La désinvolture est une bien belle chose

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem
Ma chronique

En deux mots
Enquêtant sur Pauline Dubuisson, Philippe Jaenada a croisé Jacqueline Harispe. Lors d'un voyage un Dunkerque, ce nom lui revient en mémoire. Aussi décide-t-il d'en savoir davantage sur cette jeune femme, surnommée Kaki, qui s'est suicidée à 20 ans. Pour tenter de percer ce mystère, il va choisir de faire un tour de France, doublé d'une quête intime.

Philippe Jaenada n'en avait pas fini avec la jeunesse d'après-guerre. En voulant découvrir pourquoi Jacqueline Harispe était morte à vingt ans, il nous offre une enquête très détaillée sur la jeune fille et son groupe d'amis de Saint-Germain-des-Prés, tout en nous retraçant son tour de France. Un récit plein d'humanité.

Un romancier n'en a jamais fini de ses personnages, surtout quand ils ont réellement existé et qu'on a voulu s'approcher au plus près de leur vérité. C'est le cas de Pauline Dubuisson, que Philippe Jaenada a tenu à réhabiliter dans La petite femelle, paru en 2015. Aussi ne peut-il s'empêcher, à l'occasion d'un voyage à Dunkerque, de chercher la villa Tamaris où la jeune femme donnait rendez-vous à un soldat allemand. " Mais je me rends compte que lorsque je regarde vers la mer, en imaginant les bateaux anglais qui s'éloignent, ce n'est plus seulement à Pauline Dubuisson que je pense : au milieu des bombes, je vois tomber une fille presque nue, elle tombe du ciel et disparaît dans l'eau. "
Cette fille, c'est Jacqueline Harispe, morte à vingt ans, après une chute de plusieurs étages d'un hôtel parisien - vraisemblablement un suicide. Méticuleux et soucieux de tous les détails, l'auteur part en chasse de Kaki, le surnom de cette jeune femme qui faisait partie des habitués du Moineau, le café de la rue du Four où Guy Debord a élaboré les principes du situationnisme, prémices à mai 1968. Grâce à Love on the left bank, un livre de photos signé Ed Van der Lesken paru en 1956, il va retrouver les visages et les noms de cette bande et pouvoir partir en chasse de la moindre information les concernant. Un travail de recherche désormais bien rôdé, des sources principalement accessibles en ligne, mais aussi un réseau d'informateurs constitué au fil de ses œuvres et de ses enquêtes et qu'il met aussi ici à contribution.
" J'ai simplement à rouler, à chercher un hôtel, un bar, un restaurant, c'est tout, à me laisser aller de l'un à l'autre, sans souci. La désinvolture est une bien belle chose. " souligne-t-il en explicitant sa démarche et le titre de ce livre.
Fidèle à ce précepte, le romancier part pour un tour de France qui débute donc à Dunkerque et va nous conduire à Veules-les-Roses, Cherbourg, Dinard, au Conquet (Konk-Léon), Saint-Nazaire, Saint-Jean-des-Monts, Saint-Georges de Didonne, Arcachon, Hendaye (avec un détour par Pompignac), Bagnères-de-Luchon, Port-Vendres, La Grande Motte, Toulon, Menton, Briançon, Évian-les-Bains, Montbéliard, Wissembourg, Sedan, Givet, Maubeuge, avant de repasser à Dunkerque et finir par Paris. Un périple qui se double de considérations sur les hôtels et bistrots visités, un peu comme un guide touristique, mais fait aussi une belle place aux rencontres plus ou moins fortuites qui dressent en quelque sorte une sociologie des régions françaises. Mais le roman vaut avant tout par le style inimitable de Philippe Jaenada qui avait déjà fait merveille dans La serpe, la petite femelle et Au printemps des monstres, avec le souci du mot juste, l'envie de creuser jusqu'au plus petit des indices. À ses côtés, on a l'impression d'être assis à l'une des tables du bistrot de Saint-Germain-des-Prés, aux côtés de cette jeunesse d'après-guerre, les " moineaux " un peu perdus. Et, au fil des milliers de kilomètres parcourus par l'écrivain, on se prend à dresser un parallèle avec nombre d'autres personnes rencontrées et qui semblent elles aussi un peu perdues, dans l'attente d'une vie qui leur conviendrait mieux, mais qui n'arrive pas. Alors la France d'aujourd'hui s'écoute à l'aune de celle des années cinquante, le romancier d'aujourd'hui se confronte à ses rêves d'alors et Anne-Catherine, l'artiste avec laquelle il partage sa vie depuis quelques décennies s'affuble de certains traits de Kaki.
En faisant du Jaenada, Philippe nous fait aussi du bien.

La désinvolture est une bien belle chose
Philippe Jaenada
Éditions Mialet Barrault
Roman
496 p., 22 €
EAN 9782080427298
Paru le 22/08/2024

Où ?
Le roman parcourt la France. Il débute à Dunkerque avant de prendre la direction de Veules-les-Roses puis Cherbourg, Dinard, le Conquet (Konk-Léon), Saint-Nazaire, Saint-Jean-des-Monts, Saint-Georges de Didonne, Arcachon, Hendaye (avec un détour par Pompignac), Bagnères-de-Luchon, Port-Vendres, La Grande Motte, Toulon, Menton, Briançon, Évian-les-Bains, Montbéliard, Wissembourg, Sedan, Givet, Maubeuge, avant de repasser à Dunkerque et finir par Paris.

Quand ?
L'action se déroule de nos jours.

Ce qu'en dit l'éditeur
Tandis qu'au volant de sa voiture de location, il fait le tour de la France par les bords, Philippe Jaenada ne peut s'ôter de la tête l'image de cette jeune femme qui, à l'aube du 28 novembre 1953, s'est écrasée sur le trottoir de la rue Cels, derrière le cimetière du Montparnasse. Elle s'appelait Jacqueline Harispe, elle avait vingt ans, on la sur nommait Kaki. Elle passait son existence Chez Moineau, un café de la rue du Four où quelques très jeunes gens, serrés les uns contre les autres, jouissaient de l'instant sans l'ombre d'un projet d'avenir. Sans le vouloir ni le savoir, ils inventaient une façon d'être sous le regard glacé du jeune Guy Debord qui, plus tard, fera son miel de leur désinvolture suicidaire.
Dans ce livre magnifique et totalement original, Philippe Jaenada a cherché à savoir, à comprendre pourquoi une si jolie jeune femme, intelligente et libre, entourée d'amis, admirée, une fille que la vie semblait amuser, amoureuse d'un beau soldat américain qui l'aimait aussi, s'est jetée, un matin d'automne, par la fenêtre d'une chambre d'hôtel.


Bande-annonce du roman " La désinvolture est une bien belle chose " © Production Éditions Mialet Barrault


Philippe Jaenada présente " La désinvolture est une bien belle chose " © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
" Dunkerque
La mer du Nord est basse sur la plage de Dunkerque. On dirait du Flaubert (si - ou du Maupassant) mais il n'y a pas dix-huit façons de le dire : à Dunkerque, c'est marée basse. Un mardi de février à 16 h 05, en 2023, je suis sur le sable de Malo-les-Bains, ancienne commune aujourd'hui rattachée à la ville, j'ai marché quelques pas pour m'approcher de l'eau mais vite renoncé, c'est trop loin - cent ou deux cents mètres, je ne sais pas, les distances sont plus difficiles à jauger quand il n'y a rien devant soi, que du sable et au loin l'eau.
Dans mon dos, à une cinquantaine de mètres, derrière la haute fenêtre en bow-window du deuxième étage de la villa Les Tamaris, sur la promenade, la digue de Mer, Pauline Dubuisson est debout, elle vient de se rhabiller, le jeune soldat allemand qu'elle rencontre ici régulièrement l'après-midi est encore nu sur le lit, elle a quinze ou seize ans. Elle voit exactement la même chose que moi en ce moment (ou marée haute, peut-être), en 1943. Qu'est-ce qu'elle se dit, en regardant la plage et au-delà la mer ? " Je suis jeune, je suis belle, je plais aux hommes, je plais aux Allemands, aux vainqueurs, l'avenir est à moi. " Elle ne peut pas se douter que les vingt ans qu'il lui reste à vivre ne seront que tourments, malheur et pénombre. Je suis venu à Dunkerque pour voir le décor de son enfance et de sa jeunesse, la maison où elle est née et a grandi, 6 rue du Maréchal-Pétain, aujourd'hui rue des Fusillés, les rues qu'elle parcourait légère et sans soutien-gorge, et la jolie villa Les Tamaris, blanche et vert amande, étroite, sur la digue de Mer.
J'étais resté à Paris pendant l'écriture du livre dans lequel je racontais la vie de Pauline, car je craignais, en m'immergeant dans le décor de ses premières années, de me laisser imbiber par l'émotion (je me connais, je tourne vite neuneu) et, dans le texte, d'ajouter malgré moi du sentimentalisme mièvre à une histoire déjà bien pathétique. C'est la première fois que je viens à Dunkerque, j'ai attendu huit ans, je ne crains plus rien. J'ai décidé de partir à l'improviste, je tournais en rond à Paris, je n'avais rien à faire, j'ai loué une voiture chez Avis à la gare du Nord, une Ford Kuga noire, réservé une chambre à l'hôtel Merveilleux (forcément plus attirant qu'un hôtel Épouvantable), sur la digue de Mer, à quelques mètres de la villa Les Tamaris, et je rêvasse maintenant sur la plage immense, je me suis accroupi pour toucher le sable. Je me demande, un peu bêtement peut-être, si, alors qu'on ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière, on peut marcher deux fois sur la même plage, c'est-à-dire si les grains de sable que j'ai dans la paume de la main sont les mêmes que ceux que Pauline laissait passer entre ses doigts il y a quatre-vingts ans ; ou bien si les grains de sable d'une plage se renouvellent, comme les êtres humains sur la planète par exemple.
C'est sur cette plage que Pauline, à treize ans, a découvert à la fois l'horreur du monde et ce qu'elle voulait faire de sa vie, lors de l'opération Dynamo, qui a duré neuf jours entre fin mai et début juin 1940 et a permis à des centaines de milliers de soldats anglais, français et belges, coincés ici par le raz-de-marée allemand qui venait de la terre, de fuir le continent vers l'Angleterre sur d'innombrables petits bateaux, sous les bombardements incessants des avions de la Luftwaffe. L'adolescente voulait aider, tous les volontaires étaient bienvenus, elle s'est improvisée apprentie infirmière, elle courait sur le sable d'un blessé à l'autre, entre les bombes et les cadavres. C'est durant ces jours et nuits dans le sang et la souffrance qu'elle a décidé, une fois pour toutes, de devenir médecin ; mais aussi qu'elle a dû admettre que ce que lui répétait son père était vrai, les forts gagnent toujours, qu'elle y a cru et qu'une fois les perdants évacués, au moment de ses premières émotions sentimentales et sexuelles, elle s'est glissée dans les bras des vainqueurs, les Allemands.
Mais je me rends compte que lorsque je regarde vers la mer, en imaginant les bateaux anglais qui s'éloignent, ce n'est plus seulement à Pauline Dubuisson que je pense : au milieu des bombes, je vois tomber une fille presque nue, elle tombe du ciel et disparaît dans l'eau. J'avais en tête depuis des mois l'image de cette jeune femme qui tombe en culotte noire (du cinquième étage d'un hôtel miteux), c'était devenu non pas une obsession, je suis sain d'esprit, mais une pensée récurrente, presque permanente, elle tombait, elle tombait, jeune, belle, brune, pâle ; ces derniers temps, c'était passé, je l'oubliais ; elle revient ; plus je regarde vers le large, le ciel, plus je la vois tomber, et tomber encore.
Je sais très peu de choses d'elle, et je pense qu'il sera impossible d'en découvrir beaucoup plus - elle est morte il y a bien longtemps, en 1953, à vingt ans, juste une fille inconnue qui se jette par la fenêtre. J'ai pu trouver quelques informations sur son suicide, et les témoignages flous et parfois contradictoires de certains de ses amis (elle fréquentait un bistrot d'habitués à Saint-Germain-des-Prés), mais tout le reste, l'essentiel, semble définitivement perdu dans le passé, englouti. J'avais fini par me dire qu'il fallait probablement la laisser dans cette brume épaisse et froide qui absorbe tout. Mais elle est toujours là, elle continue de tomber.
La première fois que j'ai entendu parler d'elle, c'était en préparant mon livre sur l'Étrangleur, Lucien Léger, accusé en 1964 d'avoir tué le petit Luc Taron, onze ans. La compagne de Lucien, Solange Vincent, une jeune femme excentrique, fragile et perdue, avait voulu tenter sa chance dans la chanson, au tout début des années 1960, alors que le couple venait d'arriver à Paris et survivait dans la misère et l'anonymat. Elle avait passé une audition dans un petit cabaret, Chez Moineau, 10 rue Guénégaud - c'est là qu'avait débuté Barbara, entre autres. En tapant " Chez Moineau " sur Google, j'avais vu que les patrons, Monsieur et Madame Moineau, possédaient quelques années plus tôt un bar sordide à cinq cents mètres de là, qui s'appelait déjà Chez Moineau et se trouvait rue du Four, au numéro 22 ; ils avaient revendu le fonds de commerce pour acheter celui du petit cabaret. Puis j'étais rapidement tombé sur Modiano - je n'arrêtais pas de croiser son nom dans mes recherches pour ce livre, ce qui m'amusait et m'intriguait, j'avais donc creusé un peu : son roman Dans le café de la jeunesse perdue se déroule en bonne partie dans un bar du Quartier latin parfaitement calqué sur ce petit établissement du 22 rue du Four. Le titre est tiré d'une phrase de Guy Debord (elle-même inspirée du début de La Divine Comédie de Dante) : " À la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d'une sombre mélancolie, qu'ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue. " (J'avais appris à cette occasion que le leader éclairé mais peu sympathique des situationnistes, que je connaissais mal (depuis la fin de mon adolescence, les mots " situs " ou " société du spectacle " me filaient instantanément le cafard, m'ennuyaient par avance - la seule chose que j'aimais chez Debord, c'était son côté poivrot mélancolique), avait fréquenté le café Moineau de la rue du Four quand il était arrivé à Paris, à dix-neuf ans, en 1951. C'était ça, " le café de la jeunesse perdue ".) Le personnage principal du roman de Modiano s'appelle Jacqueline Delanque, on la surnomme Louki. C'est une jeune femme mystérieuse, troublée, fugueuse. À la fin du livre, elle se jette par la fenêtre de son hôtel, rue Cels, près du cimetière du Montparnasse.
Dans une interview aux Inrocks, en 2007, l'écrivain explique que lorsqu'il avait sept ou huit ans, ses parents s'occupant peu de son frère Rudy et lui, une jeune Américaine qui habitait dans leur immeuble du quai de Conti, Barbara, étudiante aux Beaux-Arts, veillait sur eux et les emmenait souvent se promener au Quartier latin, " dans tous ces cafés autour de la rue du Four ", notamment chez Moineau. Un jour, un client était entré, dévasté, en annonçant la mort de " Kaki ", qui avait fait " le grand saut ". Modiano dit aux Inrocks : " Je me souviens d'une jeune fille dans ce café qui a eu un destin tragique, elle m'avait fortement marqué, je l'ai ensuite romancée. " J'avais cherché encore avant de retourner à Lucien Léger (j'avais le temps, c'était pendant le premier confinement, je venais d'apprendre que la sortie de mon livre serait repoussée d'un an). Kaki s'appelait Jacqueline Harispe. Le peu que j'avais ensuite découvert sur elle m'avait permis de constater que Modiano l'avait effectivement romancée.
Solange, la femme de l'Étrangleur, m'avait mené à Kaki, Jacqueline. (Pauline Dubuisson, à l'adolescence, n'aimait pas son prénom. Auprès des jeunes et beaux soldats allemands, elle se faisait appeler Jacqueline.) Kaki. Dans le livre sur Lucien Léger, moins d'une page m'a suffi à regrouper les quelques informations que j'avais trouvées sur elle : j'écrivais (je recycle) qu'elle était la fille " d'une prostituée et d'un collabo, morts tous les deux ", " jeune, mince et très jolie ", " elle a été brièvement mannequin pour Dior ", " elle boit trop, se drogue ". Le 28 novembre 1953 à l'aube, après avoir " beaucoup bu chez Moineau ", elle se trouvait " dans une chambre de l'hôtel Mistral, 24 rue Cels, au cinquième étage sur cour, avec un New-Yorkais de vingt-quatre ans dont elle partage le lit de temps en temps, Boris Gregurevitch ". (Dans le roman de Modiano, Louki vit aussi dans un hôtel de la rue Cels, mais au numéro 8, l'hôtel de Savoie. Quand elle dit à l'un des personnages que c'est derrière le cimetière du Montparnasse, il lui répond : " Alors vous habitez dans les limbes. ") Elle a commencé à se déshabiller, " elle ne porte qu'une culotte noire ". " Elle dit à Boris : "J'en ai marre de cette vie stupide, j'ai envie de tout laisser tomber." Il rigole et lui répond : "Eh bien, laisse tout tomber." Elle ouvre la fenêtre, s'assied sur le rebord, bascule vers l'avant, Boris se précipite en criant, parvient à attraper sa culotte, elle se déchire et Kaki tombe la tête la première dans la cour, quinze mètres plus bas. Elle meurt à l'hôpital, à vingt ans. " C'est tout.
Depuis, je n'ai pu gratter que quelques miettes, il ne reste presque plus rien de Jacqueline Harispe dans le tamis du temps. Il reste une " métagraphie " (un collage) de Guy Debord que j'ai trouvée sur le net - au dos, on peut lire, de sa main : " MORT DE J.H. ou FRAGILES TISSUS (En souvenir de Kaki) ". Elle est datée de mars 1954 et signée " GE Debord ", Guy-Ernest. L'arrière-plan est constitué de très nombreuses petites annonces de vente de débits de boissons, peut-être pour symboliser la disparition d'un monde (elles sont associées à des noms d'agences, dont une douzaine de " Mialet ", le nom de mon éditrice, Betty). Au centre, une grande photo découpée d'un mannequin en tailleur, la tête haute, le regard provocant, les mains sur les hanches, avec sur la droite ce qui semble être un titre de magazine : " TISSUS "mystère" ". C'est peut-être Kaki, peut-être pas, impossible de savoir (soigneusement maquillée, les cheveux tirés en arrière sous un petit chapeau, les sourcils arqués, dessinés, elle a le visage de tous les mannequins des années 1950), Debord a peut-être simplement choisi une image symbolique. En bas à gauche, une autre photo, le portrait d'une jeune femme avec un grand chapeau dont elle tient le bord de la main gauche, elle ressemble un peu à la première, mais pas tant que cela. C'est plus sûrement Kaki, sur celle-ci, car on voit qu'il s'agit d'une coupure de journal, avec une partie du titre au-dessus : " 24 HEURES APRÈS LE SUICIDE DE SON AMIE, EX-MANNEQUIN ". Mais là encore, elle est très maquillée, ça ne dit pas grand-chose de son vrai visage. Trois autres images sont collées : trois cases de bande dessinée, un pilote d'avion en train de se crasher ; le reste, ce sont des mots découpés, en majuscules ou non, des extraits de phrases, certains juxtaposés, disposés un peu partout, pour " illustrer " la photo centrale, un genre de décor poétique, sans véritable sens, qui crée plutôt une émotion. On lit entre autres et en vrac (attention, c'est fouillis, c'est artistique) : " APRÈS LES FEUX D'ARTIFICE ! / La vitesse, élément du confort ", " NOTRE JEUNESSE DORÉE / ne se couche pas partout au même moment ", " Elles veulent des nuits élégantes ", " encore à vivre ? ", " ALCOOL / Bon goût ", " A la saveur délicate de l'ananas, joindre le plaisir glacé / du mal des ardents ", " Dangereuses acrobaties sur la glace pourrie ", " en supprimant les longues préparations ", " la route pendant la nuit ", " interdite ", " satisfaire les plus difficiles ", " HISTOIRE du stupéfiant ", " LE JOUR, LA NUIT, L'HEURE ", " Moi, je tiens bien l'alcool ", " Pour être parachutiste, il suffit d'avoir 18 ans au moins (mais les examens préparatoires peuvent être passés à tout âge), une résistance physique normale et un peu d'esprit de suite... Et, jeunes gens, jeunes filles, quel merveilleux moyen de sortir de la vie banale et médiocre de chaque jour ! ". (Le mal des ardents, c'est l'ergotisme, une maladie qui a fait des ravages au Moyen Âge et résulte de " l'ingestion d'alcaloïdes produits par l'ergot du seigle ", dit Wikipédia. " Le malade a l'impression d'être dévoré de l'intérieur par d'intenses sensations de brûlures. ") D'autres morceaux de textes collés sont clairement tirés de journaux qui ont évoqué le suicide de Kaki : " 24 HEURES APRÈS LE SUICIDE DE SON AMIE, EX-MANNEQUIN ", donc, mais aussi : " Samedi matin, on le sait, Jacqueline Harispe, 20 ans, ex-mannequin de haute couture, rentrait ", " Elle enjamba alors la fenêtre et se jeta dans le vide d'une hauteur ", " La jeune femme mourut pendant son transfert à l'hôpital ". Guy Debord avait bien des défauts, mais sans lui, personne ne saurait sans doute aujourd'hui que Jacqueline Harispe, dite Kaki, a existé.
Enfin, il reste des bribes de témoignages éparpillées, dont la fiabilité, naturellement, est loin d'être garantie si longtemps après. (Je ne juge pas, je serais incapable de dire combien de feux avait la gazinière de mon premier studio à Paris ou si une fille que j'ai bien connue il y a trente ans avait les yeux verts ou noirs.) Dans le court chapitre " Kaki, la comète " de son livre Debord, printemps, Frank Perrin, " artiste et agitateur polymorphe ", écrit que son père " pronazi " a été fusillé à la Libération, que sa mère est devenue folle, que Kaki a été exclue de chez Dior à cause de son langage trop cru, et qu'elle venait de se piquer à l'héroïne, avec Boris, quand elle a sauté par la fenêtre : " Sous l'effet de la drogue, a-t-elle voulu s'envoler ? "
Vali Myers, une artiste australienne qui l'a connue dans sa jeunesse, chez Moineau, se souvient, dans une interview filmée : " She was lovely, she was the beauty of the Quarter " (elle semble très émue quand elle en parle, sa voix vacille), la beauté du quartier. " Sweet child... " Elle raconte que son père avait choisi le camp des nazis pendant la guerre, et qu'il s'est suicidé ; que sa mère était jeune et très belle, qu'elle venait d'une famille riche de Passy, qu'elle s'est suicidée aussi ; et que Kaki a été prise en charge par sa grand-mère. Elle aurait un jour volé une babiole dans l'appartement familial, pour la revendre et se faire de l'argent de poche, sa grand-mère s'en serait rendu compte et l'aurait alors envoyée en maison de correction. " Quand elle en est sortie, elle était... dure. C'est à cette époque que je l'ai rencontrée. C'était la plus jolie fille de toutes. Elle était très mince, et vraiment belle. Elle allait avec tous les garçons, elle s'en fichait, elle a couché avec tous, l'un après l'autre. Et puis les premiers soldats américains sont arrivés, ils avaient de l'argent, assez d'argent pour les drogues dures. Kaki a rencontré Boris, il l'a initiée à l'héroïne. " Vali révèle ensuite ce qu'elle sait de sa mort. Dans la chambre d'hôtel à Montparnasse, elle aurait dit : " Boris, j'en ai marre, je veux juste laisser tomber ", il aurait répondu : " Eh bien, laisse tomber. " Elle saute, il ne peut attraper que sa culotte, qui lui reste dans les mains, il dévale l'escalier, la trouve fracassée sur le trottoir, il la porte jusqu'au coin de la rue pour alerter les secours, il tombe avec elle, se relève, continue. Elle aurait prononcé dans ses bras ses derniers mots : " C'est con. "
Jean-Michel Mension, l'un des premiers copains de Debord quand il a débarqué à Paris, celui qui l'a introduit chez Moineau (et qui sera répudié au bout d'un an et demi pour la raison suivante : " Simplement décoratif "), dit à peu près les mêmes choses dans des extraits d'interviews que je trouve sur internet. Kaki était " la reine du quartier ", elle " fascinait " par sa beauté et son intelligence. Un projet de mariage avec un mafieux corse, Charly, n'avait pas abouti. Et Boris était entré dans sa vie, un grand et beau G.I. qui avait combattu en Corée, sympathique, chaleureux, athlétique, elle était amoureuse, lui aussi, mais ils avaient sombré ensemble. Dans la chambre de l'hôtel Mistral avec lui, la nuit de sa mort, elle n'était pas défoncée mais au contraire en manque, selon Mension. C'est un certain Jean-Claude Guilbert qui était entré un après-midi chez Moineau (le jour où Modiano était là avec Barbara) pour annoncer qu'elle avait sauté. Son père ne se serait pas suicidé, selon Mension, il aurait été " condamné à mort à la Libération, et elle rasée, disait-on " (elle avait onze ans et demi, c'est peut-être un peu jeune). Il relate une anecdote : un soir, elle est arrivée chez Moineau, quatre garçons jouaient à la belote, elle s'est approchée, les a regardés, en a choisi un. " Elle lui a dit : "Tu viens ?" La partie était foutue, mais personne n'a moufté quand elle a embarqué sa proie, consentante mais troublée d'être considérée comme une marchandise érotique dédiée au bon vouloir de Kaki. "
Avant de laisser Kaki à ses mystères, j'avais contacté, par mail, Jean-Marie Apostolidès, un romancier, essayiste, professeur de littérature et de théâtre à l'université de Stanford, en Californie - mais il se trouvait alors à Montréal. Spécialiste, entre autres, de Guy Debord (et de Tintin), il lui avait consacré deux livres (dont le second, Le Naufrageur, en 2015, lui avait valu pas mal de problèmes avec les adeptes du Maître, car ce n'était pas une tartine de pommade). Comme j'avais lu que, dans le cadre de son travail sur le fondateur du situationnisme, il s'était intéressé aux " Moineaux ", la petite bande qui passait son temps dans le bistrot où Debord avait élaboré, en les observant, bien des idées qui ont guidé sa vie ensuite, je lui avais écrit pour lui demander s'il avait quelques informations sur Jacqueline Harispe. A priori non, m'avait-il répondu, mais il m'avait conseillé quelques livres, dont certains qu'il avait contribué à faire éditer, et suggéré de m'intéresser à un dénommé Patrick Straram. C'était l'un des Moineaux, mais il avait quitté Paris quelques mois après le suicide de Kaki pour s'installer définitivement au Canada, où il était devenu une figure importante de la contre-culture québécoise, sous le nom de Bison Ravi (il admirait Boris Vian, dont c'était l'anagramme). Straram était amoureux de Kaki (il l'était resté jusqu'à sa mort, en 1988, trente-cinq ans après celle de la fille de ses rêves). Il avait essayé d'écrire plusieurs romans, dont l'un, inachevé, Les bouteilles se couchent, avait été " reconstitué " par Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné, et publié aux éditions Allia. Je l'ai lu. Straram y raconte une nuit de beuverie et de dérive dans les bars de Saint-Germain et chez Moineau, " l'éternel bistrot ". On y reconnaît Straram lui-même, sous le nom de Texlor, mais aussi, entre autres, Guy Debord (" Guy restait tranquille dans son coin, là depuis toujours, attendant de se saouler pour raccourcir la nuit, jouant on ne savait quel amour avec une petite fille venue comme exprès de sa famille pour entourer de ses bras encore vierges le visage calme et maigre de son Guy "), Jean-Michel Mension, et Kaki, sous le nom d'Annie, dont il dit seulement : " Annie était belle, elle possédait cette maigreur racée qui évoque maladroitement une jeune femme intellectuelle, à part, imprégnée d'une noblesse inconsistante mais qui marque de sa grâce facile et sensible. " Elle est citée une autre fois dans le livre, mais sous son vrai surnom. C'est lors d'un passage de l'équipée nocturne à la Pergola, un grand bar de nuit proche de Chez Moineau, Texlor-Straram va aux toilettes et imagine tout ce qui part dans le conduit d'évacuation pour aller se jeter il ne sait où, peut-être dans la Seine, et donc dans la mer en fin de compte, loin. Il établit une longue liste de choses qui disparaissent à jamais dans la cuvette, du PQ, des mégots, du vomi, de la poudre de riz, des mouchoirs, etc., et à la fin, les deux dernières, " pipi de Kaki, pipi de moi ". Qui se mélangent.

J'en étais resté là, pipi de Kaki, dernier signe de vie. J'avais commandé quelques autres livres conseillés par Apostolidès mais je ne les avais pas lus, j'ai rencontré à ce moment-là un homme qu'on allait très injustement incarcérer pour quinze ans, j'ai écrit un livre pour essayer de l'aider, ça m'a pris des mois, je n'avais plus le temps de faire autre chose, plus le temps de chercher - certainement en vain, de toute façon. Il m'en reste une frustration, une incompréhension, une énigme. Pourquoi, un matin d'automne, une si jolie jeune femme, intelligente et libre, entourée d'amis, admirée, une fille que la vie semblait amuser, amoureuse depuis peu d'un beau soldat américain qui l'aimait aussi, s'est-elle jetée à l'aube par la fenêtre d'une chambre d'hôtel à vingt ans ? J'aurais aimé savoir, comprendre.

J'ai marché jusqu'au bout de la digue de Mer, jusqu'au Kursaal, le palais des congrès de Dunkerque (devant lequel une grosse borne jaune, de deux mètres de haut, indique : " Mardi 5 juillet - Ici départ du Tour de France " - ce devait être la première étape en France du Tour 2022, parti du Danemark), je reviens sur mes pas, je suis épuisé, j'ai froid mais je transpire, j'ai la bouche sèche, les jambes en bois mort, l'aller et retour ne fait que deux kilomètres mais j'ai perdu l'habitude de marcher, de bouger. Je longe de nombreuses belles villas, étroites et hautes, celles qui n'ont pas été détruites par les bombardements de la guerre, je fais des photos avec le petit appareil numérique que nous avions acheté, Anne-Catherine et moi, pour le premier spectacle de fin d'année en maternelle de notre fils Ernest, il y a vingt ans. Il fait moche et frais, c'est à peu près désert, quelques joggeurs, des chiens en promenade, presque tout est fermé en cette saison, boutiques, cafés et restaurants, de longs segments de la digue sont en travaux, on creuse, on retape, on prépare le prochain été. La mer est grise mais calme, remonte lentement, le ciel est lourd, je pense à Pauline, à Kaki, Pauline sur la plage, Kaki dans le ciel, puis dans l'eau. De retour, entre la villa Les Tamaris et l'hôtel Merveilleux, j'entre dans l'un des seuls bars ouverts, le Malouin (pas de Saint-Malo mais de Malo-les-Bains - l'arrière-arrière-grand-oncle de Pauline, Thomas Gaspard Malo, a fondé la commune). C'est un grand café, il n'y a presque personne, un jeune serveur barbu, style hipster, un vieux couple installé près de la baie vitrée, trois jeunes filles au comptoir - à ce que je comprends, l'une d'entre elles au moins travaille ici plus tôt dans la journée. Je vois qu'ils ont du bon whisky, c'est bien pour moi, je m'assieds sur une banquette beige et sors de mon sac matelot un livre de photos qui s'y trouve depuis trois semaines et que je feuillette régulièrement.

Ce que Jacqueline Harispe m'aura apporté, c'est la découverte de ceux qui l'entouraient. Sur internet, le mois dernier, j'ai trouvé une photo d'elle chez Moineau. Une seule, en noir et blanc, qui date de 1952 ou 1953. Sur celle-ci, contrairement à celles de Fragiles Tissus, le collage de Debord, Kaki est naturelle, pas maquillée - et il est certain que c'est elle. Elle a dix-neuf ans. Autour de deux petites tables, on voit six jeunes gens, trois filles et trois garçons. Les deux filles et le garçon de la première table, qui est de dos, au premier plan, sont en train de manger, du couscous apparemment (j'ai lu, à propos du cabaret de la rue Guénégaud, que la mère Moineau était " la reine du couscous "), devant trois verres de vin. Un deuxième garçon, brun, genre playboy, debout de profil, vient manifestement de piocher dans l'assiette de celui qui mange, il porte une cuillère à sa bouche. Les trois filles sont de face, sur la banquette, dos à un grand miroir mural, avec le troisième garçon, qui est assis dans le coin, au fond - un très jeune homme, beau gosse lui aussi, blond bouclé, au visage angélique, l'air pensif. On ne distingue pas très bien, mais il semble porter un costume avec une cravate, et un manteau par-dessus (ce qui jure avec le décor : la table est sale, des torchons sèchent sur une cloison en verre dépoli, on devine que l'établissement est un vrai boui-boui, comme dit ma mère). À côté de lui, une blonde frisée ferme les yeux, la tête légèrement inclinée en appui sur le pouce et l'index de sa main gauche, on dirait qu'elle somnole. La fille au premier plan, vêtue d'un tailleur ordinaire aux manches retroussées, a posé sa fourchette dans son assiette et se frotte ou s'essuie le nez du dos de la main droite ; une clope éteinte, à demi fumée, est posée près de son assiette, à côté d'un couteau en inox et d'une salière en plastique. Entre elles deux, en plein centre de la photo, Kaki. (Quelque chose m'étonnait, une sensation diffuse, j'ai mis un moment à comprendre ce que c'était : ils ne sont pas dans l'air du temps. Ils n'ont pas l'allure qu'on connaît aux jeunes de Saint-Germain après-guerre, ni les vêtements, ni les coiffures, ils ne ressemblent pas aux existentialistes qui pullulaient dans le quartier, les filles par exemple n'ont rien de Juliette Gréco, dont les sosies se multipliaient à l'infini, pas de frange ni de longs cheveux, de tenue noire, de pâleur travaillée, on peut dire qu'elles n'ont pas de look, elles ne se soucient pas de leur apparence. Ils ne sont pas à la mode. Ils ne sont pas romantiques, rêveurs ou évaporés, ni arrogants, persuadés d'avoir tout compris. Ils sont simplement fatigués. Ils ne vont pas changer le monde.) Kaki porte un genre de pull ou de sweat-shirt de couleur foncée, peut-être bleu ou vert, ou gris, et un foulard imprimé noué autour du cou, ou une écharpe. Elle a les cheveux plutôt courts, légèrement ondulés. Elle baisse la tête vers son assiette, comme lasse, ou bloquée sur une pensée, on ne voit pas ses yeux, ses paupières seulement. Elle est la seule dont le verre de vin est plein, soit qu'elle n'y ait pas touché, soit qu'elle l'ait déjà vidé et rempli. Sa main droite tient une fourchette ou une cuillère posée sur l'assiette dans la semoule, et sa main gauche, levée, le coude sur la table, un morceau de pain (j'ai d'abord cru que c'était une cigarette, ou un joint) qui cache la bouche de la blonde aux yeux fermés à côté d'elle. Curieusement, on n'a pas l'impression qu'elle est figée parce que c'est une photo mais parce qu'elle s'est arrêtée de manger, qu'elle ne bougeait pas au moment de la prise, comme si elle hésitait à continuer son repas, suspendue. Elle paraît éteinte, pourtant on ne voit qu'elle, même éteinte elle éclaire l'image - peut-être parce qu'elle se trouve au centre, ou parce que c'est elle que je cherchais, que je regarde, mais elle est la plus intense, la plus vivante des six attablés, alors qu'elle va mourir dans quelques mois. Je ne sais pas qui sont les autres, ce qu'ils sont devenus.
Cette photo a été publiée en 1956 dans un album, un livre-album, Love on the Left Bank, l'amour sur la rive gauche. Son auteur est un Hollandais, Ed van der Elsken, qui a quitté Amsterdam à l'automne 1950, à vingt-cinq ans, après un chagrin d'amour. Parti en stop jusqu'à Maubeuge d'abord, où il a étrangement décidé de faire une pause, il est arrivé en décembre à Paris, où il a trouvé abri sous le Pont-Neuf, avec un sac à dos, le reste d'un stock de morue séchée que lui avait donné sa mère et un vieil appareil photo qui avait appartenu à son grand-père (il avait pris des cours de photo par correspondance après la guerre). Il s'est installé contre un pied du pont avec quelques clochards, le lendemain matin les rats avaient bouffé toute sa morue. Il a compris, finaud, qu'il fallait qu'il bouge, et ses pas l'ont conduit, naturellement, jusqu'au Quartier latin et à Saint-Germain-des-Prés, où affluait toute la jeunesse. Il voulait voir les " caves ". Un soir au Tabou, la plus connue (mais le temps des zazous et de Boris Vian s'achevait, il ne restait quasiment plus, autour du Flore et des Deux Magots, que des imitateurs, des poseurs et des hâbleurs, des philosophes en carton, des existentialistes de la dernière heure, comme on dit des résistants, et déjà des touristes qui venaient comme au zoo), un soir au Tabou une danseuse l'a cloué sur place. Une fille d'une vingtaine d'années, aux longs cheveux roux, orange, aux grands yeux envoûtants cernés de khôl noir, qui dansait " comme une Africaine ", le corps en feu toute la nuit, comme en transe. Elle était australienne, elle vivait à Paris depuis un an, elle s'appelait Vali. Il est tombé amoureux d'elle avant d'avoir repris son souffle, mais elle n'aimait que les bad boys, Ed n'en était pas un, ils sont devenus amis. Vali Myers lui a fait traverser le boulevard Saint-Germain et l'a emmené de l'autre côté, rue du Four, dans un endroit où il pourrait boire et manger pour presque rien, un repaire sombre de quelques mètres carrés, tout en longueur, où de très jeunes gens passaient leurs jours et nuits, toujours les mêmes, que Vali appelait " les enfants de la guerre " et qui vivaient comme des " chiens bâtards ", qui ne faisaient rien d'autre qu'être là, boire, parler, jouer et coucher les uns avec les autres dans des chambres d'hôtel misérables des rues voisines. " Chez Moineau, les étudiants, les artistes et tous ceux qui travaillaient étaient mal vus ", dit Vali. " Eux, leur statut légal, pour les flics, était "vagabonds". " Ils avaient entre quinze et vingt ans, ils étaient perdus, venus se réfugier sous l'œil attendri et bienveillant du couple Moineau, qui les couvait comme des parents indulgents, qui leur faisait crédit et leur passait tout. Ed van der Elsken, plus âgé qu'eux, a compris qu'il venait de pénétrer dans un lieu important pour lui : " Ils avaient un mode de vie, un regard sur la vie, qui m'attiraient, dit-il. Ils ne voulaient pas du monde extérieur, de la société, des "autres", mais ils avaient aussi beaucoup de problèmes personnels. Beaucoup d'entre eux étaient issus de foyers brisés, ou avaient vécu des expériences terribles par le passé. Ce n'étaient pas des gamins bohèmes qui se prélassaient. Ils s'amusaient mais c'était un groupe sans espoir, replié sur lui-même. Beaucoup étaient incapables de faire face à la vie et, à la fin, se sont détruits. " Il s'est glissé entre eux, entre les Moineaux, et a commencé à les photographier. Après quelques mois, ayant trouvé du travail dans un labo, Pictorial Services, puis à l'agence Magnum, il a pu louer une chambre tout près, 12 rue Guisarde, et s'acheter un meilleur appareil dans une boutique d'occasion du boulevard Beaumarchais, un Contax I de 1932, avec objectif Tessar 2,8. Pendant près de trois ans, il a pris des milliers de photos, dont un peu plus de deux cents ont été publiées dans Love on the Left Bank.
À sa sortie en 1956, aux Pays-Bas, en Allemagne et au Royaume-Uni, le livre a connu un succès d'estime évidemment confidentiel, qui a permis à van der Elsken d'être reconnu dans le milieu de la photographie et d'y consacrer sa vie - il a photographié des hippies, puis des punks, il a fait le tour du monde en quatorze mois et de longs séjours en Afrique et au Japon, près des pauvres et des non-conformistes ; il est toujours resté à l'écart des modes et des facilités, jusqu'à sa mort, dans son pays natal, à Edam, le 28 décembre 1990, à soixante-cinq ans, d'un cancer de la prostate (il a filmé la progression de sa maladie dans un documentaire, Bye). Avec ses photos des Moineaux, il a inventé un genre et inspiré ou influencé de nombreux photographes, les photographes de la marge, du quotidien à l'écart (en particulier Larry Clark ou Nan Goldin, qui n'était pas née quand il est arrivé chez Moineau et a témoigné plusieurs fois de l'importance que son travail avait eue pour elle). Il disait : " Je me réjouis de la vie, je ne suis pas compliqué. Je me réjouis de tout, l'amour, le courage, la beauté, mais aussi le sang, la sueur et les larmes. Je garde les yeux ouverts. "
Au moment de la disparition de son auteur, Love on the Left Bank était introuvable, épuisé depuis longtemps. Le livre a été réédité sous forme de fac-similé en 1999, pour son rôle dans l'histoire de la photographie, puis réimprimé en 2020, mais je sais que je n'en aurais jamais entendu parler, que je n'aurais jamais vu une seule photo d'Ed van der Elsken sans Guy Debord, sans les fanatiques de Guy Debord. Car si, dès le printemps 1953, Debord a quitté le bistrot du couple Moineau et envoyé paître à peu près tous ceux qui le fréquentaient, tous ceux qu'il côtoyait chaque jour depuis son arrivée à Paris, s'il les a jetés (parce qu'il n'avait plus besoin d'eux) avec une dureté, un mépris qui donnent envie de lui foutre des baffes, il n'a cessé ensuite, à partir de la fin des années 1950 et jusqu'à la fin de sa vie, dans ses écrits et dans ses films, de revenir sur l'importance qu'ont eue pour lui, pour sa pensée, les dix-huit mois qu'il a passés près d'eux, à côté d'eux - il ne se mêlait pas vraiment à eux, ne vivait pas comme eux (c'était un intellectuel, d'une part, pas eux ; d'autre part, il n'avait pas de problèmes pour se loger ou se nourrir, sa famille lui donnait de l'argent), il était pour ainsi dire en planque chez Moineau (d'ailleurs, il ne figure sur aucune des photos de Love on the Left Bank, même en arrière-plan ou dans un miroir : par une étrange prémonition stratégique (il était encore quasi bambin), il avait expressément demandé à van der Elsken de ne jamais l'inclure dans le cadre). L'observation permanente de ces jeunes personnes qui ne voulaient pas d'avenir (No future vingt-cinq ans avant), qui ne se projetaient pas plus loin que l'heure suivante, qui ne vivaient qu'au fur et à mesure, ne cherchant que des plaisirs immédiats, accessibles, l'ivresse, le jeu, l'amour physique, l'a conduit peu à peu, en mûrissant, à la création du situationnisme, qui repose sur la construction de situations - une " situation ", c'est-à-dire, comme le décrit sur France Inter le philosophe Patrick Marcolini (je ne vais pas faire le mariole, mieux vaut laisser parler les spécialistes) : " Une suite de moments de la vie quotidienne qui possède son unité, sa cohérence interne. [...] Un ensemble de gestes, d'attitudes, de comportements, des rencontres, des liens, des rapports sociaux qui se nouent en un moment précis. Ce qui fait la qualité particulière de cette suite de moments, c'est son intensité affective, sa qualité poétique : on y sent, on y vit des choses qu'on ne vivrait pas dans le cours ordinaire de la vie normale. " Jusqu'à son suicide, le 30 novembre 1994, Debord a donc payé sa dette, revenant inlassablement sur ces quelques mois parmi les Moineaux. Dans son film le plus connu, en 1978, il dit en voix off, à propos du bistrot de la rue du Four : " Il est admirable de constater que les troubles qui sont venus d'un lieu infime et éphémère ont finalement ébranlé l'ordre du monde. "
Le titre de ce film, In girum imus nocte et consumimur igni (palindrome génial en latin, créé par des moines du Moyen Âge qui devaient s'ennuyer), nous décrit tous, mais eux d'abord : " Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu. " Dans ce long-métrage, il revient sans cesse en voix off sur l'époque Moineau : " L'existence de tous était principalement caractérisée par une prodigieuse inactivité ", " Personne ne quittait ces quelques rues et ces quelques tables où le point culminant du temps avait été découvert ", " Je crois bien qu'aucun de ceux qui sont passés par là n'a jamais acquis la moindre réputation honnête dans le monde ". Le film se termine sur une chanson de Prévert et Kosma : " Tristes enfants perdus, nous errons dans la nuit... "
Dans son court-métrage intitulé Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, en 1959, plusieurs voix off se relaient : " Le refus du temps et du vieillissement isolait d'avance les rencontres dans cette zone ", " Personne ne comptait sur l'avenir ". Puis : " On nous abîme, on nous sépare, les années passent et nous n'avons rien changé. " Déjà, l'année précédente, dans Mémoires, il constatait : " Nous avons perdu les meilleures années, bientôt le jeu sera fini pour toujours. " Dans Panégyrique, en 1989 : " Il y avait les écolières qui avaient fui l'école, avec leurs yeux fiers et leurs douces lèvres ; les fréquentes perquisitions de la police ; le bruit de cataracte du temps. Jamais plus nous ne boirons si jeunes. [...] Entre la rue du Four et la rue de Buci, où notre jeunesse s'est si complètement perdue, en buvant quelques verres, on pouvait sentir avec certitude que nous ne ferions jamais rien de mieux. " Dans le même petit ouvrage qui revient sur sa vie, il résume : " Dans le quartier de perdition où vint ma jeunesse, comme pour achever de s'instruire, on eût dit que s'étaient donné rendez-vous les signes précurseurs d'un proche effondrement de tout l'édifice de la civilisation. On y trouvait en permanence des gens qui ne pouvaient être définis que négativement, pour la bonne raison qu'ils n'avaient aucun métier, ne s'occupaient à aucune étude, et ne pratiquaient aucun art. Ils étaient nombreux à avoir participé aux guerres récentes, dans plusieurs des armées qui s'étaient disputé le continent. [...] Le restant, qui était plus jeune de cinq ou six ans, était venu directement là parce que l'idée de famille avait commencé à se dissoudre, comme toutes les autres. Nulle doctrine reçue ne modérait la conduite de personne ; et pas davantage ne venait proposer à leur existence quelque but illusoire. "
Les spécialistes et passionnés de Debord ont donc cherché les Moineaux ; les photos d'Ed van der Elsken ont refait surface, cinquante, soixante-dix ans plus tard ; je me suis procuré un exemplaire du fac-similé de Love on the Left Bank ; je suis entré dans un monde dont je ne peux plus sortir. Je suis avalé par ce livre. Ce sont de belles photos, je pense que la démarche, le style étaient inédits à l'époque, une sorte de Nouvelle Vague photographique, initiée huit ou dix ans avant Les Quatre Cents Coups ou À bout de souffle ; le texte ne m'intéresse pas beaucoup (il est là pour illustrer les images, genre roman-photo, c'est de la fiction, une historiette d'amour, les prénoms sont des pseudonymes, Ann, Benny, Gerda) ; mais les jeunes gens qu'on voit là, dans ce bar exigu ou errant dans les quelques rues alentour, me bouleversent, je ne sais pas comment dire, ils me touchent, m'enchantent et me désespèrent, j'ai envie de les prendre dans mes bras, tous ensemble. (Ce n'est pas possible.) Il me semble à la fois les connaître, depuis longtemps, et découvrir une société inconnue. Car ils rient ou sourient sur beaucoup de photos, ils s'embrassent, se collent les uns aux autres, joyeux et lumineux, ils sont la vie, la belle vie de la jeunesse, l'incarnation multiple du meilleur de la vie, mais on ne peut pas ne pas remarquer l'ombre sur eux, une tristesse ou une douleur latentes, une menace. Vali Myers et Ed van der Elsken parlaient de " chiens bâtards " et d'un " groupe sans espoir, replié sur lui-même " : effectivement, c'est aussi ce qui apparaît sur ces photos, mais pas seulement, c'est plus complexe. On ne pense pas que ces gamins sont malheureux. C'est Debord qui trouve l'équilibre, qui donne une idée juste de ces " enfants perdus " que l'on voit dans ces pages : " une prodigieuse inactivité ", " nous ne ferions jamais rien de mieux ", " le point culminant du temps avait été découvert ", " bientôt le jeu sera fini pour toujours ".
Ce qui frappe d'abord quand on feuillette le livre, même si cela peut paraître trivial, c'est qu'ils sont tous beaux. Des aimants pour les yeux. Sales, ivres ou épuisés pour certains, certaines, mais d'une vraie beauté plastique - on dirait qu'ils ont tous été recrutés par un magazine, et même ceux qui ne correspondent pas aux critères habituels attirent le regard, gracieux, intenses. Surtout les filles. Les garçons pour la plupart sont de beaux garçons, séduisants, à l'aise, parfois songeurs ou affaiblis. Les filles, au-delà de l'apparence, chavirent. Même très jeunes, jolies filles, elles paraissent plus profondes, remuées de tourments, de drames, de violence. Et denses, fortes. Une photo en particulier sidère - je ne sais combien de temps je suis resté à la regarder, fasciné, comme une cloche. Une brune (qui n'est pas Kaki) aux cheveux mi-longs en désordre, avec une frange, seize ou dix-sept ans peut-être, fixe durement l'objectif, devant lequel elle semble être venue se planter par défi (derrière elle, le bar et les clients sont flous) : elle fixe le monde, et elle ne l'aime pas beaucoup. Elle porte un haut (indéfinissable) sombre et un foulard clair. Ses lèvres sont serrées en une moue non pas boudeuse, mais déterminée, froide - ou triste. Sous la frange, ses yeux sont dans l'ombre des orbites, on ne les voit pas bien, on les devine : désespérés ou féroces, glacés. Il se dégage de cette image un mélange de souffrance muette, de fatalisme, et de ce qu'on ne peut appeler autrement que de la sauvagerie.
Elle apparaît sur d'autres photos, et d'une humeur différente : elle discute, sourcils froncés, concentrée, avec un joli garçon à la mine espiègle et un vieux bonhomme au visage anguleux, aux yeux ravagés et au long nez (le seul vieux du bistrot, tête d'ivrogne canaille), elle lit un livre à table à côté de deux garçons (dont l'espiègle) qui jouent aux échecs, elle est assise au comptoir sur un tabouret, en face d'une jeune serveuse aux cheveux courts qui essuie un verre, elle porte une longue jupe claire, qui descend à mi-mollet, elle est pieds nus, pieds très sales. Ed van der Elsken l'appelle Gerda.
Celle qu'on voit le plus dans le livre, du début à la fin, c'est le personnage principal, celle dont le narrateur est amoureux, une fille au visage saisissant, avec de grands yeux, du khôl, je reconnais Vali Myers - Ann, dans l'histoire. On la voit fumer seule sur un banc sous la pluie, ou face à un miroir abîmé (c'est la couverture), en culotte dans une chambre d'hôtel, on la voit danser au Tabou, discuter et rire avec les Moineaux dans l'arrière-salle du bistrot, dans les bras de plusieurs hommes ou garçons différents sur les banquettes, on voit des dessins qu'elle a faits, macabres, effrayants (elle semble s'être un peu inspirée d'un peintre dont quelques œuvres sont reproduites, un barbu, Wolf dans le texte), elle finit par disparaître avec un matelot américain.
Kaki - c'est évidemment elle que j'ai cherchée en premier - ne figure que sur la photo de la tablée couscous, j'ai tout scruté à la loupe. Le playboy debout qui se servait à la cuillère dans l'assiette de son voisin, lui, est un peu partout, souvent avec Vali, ou embrassant d'autres filles à pleine bouche, c'est le voyou charmeur - on le voit fumer des joints, manger, dévorer, on le voit assis devant un plateau d'échecs à côté d'une fille qui tient un bébé dans les bras, c'est aussi lui qui joue contre l'espiègle, près de " Gerda ", on le voit avec un gros pansement blanc sur l'oreille droite, ou endormi sur une table du bar, un mot posé près de son verre vide : " Pour aller faire l'amour, je cherche 450 Frs, tous les dons sont acceptés. Ne me réveillez pas. " Le jeune blond angélique et la blonde aux yeux fermés figurent aussi sur plusieurs autres photos, dont une, très belle, sur laquelle ils sont tous les deux endormis (elle a donc encore les yeux fermés) : adossée dans un coin de banquette, elle le tient serré contre elle, il se laisse aller en arrière, elle entoure sa tête de ses bras, comme si elle berçait un enfant. Sur une autre, elle assiste, avec la fille sauvage, à la partie d'échecs entre le voyou charmeur et le joli garçon espiègle (elle baisse la tête, on ne voit pas ses yeux). Il revient souvent, lui aussi, l'espiègle, il joue au 421 chez Moineau (dans le livre, le bar s'appelle The Mau Mau), somnole sur une table, il fait le zouave dans les rues avec une sorte de grand ours aux cheveux blonds en pétard, drôle de jeune type habillé comme un hippy avant l'heure (ou un punk), ils marchent en se tenant par les épaules, hilares et manifestement saouls, ils interpellent les passants, le grand ours finit par se retrouver le cul par terre, sur une grille d'égout. Ce doit être un séducteur lui aussi, l'ours (Benny dans le texte), on le voit étreindre toutes les filles du bar. Sur toute une page, en dix photos, il enlace une petite brune bouclée au regard noir mais enfantin, enfouit son nez dans son cou, lui parle à l'oreille, une fille aux cheveux longs s'approche de lui, lui prend la tête à deux mains et l'embrasse. Ailleurs, une autre belle fille rêvasse devant un verre à cognac et une bouteille vides, la même tient contre elle un bouquet de fleurs dans un vase, sous les yeux d'un garçon en veste sombre, bien coiffé, le genre timide et romantique. Et d'autres encore qui évoluent avec ceux-là dans un univers restreint et clos (sous le contrôle affectueux d'une dame costaude qui doit être la mère Moineau, en tablier (sûrement bleu), une cinquantaine d'années, des lunettes à double foyer, un œil qui part sur le côté, une verrue sur le front, un sourire tendre et maternel), des échappés du monde qui font tout " entre eux ", qui ne font rien d'autre que se toucher, s'embrasser, boire, manger, dormir, jouer.
Au milieu d'eux sur la banquette du Malouin, où j'en suis à mon quatrième whisky, j'écoute d'une oreille et demie la discussion des trois filles au comptoir, et lève de temps en temps les yeux du livre. Elles ont à peu près le même âge que celles des photos, la plus âgée doit avoir dix-neuf ou vingt ans (brune, fine, sûre d'elle et sexy (le jeune barman la reluque discrètement, comme un ourson regarde une ruche), elle me fait penser à Pauline Dubuisson (ou à Kaki, sur les photos du collage de Debord ?)), une blonde en jogging, la seule assise, sur un haut tabouret, boit une bière à la bouteille et a déjà roté trois fois, la troisième est menue, toute petite, le haut de sa tête atteint à peine l'épaule de la brune, je lui donnais douze ans, mais quand elles sont sorties fumer sur la digue de Mer, elle a allumé une cigarette aussi, donc je ne sais pas. Elles parlent de garçons, beaucoup, ça les passionne et les taraude, elles s'échangent des impressions sur Mehdi et Charles, il est trop beau, dit la brune style Pauline (à la tête du barman, je vois bien qu'il n'aime pas Charles), et sur Ludo, ce connard, mais aussi sur l'équipe de foot locale, ou sur leur avenir : la petite veut être " maquilleuse sur des séries ", la blonde chauffeuse de taxi, mais c'est cent soixante mille balles la licence et il faut attendre qu'un vieux la lâche ou meure.

À part la mienne, une seule table est occupée, près de la vitre qui donne sur la mer, par un couple âgé. Ils sont l'un en face de l'autre, une béquille est appuyée contre la chaise du vieil homme, une canne de bois contre celle de la vieille femme, ils se regardent, ils bavardent, ils boivent, ils rigolent sans arrêt. Ils ont peut-être quatre-vingts ans, ils ont dû naître quand Pauline courait d'un blessé à l'autre sur la plage, de l'autre côté de la baie vitrée, ils jouaient dans la cour de récré quand les photos que j'ai devant moi ont été prises, quand le joli garçon espiègle faisait le zouave dans les rues avec le grand ours, quand la fille sauvage défiait le monde dans la pénombre d'un petit bistrot parisien. Elle boit un kir, lui un demi de Chouffe, c'est leur deuxième tournée (quand ils ont demandé le renouvellement des verres au barman et qu'elle a confirmé qu'elle voulait un autre kir mûre, le monsieur a ajouté : " Bien mûre ! "), le téléphone de la dame sonne. Elle répond, d'une voix très éraillée, caverneuse, d'outre-tombe presque, une voix de grande fumeuse (je ne sais pas comment ils ont tenu jusqu'à cet âge, tous les deux), je crois comprendre qu'elle parle à leur petite-fille : " On est bien, on a un ciel très bleu... " (Je suis surpris, je regarde, le ciel s'est effectivement éclairci d'un coup avant le coucher de soleil.) Le barman annonce que le café va bientôt fermer, il n'est pas 19 heures. " J'ai passé tout l'après-midi chez mon amie Monique... " Les trois filles du comptoir sortent, saluent distraitement le barman (le pauvre), elles vont chez Théo. " Et ton Victor, alors, est-ce qu'il est beau ? Ah, c'est bien ! " Le vieux monsieur prend sa béquille pour aller aux toilettes avant la fermeture. " Au revoir ma chérie, au revoir, bonne soirée à tous les deux, et profitez de cette belle vie... " La vieille dame raccroche et regarde pensivement par la baie vitrée, vers la grande mer.

J'ai trouvé une table dans l'un des seuls restaurants ouverts sur la digue, la Brasserie de la Plage, il y a du monde, je me demande d'où sortent tous ces gens. Je crois que je n'ai pas mangé à 19 h 15 depuis la veille de mon entrée en sixième, en 1975. Je commande un welsh-frites, c'est local, c'est circuit court, et un pichet de Côtes-du-Rhône1, qui a traversé la France. Après les whiskies du Malouin, j'ai l'esprit qui flotte, s'ouvre, des pensées arrivent en titubant, joviales, enthousiastes. J'ai dû trouver sur internet tout ce que je pouvais trouver sur Kaki, mais sur les autres ? Je n'ai pas cherché. Je vais chercher. (Parmi les livres que j'avais commandés sur les conseils de Jean-Marie Apostolidès, l'un est un entretien avec Gérard Berréby, le directeur des éditions Allia, dans lequel Jean-Michel Mension revient sur sa vie (le titre est La Tribu, ça paraît bon signe, ça sent le groupe de jeunes), un autre son autobiographie, dont la couverture, si ma mémoire est bonne, le montre, jeune, au côté d'une très jolie fille brune - je me demande si ce n'est pas la fille sauvage (et Mension serait peut-être le joli garçon espiègle), il faudra que je vérifie. Il y aborde probablement son passage chez Moineau.)
Vali Myers, vingt ou trente ans après son départ de Paris, ne les avait pas oubliés : " C'étaient des enfants déracinés, déjà vieux pour leur âge. Beaucoup étaient sans domicile ou sans parents, sans papiers. C'était un monde rude, un monde sans illusions. On doit pouvoir compter sur les doigts d'une main ceux qui ont survécu au Quartier. " Ça fait de la peine. Que leur est-il arrivé ? Il y avait pourtant sur les photos, même dans l'ombre, de la légèreté, de l'insouciance. Je pourrais essayer de savoir. Qui étaient-ils ? Qu'ont-ils fait dans les années 1960, 1970 ? 1980 ?
Dans un mail, Jean-Marie Apostolidès me parlait aussi de ces " enfants ", il m'a écrit quelque chose qui m'a marqué : " Au fond, tous ces jeunes gens et jeunes filles ne se sentent pas aimés, ils n'ont pas d'avenir. Le monde autour d'eux est à la fois fragile et menaçant, il ne leur offre rien de précis. Ils se vivent encore comme des enfants, pas comme des adultes. Des enfants perpétuels. Cet imaginaire est différent de celui des baby-boomers qui, eux, se vivent comme des jeunes perpétuels, non comme des enfants. " Il a raison. On en voit partout dans les rues, des baby-boomers, des soixante-huitards de soixante-quinze ans qui sont restés ou veulent rester jeunes, en avoir l'air au moins : c'est possible. Mais rester enfant ? Quoi qu'on fasse, on ne peut pas.
Si les Moineaux avaient entre seize et vingt ans au moment des photos d'Ed van der Elsken, c'est qu'ils sont nés entre 1931 et 1935, qu'ils avaient donc une dizaine d'années pendant la guerre, l'Occupation. À deux ou trois ans, on ne se rend compte de rien, on mange moins bien, de la purée de topinambours, on sent ses parents inquiets, ou absents, mais cela reste dans l'inconscient ; à seize ou dix-huit ans, on se rend compte de ce qui se passe mais on peut réagir, entrer dans la Résistance, ou passer collabo si on veut, profiter de la situation, le marché noir, l'argent, la belle vie, on paiera la note plus tard ; à dix ans, on se rend compte de ce qui se passe, on comprend, on voit ses parents dans la tourmente, on voit les soldats, la mort, la haine, on souffre mais on ne peut rien faire, on est conscient et impuissant, rien de pire. Ils n'ont pas vécu leur enfance comme des enfants. Mais combien de gens sont nés entre 1931 et 1935 ? Alors pourquoi eux, comment sont-ils arrivés là, échoués dans le cul-de-sac d'un petit bistrot sans fenêtres de la rue du Four, à revivre leur enfance entre eux ? Qu'est-ce qui les a poussés ensemble dans ce trou, cobayes malgré eux du " foyer secret " de Debord, graines défectueuses de ce qui allait se passer dans les dix, vingt, soixante-dix années suivantes ? Qu'est-ce qui les unissait ici ? Qu'est-ce qui a tué Kaki ? Je veux savoir qui ils étaient, d'où ils venaient, ce qui les a conduits chez Moineau et où ils sont allés ensuite, je ne peux plus regarder ailleurs, me désintéresser d'eux. Dès demain à Paris, je chercherai. Je trouverai peu, certainement, aucun d'eux n'ayant acquis " la moindre réputation honnête dans le monde ", il ne doit subsister que quelques traces. Mais ça fera plaisir à mon éditeur, Bernard Barrault : depuis des années, il espère (de tout son cœur) que je vais réussir à écrire un livre de moins de neuf cents pages. Chaque fois, j'y crois, je promets, et c'est la désillusion. Mais là, avec ce sujet brumeux, enfoui, si j'en atteins le quart, c'est déjà que j'aurai bien travaillé, j'aurai découvert le maximum. Je nous imagine fêter ça au whisky dans son bureau. Deux cent cinquante pages !
Sorti de la Brasserie de la Plage (il est 20 h 20, la digue de Mer est déserte, la mer remonte dans l'obscurité) et me dirigeant vers l'hôtel Merveilleux tout proche, je repasse devant le Malouin, fermé, éteint, lève la tête je ne sais pourquoi et m'étrangle. Le bar occupe le rez-de-chaussée d'un petit bâtiment de briques qui s'appelle " Villa Les Moineaux ". (Dans un roman, c'est ridicule, c'est grossier, qui peut y croire ? Mais c'est vrai, je le jure solennellement, que je sois pendu par les pieds si je mens.) À deux maisons des Tamaris, de Pauline, à moins de quarante mètres de l'hôtel que j'avais choisi au hasard, la villa Les Moineaux.
Dans la chambre (je suis accueilli par Monica Bellucci, accrochée au mur, clope aux lèvres, décolleté à faire pleurer le pape), je jette un coup d'œil par la fenêtre à la mer sombre (on ne voit pas grand-chose), allume la télé (bientôt Koh-Lanta, premier épisode de la nouvelle saison) et ouvre mon MacBook (je n'ai pas de téléphone) pour voir si Anne-Catherine m'a écrit. Oui, un mail qui me prend par surprise et m'enchante.

Veules-les-Roses
Je suis assis à la terrasse de Chez Amandine, bar et diner, face à la belle gare d'Abbeville. La Kuga noire est garée juste à côté. Il est midi, le temps est agréable, j'attends Anne-Catherine. Elle n'est pas très en forme en ce moment, elle en a surtout assez de travailler au Cristal, le bar de notre quartier, juste en face du Bistrot Lafayette où je vais tous les jours, elle ne supporte plus les gens - pas l'équipe du bar ni les habitués, qu'elle connaît bien, mais les clients, certains, leur grossièreté, leur sans-gêne : " J'ai envie de les frapper. " (Ce qui n'est pas commercial.) Elle a dit au patron, Mourad, qu'elle ne viendrait pas pendant deux jours, elle a besoin d'air, de calme, de mer. Pas loin. Trouville, Étretat, Fécamp ? Elle a voulu revoir Veules-les-Roses, où nous avons passé trois mois ensemble au tout début de notre histoire. Elle s'est renseignée, ce n'était pas très compliqué, une heure et demie de train jusqu'à Abbeville, je pouvais venir la chercher ? Avec joie. Après avoir lu son mail, je l'ai appelée depuis le téléphone de la chambre. Pour tout dire, rentrer si vite à Paris me filait un peu le cafard, j'ai aimé marcher le long de la plage en pensant aux Moineaux dans leur bistrot, et retourner à Veules vingt-cinq ans plus tard me fait plaisir.
J'ai aussitôt - Denis Brogniart présente les candidats aventuriers qui vont se répartir entre Rouges et Jaunes - réservé une chambre dans le seul hôtel de la petite ville, le " relais hôtelier " Douce France (qui existait déjà en 1998, nous y mangions de temps en temps au restaurant, la maison que nous avions louée se trouvait juste derrière), et dès le réveil ce matin, j'ai appelé Avis pour savoir si je pouvais garder la voiture un jour de plus - pas de problème, je loue chez eux depuis longtemps, ils m'ont envoyé un lien pour prolonger le contrat. Une idée saugrenue a commencé à s'installer dans ma tête, en sifflotant. Avant qu'Anne-Catherine ne parte pour la gare du Nord, je l'ai rappelée pour lui demander si cela ne l'embêtait pas de m'apporter la pile de livres que j'avais laissée dans mon bureau, au pied du vélo d'appartement qui prend depuis des mois la poussière. Et la grande valise, avec des vêtements.

Le balcon de notre chambre donne directement sur la Veules, " le plus petit fleuve de France " (où Anne-Catherine, à vingt-quatre ans, aimait s'asperger le visage d'eau glacée quand nous nous levions, vers 16 heures) : un kilomètre et cent cinquante mètres seulement entre la source et la Manche. Et juste en face, sur l'autre rive, derrière une haie, on voit la grande bâtisse, bien trop grande pour nous deux, tout en longueur, où nous avons passé trois mois d'automne, comme seuls sur terre dans le village désert, alors que nous nous connaissions à peine. J'avais écrit mon premier roman dans cette maison deux ans auparavant, seul avec ma chatte, Spouque. Et il ne faisait aucun doute pour moi que ce serait ici aussi que j'écrirais le deuxième, seul évidemment, il me fallait de la concentration, et donc de l'isolement. J'avais déjà réservé la maison, de mi-septembre à mi-décembre. Je ne savais pas encore quoi écrire, mais ça viendrait forcément, les Muses m'attendaient là-bas, langoureusement alanguies dans la grande cheminée. Je partais dans quatre jours. J'avais rencontré Anne-Catherine quelques semaines plus tôt, je l'ai emmenée dîner chez mes parents en banlieue pour la première fois, la soirée s'est passée bizarrement, elle ne portait qu'une tenue dorée d'acrobate (genre body ouvert jusqu'au nombril, avec minishort), à peine arrivée elle s'est roulée dans l'herbe du jardin en poussant des cris, elle avait trop fumé, les psychotropes qu'elle prenait à l'époque étaient manifestement mal dosés, et le trac la faisait dérailler, elle - qui est si polie - disait " putain de merde " et " enculé " à table (mes parents me regardaient avec de grands yeux à la fois effarés et indulgents (c'était la première fois que je leur présentais une amoureuse (j'avais trente-quatre ans pourtant, je n'étais pas spécialement en avance...), j'avais vécu jusqu'alors une vie de papillon patachon, ils devaient se dire que j'avais cherché quinze ans pour finalement m'arrêter sur un choix peu logique)), elle a vomi le légendaire gâteau au chocolat de ma mère, et au moment du café, elle a déclaré : " Au fait, je ne sais pas si Philippe vous a dit, mais je pars avec lui à Veules-les-Roses. " J'ai souri, bonhomme : " Huhu, non, ne vous inquiétez pas, Anne-Catherine blague. " Mais non. Nous avions passé une bonne partie de la nuit précédente au Saxo Bar (dont je m'aperçois aujourd'hui que c'était la réplique presque exacte de chez Moineau, du moins de l'image que je peux m'en faire d'après les photos), j'avais picolé comme un abruti et, dans l'euphorie sentimentalo-éthylique, je ne m'en souvenais pas mais elle l'affirmait, je lui avais proposé de m'accompagner à Veules, je t'aime, rien n'est plus fort et beau que l'amour, la passion renverse tout, les conventions, la prudence, la raison, oublions tout ça, viens avec moi. Malheur. Anne-Catherine n'est pas menteuse, jamais, je l'avais déjà compris, et j'ai un problème avec la parole donnée, même la parole d'ivrogne, ça me ligote. J'avais donc dû " accepter " qu'elle s'installe avec moi dans la maison de l'écriture, la mort dans l'âme. Je ne pouvais m'en prendre qu'à moi-même.
Dès le premier jour, le lendemain de notre arrivée (c'est mon père qui nous avait conduits là en voiture), nous nous étions tous les deux rasé entièrement le crâne. Sans vraiment savoir pourquoi, comme instinctivement, peut-être pour repartir de zéro, commencer notre vie. (Un mois plus tard, j'avais compris que je m'étais fait rouler : les cheveux blond platine d'Anne-Catherine repoussaient châtain. Elle m'avait assuré, lors de notre rencontre, que cette couleur soleil pâle de Stockholm était sa teinte naturelle. Je suis trop naïf, je suis le perdreau de l'année. Les certitudes valsent vite : elle pouvait être menteuse.) Nous avions ensuite vécu trois mois sismiques enfermés dans cette maison, j'écrivais toute la nuit (un roman, finalement, sur le début volcanique de notre amour, presque en direct), Anne-Catherine aussi dans une autre pièce (le récit de son enfance pénible et amère en Alsace, et de sa jeunesse avant moi : Rude), nous dînions à 8 heures du matin (avant de se coucher, elle se déshabillait toujours devant la fenêtre et y restait un moment nue à regarder dehors, je pensais qu'elle réfléchissait, méditait pour se calmer avant le sommeil, j'avais fini par lui poser la question, elle m'avait répondu : " Non, c'est juste qu'il y a un petit vieux qui vit seul dans la maison en face, il mate tous les matins, je me dis que je peux bien faire ça pour lui à la fin de sa vie, ça doit lui faire plaisir "), nous dormions jusqu'au milieu de l'après-midi, et passions le reste du temps à baiser ou à hurler, c'était violent et chaotique, deux fous dans la même cellule. Je n'avais jamais passé plus d'un jour et une nuit avec une fille, Anne-Catherine était à moitié dingue, sauvage, nous étions collés l'un à l'autre et coupés du monde : ça baptise, pour la vie de couple.
Nous sommes coriaces, tous les deux (bon, surtout elle), mais assis maintenant sur le balcon de notre chambre à Douce France, nous regardons ensemble les vieux murs de pierre derrière lesquels nous avons vécu il y a vingt-cinq ans, reclus et déséquilibrés, dans la fièvre des naissances et l'amour, nous voyons la porte qui donnait directement dans la cuisine où j'avais essayé de faire de pauvres crêpes qu'elle avait refusé de manger parce qu'elle m'en voulait pour je ne sais plus quoi, à l'étage la fenêtre derrière laquelle elle se déshabillait jeunette (le vieux doit être mort depuis longtemps, sourire aux lèvres), nous sommes coriaces mais face aujourd'hui à cette maison muette, figée dans le temps, nous sommes indéniablement, comment dire, émus.
Elle m'a apporté les livres, je commence à lire La Tribu, l'entretien de Berréby avec Jean-Michel Mension. C'est de là que sont tirés les extraits d'interviews que j'ai trouvés sur le net. En dehors de Kaki, je découvre de nombreux noms de Moineaux, je peux même assez rapidement en associer certains avec des visages du livre de van der Elsken (dont plusieurs photos sont reproduites dans La Tribu) : la jeune fille sauvage qui fixait le monde s'appelait Éliane Papaï, le grand ours Fred Hommel, le petit blond angélique, Joël Berlé, et le playboy à la cuillère de couscous, Pierre Feuillette. Mension cite d'autres personnes dont il se souvient, dont je n'ai jamais entendu parler et que je ne peux pas identifier, qu'on voit peut-être sur les photos, ou non : entre autres, Sarah Abouaf, Ivan Chtcheglov, Éliane Derumez, Jean-Claude Guilbert, Patrick Straram, dont m'a parlé Apostolidès, Gil J. Wolman, Serge Berna, Jean-Louis Brau, Henry de Béarn et sa femme, Marguerite Harispe, la sœur aînée de Kaki.
Je pense à quelque chose. Sur le site du service numérique de la BnF, Gallica (souvent une mine d'or), les journaux ne sont disponibles, librement consultables, que soixante-dix ans après leur parution. S'il y a eu des articles en 1953 sur la mort de Kaki (et il y en a eu, puisque Debord en a découpé des extraits pour sa métagraphie), je dois pouvoir les trouver aujourd'hui, ce qui n'était pas possible la dernière fois que j'ai cherché. Et en effet, sur le balcon au-dessus de la Veules, je tombe tout de suite sur plusieurs papiers - de simples encadrés pour la plupart, car Jacqueline Harispe n'était presque personne - dans Le Figaro, L'Aurore, L'Humanité, Libération, Combat, Franc-Tireur et même La Bourgogne républicaine.
Je n'y apprends rien de très important au sujet de Kaki. J'y apprends principalement qu'il ne faut jamais faire le malin (je le savais, pourtant) : la seule chose qui paraît à peu près certaine, car tous les articles l'indiquent, c'est qu'elle n'est pas tombée du cinquième étage sur cour, comme je l'avais écrit dans mon livre sur Lucien Léger avec cette assurance crétine qui m'est coutumière, mais du troisième étage sur rue. Ça m'apprendra aussi à critiquer ceux qui écrivent n'importe quoi. L'autre point commun entre tous les journaux, c'est que Jacqueline (son surnom n'apparaît nulle part) était un ancien mannequin chez Christian Dior mais surtout " une très jolie jeune femme ", pour La Bourgogne républicaine, " grande et jolie " pour Franc-Tireur et L'Aurore, " jolie fille " et " ravissante jeune fille " pour Libération. Tous, sans exception, le soulignent d'une façon ou d'une autre (comme si le suicide d'une vieille ou laide aurait été moins triste), et ça m'énerve. Jusqu'à ce que je me rappelle que je l'ai écrit aussi : " jeune, mince et très jolie ". Abruti. (Mais si je peux me permettre de prendre ma défense (et la leur, car je suis la girouette), ce n'est évidemment pas que le suicide d'une vieille ou laide aurait été moins triste, c'est que le fait qu'elle ait été jeune et jolie ajoute à l'incompréhension (on imagine, à tort, qu'elle aurait dû être plus heureuse), et renforce la conviction qu'elle devait avoir une raison profonde et lourde de se tuer. Donc c'est important. Allez, sursis, circonstances atténuantes.)
Pour le reste, les journaux rivalisent d'infos et de détails, mais se contredisent les uns les autres, ce qui ne m'avance pas beaucoup. Avant de rejoindre leur chambre d'hôtel à la fin de la nuit (ou " à l'aube ", pour tout le monde, " à 4 h 30 du matin " selon Le Figaro), ils avaient passé une " joyeuse soirée " dans les " cabarets et les boîtes de nuit " (L'Aurore), ils avaient fait la tournée des " établissements de nuit " et se trouvaient " dans un état voisin de l'ivresse " (Franc-Tireur), ils s'étaient livrés à " force libations " (La Bourgogne républicaine), ils avaient passé la soirée " à Saint-Germain-des-Prés " et avaient " beaucoup bu " (Le Figaro), ils avaient " bu copieusement mais n'étaient pas ivres " (Libération). Jusque-là, ça va, on voit à peu près. C'est ensuite que ça se complique péniblement. Selon Le Figaro, Jacqueline, " pour s'amuser ", dit qu'elle va se jeter par la fenêtre, l'ouvre, saute (ce n'est pas très amusant). Selon La Bourgogne républicaine, elle dit la même chose, " Je vais me jeter par la fenêtre ", mais c'est parce qu'elle est en pleine " crise de cafard ". Selon Libération, il s'agit d'un " drame du dégoût de mal vivre ", elle est " lasse de son étudiant américain et des caves de Saint-Germain-des-Prés ", elle a " le spleen ", elle fait une " crise de dépression " - Boris aurait déclaré que Jacqueline " lui a paru bizarre ", qu'elle s'est déshabillée et a crié : " J'en ai assez de cette vie, je veux en finir, c'est trop stupide ! " Pour L'Aurore, Combat et Franc-Tireur, c'est une tout autre histoire. Dans la chambre, Boris aurait dit à Jacqueline (" par jeu cruel ", précise L'Aurore) : " Je suis écœuré, pour toi c'est fini, tu peux t'en aller. Je ne veux plus te voir dans ma vie ! " Elle aurait répondu par un " torrent d'injures ", se serait calmée un instant puis, alors que Boris venait de s'allonger, elle se serait " assise sur l'appui " ou " la barre d'appui de la fenêtre ", aurait " basculé " ou " sauté " - " quasi nue ", " en sous-vêtements ", " en slip ", " en chemise de nuit " ou " en combinaison de nylon ", quelque chose en tout cas que Boris aurait réussi à saisir et qui se serait déchiré. Franc-Tireur écrit qu'elle était morte quand il l'a retrouvée sur le trottoir, La Bourgogne républicaine qu'elle " a succombé à l'hôpital Boucicaut ", Libération et Le Figaro " pendant son transfert à l'hôpital Broussais ".
Kaki n'en finit plus de tomber et de mourir.
Les journalistes de L'Humanité sont les plus raisonnables et prudents, le quotidien lui consacre à peine plus de vingt mots : " Suicide à Montparnasse. Une jeune femme, Jacqueline Harispe, s'est jetée de la fenêtre du 3e étage d'un hôtel du quartier Montparnasse. " Pas d'erreur.
Libération rapporte que Boris est " inconsolable depuis la mort de sa jolie maîtresse ", La Bourgogne républicaine l'aurait même entendu (de loin, à deux cent cinquante kilomètres) s'écrier : " Quelle mort atroce ! Jamais je ne l'oublierai ! " Ce qui est sûr, et que je découvre, c'est que par deux fois, les jours suivants, il a tenté de se suicider lui aussi. C'est dans L'Aurore que je retrouve la photo de Jacqueline sous un grand chapeau que Debord a utilisée pour Fragiles Tissus, et la suite du titre : " 24 heures après le suicide de son amie, ex-mannequin, un jeune Américain tente de se donner la mort ". Dans la nuit du 29 au 30 novembre, après avoir " bu plus que de raison " dans leur chambre d'hôtel, en s'ouvrant les veines du poignet avec une lame de rasoir, au-dessus d'une photo de Jacqueline " que le sang inondait ". C'est l'hôtelier qui l'aurait découvert et fait aussitôt conduire à l'hôpital Cochin, dans un état grave. Soigné et de retour dans la chambre le lendemain, il essayait de surmonter son chagrin avec " un couple de compatriotes ", dans la nuit du 1er au 2 décembre, quand il leur a demandé de descendre chercher une bouteille de cognac, pour oublier, et a profité de leur absence pour se trancher de nouveau les veines du même poignet. Dans les jours qui suivent, aucun article n'indique ce qu'il est devenu, s'il a survécu ou non.
Je ne sais pas d'où il venait, ce qu'il faisait à Paris (en fonction des journaux, il est ancien G.I., étudiant boursier récemment arrivé en France ou élève dans une école de dessin de mode - il pouvait être les trois à la fois), ni donc s'il est mort le 2 décembre 1953 ou s'il a vécu soixante ans encore. Il ne reste aucune autre trace de lui, nulle part, comme s'il n'avait jamais existé en dehors de ces quelques instants dans la vie de Kaki, lui aussi a été englouti par le passé. Il faut dire que la presse de l'époque ne facilite pas la tâche de récupération en eaux profondes : dans Libération, il s'appelle Gregurevitch (c'est le nom que je lui avais donné dans mon livre), dans Franc-Tireur Gregurovich, dans L'Aurore Gregurevich, dans La Bourgogne républicaine et Combat Gurevitch (mais dans un autre article de Combat, au sujet de sa deuxième tentative de suicide, il devient Boris Grugurevich), c'est flou, c'est le souk, merci les gars. En essayant tous ces noms sur Google, j'ai vu qu'un Boris Gregurevitch avait incarné le " Kismet comic ", l'humoriste du Kismet ( ?), dans Mickey One, un film d'Arthur Penn avec Warren Beatty, en 1965, mais donc rien ne dit que c'était bien son nom, une chance sur des ribambelles qu'il s'agisse de lui - et de toute façon, c'est manifestement un tout petit rôle, presque une figuration, il est cité dans le fond du générique et rien de plus.
En ce qui concerne l'histoire d'amour entre Kaki et Boris, c'est tout aussi nébuleux, il était fou amoureux d'elle ou il l'a cruellement jetée (si on peut dire) ce soir-là, ils se connaissaient depuis " un peu plus d'un mois ", " un mois environ ", " deux mois " ou " plusieurs mois ", le couple sombrait dans la sinistre décrépitude ou " se faisait souvent remarquer par ses fantaisies ".
Dès son édition du 30 novembre, c'est-à-dire moins de quarante-huit heures après la mort de Kaki, Libération écrit à propos de Boris : " Interrogé dans la soirée, il a été mis hors de cause. " Franc-Tireur confirme : " L'enquête a conclu au suicide et aucune inculpation n'a été retenue contre Boris Gregurovich. " (C'est du rapide, comme enquête, les policiers français en ont sous le képi - des pointures qui relèguent le FBI au rang de club de Cluedo dans une maison de retraite. Deux jeunes gens en couple, instables et défoncés, sont dans une chambre d'hôtel à l'aube après une nuit de débauche, la fille est retrouvée morte sur le trottoir. " Qu'est-ce qui s'est passé, monsieur ? - Ah, c'est terrible, elle a piqué une crise, elle s'est jetée par la fenêtre. - OK, merci, l'affaire est close, encore une fois nous n'avons pas traîné. ") Dans Combat, je lis que le commissaire du quartier concerné s'appelait " Van Der Elst ". C'est amusant, la ressemblance avec le nom du photographe.
Le tout dernier papier au sujet de Jacqueline avant soixante-dix ans de silence est publié par Libération, le 9 décembre 1953. Le titre montre que dix jours seulement après sa mort, on commence à l'oublier, elle s'estompe déjà : " Une information est ouverte sur le suicide de Christiane Harispe ". Mais tant pis pour le prénom, la nouvelle n'est pas anodine : " M. Golléty, juge d'instruction, a ouvert une information destinée à établir les circonstances exactes de la mort de Mlle Christiane Harispe, le jeune mannequin qui... " Si on n'en parle plus ensuite, c'est que l'enquête n'a rien donné, Boris du moins n'a pas été inculpé, mais si un juge d'instruction a ouvert une information, c'est qu'il en reste peut-être une trace quelque part. Les archives françaises sont extraordinaires, je peux chercher, je peux toujours demander.
Dans un mail, Jean-Marie Apostolidès m'a écrit qu'il pensait avoir quelque part dans ses cartons la retranscription d'un article d'Ici Paris assez complet qui évoquait aussi le suicide de Kaki. Ici Paris, bon, j'y trouverai probablement les mêmes approximations invérifiables que dans les autres, mais je peux lui demander de chercher. Sur le site du musée de la Presse, je vois que France Dimanche a également parlé d'elle, dans son numéro du 6 décembre 1953, en une. Seul le titre est mentionné, mais il est intrigant : " Jacqueline Harispe a partagé (à Fresnes) la cellule de Miss Vice ". Allons bon. Malheureusement, Gallica n'a pas numérisé les archives de France Dimanche, ni d'Ici Paris, et aucune de ces deux éditions des hebdomadaires n'est disponible sur les sites de vente de vieux journaux, et pas non plus sur eBay ou Rakuten. La BnF en conserve peut-être une copie, en papier ou sur microfilm. Je peux toujours demander.

Du bazar trouble de tous ces articles de presse émerge une photo, une très belle photo de Kaki, sur une terrasse ou un balcon en étage élevé, qui domine Paris (le Panthéon en arrière-plan, ou l'église Saint-Augustin plus probablement, loin, sur l'autre rive), en chemise claire aux manches retroussées et jupe fourreau (je crois - ou crayon ?) sombre, avec une fermeture Éclair sur le côté ; les cheveux juste au-dessus des épaules, très mince, adossée à un coin de la balustrade, une main sur chacun des côtés, elle regarde droit devant elle, tourne le dos à Paris et esquisse un sourire, léger. La légende indique que cette photo a été prise " sur la rive gauche, peu avant son suicide ".

Veules-les-Roses n'a presque pas changé - la boucherie a disparu, quelques commerces ne sont plus tout à fait les mêmes, mais l'épicerie, la pharmacie, la boulangerie ou la pizzeria n'ont pas bougé, comme dans un décor, celui de notre jeunesse. Nous descendons vers la mer. À cent mètres de la maison, sur le chemin qui longe la Veules, une librairie est apparue, récemment semble-t-il. Nous entrons, elle est claire, bien agencée, de bons livres. (Je vois qu'ils ont mon premier roman - peut-être parce qu'ils savent que je l'ai écrit juste à côté, au siècle dernier ? Vaniteux, je ne peux m'empêcher de poser la question au jeune homme à la caisse. Non, il ne savait pas, il ne l'a pas lu, c'est un hasard. (En conséquence, je me sens pauvre type, à venir bomber le torse comme ça. Mais bon, il dit que ce sera toujours quelque chose à préciser aux clients, c'est intéressant, c'est bien, merci.))
En bas de la rue centrale qui traverse Veules, le bord de mer a été aménagé, mais le changement n'est pas frappant. Seule absence notable : le Channel, la discothèque où nous allions tous les samedis soir, n'existe plus. C'est là que le patron, qui tenait le bar du rez-de-chaussée, m'a fait découvrir le whisky que je boirais - boirai - toute ma vie, le Oban. Je picolais beaucoup trop, pour rincer la semaine d'écriture. Anne-Catherine rentrait toujours avant moi, je revenais à quatre pattes à la maison, elle m'attendait, me déshabillait, me couchait, elle me détestait dans ces moments-là, elle avait raison.
Nous remontons ensuite la rue principale jusqu'en haut, jusqu'au rond-point de la départementale, où se trouve le Café des Voyageurs. Nous y venions chaque soir (deux heures après le réveil) pour y boire quelques verres avec François et Laurent, les deux amis qui tenaient le bar - nous étions souvent les seuls clients à cette époque de l'année, en automne, avec quelques vieux parfois. Ils avaient été un peu déconcertés au début de voir débarquer un couple chauve (un jour, nous étions en train de nous rouler une pelle au comptoir (ça y allait, à l'époque, ah ça y allait), une vieille poivrote était entrée et avait beuglé, de sa voix d'égout : " Je savais pas que c'était un bar de pédés, ici ! " - Anne-Catherine s'était retournée et, sans rien dire, l'avait envoyée du regard au fond de la tombe), mais nous étions vite devenus proches, François et Laurent ont été les seules personnes avec qui nous avons discuté pendant trois mois. Ils ne nous reconnaîtraient sûrement pas aujourd'hui, s'ils sont toujours de ce monde.
C'est un couple de quinquagénaires qui a repris le café, l'an dernier, pour aller paisiblement vers la retraite après leurs carrières respectives dans des domaines différents, à Rouen. Ils l'ont racheté à une femme qui l'exploitait depuis une dizaine d'années. Nous nous sommes installés sur des tabourets au comptoir, à notre place d'autrefois, et, par automatisme, par habitude acquise du lieu, nous avons entamé aussitôt la conversation avec eux. Près de nous, à notre gauche, trois types sans âge enchaînent les pastis en articulant péniblement des phrases incompréhensibles si l'on est en dessous de trois grammes - je dis " sans âge " car je leur donnerais quatre-vingt-quinze ans chacun à vue de nez, mais à certains détails (leurs vêtements, les mots qu'ils emploient (ceux que je reconnais du moins)), je pense qu'ils sont plutôt dans la quarantaine. (Une seule image vient à l'esprit, un cliché : des pruneaux dans l'eau-de-vie.) À notre grand étonnement, et plaisir, la dame nous informe que François et Laurent sont encore dans le coin, d'ailleurs François était là il y a une heure, et Laurent vient presque tous les soirs, on le verra peut-être. C'est déstabilisant, difficile à concevoir, comme si lors d'une visite au château de Versailles, le guide annonçait : " Louis XVI est encore au lit, mais il devrait montrer le bout de son nez tout à l'heure. " Ils sont toujours là.
Je commande un deuxième whisky ordinaire, Anne-Catherine un deuxième café, nous discutons de ce qui m'est passé par la tête ce matin après le coup de téléphone à Avis. Je ne vais pas rentrer tout de suite à Paris. Je n'ai rien de particulier à y faire, j'ai l'impression de m'y endormir depuis quelques semaines, rien ne se passe, je reste vingt-trois heures sur vingt-quatre chez nous, à faire ou regarder des trucs sur l'ordinateur, et une heure au Bistrot Lafayette. J'aime Paris comme un chat aime son panier mais je peux emporter le MacBook où je veux et des bistrots, il y en a partout ; je peux emporter mon panier. Qu'est-ce qui me retient à Paris ? Ernest est grand, il a un appartement, une copine, Élisa ; et Anne-Catherine - je la connais bien - ne serait pas contre quelque temps de solitude et de liberté quotidienne. Rien ne me retient, j'ai cinquante-neuf ans et le sentiment pesant de me sédimenter peu à peu ; pas encore de me fossiliser, mais je n'ai pas intérêt à rester trop longtemps immobile... J'ai envie de changer d'air, de faire un tour. Ce matin au volant de la Kuga, en partant de Dunkerque, tout en haut, j'ai pensé cette phrase : " Je vais faire le tour de la France. " Je visualisais : par les bords, les côtes, les montagnes, les frontières, le tour entier, jusqu'au retour à Dunkerque. Le tour de la France. C'est une idée qui s'est insinuée progressivement au cours des dernières années, sans que j'en aie réellement conscience, sans que je la formule clairement. J'ai aimé (intensément, joyeusement, bercé par un désir (jaloux ?) que je n'identifiais pas encore) les livres de Jean Rolin dans lesquels il arpente la banlieue parisienne à pied (et tous les autres), ceux de Patrick Deville qui fait le tour du monde ou parcourt la France sur les traces de sa famille ; quand Ernest, encore dans son école de cinéma, a été embauché par des copains pour s'occuper du montage et de la post-production du Tour Voile 2021, ce n'était pas un véritable tour de France, juste neuf villes étapes où se déroulaient des régates, mais je me revois sur un tabouret de comptoir au Bistrot Lafayette, à mon poste fixe, je pensais à lui, je me disais : " Mon fils est en train de tourner autour de la France. " J'étais fier et, encore inconsciemment, je l'enviais. Ils étaient partis de Dunkerque.
Ce n'est pas grand-chose, un tour de France, j'ai des amis qui explorent des continents, l'Afrique, l'Asie, pour écrire leurs livres ; ma sœur Valérie, qui vit entre Tahiti, le Mexique et Taïwan, est en train, en ce moment même, de traverser la Colombie à pied, en stop ou en car, seule ; le tour de la France en voiture n'a rien de très spectaculaire, je sais bien, on est loin de l'exploit, mais justement, puisque cela n'a rien de sensationnel, on ne pense pas à s'en donner la peine - à vingt ou trente ans, quand on a le temps et l'énergie de faire des tours, on s'éloigne le plus possible, on n'a pas tort, on profite, et à cinquante ou soixante ans, qui va perdre trois semaines ou un mois à tourner sans raison autour de l'Hexagone ? J'ai le temps, je n'ai pas besoin d'énergie (autre que l'essence) pour rester au volant d'une voiture confortable et aller d'hôtel en hôtel et de bar en bar, j'ai encore de l'argent devant moi, qui me reste de mes derniers livres (je suis nul en économies et quand on écrit, quand on publie, on ne sait jamais ce qui va se passer ; dans un an ou deux je n'aurai peut-être plus un sou, il sera trop tard pour aller se promener), alors autant faire comme les jeunes : je profite. Et si j'en ai marre en cours de route, ce n'est pas compliqué : je reviens à Paris.
Anne-Catherine m'encourage, elle est contente pour moi par avance, elle est contente déjà que j'aie pris la décision, et on verra bien. Je lui propose bien sûr de m'accompagner si elle veut, hypocritement puisque je lui dis la seconde suivante que je serais sûrement mieux seul, il me semble que j'en ai besoin, et qu'en chemin je vais essayer de travailler sur les Moineaux. (Donc évidemment elle me dit qu'elle ne viendra pas, elle non plus n'est pas contre quelque temps de solitude et de liberté quotidienne (je le savais !) - de toute façon, si elle compte quitter bientôt son travail au Cristal, elle ne peut pas les planter du jour au lendemain.) Ce que je ferais à Paris pour me promener en 1953, je peux le faire à Cherbourg ou à Toulon. Depuis le temps que j'écris sur de vieilles histoires dont il ne reste que des morceaux de papier friable et des photos à bords dentelés, j'ai des contacts, des alliés, des amis même dans les services adéquats, Aude aux Archives nationales, Charly au Service de la mémoire et des affaires culturelles (le SMAC, et plus précisément les Archives de la préfecture de police de Paris), Sandra aux Archives de Paris, je vais leur écrire dès ce soir, et Wats bien sûr, Letizia, génie des recherches, qui m'a tant aidé pour mon livre sur Lucien Léger, et Jean-Marie, à qui je vais demander de fouiller dans ses cartons s'il a un peu de temps.
Nous finissons nos verres au Café des Voyageurs. Depuis plusieurs minutes, les pruneaux à côté de nous sont pris d'un triple fou rire sans cause précise, apparemment, qui ne s'arrête plus (et qui peut les tuer, à mon avis). La clochette de la porte tinte, un couple entre, vingt-cinq ans, salue chaleureusement la patronne (le patron est parti faire des courses à Saint-Valéry-en-Caux) et s'installe au comptoir, à notre droite, commande deux demis. Ils sont entièrement vêtus de velours et de fausse fourrure, et maquillés en noir, tous les deux, les yeux, la bouche, les ongles. Ils s'embrassent (avec la langue, je suis sûr), ils boivent sans se lâcher la main, reposent leurs verres et s'embrassent encore. Ils ne sont pas chauves, mais jeunes. Nous les regardons, Anne-Catherine et moi, en pensant la même chose par télépathie (elle me caresse la cuisse). Nous étions là. En quelques battements de paupières, nous sommes passés du côté des vieux du comptoir (bon, surtout moi).
Nous redescendons la rue principale et partons dîner près de la mer, aux Galets, le resto chic de Veules, seul ouvert ce soir (celui de Douce France où nous mangions n'existe plus, c'est maintenant la salle du petit déjeuner). Finalement, aux Voyageurs, nous n'avons pas vu Laurent, ni François. Le passé ne revient pas comme ça.
De retour à l'hôtel, je poursuis ma lecture de l'entretien avec Jean-Michel Mension, j'y trouve des photos d'Ed van der Elsken qui ne sont pas dans Love on the Left Bank (dont une de la façade étroite de chez Moineau, trois ou quatre mètres de large à peine sur le trottoir, " CAFÉ BAR " au-dessus, des rideaux à carreaux à mi-hauteur des vitres, ...

Extraits
" J'ai simplement à rouler, à chercher un hôtel, un bar, un restaurant, c'est tout, à me laisser aller de l'un à l'autre, sans souci. La désinvolture est une bien belle chose. " p. 110

" Arcachon est plein de monde, ce sont toujours les vacances à Paris, l'air de l'océan est irrésistible, il fait frais mais beau, je tourne plus d'une demi-heure avant de trouver où garer la Kuga. Loin des cellules de Clairvaux, je suis dans un bon hôtel (il faut dire que je n'ai jamais tué ni dénoncé personne), le B d'Arcachon, j'en profite pour donner du linge à laver, je n'ai plus grand-chose de propre. Dans la chambre, joyeuses surprises : la fenêtre donne sur le bassin et sur la grande roue toute proche (je vais faire un tour, je m'en fous, je vais faire un tour - je commence un guide des grandes roues du littoral, voilà), et j'ai reçu un mail de la BnF, la copie du microfilm sur lequel est conservé le numéro de France Dimanche qui relate la mort de Kaki. Une amorce en une ("En se jetant par la fenêtre, Kaki a mis fin au roman type d'une désaxée de Saint-Germain-des-Prés "), avec une photo d'elle, posant devant Boris (il est de dos) en robe noire (ou en pull et jupe noirs, la définition n'est pas assez bonne pour qu'on puisse faire la différence) et ballerines, les mains sur les hanches, les cheveux courts ; et deux tiers de page à l'intérieur (" Orpheline (d'un père mort au bagne, d'une mère morte de délirium), Jacqueline Harispe a partagé (à Fresnes) la cellule de Miss Vice "), avec une photo de son visage, les cheveux courts encore, le regard pensif, dans le vague vers le bas, la joue en appui sur une main qui tient une cigarette. Dans l'ensemble, l'hebdomadaire dispose des mêmes " informations " difficilement vérifiables que ses confrères, et brode autour. " p. 192

À propos de l'auteur Philippe Jaenada © Photo DR

" Les vies qui basculent et dévient m'ont toujours intéressé (peut-être parce que je suis si routinier moi-même, immobile - d'habitude, car là je pars en toupie), les trajectoires familiales qui sortent du chemin prévu, qui se décalent d'un côté ou de l'autre, les destins qui déraillent - il faut plusieurs générations parfois. La mère, la grand-mère et l'arrière-grand-mère d'Éliane Papaï, la petite Éliane, sont toutes nées à Caussade, dans le Tarn-et-Garonne, près de Montauban, Des filles pauvres, qu'on ne respectait pas beaucoup, ou qui n'ont pas eu de chance. Je ne vais pas remonter jusqu'aux Gallo-Romains, mais : l'arrière-grand-mère d'Éliane s'appelait Gabrielle Tabarly, elle est née à Caussade en 1849 ; en 1871, elle a épousé Jean-Pierre Cavaillé, né la même année et au même endroit qu'elle ; l'année suivante, ils ont eu une fille, Marie Cavaillé, née à Caussade ; Jean-Pierre est mort deux ans plus tard, à Caussade, et Gabrielle, alors " ouvrière en chapeaux de paille " (elle aurait ri ou balayé la prédiction d'un revers de main si on lui avait dit que, quatre-vingts ans plus tard, son arrière-petite-fille serait surnommée Paille, À Paris, par un penseur "culte" du siècle suivant), s'est remariée en 1880 - malgré l'opposition de son père, signalée sur l'acte de mariage - avec Jean Gibily, ouvrier menuisier né lui aussi en 1849. " p. 236

Philippe Jaenada est l'auteur d'une douzaine de romans, dont Le Chameau sauvage (prix de Flore), La Petite Femelle et La Serpe (prix Femina). (Source : Éditions Mialet Barrault)



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