relève arriverait dans quelques mois pour poursuivre l’ouvrage, reprendre le tissage patient des liens de confiance avec les notables locaux, la relation qui se construit, patrouille après patrouille, mandat après mandat, « vous avez la montre, on a le temps » et toutes ces conneries. Les visages fatigués des vieux sur le bord des routes, les gamins qui font des signes amicaux, moqueurs ou menaçants selon l’humeur du jour, il les avait tous vus, de toutes les couleurs, de toutes les religions. Les visages se mélangeaient dans sa tête quand il y repensait. La guerre était toujours la même, peignant les souvenirs de cet ocre sale, celui de toutes les poussières qu’il avait accrochées aux semelles de ses chaussures.

Rouvrant les yeux, il vit que le capitaine Bourguet l’avait rejoint. Il sourit et se redressa dans un garde-à-vous approximatif, encombré par son équipement.
« Mes respects, mon capitaine.
— Bonjour, mon adjudant. Tout va bien ?
— Tout va bien. La section est prête à partir.
— On va devoir attendre un peu. Les hélicos sont pris sur une évacuation et je crois que le CO veut s’assurer qu’ils soient à portée.
— Vous avez une idée du délai, mon capitaine ?
— Pas encore. Je ferai passer le mot à la radio, mais à mon avis, on a au moins une demi-heure devant nous. On va laisser la colonne formée et renvoyer les mecs aux tentes, qu’ils puissent boire un café.
— Reçu, mon capitaine. Je bouge pas, de toute façon.
— Vos gars vont bien ?
— Ils vont bien. Les plus jeunes tirent un peu la langue avec la fatigue, mais ça tient la route. Les sergents font du bon boulot.
— Bien. Je vous tiens au courant. »
Le capitaine repartit, suivi par son radio qui marmonna au passage un « mes respects mon adjudant », auquel Stéphane répondit d’un hochement de tête. Il aimait bien le capitaine Bourguet, un ancien qui devait avoir son âge – c’est-à-dire un mec qu’on pouvait appeler « le vieux » sans que ça sonne comme une plaisanterie ratée. Un type solide, qui connaissait son métier et le faisait bien. Peu de marottes, peu de mots, l’autorité tranquille de celui qui sait déjà qu’il n’ira guère plus haut dans la hiérarchie et qui tient son affaire avec méthode. Stéphane avait vu défiler assez de commandants de compagnie plus excités les uns que les autres pour apprécier la relative tranquillité d’un chef qui ne leur infligeait pas une idée fulgurante par semaine. Finalement, ils se ressemblaient avec le vieux. Besogneux et solides.
Le message radio arriva quelques minutes plus tard. « Départ reporté d’une heure. Laissez une garde aux véhicules et une écoute radio permanente. Tout le monde prêt à sept heures cinquante, groupes embarqués et moteurs tournants. » Stéphane appela Marouane qui rigolait avec un autre sous-officier et lui demanda de rassembler les chefs de groupe. Il donna ses ordres et renvoya ses quarante soldats vers la chaleur relative de leurs tentes.
Une fois les groupes partis, masse bruyante et rigolarde en quête d’une cafetière pleine et d’un oreiller tiède, Stéphane déposa sa musette et son barda, puis aperçut Lulu, cigarette au bec, en train de bricoler une antenne sur le toit de son blindé.
« Tu fumes trop, Lulu. Je te l’ai déjà dit. »
Lulu sourit, déplia sa longue carcasse et descendit de l’engin en se laissant glisser le long d’une roue. Il n’avait plus l’âge de sauter de la plage avant : sagesse militaire acquise à la dure, quand les genoux commencent à protester.
« Mes respects, mon adjudant. »
Ils se serrèrent la main.
« Qu’est-ce que tu fous là ? Le sergent avait personne d’autre pour garder son taxi ?
— Si, si, c’est moi qu’ai demandé à rester, je voulais regarder cette foutue antenne, on a un faux contact quelque part et ça merde de temps en temps. »
Stéphane ne répondit pas. Lulu et lui se connaissaient depuis vingt ans, depuis leur incorporation comme jeunes engagés d’une armée professionnelle balbutiante, dans la même section, dans le même régiment. Autant dire depuis toujours, tant ils avaient peu de souvenirs de leur vie d’avant.
Physiquement, Lulu ne lui ressemblait pas du tout. C’était un type grand, une bonne tête de plus que lui, mince comme une ficelle, le visage fendu d’un nez long et fin qui lui donnait un air d’oiseau déplumé sous deux yeux minuscules sans cesse en mouvement. Stéphane était un austère qui s’était détendu, Lulu un marrant qui s’était assagi.
Ils n’étaient pas devenus amis tout de suite. Mais ils avaient vu, ensemble, le reste de leur contingent quitter l’armée d’année en année : ceux qui n’avaient pas tenu le coup pendant les classes et avaient résilié pendant leur période d’essai, avant que l’on ne puisse se rappeler leur nom. Ensuite, les fins de contrats : à trois ans, à cinq ans, à huit ans, à onze ans, à quinze ans. Et puis les départs au fil de l’eau, le mec qui ne revient pas de permission, celui qui se fâche avec un chef et s’évanouit dans la nature, l’attrition ordinaire des accidents de la route et des déprimes saisonnières. Aujourd’hui, sur les quarante-cinq jeunes engagés qui avaient signé en même temps qu’eux, il n’en restait que trois ou quatre, et seuls Stéphane et Lulu étaient toujours au régiment. Les autres étaient partis vers leurs destins de père de famille, de chauffeur routier, de plombier, d’électricien, d’agent de sécurité, de vendeur ou d’entrepreneur, vers leurs pavillons dans une banlieue de province, vers leurs femmes et leurs gosses, vers le tranquille anonymat d’une vie moyenne, ses joies moyennes, ses peurs moyennes, ses tragédies moyennes. C’était très bien ainsi. Stéphane et Lulu s’étaient rapprochés au fur et à mesure que les visages changeaient autour d’eux. Ils avaient fini par tout connaître l’un de l’autre, les cicatrices, les familles, les soucis, les espoirs. Leur relation s’était consolidée de mission en mission à force d’écumer les sales recoins du globe, et de retour en retour, quand il fallait bien trouver quelqu’un avec qui ne pas discuter de ses cauchemars mais dont on sait qu’il sait.
Stéphane avait gravi les marches, une par une, passé les sélections pour devenir sous-officier, puis les examens divers qui jalonnent ce genre de carrière. Il n’était ni le plus intelligent ni le plus fort physiquement, mais au moral et au travail il avait cette ambition silencieuse et volontaire qui le faisait toujours terminer parmi les premiers. Il avait peu de prédispositions, mais il était têtu, parfois buté. Le courage des laborieux. Leur fierté, aussi.
Lulu avait fait d’autres choix. Une fois le galon de caporal-chef atteint, en même temps que Stéphane, il avait décidé que cela suffirait. Il avait passé les années suivantes à refuser systématiquement les appels du pied de ses chefs pour monter en grade. Il n’avait jamais changé de compagnie et avait insisté pour rester en section de combat, ce qui en faisait un spécimen rare chez les vieux caporaux-chefs. Quand Stéphane était passé adjudant, il s’était retrouvé dans la compagnie de leurs débuts. Il avait obtenu du capitaine que Lulu rejoigne sa section et l’avait nommé adjoint d’un chef de groupe – invariablement, celui de son plus jeune sergent.
Lulu, dans le travail, avait toujours refusé de tutoyer Stéphane depuis qu’ils ne portaient plus le même galon sur la poitrine. Il suivait les règles qu’imposait la hiérarchie, même lorsqu’ils étaient seuls, comme ce matin, préservant un formalisme qui agaçait un peu Stéphane. Après tout, il avait vu pleurer ce grand couillon comme un môme au retour d’une mission où l’un de ses jeunes s’était tué dans un accident de la route idiot. Lulu lui avait dit des trucs qu’il n’avait jamais dits à personne et surtout pas à sa femme. Il l’admirait. Il lui avait demandé d’être le parrain de son fils. Mais précisément pour toutes ces raisons, Stéphane savait que Lulu ne changerait pas d’avis, ni sur ce sujet, ni sur aucun autre.
Lulu écrasa sa cigarette et mit le mégot dans sa poche, une habitude de vieux soldat qui lui faisait traîner une vilaine odeur de tabac froid partout où il passait. Il tourna les yeux vers l’antenne qu’il essayait de réparer et haussa les épaules.
« J’ai pas trouvé. Faudra que j’aille voir les mecs des transmissions. J’espère que ça merdera pas aujourd’hui. » Puis il sortit une autre cigarette, qu’il tendit à Stéphane.
« Tu fais chier, Lulu. » Stéphane avait arrêté de fumer depuis des années, une résolution prise pour échapper aux colères de Mathilde, et à laquelle il concédait de rares écarts, toujours loin de la maison. Il prit la cigarette et la tendit vers la flamme du briquet de Lulu.
« Allez, mon adjudant, faut bien mourir de quelque chose. Ça ou une roquette dans la gueule, on va tous y passer aujourd’hui ou demain, de toute façon. »
Stéphane sourit. Lulu et ses réflexions à la con.
« Il va comment, Junior ?
— Le sergent ? Il va bien. On le savait, hein, mon adjudant, c’est un bon, lui, pour de vrai. Deux ans de service et il met déjà tous les autres à l’amende. Moi le premier.
— Il carbure, c’est sûr, mais j’attends de voir dans la durée. Souviens-toi l’an dernier, après la Guyane, il avait eu un gros passage à vide.
— C’était différent, mon adjudant, c’était sa première mission. Là, il est bien. Je le vois : avec les jeunes, avec les autres groupes, franchement, ça déroule. Il a pas vraiment besoin de moi. Vous pourriez lui filer une brosse à chiottes comme adjoint que ce serait pareil. Demandez au capitaine ce qu’il en pense, tiens.
— Je lui ai déjà filé une brosse à chiottes comme adjoint. »
Lulu sourit.
« Reçu, mon adjudant. »
Stéphane regarda sa montre.
« On a encore un peu de temps. Je te paie un café. »

L’avis de… Marine de Tilly (Le Point):
« Encore malade d’avoir récemment perdu un frère d’armes, et à quelques jours d’un nouveau départ en mission, un caporal-chef disparaît. À sa femme, à son fils, pas un mot : silence radio. Ce n’est pourtant pas un bleu, « Lulu », il a vu du pays. Quatre de ses camarades se lancent à sa recherche. De son côté, seule avec son môme et sa tête de presque-veuve, l’épouse endure. « Quinze ans de vie commune n’équivalaient pas à dix minutes sous le feu, écrit Jean Michelin – lui-même lieutenant-colonel dans l’armée. Les gars connaissaient des choses qu’elle ne pourrait jamais approcher. » Parce qu’elle n’est pas dans le « corps », Aurélie. Elle est celle qui reste et qui n’a jamais de médaille à la fin. Sur les raisons de la disparition ou la gifle de la dernière page, nous ne dirons rien ici. Mais retenons que « Lulu » avait un surnom bien doux pour un dur à cuire. Et que ce texte n’est pas un roman de plus sur la guerre, mais une plongée inédite sous les treillis et les képis ; une mise à nu de ceux qui la font, sur le front comme à la maison. »

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Jean Michelin présente Ceux qui restent © Production Librairie Mollat

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