L’été en poche (18): Les Tourmentés

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En 2 mots:
Max retrouve Skender, un ancien frère d’armes en voie de clochardisation. Sa patronne lui propose un contrat à trois millions, en échange d’une partie de chasse très spéciale, car c’est lui qui sera le gibier. Il relève le défi et commence à s’entraîner pour ce rendez-vous très risqué.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Les Tourmentés

Les premières lignes:
« 1

La vie. La mort. La même chose.
L’une et l’autre liées. Imbriquées. Solidaires.
Je connais les deux. Je vis. J’ai vécu.

J’ai vu mourir des hommes et, je dois l’avouer, j’en ai tué. Des hommes, oui. De sang-froid. Presque. En toute connaissance de cause en tout cas. J’étais soldat. Au début, j’étais soldat. Plus que ça, même. La quintessence. Légionnaire. Képi blanc. L’élite depuis le 30 avril 1863 à Camerone, Mexique. Admiré par tous ceux qui se battent quelque part dans le monde. Légionnaire. Respect !

Mercenaire, ensuite. Soldat de fortune. Contractant comme on dit aujourd’hui. Blackwater. En Irak, un peu. Pas que. Ailleurs. Avant. Pas que des bons souvenirs. Pas que des mauvais, non plus. La vie, quoi. Et la mort, aussi. Oui. Plus que pour le commun des mortels. Une partie du boulot. Tuer. Se faire tuer. Ou pas. Sans foi. Sans passion. Sans raison, non plus, sinon le salaire. L’argent. La guerre pour nourrir ceux qu’on aime. Un métier comme un autre. On mourait sans gémir. On tuait sans frémir. Comme ça. Ni chaud ni froid. On en parlait le soir en jouant aux cartes, en buvant de la bière. Pas normal, ça. Ça laisse des traces. Pas tout de suite. Après. Longtemps après. Quand ceux qu’on a tués viennent nous parler la nuit. Les spectres. Ceux qui marchent en traînant leurs boyaux, la tête sous le bras, ou qui la cherchent sous nos lits et la réclament. C’est leur vengeance. Ils y ont droit. Normal. Et nos nuits durent plus longtemps que leur agonie.

Alors l’alcool, les cachets, les suées, les cris, les réveils en sursaut, le silence autour, car c’est la paix ici, personne ne meurt sous le tir d’un sniper ou du souffle d’une bombe, personne ne pleure, sauf ta femme parce que tu l’as réveillée en hurlant, que tu l’as frappée dans ton sommeil en repoussant tes fantômes, qu’elle a mal, qu’elle a peur que tu la tues de tes poings sans même t’en rendre compte et elle va dormir avec les garçons, jusqu’au jour où elle te demande d’aller vivre ailleurs et tu retournes chez ta mère parce que tu n’as que là où aller, que les copains t’ont déjà hébergé et que, de toute façon, eux aussi, on les a mis dehors.

Chez ma mère, c’est loin parce que je suis d’ailleurs. À l’est d’ici. D’un pays qui n’existe plus. Autodétruit par ses folies. Chez ma mère, je suis un enfant à qui on reproche tout ce qu’il est, tout ce qu’il a été, tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il n’a pas fait pour en arriver là. Chez ma mère, je suis plein de honte et de larmes, de rancœurs et de haine. De moi. Des autres. Du monde. Plein de haine pour elle qui m’a fait ce que je suis. Alors je m’en vais. Sans adieu. Sans remords. Je m’en vais pour ne pas la tuer.

Je reviens là où je ne suis rien, où je n’ai rien. Sans emploi ni maison. Sans raison d’être. Sans vergogne.

Je vis.

Ça veut dire que je bois, que je pisse, que je chie, que je dors, que je mange (parfois), que j’insulte les passants. Je n’ai ni chaud, ni froid, ni faim, ni peur. Je suis un légionnaire. Je me tiens droit.

Je vais regarder mes enfants sortir de l’école, caché, qu’ils ne me voient pas. Pas comme je suis. Moi, je les vois de loin, main dans la main. Le plus grand protégeant le plus jeune. Fier. Brutal à l’occasion. Je le sais, on me l’a reproché déjà.

Puis, je repars d’où je viens, dans mon bois en périphérie de la ville, là où d’autres comme moi viennent dormir et boire. Boire jusqu’à se battre. Boire jusqu’à mourir.

La mort encore. Ma vie.

Parfois, au matin, je décide de repartir à zéro. Je me lave, mes affaires, mon corps, arrête de boire pendant trois jours et m’en vais sonner chez ma femme et mes garçons. Les bons jours, elle me laisse les embrasser, jouer au ballon quelques heures. L’occasion de s’en libérer un moment, d’aller voir une amie ou un film, de faire des courses ou d’autres choses qui ne me regardent pas. Quelques heures d’espoir où je me trouve beau, désirable, capable de la rendre heureuse et de les rendre fiers, eux, contents d’avoir un père à la maison, comme les autres. Mais non, ils ne sont pas tant à avoir leur père à la maison et déjà elle me demande de partir.

Les bons jours, ça se passe comme ça. Les autres, je reste planqué pendant des heures, pas trop loin, pour les apercevoir quelques secondes, ou alors elle me chasse parce que ma vue leur fait mal et que, la dernière fois, ils ont eu le cafard pendant des jours.

Ma vie.

Je pourrais crever là sans que ça change quoi que ce soit. Et que je continue de vivre ne change rien non plus.

Ma vie. Ma mort. La même chose.

Je m’appelle Skender.

2
Je m’appelle Max.

Je conduis une Mercedes noire aux vitres teintées. C’est mon métier. Il n’y en pas de sot.
C’est une limousine, silencieuse, automatique. Un cocon où il fait frais l’été et chaud l’hiver. Un écrin voluptueux. Ce qui se fait de plus proche du tapis volant. J’aime cette voiture. J’aime la conduire, la laver, la lustrer. J’aime voir le soleil s’y réfléchir. J’aime ses formes, son odeur. J’aime qu’elle soit lourde et protectrice, puissante et docile.
Depuis huit jours, je n’en suis pas sorti. Ou alors à peine, pour acheter de quoi manger, ou chasser un chien qui projetait de pisser sur mes jantes.
Pour le moment, je roule au pas, une centaine de mètres derrière celui que je n’ai pas quitté des yeux depuis une semaine, depuis que je l’ai retrouvé six ans après l’avoir perdu de vue.

Maintenant que je sais tout de ses habitudes, de ce qu’il est devenu, de comment il vit et où, je vais pouvoir l’aborder, l’inviter à monter dans la voiture, lui rappeler le passé, la Légion, l’Irak, l’amitié. Je sais qu’il n’a rien oublié. Comme moi. Parce que ces moments-là ne s’oublient pas, qu’on les porte en soi pour toujours, qu’on vive avec ou qu’on en meure.

Moi, j’ai refusé de mourir ou d’être survivant. Je n’ai pas bu jusqu’à oublier qui j’étais avant même d’oublier ce que j’avais fait. Non, je refuse d’oublier qui je suis et d’où je viens.

Chaque matin, je me regarde dans le miroir et je vois un nègre, à la généalogie peuplée d’esclaves qui un jour se sont dressés et libérés de leurs chaînes. C’est leur sang qui coule dans mes veines. Leurs souffrances sont les miennes. Mon histoire est la leur. Je suis leur sanctuaire, leur nécropole. Je les porte en moi, je n’ai pas le droit de vivre comme un chien. Comme lui, là, qui marche cent mètres devant, ou les autres comme lui, qui ne pensent qu’à ce qu’ils vont pouvoir manger ou pas, au froid qui vient qui les trouvera sans rien pour se couvrir, qui parcourront la ville, en horde ou solitaire, à la recherche de quelques miettes de chaleur et d’alcool, puis qui mourront comme meurent les chiens, seuls sur un trottoir, enjambés par les indifférents, des heures durant, avant que quelqu’un comprenne, qu’on les ramasse. Ils mourront anonymes. Sans passé. Sans avenir. Oubliés qu’ils étaient avant même de mourir. Morts sans nom dont personne n’aura à faire le deuil. Cadavres sans postérité. Chair sans sève, dans laquelle plus rien ne coule qui fait la vie. Plus de rouge. Plus de rose chez les blancs. Plus de ces reflets cuivrés qui brillent sur les peaux comme la mienne. Gris et froids pour le reste du temps qu’il leur reste à être, à refroidir, pourrir et disparaître.

Je ne laisserai pas Skender mourir comme ça. Je lui offrirai la mort qu’il mérite.

Il aurait dû mourir à la guerre, il aurait mieux valu. Mieux vaut mourir d’une flamme en plein cœur, au milieu de ses camarades qui n’oublieront jamais. Et mieux vaut la chair crépitant dans les flammes que cette indifférence, ce froid, ce vide, ce rien. Mieux valent la souffrance et les cris, le dernier sursaut de ce qui est encore une vie. Vivre jusqu’à l’ultime instant. Le vivre. Et je ne parle pas de gloire, d’engagement, d’honneur ou de devoir. Rien ne compte à cet instant. Je ne parle que de la dernière goutte de lumière. La dernière étincelle qu’il ne faut pas gâcher.

Je l’ai privé de cette mort-là. Il m’en a été reconnaissant. L’est-il encore ?

Je suis à sa hauteur, j’ouvre la porte. Il me voit, me reconnaît. Il sourit. Il monte. Il trouve que j’ai une chouette bagnole. Je lui dis tout de suite que ce n’est pas la mienne, qu’elle appartient à ma patronne. Entre camarades, on ne se ment pas. On ne se fait pas passer pour ce qu’on n’est pas. Nous savons, lui et moi, qui nous sommes. On s’est vus au feu. Là où la vérité éclate. La vérité d’un homme.

Ça l’amuse que j’aie une patronne. Que j’obéisse à une femme. Il ne l’aurait pas cru. Ça ne le choque pas, ça le surprend, c’est tout.

Il me demande si je ne crains pas qu’il empuantisse la voiture, mais non, je ne le crains pas. Ça se traite. Il y a des produits pour ça. De toute façon, il ne sent pas, je le savais avant de le faire monter. Je savais qu’il s’était lavé. Je ne lui dis pas. Ce n’est pas le moment. Pas encore.

Je l’emmène déjeuner. Il me remercie. Il sait que je sais. Il a compris. Pas dupe.

Il choisit un couscous. Nostalgie de légionnaire ! On rit. On mange. On parle. Du passé d’abord. Il faut bien renouer. Retisser les fils qui nous lient, retrouver ce qu’on a en commun. Pas tout. Pas tout de suite. D’abord ce qui fait rire, ce qui réchauffe. Ce qui fait le plaisir des retrouvailles. Ça dure. On étire. On ne voudrait parler que de ça. Pas du reste, non. Pas des morts, en tout cas. Et pourtant il faut bien, même si je ne sais pas pourquoi, et lui non plus, il faut en passer par là. Parler de ceux qu’on a aimés et qui ne sont plus. Pas de ceux qu’on a tués, non, pas ceux-là, même si on parle du combat, de l’action, du tir. Mais pas de ces morts-là. Nous savons qu’on n’oubliera jamais leur corps dans la visée, secoué par l’impact, le spasme, la silhouette affaissée, le tas de tissus et de chair mêlée, le sang qui s’écoule en ruisseau. De ça nous ne parlerons pas. Des autres, seulement.

Voilà, c’est fait. On a fait court, finalement. Je n’aurais pas cru.

Le passé purgé, il faut bien parler du présent. Je sais qu’il n’en a pas envie alors je commence. On n’a pas beaucoup changé. Les cheveux plus longs pour lui, plus gris pour les deux. Mais à part ça ?

— Pareils !

J’entends l’ironie dans sa voix. Il n’a pas grand-chose d’autre à offrir. Il sourit encore. Il ne dit rien, ça permet de ne pas mentir.

Je continue. Je me raconte. Il faut bien donner un peu. On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre.

Comment définir ce que je suis. Chauffeur ? Oui, pas que. Bodyguard. Majordome. Cuisinier. Homme à tout faire, aussi, mais pas larbin. Pas ça. Jamais. Pas gigolo, non plus. Madame n’a pas besoin de ça. Pas de besoins de ce côté-là. Du tout. Elle est encore jeune pourtant. Et si quelques rides au coin des yeux rappellent qu’elle n’est plus une jeune fille, sa voix est claire, ses cheveux brillent et sa peau renvoie la lumière aussi blanche qu’elle y est arrivée. Aussi pâle que je suis noir. Mais ça ne compte pas. Pour elle, ça ne compte pas. Enfin, je crois. Non, je sais. Je sens ces choses-là. Madame n’a rien à faire de la couleur des peaux.

Elle est riche et veuve. Je suis à son service vingt-quatre heures sur vingt-quatre, même si je suis libre d’aller et venir, comme je veux, quand je veux. Je ne le fais jamais, c’est auprès d’elle que je suis bien, mais je ne vis pas avec elle. Je vis à ses côtés et ça me suffit. J’aime voir les films qu’elle voit, écouter la musique qu’elle écoute, lire les livres qu’elle lit. Car, je lis des livres, maintenant. Grâce à elle. J’ai appris à ses côtés. Je lui apprends des choses aussi.

C’est une vie calme, sans inquiétude. Je me lève à cinq heures, je profite de la salle de sport, puis je me douche, je fais le ménage silencieux, le repassage, les vitres, du rangement jusqu’à l’heure du petit-déjeuner que nous prenons ensemble tête à tête. Je la coache pendant qu’elle fait son sport, on va courir. Ensuite, chacun reprend ce qu’il a à faire jusqu’au repas que je prépare, léger souvent mais pas toujours. Il lui prend parfois des envies de gras, de bœuf et de porc, de sucres, de crème, de gâteaux. Ces jours-là, je me fais pâtissier, rôtisseur et nous mangeons sans retenue aucune. L’après-midi, elle marche dans la forêt, tous les sens aux aguets à la recherche d’un cerf, d’un chevreuil, d’une martre ou d’un renard. Elle repère leurs traces dans la boue, leurs coulées dans les feuilles, les arbres marqués par leurs passages. Madame adore la nature, les animaux et la chasse. C’est sa passion.

On a repris un café. Je savais qu’il n’avait pas envie que la parenthèse se ferme. Il m’écoutait, souriait, commentait d’un mot. Il tardait à me raconter sa vie. Il ne savait pas que j’en connaissais à peu près tout. Il s’est amusé du hasard qui nous avait fait nous retrouver. Il a bien fallu lui dire que le hasard n’y était pour rien. Que je l’avais cherché. Que ça n’avait pas été bien difficile. Qu’il m’avait suffi de retrouver sa famille et de l’attendre.

Je ne lui ai pas dit que je l’épiais depuis plus d’une semaine. Que je connaissais sa cabane cachée dans les fourrés. Que je l’avais vu se laver à l’eau des fontaines Wallace, faire la queue aux maraudes des Restos du Cœur, à celles des Secours catholique ou populaire, c’est lui qui m’a raconté, sans honte ni regret. Si, un regret, un seul, qui le tuait lentement comme un poison. Il ne pouvait donner à ses enfants ce que tout père leur doit.

Il ne m’a rien demandé, bien sûr.

On avait parlé du passé, raconté nos présents, mais comment envisager le futur avec quelqu’un qui n’en a pas ?

Pourtant, j’étais là pour ça.

Je l’ai emmené chez le coiffeur. Puis dans une boutique acheter des vêtements, des pompes qui ressemblaient à quelque chose. Je devais le rendre présentable, parce que, même s’il était aussi digne que possible, il ressemblait quand même très précisément à ce qu’il était, un clochard. Et il n’était pas question que je présente un clochard à Madame.

Je ne lui ai pas dit en quoi consistait le boulot. Ça devait rester entre eux. Ça ne regardait qu’eux. Une histoire entre adultes libres, consentants et exceptionnels. Je ne suis qu’un intermédiaire et je le resterai.

On est arrivés avant la fin du jour. Madame nous attendait. Son sourire m’a ravi comme il me ravit à chaque fois. Il était franc, direct, ouvert, brillant. Le sourire d’un enfant heureux capable d’oublier sa peine en un instant et de vivre pleinement une joie nouvelle.

Elle l’accueillit. Je les laissai. »

L’avis de… Jérôme Garcin (L’OBS):
« Lucas Belvaux a attendu d’avoir 60 ans pour tromper le cinéma avec la littérature et publier son premier roman. Une œuvre puissante et angoissante, écrite au cordeau (…) Dans ces « Tourmentés », il y a un peu de la noirceur et de l’implacable compte à rebours dont use Mauvignier dans « Histoires de la nuit », et un peu du Renoir cynégétique de « la Règle du jeu ». Madame, une veuve fortunée (dont le mari est mort lors d’un safari en Tanzanie), est lasse d’avoir chassé tous les gibiers du monde. Son fusil s’ennuie. Elle veut, pour son ultime battue, tuer un animal à sang froid. Un homme ! Elle charge alors Max, son chauffeur et factotum, de débusquer l’oiseau rare. Il dort dans un bois de la périphérie et n’a plus rien à perdre. Ancien légionnaire, que les guerres en Irak et Afghanistan ont détruit, Skender a quitté sa femme, ses deux garçons et le képi blanc. Max, qui fut son sergent et frère d’armes, lui propose un contrat en bonne et due forme. Pour trois millions d’euros, il doit accepter d’être poursuivi et abattu par sa patronne dans une réserve montagneuse de quinze mille hectares, au nord de la Roumanie. Skender signe sans hésiter. Il ne tient plus à la vie, mais il a besoin de cet argent pour renouer avec sa famille et se faire pardonner ses déchéances affective et sociale. »

Vidéo:


Lucas Belvaux présente son premier roman Les Tourmentés © Production Librairie Mollat

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