Après ça

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En deux mots
Max et Lou se sont rencontrés au lycée. L’année scolaire terminée, ils tuent le temps dans leur port normand en buvant des bières et en s’inventant des jeux futiles ou dangereux. Ils regardent le ferry rejoindre l’Angleterre, leurs familles respectives se confronter à la violence et aux problèmes, font la connaissance de Noé, une jeune fille pas plus bavarde qu’eux. Mais bientôt un drame bouleverser leurs vies.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’été où la vie de Lou a basculé

Le premier roman d’Eliot Ruffel nous entraîne sur la côte normande où deux adolescents passent l’été à tuer le temps. Max et Lou inventent des jeux, parmi lesquels aurait pu figurer celui-ci : essayer de définir ce qu’est un ennui mortel.

Il ne faut que quelques lignes à Eliot Ruffel pour nous faire partager l’ambiance singulière de son premier roman : « Avec Max on a survécu au cagnard de l’après-midi. Pendant qu’on luttait contre le soleil bien dur on rigolait de voir les peaux sensibles faire moins les fières et se couvrir rapidement de crème solaire ou d’un tee-shirt manches longues pour ne pas cloquer. Quand la température est tombée, on s’est dirigés vers la promenade qui longe la falaise, celle qui surplombe la mer de trente mètres. À la fin de la route goudronnée, il y a un chemin que seuls les habitués connaissent, surtout depuis que la ville essaye d’en restreindre l’accès en posant des rubalises rouge et blanc dont les lambeaux flottent déjà quand on arrive, portés par les courants d’air chaud. En contrebas, la mer grignote la roche des falaises, force les terrains des maisons à reculer un peu plus chaque année. » C’est l’heure des vacances sur la côte normande. Mais ici, c’est plutôt un choix par défaut. S’il y a certes la mer, sa température et les plages de galets feraient plutôt fuir les touristes. Alors, il ne reste guère que ceux qui ne peuvent pas se payer la Côte d’Azur et des autochtones désabusés, dont Max fait partie. C’est en arrivant là pour son année de terminale, que Lou a fait sa connaissance. Et depuis, ils ne se quittent plus, ou presque. S’ils se sont trouvés, c’est qu’ils partagent une vie familiale difficile, le père de l’un est violent avec sa mère, celui de l’autre absent. Ce sont leurs mères respectives qui essaient tant bien que mal de leur offrir le gîte et le couvert, reportant sur eux l’amour qu’elles ne reçoivent plus.
Lou et Max boivent des bières, se shootent un peu, s’amusent comme ils peuvent et cherchent à tuer l’ennui. Leur repère est un bunker « laissé par la guerre » située au bout d’un sentier interdit aux promeneurs, mais qu’ils squattent en se jouant des autorités. Un jeu comme un autre, histoire de se prendre une petite dose d’adrénaline. Pour le reste, il faut faire un peu preuve d’imagination. Quand ils déambulent sur la jetée et observent les pêcheurs, Lou aime écouter les histoires qu’invente Max. Les souvenirs qu’il veut bien partager, les défis qu’il lance, les rêves qu’il caresse. Il s’intéresse aussi à Noé, une jeune fille assez mystérieuse pour éveiller sa curiosité. Avec Noé comme avec Max « les accords sont tacites, pas grand-chose passe dans les mots, c’est plutôt dans les gestes. »
Le temps s’écoule doucement… Jusqu’à ce qu’un drame vienne arracher toute la communauté à sa torpeur. Et salement secouer Lou. « Ça m’avait empêché de dormir tout ça, et ce soir encore ça tourne dans ma tête sans jamais vouloir s’arrêter. Le sommeil a commencé à manquer depuis l’annonce de mon déménagement et les premiers tris, depuis qu’en soulevant les habits je soulève aussi les souvenirs. Un bon gros tas de merde que j’ai foutu sous mon lit pendant longtemps et qui, ces derniers jours, remonte à la surface. La psy que ma mère m’a forcé à aller voir a dit que ça se passait souvent comme ça, que d’abord on ignore et puis qu’un jour ça se révèle à nous. Elle l’a bien dit, parce que moi je dirais plus que ça nous pète à la gueule tout ça, qu’un jour on se réveille et que c’est devant nous comme un mur qu’on peut plus repousser et contre lequel, à chaque pas, on se cogne un peu plus. »
Première belle surprise de cette rentrée, ce premier roman est à découvrir sans tarder, car à vingt-quatre ans, Eliot Ruffel possède indéniablement cette patte, ce style qui en fait un écrivain.

Après ça
Eliot Ruffel
Éditions de l’Olivier
Premier roman
160 p., 17,50 €
EAN 9782823621327
Paru le 19/08/2024

Où ?
Le roman est situé principalement en France, dans une ville de la côte normande.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Je lui demande à quoi il pense et sans lui laisser le temps de répondre je jette un coup d’œil en bas de la falaise, je dis que c’est plutôt haut vu d’ici, tu t’imagines sauter des fois ? »
Max n’a pas mis longtemps avant d’emmener Lou sur le bunker qui fait face à la mer. Les deux amis s’y retrouvent presque tous les soirs de ces vacances caniculaires, regardent partir les ferrys et la parole se délie au fur et à mesure que les bières descendent. C’est un de leurs points communs, de ne pas être trop bavard. Il y a aussi l’ennui, les jeux qu’ils s’inventent, cette ville qu’ils sillonnent avec sa jetée, comme un pont vers le néant. Les pêcheurs s’y disputent les meilleurs emplacements et au bout, on saute dans l’eau en évitant les rochers. On passe à l’âge adulte.
Comment devenir un homme quand les pères ont la main lourde les soirs de défaite de l’OM ou sont absents et que les frères sont partis ?
Dans un premier roman débordant de tendresse, Eliot Ruffel explore le langage des corps et des regards. Au cœur des silences, se dégagent la beauté et le drame d’une amitié.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Eliot Ruffel présente son ouvrage « Après ça » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Avec Max on a survécu au cagnard de l’après-midi. Pendant qu’on luttait contre le soleil bien dur on rigolait de voir les peaux sensibles faire moins les fières et se couvrir rapidement de crème solaire ou d’un tee-shirt manches longues pour ne pas cloquer. Quand la température est tombée, on s’est dirigés vers la promenade qui longe la falaise, celle qui surplombe la mer de trente mètres. À la fin de la route goudronnée, il y a un chemin que seuls les habitués connaissent, surtout depuis que la ville essaye d’en restreindre l’accès en posant des rubalises rouge et blanc dont les lambeaux flottent déjà quand on arrive, portés par les courants d’air chaud. En contrebas, la mer grignote la roche des falaises, force les terrains des maisons à reculer un peu plus chaque année. Ça a commencé à faire trembler les propriétaires quand ils ont vu le prix de leur maison secondaire dégringoler. Pour beaucoup, leur problème c’est pas de voir leur maison disparaître, non, juste de comprendre que leurs investissements deviennent de moins en moins rentables, qu’ils perdent un peu plus d’oseille, qu’ils en gagnent un peu moins. Alors les propriétaires de la côte ont vite trouvé le chemin des agences immobilières pour faire estimer et finir par vendre aux plus offrants.

Un bunker laissé par la guerre tient le bout du sentier sur lequel on s’engage. Max ouvre le chemin devant moi, s’amuse à s’approcher du bord de la falaise. On vient ici depuis un moment, depuis que je suis arrivé pour ma rentrée en terminale. Max a connu l’endroit par son frère parti étudier dans une école agricole plus loin dans les terres. Il a pas mis longtemps avant de m’y emmener, avant de me montrer les vestiges de la guerre, les premières lignes défensives. C’est rapidement devenu une habitude de squatter le bunker, d’abord sur son toit, puis on a fini par faire sauter la porte d’un grand coup de pied-de-biche qu’on avait emprunté au père de Max, mais qu’on a perdu et donc jamais rendu. Il l’a remarqué le jour où, en pleine fête des Voisins, la soirée a dégénéré. Son voisin avait dansé un peu trop près de sa femme, la mère de Max. Il me l’a raconté mort de rire au printemps, allongé sur le toit du bunker. Il arrêtait pas de se marrer, repensait à la gueule du type, me disait t’as loupé quelque chose, que la prochaine fête des Voisins il fallait que je sois là, tu verras.
Je me tiens deux mètres derrière Max, mes pas dans les siens. Il en fait des grands pour éviter que le sentier imprime sa présence, pour éviter que d’autres se mettent à penser que ce même sentier les mènerait quelque part. Ça m’amuse toujours de le voir enjamber les hautes herbes un peu trop près du bord, de le voir se plier en deux, genoux au niveau des épaules. Il y a un mois on a fini par acheter du ruban de chantier, le même que celui de la mairie, et maintenant on tire un trait bariolé à chaque fois qu’on repart, juste à l’endroit où la barrière du bout de la promenade est fendue. On serre bien fort pour dissuader les autres. Du rouge et du blanc, visible de jour comme de nuit. Des fois on entend le moteur d’une voiture tourner dans le quartier et s’avancer au plus près de la barrière. Le contact se coupe, les portières s’ouvrent et des voix grésillent dans des radios. La police fait des rondes pour vérifier si tout va bien, si les limites sont respectées, si leur ruban tient encore en place. Les premières fois on s’est faits discrets, bien allongés sur le bunker pour ne pas dépasser, pour ne pas qu’on nous voie, mais maintenant, avec l’habitude, on rigole de leurs grosses voix au loin qui assurent dans la radio que, centrale ici unité 9 en patrouille promenade, RAS les gars, tout est en ordre.

Ce soir l’air est plus chaud qu’hier, plus dense. Max grimpe sur le bunker, se hisse en un rien de temps. Il me tend une main que j’envoie chier à chaque fois, et à chaque fois il rigole de ma manière de refuser son aide mais surtout de me voir galérer à atteindre le haut. Du toit, on peut voir les derniers rayons de soleil frapper la promenade en pleine gueule, éblouir les passants, se refléter dans les fenêtres des immeubles qui font face à la mer. Les vitres se mettent à danser en même temps que la plage se vide. Le sol se décharge de la chaleur emmagasinée le jour, laisse le béton durcir en figeant les empreintes des pneus fondus. L’hiver c’est autre chose, la nuit tombe d’un coup vers 17 heures, rideau, fin du spectacle. Mais l’été, le jour prend son temps, fricote un peu avec la nuit, accompagne sur le chemin du retour les dernières familles venues passer la journée à la plage.
Max me tend une canette avant de la faire rouler jusqu’à mes pieds. D’un hochement de tête je le remercie, l’ouvre en faisant claquer l’ouverture, colle ma bouche au métal pour pas manquer une goutte de mousse qui dégueule partout à force d’avoir été brassée par le trajet. J’entends Max faire de même toujours allongé, la tête dépassant du toit, le regard plongé sur les pieds de la falaise. Au bout de la plage, le Pont-Aven se met à vibrer dans le port en laissant échapper un coup de corne qui résonne dans toute la ville. Il est 21 heures. Je pose les yeux sur Max allongé à mes pieds, son corps se soulève à chaque respiration. Je lui demande à quoi il pense et sans lui laisser le temps de répondre je jette un coup d’œil en bas de la falaise, je dis que c’est plutôt haut vu d’ici, tu t’imagines sauter des fois ? J’ai déjà vu les gars du lycée le faire depuis la jetée mais jamais Max. Il roule sur le dos, me fait face, interroge avec son corps. Il hausse les épaules avant d’enchaîner, de dire qu’il s’en branle de sauter, que lui ce qu’il veut c’est juste le frisson d’avant, pas le rien d’après. Je m’allonge à côté de lui, à plat ventre contre le toit, la tête et tout juste la nuque qui dépassent de l’angle. Je répartis mon poids de sorte à ce que ça chatouille dans le ventre, de sorte à voir le vide en contrebas sans prendre de risque, mes jambes et mon buste stabilisant le tout. Il dit pas grand-chose Max, mais il en pense pas moins. Il lui arrive d’être plus bavard. Généralement, au bout de la cinquième canette il s’assouplit, se laisse vivre un peu, lâche du mou. Il a ce regard dur qu’il ne quitte jamais, sauf quand il éclate de rire et à ce moment-là ses fossettes se creusent, les plis sur son front se déchargent de l’inquiétude pour se remplir de joie. C’est un de nos points communs, de pas être trop bavard. Je l’ai remarqué cinq jours après mon arrivée dans ce nouveau lycée quand j’ai entendu le son de sa voix pour la première fois lorsqu’il a insulté un mec devant lui dans la queue du self. C’était jour de frites et le gars devant a demandé du rab avant même d’avoir été servi une fois, et Max, ça l’a foutu en rogne. Je comprends toujours pas, parce que des frites il y en aura toujours, et pour tout le monde d’ailleurs.

Le Pont-Aven sonne une deuxième fois en frôlant la jetée avant de quitter le port pour prendre le large. Max broie sa canette qu’il a engloutie d’une traite et la jette à côté de lui. Il tire du sac une troisième et une quatrième pour me la tendre sans même me regarder puis s’allonge. Pendant l’hiver il m’a appris à boire sur le dos, m’a dit que ça servait à rien mais que c’était toujours agréable de savoir faire. Je finis ma première canette et entame la deuxième, avant de me glisser sur le dos et d’en faire couler une bonne moitié le long de ma gorge en bloquant ma respiration, comme Max m’a expliqué. Il faut en stocker une grosse quantité dans la bouche, entre la gorge et les dents, puis libérer le liquide en décollant une partie de son œsophage, comme le font les pélicans en période de reproduction. La bière glisse le long de ma trachée, me laisse un goût de métal dans la bouche. Max finit sa deuxième bière et déjà sa respiration s’apaise. Sortant de nulle part il me demande si je l’ai déjà pris le bateau, si je suis déjà allé à Portsmouth. Je suis pas à l’aise avec les bateaux, petits ou immenses je fais pas la différence, alors me lancer dans la traversée de la Manche, rien que l’idée de le faire c’est déjà beaucoup. Il hoche la tête, me dit que je dois sûrement louper quelque chose mais qu’il en sait rien, qu’il sait pas non plus à quoi ressemble l’autre côté, derrière l’horizon.
Peu de temps après que je suis arrivé, Max m’a raconté qu’un de ses frères était parti du jour au lendemain, sans donner de nouvelles. Ses parents avaient essayé de le retrouver mais sans succès. Il avait rien laissé derrière lui, pas même une lettre ou un numéro, rien. C’est devenu un truc pour passer le temps, d’imaginer le frère de Max et toutes les vies qu’il pouvait avoir, un jour pêcheur, le lendemain trader.

La nuit commence à tomber. Au large, les lumières du Pont-Aven disparaissent petit à petit avant de s’éteindre complètement. Il doit être déjà 22 heures et le pack qui gît aux pieds de Max se vide à vue d’œil. Plus tard dans la soirée, il faudra se ravitailler, trouver quelque chose pour continuer jusqu’au petit matin, jusqu’au moment où on verra de nouveau apparaître le Pont-Aven au loin. Max regardera le bateau en plissant les yeux pour espérer y voir la silhouette de son frère. Parce que Max le dit pas, mais il l’attend depuis un moment son frère, il a jamais vraiment arrêté de le faire même. Faut dire qu’il a foutu un sacré bordel avant de partir. Le matin de son départ, son lit était vide, ses draps retournés, et à 10 heures pétantes la sonnette de l’entrée a retenti. C’étaient les services sociaux qui venaient chercher tous les gosses, dont Max. Ils ont passé la journée à être interrogés, sur la vie à la maison, sur eux mais surtout sur les parents. Le père de Max c’est pas un mauvais père, il fait de son mieux avec les moyens du bord et quand ça lui échappe, il se met parfois à cogner. Dans les journaux d’ici, c’est pas rare de voir des familles qui tournent mal mais on espère toujours que ce soit pas la nôtre. Alors Max m’a raconté que le matin où Yvan, son frère, est parti, tous les regards se sont tournés sur sa famille. Quand Max a été interrogé il a été aussi bavard que ses frères et les services sociaux ont vite abandonné, faute de preuves. Avant de s’évaporer, Yvan avait fait un signalement en espérant que les choses changent pour de bon mais avec le temps les choses se sont tassées, ont fini par rentrer dans l’ordre.

La pleine lune remplace le soleil le temps d’une nuit. La lumière qui se reflète sur l’eau permet d’y voir suffisamment clair. Max a les yeux embués par l’alcool. Le pack maintenant vide est rempli de cadavres de bières, de canettes broyées à la va-vite d’un coup de main ou d’un coup de pied. En passant ma langue sur mes gencives je sens le goût de la rouille revenir, celui d’une barre en métal qu’on prend plein fer ou celui du sang qu’on lèche quand il dégouline d’un nez ou d’une croûte, qui jaillit à peine la peau coupée. Le même sang qui se mélangeait à l’eau dans le lavabo de la salle de bains. Du haut de mon marchepied je regardais le reflet de mon père dans le miroir. C’était étrange comme la lame glissait, butait parfois, oubliait de couper le poil et arrachait la peau. Mon père m’expliquait les étapes. D’abord se raser au réveil, quand le poil est encore endormi. Eau chaude sur peau froide. Attendrir le bulbe pour mieux couper le poil. Choisir avec soin sa lame, la plonger dans l’eau chaude. Mettre de la mousse, pas trop mais suffisamment. Commencer à raser dans le sens inverse de l’implantation pour plus d’efficacité, dans le sens des poils pour plus de douceur. Il s’appliquait avec soin pour me montrer comment faire, surtout, être attentif. En se levant un matin il m’avait dit de venir voir un truc, il devait me montrer quelque chose. Je crois que c’est ce que font les pères, se raser et montrer à leur fils comment faire. Il avait dû apprendre sur le tas, avait dû prendre un rasoir et essayer, sans mousse d’abord. C’est comme ça que je l’imaginais avoir appris quand je l’observais attentivement. Je le voyais bien avec une lame de couteau à se frotter la peau pour en arracher le poil. Même après toutes ces années sa main tremblait, son autre main avait beau la tenir, rien y faisait. Pourtant, son ton assurait, regarde comme c’est simple, tu vois. Ne surtout pas tourner le regard, ne pas en perdre une miette. Il disait qu’il fallait pas avoir peur, sinon tu t’en sors jamais. Il rinçait la lame dans l’eau fumante avant de la faire glisser de nouveau sur sa peau. D’un visage terne il s’illuminait, gagnait cinq ans quand on lui en aurait donné cinquante. Il se regardait de près, s’examinait, flairait le moindre poil qu’il restait à abattre. Plonger la tête dans l’eau bouillante, en ressortir tout frais, tout sanglant. Les plaies se révélaient, les coupures devenaient rouge vif. Il disait que ça pouvait arriver, le sang qui coule le long du cou, que si la peau saignait pas c’est que quelque part il en restait, que le travail avait été fait qu’à moitié.

Max m’interpelle le regard vitreux, me dit qu’il faut qu’on passe à l’épicerie, qu’on a plus rien à boire là. Il se lève difficilement, saute du toit avant de se vautrer au sol précipité par la chute. Je me grouille de le rejoindre, de le relever comme je peux, de le tenir à l’écart du vide des falaises, près du sentier. Il est 2 heures du matin, direction la seule épicerie ouverte à cette heure, celle qui fait l’angle en face d’un bar que tout le monde appelle le Bucarest parce que sur le pare-soleil de la devanture il y a écrit BUCAREST en grosses lettres rouges.

Le temps de descendre la falaise, de contourner le château, c’est autant de temps pour dessaouler. Avec Max on doit gérer les montées, contrôler les descentes. Avec la quantité, la bière finit par perdre un peu de sa saveur, et nous par oublier pourquoi on la boit. Le risque principal c’est de se poser la question trop longtemps, de chercher des réponses là où il est préférable de ne pas en trouver. Des joues rouges oui, mais la nuit seulement, et le tout dans les règles de l’art, jamais de débordement. C’est à ça que sert la redescente. En marchant côte à côte on arrive à l’observatoire, là où les touristes insèrent une pièce dans des jumelles pour voir la ville s’éclaircir sous leurs yeux. Je dis les touristes parce que je l’ai jamais fait petit, avec ma mère comme avec mon père j’ai jamais eu le droit en vacances. Si je voulais regarder la ville j’avais qu’à ouvrir les yeux, point barre. Alors les jumelles c’est soit pour les touristes, soit pour les locaux qui se sont lassés de la vue, qui cherchent à se donner un coup de frais ou à regarder les choses autrement.
Max monte sur le marchepied des jumelles avant d’y coller ses yeux, se met à chercher le paysage dans les deux trous qu’on a jamais vus d’une autre couleur que noirs. Des fois on guette au loin, on attend qu’à l’usure un gamin fasse céder son père pour lui filer une pièce. Une fois le gamin ravi, on se jette sur les jumelles en espérant voir un bout de paysage ou, encore mieux, des silhouettes derrière les vitres de l’immeuble d’en bas. Jusque-là c’est jamais arrivé, soit on se pointe trop tard, soit le gamin s’éternisait devant la vue, demandait à son père de regarder avec lui les falaises d’en face, juste en dessous de l’église. Max tourne sur lui-même, jumelles en main. Grand sourire il me dit qu’elles fonctionnent, qu’il faudrait que je voie la gueule que ça me fait, une tête de déterré qu’il me dit. Le pire, c’est que je sais qu’il a raison, que l’alcool a déjà attaqué ma façade, que le crépi commence à foutre le camp et que dans les jumelles, dans son regard, je dois plus ressembler à grand-chose. Il me les tend en les faisant tourner d’un coup. J’y plonge mes yeux, fais la netteté puis finis par apercevoir le tee-shirt de Max. Je remonte et ses cheveux blonds se révèlent, puis ses joues rouges et ses yeux déjà injectés de sang. J’éclate de rire, ne peux m’empêcher de lui dire qu’il ressemble à une mouche, que sa tête a triplé de volume et que s’il s’approche encore un peu elle finira par exploser dans le décor. Derrière lui scintillent les lumières de la promenade basse. Je tourne, parcours le paysage, cherche un peu de vie aux fenêtres des immeubles. Le rideau de la ville est tiré, un voile noir bien sombre que la nuit a déposé. Max me met un coup d’épaule, me dit de lâcher la lunette, que je m’endors dessus. Il me dit tout bourré, lâche ça, c’est pas la lunette à ta mère. En les attrapant il cherche à son tour les fenêtres, ne trouve rien. Il les envoie valser d’un coup droit et dit que c’est de la merde de toute façon, qu’il s’attendait à tout sauf ça, qu’en réalité c’est bien éclaté de payer pour ce résultat. Je peux pas m’empêcher de laisser échapper un rire mais je devine sur le visage de Max qu’il aime pas. Je lui dis qu’il exagère, qu’au moins on aura pas à payer pour savoir que c’était de la merde. Max il le dit pas mais au fond il espérait revoir l’insomniaque de plus près, celle de l’immeuble, celle qu’on aperçoit souvent errer dans les rues écouteurs vissés dans les oreilles, à peu près notre âge. Une nuit où on s’est dirigés vers la plage on l’a aperçue en train de rentrer dans l’immeuble qui tient le pied de la falaise, celui tout au bout de la promenade. C’était pas la première fois qu’on la croisait, peut-être même la trentième, toujours seule la meuf. On a mené l’enquête mais on s’est pas montrés convaincants dans ces rôles, encore moins quand il a fallu aller voir les grands, ceux qui connaissent tout le monde ici. Ils nous ont lâché l’info qu’elle étudie au lycée pro, mais sans savoir quelle profession, alors les recherches se sont arrêtées là. Mais depuis, Max, il espère toujours la recroiser au détour d’une rue ou même dans les jumelles auxquelles on tourne maintenant le dos, face à la descente qui mène au centre. »

Extraits
« Ce que j’aime à la jetée c’est pas tant la pêche et les cannes qu’on remonte, non, ce que j’aime c’est surtout les gens qui les tiennent. Parce qu’autant Max il aime l’histoire mais il aime surtout en inventer, et moi les écouter. Alors quand je suis pas avec lui et que d’une manière ou d’une autre j’ai fini par épuiser tous les jeux pouvant venir à bout de l’ennui, je me dirige vers la jetée. » p. 63

« Dans ce silence je comprends qu’avec Noé comme Max, les accords sont tacites, que pas grand-chose passe dans les mots, c’est plutôt dans les gestes. » p. 109

« Ça m’avait empêché de dormir tout ça, et ce soir encore ça tourne dans ma tête sans jamais vouloir s’arrêter. Le sommeil a commencé à manquer depuis l’annonce de mon déménagement et les premiers tris, depuis qu’en soulevant les habits je soulève aussi les souvenirs. Un bon gros tas de merde que j’ai foutu sous mon lit pendant longtemps et qui, ces derniers jours, remonte à la surface. La psy que ma mère m’a forcé à aller voir a dit que ça se passait souvent comme ça, que d’abord on ignore et puis qu’un jour ça se révèle à nous. Elle l’a bien dit, parce que moi je dirais plus que ça nous pète à la gueule tout ça, qu’un jour on se réveille et que c’est devant nous comme un mur qu’on peut plus repousser et contre lequel, à chaque pas, on se cogne un peu plus. » p. 121

À propos de l’auteur

Eliot Ruffel © Photo Patrice Normand

Eliot Ruffel est né à Saint-Étienne en 2000. En 2020, il co-fonde avec Samuel Sardoso l’espace de création d’art Medium Sans en prenant la direction de la partie édition (Serif). Depuis 2020 ont été suivis, accompagnés et publiés les projets de 5 artistes contemporain.e.s. Après ça est son premier roman. (Source : Agences Trames / eliotruffel.com)

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