L’été en poche (25): La Trilogie baryonique

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En 2 mots:
Pour la première fois depuis bien longtemps, en 2173, un problème survient sur un vaisseau Orca: Slow et Sara se retrouvent prises au piège derrière un trou noir. Fort heureusement un second vaisseau est dans les parages. Youri et Tom vont tenter de venir au secours de leurs collègues.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : La trilogie baryonique

Les premières lignes
« 1
Orca-7013, mars 2173
Un mois avant l’accident
« Voilà, Tom, nous tenons le record de la bière décapsulée le plus loin de la Terre. Cinquante millions d’années-lumière et des brouettes, rien qu’avec un seul forage. Personne n’est jamais allé aussi loin. C’est un joli lot de consolation. »
L’autre ne répondit pas et dégusta la première gorgée. Youri observa sa bouteille et continua : « Moi, je trouve ça fascinant. N’importe où dans l’univers, on ne retrouve que les 118 mêmes éléments chimiques. L’homme vient là, et en rajoute un 119e : la bière. »
Son coéquipier sourit et fit un mouvement de tête pour l’inciter à poursuivre.
« Note bien que ce n’est pas récent. La bière est un marqueur, pour ne pas dire le seul, de l’humanité. Depuis l’Antiquité, toutes les civilisations, sans exception, ont découvert la fermentation des céréales. Sur la Terre, tu ne trouves pas un pays où tu ne peux pas boire de la bière. C’est encore plus universel que l’eau. Là où l’Homme s’installe, il installe une brasserie. »
Tom fit tourner lentement sa bouteille et contempla la mousse.
« Tu as raison. J’aime bien boire une blonde loin de chez moi ; ça a quelque chose de rassurant, de familier.
— Ouais. Les humains ont sans doute développé le gène de la bière pour ça.
— Tu crois que c’est universel ? Je veux dire, est-ce que la première chose que l’on partagera avec des extraterrestres, c’est une canette de bière ? Une sorte de constante extragalactique ?
— Le test ultime, signe qu’une civilisation a atteint un stade avancé ? C’est une idée, surtout que les levures sont des organismes monocellulaires à la base de tout… »
Tom sourit à cette nouvelle théorie et balança ses jambes. Assis sur la table blanche, les deux hommes contemplaient l’immensité de l’espace au travers de l’écran panoramique. La musique de fond réglementaire empêchait le vide omniprésent de prendre trop de place. Youri plongea son regard dans l’immensité noire. Il aurait fallu éteindre les lumières de la salle de repos pour distinguer la kyrielle d’étoiles, mais pour leur moral, il était recommandé de maintenir les lumières durant tout leur cycle d’éveil. Il se retourna légèrement et ordonna à voix haute :
« Expert, affiche la maison. »
Une vallée enneigée apparut sur l’écran. Tom plissa des yeux, incommodé par cette nouvelle clarté.
« Oh oh ! On dirait qu’il a neigé !
— Au mois de mars, c’est encore possible.
— Déjà en mars ? Je ne vois pas les semaines filer. »
Youri sauta de la table et fit quelques pas.
« Pourquoi crois-tu que l’Expert nous simule les saisons sur la Terre ? Pour nous donner un repère tangible… Sans ça, j’ai toujours du mal à appréhender le temps qui passe à bord de ces satanés vaisseaux.
— Quand j’étais petit, je faisais pousser des plantes avec ma mère. Elle disait que c’était un excellent exercice pour apprendre la patience et la mesure du temps. »
Youri toucha une branche enneigée sur l’écran et un frisson le traversa. De la patience, il lui en avait fallu. Trente-cinq ans de missions spatiales à miner l’espace-temps sans aucun résultat probant. Engagé à l’Agence de recherche de l’antimatière à sa sortie d’école, il en était à son sixième et dernier voyage. Depuis qu’il était mineur, il avait passé moins de neuf ans sur Terre. Aujourd’hui, à cinquante-neuf ans, le commandant de l’Orca-7013 était un homme fatigué. Grand, les cheveux désormais gris, mais le regard d’un bleu métallique toujours tranchant, il avait ce profil longiforme de ceux qui ont passé trop de temps dans l’espace. Il jeta la bouteille à la poubelle et se tourna vers son jeune second.
« Sais-tu où est l’endroit le plus chaud de l’univers ?
— Je dirais une naine blanche, vers le milieu de sa vie.
— Non, tu cumules à peine à 300 000 °C. C’est à Randers, au Danemark.
— Comment ça ?
— Dans un des derniers super-collisionneurs de hadrons de plus de cinq cents kilomètres de circonférence. Quand deux particules se rencontrent, ça crée un plasma temporaire de quarks et de gluons à plus de quinze milliards de degrés. Soit la température des premières secondes du Big Bang.
— Incroyable ! Et alors ?
— Attends la suite… Et l’endroit le plus froid de l’univers ?
— Je dirais dehors, là, dans le vide.
— Pas du tout ! Encore à Randers, dans un des centres de calcul quantique. Les puces des ordinateurs sont refroidies pas loin du zéro absolu, à – 273,15 °C. Dehors, là, il fait 3 °C de plus. Tu te rends compte ? »
Tom observa le fond de sa bouteille : « Oui, et alors ? »
Youri regarda son collègue pendant quelques secondes sans vraiment le voir. La perspective d’arrêter ce métier, la passion de toute une vie, changeait sa façon d’aborder les choses : « À moins de cinq kilomètres de distance, tu as les deux températures extrêmes de l’univers ! Parfois, je me demande vraiment ce que l’on vient foutre ici, si tout est déjà sur la Terre.
— Nous faisons le plus beau métier du monde ; nous travaillons pour les générations futures, tu sais bien… »
Youri soupira. Il savait bien qu’en choisissant le métier de mineur d’espace-temps, à des milliers d’années-lumière de son ranch, il avait sacrifié une vie terrestre confortable au profit d’une grande espérance, aujourd’hui réduite à peau de chagrin.
« Quand j’étais petit, ma mère me racontait l’histoire des papillons monarques. Jusqu’à la moitié du XXIe siècle environ, des millions de papillons partaient du Canada pour rejoindre le Mexique. Une migration annuelle de plus de quatre mille kilomètres. Il fallait six générations de papillons pour atteindre leur but. »
Tom baissa la tête, c’était au moins la troisième fois depuis le début de la mission que le commandant lui racontait cette anecdote. Il prit une boule de karikozam et la mâcha longuement.
« Tu te rends compte de l’altruisme de ces bestioles ? Sacrifier trois générations pour que la quatrième puisse batifoler au milieu des fleurs mexicaines ? »
Tom s’étira, il connaissait la suite.
« Parfois, j’ai l’impression qu’on est des putains de papillons monarques. On risque notre vie pour que des petits-petits-petits-enfants puissent un jour tirer profit de l’antimatière, de son énergie et de la miniaturisation des centres de calcul quantique.
— Ça a toujours été comme ça. L’humanité a progressé au fil des générations, chacune apportant sa petite pierre à la suivante… »
Tom ouvrit le réfrigérateur et proposa une seconde bière que Youri refusa d’un bref signe de main. Tom referma la porte et interrogea son supérieur :
« À propos, l’analyse est terminée ?
— Oui. La spectrographie des étoiles environnantes n’a rien donné. Aucune habitable, aucune trace de vie, il fallait s’y attendre.
— Et l’antimatière ?
— La récolte des informations s’est terminée il y a deux heures. Demain, on retourne au front de taille, on fore et on retrouve notre vénérable système solaire. Là-bas, on enverra tout ça sur Terre pour connaître le résultat.
— Tu crois que l’Expert va nous annoncer une bonne nouvelle ? »
Youri secoua la tête. Sur l’écran, le soleil couchant teintait la neige d’une couleur orangée. Les branches ondulaient lentement, laissant tomber des blocs blancs.
« On a vu des soleils dans les parages, on a détecté quelques planètes gazeuses. La spectrométrie n’a rien trouvé d’extraordinaire. Ce système ressemble étrangement à la soixantaine de systèmes que j’ai déjà visités. »
Tom baissa les yeux. Il ne se faisait aucune illusion sur les résultats, mais il avait posé la question pour sonder le moral de son collègue. Ces derniers temps, la perspective d’une fin de carrière vierge de tout résultat positif avait tendance à déprimer son supérieur.

Sur l’écran, la nuit était tombée et des flocons illuminaient d’une pâle lumière l’obscurité. Tom se souvint de ses cours, là-bas, à l’Institut : normalement, depuis le Big Bang, l’antimatière et la matière devraient être également réparties dans l’univers. Problème : à ce jour, personne n’avait réussi à localiser cette fichue antimatière à part quelques particules éparses dans l’atmosphère et cette asymétrie intriguait les scientifiques depuis très longtemps. Son existence avait pourtant été formulée depuis plus de deux cent cinquante ans par un certain Dirac. Vers la fin du XXe siècle, un centre de recherche avait même réussi à en générer quelques particules et à les stocker. Pourtant, depuis que l’Agence de recherche de l’antimatière avait été créée en 2126, aucun vaisseau n’avait réussi à en détecter parmi les multiples strates de l’espace-temps répertoriées par l’Institut de la stratigraphie. La théorie dit que lorsqu’une particule de matière rencontre sa particule d’antimatière, elles se détruisent mutuellement en libérant une quantité d’énergie considérable. Aussi, si matière et antimatière cohabitaient dans l’Univers, on devrait détecter des éclairs lumineux extrêmement puissants à leur point de rencontre. Ce qu’aucun satellite n’avait jamais observé. L’hypothèse la plus probable était que l’antimatière, repoussée par la matière, se cachait dans un endroit de l’Univers, très loin de nous, donc inobservable depuis la Terre. Cette fuite continuelle de l’antimatière expliquerait même l’expansion de l’Univers, à l’image d’un filet de pêche qui se déformerait par deux bancs de poissons s’éloignant l’un de l’autre. C’était l’image utilisée par sa professeure de cosmologie.

Le commandant posa la main sur l’épaule de Tom qui sursauta.
« J’ai lancé l’Expert pour la localisation du front de taille et le calcul du boutefeu. Il n’y a plus rien d’autre à faire que dormir maintenant. Demain est une journée importante. »
Tom s’étira de nouveau. Malgré les deux heures de sport quotidiennes, son corps athlétique était en manque d’action. À trente et un ans, c’était son premier vol. Un voyage d’une année et demie pour atteindre le front de taille, dix-huit mois à miner frénétiquement une dizaine de strates différentes et déjà la perspective du voyage retour. Tout cela avait filé à une vitesse incroyable et Tom se réveillait chaque matin un sourire aux lèvres : il réalisait enfin le rêve de son enfance. Demain, Orca-7013 entamerait son long voyage pour revenir sur Terre. Ils auraient alors le temps d’envoyer les données récoltées aux centres de calcul quantiques, analyser les résultats, rédiger leurs rapports et rendre leurs conclusions sur la topographie des strates visitées à l’Institut de stratigraphie. Ils étaient ces nouveaux éclaireurs, ces aventuriers qui parcourent des territoires vierges et qui donnent de précieuses informations aux cartographes, ces bureaucrates de l’Univers.

Ils sortirent de la salle de repos, traversèrent le hall et se quittèrent au pont supérieur qui menait aux deux chambres. Tom salua brièvement son collègue qui lui rendit son salut.
Ce soir-là, le jeune lieutenant s’endormit en pensant à sa prochaine mission. Qui serait son futur coéquipier ? Il espérait un commandant plus jeune, plus dynamique. Et puis une ou deux missions plus tard, ce serait lui, l’officier de bord. Enfin.
Il s’endormit, laissant Orca-7013 continuer sa route dans son incessante rotation sur lui-même.

2
Orca-7131, avril 2173
Deux semaines avant l’accident
Slow était au laboratoire et révisait son examen de commandante, qu’elle serait autorisée à passer lors de son prochain retour sur Terre, à vingt-huit ans, soit dix années plus tôt que la moyenne. Ce privilège était accordé à chaque major de promotion du concours d’entrée.
Malheureusement, son don et sa préférence pour les matières scientifiques depuis les petites classes lui jouaient à présent des tours : elle avait de grosses lacunes sur l’Histoire des civilisations et des technologies, matière importante pour l’examen.
Elle relut pour la troisième fois un passage et souffla. Comment pouvait-on aimer une discipline où le résultat se mesure au nombre de pages bêtement ingurgitées ? Sara, la commandante du vaisseau, leva les yeux de son écran et s’amusa de son agacement.
« Je vois que tes cours t’inspirent !
— Je n’en peux plus de l’Histoire. Tout cela est illogique. Peux-tu m’expliquer pourquoi Tao a reçu le prix Nobel de la paix pour son fameux théorème ? »
Sara sourit. À quarante-huit ans, c’était sa quatrième mission, et parmi toutes les personnes rencontrées dans ce milieu, Slow était manifestement la plus douée, mais aussi la plus surprenante des jeunes femmes. Elle semblait venir d’une autre planète, s’étonnant sans cesse de choses banales et trouvant normaux des phénomènes incroyables.
« Toi, tu ne connais pas l’histoire du XXIe siècle !
— Disons que je connais mieux ses équations que le folklore qui l’entoure ! À l’école, je séchais les cours sur l’Antiquité.
— Slow ! C’était le siècle dernier ! Tu aurais dû apprendre cela au lycée… »
Le visage de Slow s’assombrit comme chaque fois qu’elles parlaient de son adolescence. Sara fit semblant de ne pas le remarquer et expliqua :
« Il faut replacer les choses dans leur contexte historique. Au début du XXIe siècle, la Terre se réveille avec la gueule de bois. Ses habitants comprennent que le dérèglement climatique est inéluctable et que la civilisation est en danger. Malheureusement, le progrès technique est alors limité. L’énergie est maladroitement assurée par un panaché d’énergies fossiles et de fission nucléaire ; l’informatique quantique n’en est qu’à ses balbutiements. Les scientifiques s’acharnent sur le concept d’intelligence artificielle.
— C’était quoi ?
— Comme son nom l’indique. L’espoir de créer des robots humanoïdes, dotés d’une intelligence artificielle similaire, voire supérieure à celles des humains.
— C’est stupide, avec le théorème de Tao, ils savaient que…
— Attends. Tao vient plus tard dans l’histoire. »
Slow posa son dispositif d’écriture et regarda la commandante. Elle aimait le dynamisme que dégageait son visage : une coupe blonde militaire, des yeux bleus perçants et une mâchoire carrée. Sara disait ce qu’elle pensait, et c’était suffisamment rare pour que Slow l’apprécie. D’ailleurs, malgré la réputation qui la précédait, Sara l’avait traitée dès les premiers jours comme n’importe qui, avec ses forces et ses faiblesses.
« Globalement, c’est le bazar jusqu’en 2049. Les gouvernements n’arrivent pas à s’entendre, se rejettent la responsabilité du dérèglement climatique et tout le monde tire la couverture à soi. Puis vient la construction des premières centrales à fusion nucléaire. C’est une vraie révolution. Grâce à cette énergie propre et quasi infinie, les humains règlent enfin leur problème énergétique. Ils vont pouvoir arrêter les énergies fossiles, comme le gaz, le pétrole ou le charbon, et limiter l’usage des centrales nucléaires, réputées dangereuses. Terminés, les plans B foireux consistant à rechercher une exoplanète habitable de rechange.
— C’est la fin du réchauffement climatique ?
— Disons que pendant la seconde moitié du XXIe siècle, la température évolue encore un peu par inertie, puis se stabilise. Mais le mal qui est fait est irréversible. Le siècle et demi d’industrialisation a bouleversé le climat et les équilibres géopolitiques. Par exemple, à l’époque, la Sibérie était une région inhabitée, car trop froide.
— Ah bon ? C’est plutôt bien, alors, le réchauffement…
— Non, car cela s’est fait au détriment d’autres régions. Par exemple, le grand Est chinois était alors peuplé par des centaines de millions de personnes. Idem pour les zones quasi désertiques autour de la Méditerranée. C’est le début des grandes migrations avec la perte dramatique de plus de quatre milliards d’humains au total…
— Oui, j’en avais entendu parler, mais je pensais que c’était plus ancien que cela. On n’en parle pas beaucoup en classe.
— C’est un sujet tabou. Toujours est-il que moins peuplée et débarrassée de ses énergies fossiles, la Terre retrouve espoir et s’organise différemment. C’est la signature du Pacte des nations que tu connais et la création de l’EPON, Energy Pact Of Nations.
— Oui.
— La grande majorité des pays signe ce pacte qui autorise l’utilisation de la technologie de fusion nucléaire en échange d’une perte partielle de souveraineté. En gros, c’est un pacte de non-agression : on vous file de l’énergie gratuitement et vous renoncez à vos petites armées locales. Tout ça accompagné de l’obligation de signer une charte de coopération écologique, économique, sociale, migratoire, médicale, éthique…
— Passe, ce n’est pas au programme de l’examen. »
Sara fronça les sourcils et se leva pour remplir son mini arrosoir. Plusieurs cactus de tailles et de variétés différentes décoraient la salle. Elle commença sa tournée d’arrosage tout en continuant la leçon.
« La Terre semble repartir sur de bonnes bases quand, patatras ! Le mathématicien Tao déboule avec son fameux théorème des plafonds qu’il publie dans son célèbre article : Intelligence du progrès. Tu as entendu parler du théorème d’incomplétude de Gödel ?
— Oui, je l’ai démontré quand j’étais petite. »
Sara se figea et fixa sa collègue. Sa précocité était toujours une grande source d’étonnement.
« Bon, eh bien c’est exactement le même phénomène qui se produit. En 1931, quand Gödel énonce sa théorie de l’incomplétude, il démoralise toute une communauté de logiciens. Il démontre que certaines choses sont tout simplement indémontrables ou indécidables. Tao refait la même chose : il arrive et annonce à une communauté scientifique gonflée à bloc par le succès de la fusion qu’il ne faut pas rêver. Son théorème et tous ses corollaires démontrent que les progrès en intelligence artificielle sont plafonnés, que l’informatique quantique ne pourra résoudre que certaines classes de problèmes, qu’il ne faudra pas compter sur la téléportation ni sur les voyages interstellaires à des vitesses supérieures ou proches de celle de la lumière. Bref, son article coupe les pattes à toute une génération de chercheurs dans presque tous les domaines de la physique fondamentale.
— Je connais cette histoire et j’imagine leur déception ! En vrai, cela m’a fait le même effet quand je l’ai découvert vers quatorze ans. J’étais tellement dépitée, mais plutôt que de tout laisser tomber, j’ai décidé de l’étudier de plus près… »
Elle s’arrêta de parler et fixa la lumière bleutée de son pointeurion. Elle releva la tête d’un coup et lança d’un ton faussement enjoué : « Et c’est depuis ce temps qu’on parle plutôt d’expertise artificielle ?
— Non, ça viendra après. Après cette annonce, l’humanité entre dans un long tunnel où elle se concentre avant tout sur la Terre. Le Pacte des nations est progressivement mis en place via l’EPON, les mouvements de populations s’adaptent aux nouveaux climats, on démonte les centrales nucléaires et celles au charbon. Les grands équilibres économiques se redessinent et les États s’adaptent tant bien que mal. À cause de Tao, et contrairement à toi, des générations d’étudiants se détournent des sciences dures et participent à cet effort collectif de restructuration. »
Slow tournait sur sa chaise pivotante afin de suivre Sara du regard qui passait d’une plante à l’autre. Ainsi racontée, l’histoire de ses ancêtres était captivante.
« Et puis en 2065, contre toute attente, Tao reçoit le prix Nobel de la paix. Cela déclenche une controverse dans la communauté scientifique. Doit-on, peut-on récompenser un scientifique qui a détruit tout espoir de progrès ?
— Connaître les limites est un vrai résultat scientifique.
— Certes, mais son théorème avait aussi détourné des millions d’étudiants des sciences et on ne peut pas récompenser d’un Nobel ou d’une médaille Fields le fossoyeur de son domaine. »
Slow remua sur sa chaise ; toute cette histoire la passionnait, mais parler des plafonds de Tao la mettait mal à l’aise.
« Et alors ?
— Il reçut quand même le prix Nobel de la paix, car ses travaux avaient permis à l’humanité d’arrêter la folle course du progrès et de se recentrer sur l’essentiel : la santé de la Terre et de sa population.
— Je ne suis pas d’accord. C’est un effet secondaire qu’il n’avait pas anticipé.
— Je te rassure, plus d’un siècle après, cette décision fait encore polémique parmi les historiens. »
Ces petites leçons n’étaient pas rares à bord de l’Orca-7131. Slow était tout en paradoxes : considérée comme un génie depuis sa petite enfance, elle avait pourtant de grosses lacunes dans des connaissances élémentaires.
« Il faut attendre 2097 et la découverte de la docteure Xiu Mipikan pour que la science redécolle.
— Elle, je la connais ! Quand j’étais petite, j’avais un poster d’elle dans ma chambre.
— C’est elle qui théorise la structure en plis, ou en strates, de l’espace-temps et qui formalise la technique du minage d’espace-temps.
— Au lycée, j’avais un prof qui prenait l’image d’une grosse boule de papier froissée. “Voilà l’univers dans lequel on vit. Si à un endroit, on perce la feuille, on atteint un autre pli de l’univers, potentiellement distant de plusieurs millions d’années-lumière.”
— Exact. Même si nos fusées ne vont pas très vite, on comprend alors que l’on peut aller très loin, même avec le théorème des plafonds de Tao.
— Mais pas où on veut. On tombe “au pif” sur un autre pli.
— C’est tout le problème ! On peut potentiellement aller très loin, mais on ne peut pas décider d’aller à une petite année-lumière de chez nous.
— Jusqu’à ce que l’on comprenne la topologie de l’espace-temps… »
Sara ne répondit pas, c’était un domaine beaucoup trop complexe pour elle. Elle vida la dernière goutte dans le dernier pot ; depuis toutes ces années qu’elle faisait sa tournée d’arrosage, elle maîtrisait désormais les doses et les fréquences. Peu d’eau et pas trop souvent. Le reste du temps, elle trouvait toujours de quoi s’occuper, entre le rempotage et les semis.
Sur l’écran panoramique, la neige matinale tombait dru sur les toitures. Sara rajusta son châle comme par réflexe. Elle aimait la douceur des dernières neiges de mars.
« Le reste, tu le connais. En 2114 eut lieu la première expérimentation réussie d’un minage de trou de ver. Deux ans plus tard, création de l’Institut de la stratigraphie dont la mission est d’étudier et cartographier les strates de l’Univers.
— “Les modélisateurs de la boule de papier”, disait mon prof en plaisantant.
— Si tu veux. Puis en 2126, la création de l’Agence de recherche de l’antimatière. J’avais un an. »

L’avis de… Frédérique Roussel (Libération):
« La Tragédie de l’orque commence par une bière décapsulée à 50 années-lumière «et des brouettes» de la Terre. Des réserves de bières, et de rhum, il en sera question plus loin, un moyen de se rasséréner pour des équipages de deux personnes en mission pendant plus d’un an. Le roman de Pierre Raufast se passe en 2173, le réchauffement climatique a dévasté tout le nord de la planète bleue, la «grande migration climatique» a décimé 4 milliards d’habitants, l’espace représente un terrain de conquête de sources d’énergie. Depuis cinquante ans, l’Agence de recherche de l’antimatière pour la miniaturisation de centres de calcul quantique forme et envoie ses meilleures recrues dans des vaisseaux Orca pour en trouver. Sans succès pour l’instant. Assez classiquement, la forme de la Tragédie de l’orque repose sur une communication entre les tandems commandant-lieutenant embarqués sur des modules Orca pour dix-huit mois et les ingénieurs de l’Agence. Là-haut, les motivations sont pures. (…)
Autre pilier du roman, les robots autonomes non androïdes, qu’ils soient «Experts» et guident un vaisseau ou «Sofias», qui accompagnent tout humain dans son éducation, représentant pour certains des sortes de nounous indispensables à leurs décisions. C’est le cas pour la fille de Sara, Mia, qui pense que sa mère, partie régulièrement pour de longues missions spatiales, les a abandonnées sa femme Ness et elle. C’est l’aspect affectif de l’histoire, dans lequel la culture de cactus joue aussi un rôle d’échappatoire… Ecrit sous les auspices d’Asimov et Clarke (auquel il est fait référence explicitement) et les conseils de spécialistes de physique des particules de physiologie moléculaire végétale, la Tragédie de l’orque se situe dans le sillage d’une tradition de space opera, où l’exploration de l’espace continue de réserver d’heureuses surprises. » (extraits)

Vidéo:


Rencontre littéraire avec Pierre Raufast, La tragédie de l’orque. © Production VLEEL By Serial Lecteur Nyctalope

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