En deux mots
Quand Ben apprend que son demi-frère Jimmy a été placé en famille d’accueil puis en foyer, il prend le volant de sa vieille Jeep pour le retrouver. Au hasard de ses rencontres, ce militant écolo va parvenir à se faire engager comme surveillant de nuit dans l’institution. Et se rapprocher de Jimmy et des enfants. Des enfants qu’il va retrouver en accompagnant un convoi humanitaire en Ukraine.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
« Où sont les enfants ? »
Véronique Olmi n’a pas fini d’explorer le monde de l’enfance. Après Le gosse, elle nous entraîne sur les pas de Ben, bien décidé à arracher son demi-frère du foyer où il a été placé. Une mission qui le mènera jusqu’en… Ukraine où les enfants sont au cœur d’un abominable trafic.
Ben n’a pas réfléchi. Quand il a appris que son demi-frère avait été retiré à son père et qu’il avait été confié à une famille d’accueil puis placé dans un foyer, il n’a pas hésité à prendre le volant et à pousser sa vieille Jeep en direction du sud. Il était impensable pour lui de le laisser seul, confronté à cette injustice. La chance va lui permettre de se rapprocher de Jimmy et de le retrouver. Son passé de militant écolo et ses combats lui ont permis de tisser un réseau aujourd’hui bien utile. C’est grâce à ce dernier qu’il peut entrer dans le foyer en tant que livreur de fruits et légumes, puis à se faire engager comme veilleur de nuit.
Une fonction qui va non seulement lui permettre de parler à Jimmy, mais aussi d’endosser le rôle du confident, du grand frère attentionné.
Au cœur de cette institution, il va se découvrir une vocation. Il va se sentir proche, utile. Il va aussi comprendre combien, à son échelle, il peut tenter de mettre du baume au cœur de ces victimes d’un système bien imparfait.
Lui qui s’était promis d’arracher son petit frère à son malheur va accepter d’accompagner un convoi humanitaire en Ukraine après le déclenchement des hostilités. Ce qu’il va découvrir sur place va le contraindre à rester, à s’engager pour tenter de sauver une poignée d’enfants parmi les dizaines de milliers de déportés. Comme lui expliquera l’un de ses interlocuteurs, « Moscou se vante d’avoir évacué plus de sept cent quarante mille enfants ukrainiens sur le sol russe. » Des chiffres qui pour Ben prennent la forme de garçons et de filles à la merci d’une armée qui a choisi de faire fi de toutes les règles du droit international.
Véronique Olmi n’en a pas fini avec l’enfance meurtrie, mais aussi avec ceux qui préfèrent détourner le regard. Solidement documenté, son roman secoue et dérange. Car il va bien au-delà du combat de Ben. On comprend que l’humanité et ses valeurs fondamentales sont ici mises en cause. Si on a beaucoup dit que Poutine était engagé dans un combat contre l’occident en s’attaquant à l’Ukraine, on n’a pas assez souligné l’un des aspects les plus inhumains de cette guerre, celui qui frappe les enfants, à la fois victimes innocentes et « marchandise » servant à un odieux troc qui vient s’ajouter aux six violations graves des droits des enfants constatées durant ce conflit par les Nations Unies: les meurtres et les mutilations d’enfants ; le recrutement et l’utilisation d’enfants par des forces et des groupes armés ; les attaques contre les écoles et les hôpitaux ; les viols et autres violences sexuelles sur les enfants et le refus de laisser les enfants accéder à l’aide humanitaire.
Sous la plume de la romancière, et en écho à son précédent roman, Le gosse, on se prend alors à croire à un réveil des consciences. Car aussi terrible que soit la situation et aussi désespérées que soient les perspectives de paix – au moins pour l’heure – on se prend à croire que comme Ben, ils seront des milliers à se lever contre ces crimes abominables et à combattre une politique inhumaine. Pour que l’innocence de l’enfance ne soit plus bafouée.
Le courage des innocents
Véronique Olmi
Éditions Albin Michel
Roman
288 p., 21,90 €
EAN 9782226480866
Paru le 21/08/2024
Où ?
Le roman est situé principalement quelque part dans le sud de la France puis en Ukraine, du côté de Kharkiv, Lviv et Zaporija.
Quand ?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Il a pensé aux enfants qu’il avait eu la chance de connaître, il a pensé à la grâce de deux vies ensemble, il a pensé qu’il voulait voir encore la beauté de la nature, et le courage des hommes. Et la tendresse. Il avait envie de sentir leur vie contre la sienne. Aimer et être aimé. »
Est-ce l’amour ou la rage qui lui donne cet élan ? L’élan vital d’un jeune homme de vingt ans dans un monde sans halte et sans refuge. Un monde où l’on préfère détourner le regard plutôt que prendre l’injustice à bras le corps, et où la plus pure expression de l’innocence – l’enfance – est bafouée.
Lorsqu’il part à la rencontre de son petit frère, placé en foyer après avoir été retiré à la garde de son père, Ben ne se pose pas de question : il suit son instinct. De ces retrouvailles avec Jimmy, au milieu d’enfants ballottés de foyers en familles d’accueil, jaillira cette détermination folle qui le mènera jusqu’en Ukraine et jusqu’au bout de lui-même. Là où des enfants sont kidnappés avant d’être déportés par les Russes. Car, il le sait bien, qui sauve une vie sauve l’humanité tout entière.
Sous la plume vibrante et pudique de Véronique Olmi, c’est toute la puissance du combat contre l’indifférence et l’oppression qui s’exprime et confère à ce roman une dimension universelle. Ben, figure christique inoubliable, redonne sens aux mots « liberté » et « humanité ».
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Véronique Olmi présente « Le courage des innocents » © Production Éditions Albin Michel
Les premières pages du livre
« Il ne sait pas ce qu’il a dans le cœur. L’amour ou la rage. Rien n’existe du paysage qu’il traverse, droit, à fond vers son but, mais pas aussi vite qu’il le voudrait, même si sa vieille Jeep donne tout ce qu’elle a et que son pied ne décolle pas de la pédale de l’accélérateur qui vibre sans démériter. Derrière le pare-brise le soleil éclate comme du verre cassé, la route n’est qu’une esquisse, un chemin ancien un peu oublié, mais il sait que c’est elle qu’il doit suivre, c’est la piste qui le mène à cette ville qu’il ne connaît pas mais qui est son urgence et son obsession. Ses yeux sont douloureux, fatigués par l’intensité de la chaleur mais aussi par la morosité du paysage, cette route dont il ne dévie pas depuis des heures, une monotonie lumineuse. Son tee-shirt colle à son dos, son corps est traversé de courants brûlants qui tapent sans relâche sur chaque parcelle dénudée de sa peau et parfois quelques moucherons s’égarent ou s’écrasent sur lui, comme ils s’écrasent sur le pare-brise. Son visage est humide et salé, ses lèvres bordées d’une poussière qu’il repousse parfois d’un coup de langue, ce qui n’arrange pas les choses, et il a au fond de la gorge ce goût neutre et aride de la terre. Ses cheveux flottent dans le vent, emmêlés, trop longs, mal coupés, ses doigts gonflent sous les bagues, et son bracelet enserre son poignet. Il fait plus jeune que ses vingt-trois ans. On lui en donnerait vingt à peine, et on pourrait s’étonner qu’il soit capable d’une telle obstination et d’une telle endurance, lui qui ressemble à un adolescent, fin comme une fille, et d’une beauté irréelle, encombrante. Sa beauté, il s’en fout. Le corps doit tenir en toutes circonstances, c’est tout. Le sien est tendu, sur le qui-vive de jour comme de nuit. La vieille Jeep, rachetée à Simon pour trois fois rien, râle furieusement comme si elle livrait un combat contre le chemin pierreux, et on pourrait croire, à le voir fixer la route ainsi, droit devant, avec acharnement et colère, et amour peut-être, qu’il cherche à atteindre une falaise de laquelle il pourrait se jeter. Mais il ne veut pas mourir. Il est envahi par la vie, par son but secret. Jimmy. Son frère. Son demi-frère. Né après lui d’une mère commune, un même sein pour deux fils. Il mord ses lèvres jusqu’au sang, le goût de la vie et de la lutte. Et du remords aussi. Jimmy est dans cette ville inconnue, de l’autre côté du pays, vers l’océan. Il va le retrouver, et Cette fois, il se dit… Cette fois il ne le lâchera pas. Il ne l’a pas vu depuis trois ans, trois ans, vertigineux, qui sont passés si vite, une vie éclatée, comme un fruit nouveau.
Il doit s’arrêter un moment, se reposer et reposer la vieille voiture dont le bruit résonne encore dans son crâne, un écho de ce boucan sur les pierres. Il essuie son visage mouillé contre son bras levé, et l’odeur de ses aisselles le rassure, l’odeur familière de sa peau. Il sort de la Jeep, tout est maintenant bordé de silence, un paysage immense qui ne s’arrête pas. Très peu d’arbres, au tronc noueux, aux racines profondes qui boursouflent la terre. Leur couleur est écrasée par la lumière, c’est un vert passé, ici tout signe de vie est signe de résistance, il y a une volonté puissante dans ces arbres, ces pierres, cette colline aux buissons tordus, quelque chose d’irrémédiable et d’absolu. Il a eu tort de rouler si vite, sans rien regarder, comme s’il était un maître sur ses terres. Il n’a eu aucun égard pour cette beauté âpre, qui ne se donne qu’à celui qui se penche pour l’accueillir. Il faut qu’il se calme. Qu’il fasse confiance. À ses amis qui le soutiennent. À son frère. Et à lui-même.
Il vit de petits boulots, il est fiché par la police, comme ses amis. Leurs rébellions sont interdites, leurs révoltes jugées subversives, leurs consciences dangereuses. Cela a commencé par la grande manifestation en opposition au projet d’enfouissement des déchets nucléaires sur des terres agricoles, la première à laquelle il avait participé, il avait dix-huit ans. Il se souvient du nombre hallucinant de policiers, de gendarmes et de CRS, de l’hélico survolant la manifestation pour la filmer, des équipes d’enquête dépêchées sur place, car on ne parlait pas de manifestants alors, mais d’« association de malfaiteurs », et plus tard des perquisitions avaient eu lieu chez certains d’entre eux, il y avait eu des écoutes, des balisages de voitures, une longue traque qui n’avait rien donné. C’est là qu’il avait rencontré ceux qui deviendraient ses plus proches amis, Mehdi, Simon et Lili, tous trois traités comme des voyous, ce qui avait décuplé leur révolte et renforcé leur fierté : ils participaient au monde. Très vite ils avaient rejoint ceux qui défendaient des terres agricoles contre l’extension d’un camp militaire, la lutte avait duré plus d’un an, mais ils avaient gagné, et l’armée avait fait demi-tour. Depuis, les combats continuaient, toujours entravés, toujours recommencés. Ils étaient révoltés, entêtés et jeunes. On leur en voulait d’être l’avenir. De menacer l’agencement d’un système rentable. Hier, alors qu’il préparait avec Lili leur départ pour occuper le chantier d’une future autoroute, il a appris que son frère n’était plus chez son père, qu’il lui avait été retiré. La nouvelle l’a frappé comme une balle, une déflagration physique. Maintenant, il traverse la France. Il va le chercher, dans la petite ville de l’autre côté du pays.
Après avoir dormi dans sa voiture sur le bord de la route, toit ouvert, face aux étoiles, comme il aime le faire, il reprend son chemin. Il s’arrête au premier village et va s’asseoir à l’ombre, sur une marche de l’escalier de la mairie. La nuit l’a apaisé, il se sent plus confiant, il est certain qu’il pourra retrouver Jimmy, et lui faire une place dans sa vie. Les odeurs du marché lui disent qu’il est bien arrivé dans ce Sud pris entre la mer et les forêts, quelque chose d’épicé et d’ancien pèse dans l’air et cogne par à-coups, quand le vent se lève. C’est l’heure des achats, l’argent va de mains en mains, ceux qui dépensent, et ceux qui comme lui attendent sur la pierre ou à l’angle des rues, couchés sur un banc ou à l’affût, adossés au mur blanc d’une pharmacie, traînant aux abords de leur bar favori, ici ou là, des filles et des garçons si jeunes, le corps épuisé. Il les connaît, ce sont ceux qui font les poubelles des arrière-cours et des parkings, toutes les fermetures, restaurants, supermarchés ou marchés, quand c’est fini ils se pointent, quand ça n’intéresse plus personne c’est leur tour. Et lui aussi attend. Avant de continuer à rouler il doit manger, boire un café, faire de son corps un allié. L’argent qu’il a sur lui il doit le dépenser avec prudence, il en aura besoin pour son frère, plus que pour lui. Il repère les meilleurs étals, ceux vers lesquels les chiens iront en premier, pour l’abondance de leurs poubelles. Lui ira vers ce couple de maraîchers très jeunes, ils n’ont pas grand-chose à vendre mais c’est comme s’il les connaissait un peu, lui avec ses dreadlocks et elle, son bébé porté en écharpe, une vie engagée, pleine de bonne volonté, et modeste. Ils seront sûrement généreux.
Il s’accoude à la pierre chaude, visage renversé, la brise gonfle son tee-shirt, le ciel est d’un bleu immense sans bouleversements, est-ce que Jimmy voit le même ciel, est-ce qu’il le regarde comme il le lui a appris ? Regarde le ciel chaque matin, Jimmy, et essaye de comprendre de quelle humeur il est, et toi, dans quelle humeur tu es, essaye de le comprendre aussi. Mais c’était difficile pour le petit de dire, en dehors de la joie ou du plaisir, ce qu’il ressentait, surtout quand cela était proche de la détresse ou de la peur. C’était un sentiment innommable qui le faisait se tortiller, mordre la peau de ses ongles, et il n’avait que ces mots-là, Je suis énervé, ou bien, Il m’énerve, quand il parlait de son père.
– Ben ? Tu es Ben ?
Entre le ciel et lui il y a soudain le visage de cette fille enthousiaste et jolie, il se redresse, et il a un peu honte d’être si sale, mais elle s’assied à ses côtés, sur les marches de l’escalier :
– Je n’en reviens pas ! C’est fou de te rencontrer ici, ce matin ! Je m’appelle Anna, on s’est croisés chez des amis, tu ne te souviens pas ?
Il tente de se souvenir. Qui étaient ces amis ? Et où était-ce ? Lors d’une soirée ? D’une manif ? D’une occupation ? Mais cette fille n’a rien de bohème, et il voit qu’elle vient du côté confortable de la vie, elle est franche comme le sont ceux qui sont protégés de toutes parts. Il ne se souvient pas d’elle.
– Tes amis sont avec toi ? Vous prévoyez une action ?
– Non, je suis seul, et je vais bientôt repartir. J’avais simplement besoin de faire une pause.
– Tu peux venir chez moi, si tu veux, pour la pause, j’habite à côté. Tu pourras te laver, boire un café…
– J’ai roulé sans m’arrêter… J’ai l’air sale ? Tu me trouves sale ?
– Non, ce n’est pas ce que je voulais dire, excuse-moi, je suis trop directe…
– C’est bien, ça fait gagner du temps, et je suis plutôt pressé.
Il se lève et descend les marches de l’escalier de la mairie. Elle le regarde partir, stupéfaite par la soudaineté de la chose, mais il se retourne et lui sourit, elle hésite un peu, et puis décide de le suivre. Il va dans les ruelles du village, à la rencontre de ceux qui comme lui attendent la fin du marché pour trouver à manger, attendent que quelque chose se passe, attendent que quelqu’un se présente à eux simplement, comme il le fait, et leur demande comment ils s’appellent. Il parle avec eux, heureux comme s’il venait de retrouver des copains. À Anna qui le suit à une distance prudente, il demande, On y va ? Et il est si sûr de lui, et si sûr qu’elle sera d’accord pour les accueillir tous, qu’elle répond, Je te suis, même si c’est elle qui lui indique le chemin. Elle ne joue pas les filles à l’aise, car elle ne l’est pas. Elle n’est ni avec eux, ni avec ceux qui s’écartent sur leur passage parce qu’ils puent, parce qu’ils sont moches, parce qu’ils sont dangereux, parce que leurs chiens sont malades, parce qu’ils partagent avec eux les virus les plus contagieux, parce qu’ils sont ce que chacun appréhende, l’incarnation du cauchemar commun.
Ils sont habitués aux hangars, aux places venteuses, aux friches abandonnées, aux préfabriqués, c’est là qu’habituellement on les accueille, dans tout ce qui est vieux et délabré, neuf mais déjà fichu, des chantiers abandonnés, des lieux coincés entre l’autoroute et la voie ferrée, au sous-sol de tours HLM, dans l’annexe d’églises désertes. Ils sont les derniers visiteurs de lieux sans futur. Chez Anna au contraire, tout est fait pour la quiétude et le repos, dans son jardin, entre jeux d’ombre et de lumière, tout s’apaise. Les hauts murs, les palmiers, le tilleul et les fleurs sont les gardiens d’une douceur qui palpite en sourdine, c’est la discrétion du luxe, le charme sans justification de la richesse. Ceux qui accompagnent Ben, et malgré l’invitation d’Anna à s’asseoir, restent debout. Elle insiste, désigne les transats, les fauteuils en osier, elle ne leur propose pas de rentrer dans la maison, ses parents ne l’accepteraient pas, elle le sait. Elle leur propose de l’eau, des jus de fruits (elle dit, Des orangeades), du thé (elle demande, Vert ou fumé ?), des expressos, et elle aimerait être plus à l’aise, plus au diapason. Ben lui dit que l’eau suffira. Avec le vin. Il est sûr qu’elle en a du très bon. Elle a un petit mouvement de recul, il insiste, et elle se souvient que lors de cette soirée où elle l’avait rencontré elle avait remarqué ça, déjà, cette assurance presque désinvolte, cette absence de conventions. Elle, a été élevée en fille unique par des parents tendres et conventionnels, qui connaissent la valeur de chaque chose et respectent l’ordre, par tradition et par confort. Elle aime sortir de ce milieu si doux et si ancien, pour en découvrir d’autres, elle va à eux sans a priori, parce que tout lui a toujours été si simple, et possible. Ces inconnus si peu recommandables que Ben a invités dans son jardin, elle les observe comme elle observerait un paysage nouveau. Ben propose à une fille de s’asseoir sur un fauteuil, elle est enceinte et son ventre gonfle sa tunique. Et puis il s’assied à ses côtés et suivant son exemple les autres finissent par s’asseoir, certains déplacent les transats pour former un groupe, leurs chiens gémissent de bien-être en s’allongeant à leurs pieds, ils ont bu aux fontaines du patio et leurs gueules débordent de salive. Anna descend à la cave et choisit parmi les meilleures bouteilles, le vin qu’elle aurait servi à Ben si elle avait été seule avec lui.
Elle a déjà deux enfants, et celui-ci on le placera sûrement, comme les autres, elle le sait. Elle s’appelle Chloé, et elle dit qu’elle voudrait être enceinte toujours, rester comme ça avec le bébé, même si elle sait qu’il n’est pas bien avec elle, elle n’est pas toujours clean, elle dort dans le bois, sous la tente, et elle sait qu’il manque déjà de tout… Ben l’arrête :
– Il est bien.
– Bien ?
– Oui, il est bien avec toi.
– J’ai peur qu’il m’oublie.
– Mais non, ça n’arrivera pas, pourquoi est-ce que tu dis ça, il ne t’oubliera jamais, c’est impossible.
– Il nous reste deux mois ensemble. J’accouche à la fin de l’automne.
Elle dit ça avec une grande lassitude, presque une paresse de parler, elle est épuisée, elle a l’impression de courir toujours, de fuir ou d’être sur le point de fuir, de déjouer les pièges, de cavaler même quand elle dort. Ben voit qu’elle hésite. Elle a envie de faire quelque chose et elle n’ose pas. Il touche sa main, une pression brève, pour l’encourager, puis il se tourne vers les autres et ensemble ils parlent : la politique antimendicité de la ville, l’interdiction de rester ensemble, de rester assis, de rester couché, de rester debout. L’interdiction d’être. Il est le seul à entendre Chloé fredonner à voix basse une chanson pour l’enfant qui, peut-être, qui sait, se souviendra d’elle, de son amour des romans à l’eau de rose, des bougies allumées sur les murets dans la campagne, des films pleins de musiques, du chocolat et des parties de poker. Et sa façon de danser, de siffler avec les doigts, d’aimer les blagues nulles, et ce qui la fait tressaillir aussi, il s’en souviendra. Et ce qui la fait courir trop vite, se planquer, pleurer par petits cris, se pisser dessus, ses peurs de la nuit, des inconnus bourrés, des copains en manque, des flics, des tunnels, des chiens, des sirènes, des orages, il le sait et il prend, et son courage aussi, son courage par-dessus tout, il s’en charge, il s’en délecte, il flotte dedans, une danse de poisson malin. Il aime cette berceuse qui lui vient de sa mère, et de la mère de sa mère dont on plaçait aussi les petits sitôt venus au monde, ce monde sans halte et sans refuge, dans lequel au lieu de grandir on vieillit, au lieu d’apprendre on se méfie, au lieu de se nourrir on se carence, un monde sans lendemain.
Un monde sans eux, les enfants.
Ben prend du retard pour arriver jusqu’à Jimmy, mais il n’a jamais su aller d’un point à un autre sans improviser des détours, et avec ces gens il est bien, il les écoute parler, blaguer, ou se taire, et tout a la même importance, car tout, du plus banal au plus personnel, ne les ramène qu’à une seule et même question : est-ce que je fais partie de la communauté des hommes ? Quand à la fin de l’après-midi ils se lèvent pour partir, il échange avec chacun une longue accolade et puis ils sifflent leurs chiens, quittent le jardin paisible, et marchent dans la rue comme si elle leur appartenait.
Sans eux le jardin paraît soudain trop calme, et le silence entre Ben et Anna, moins naturel. Elle n’ose rien ranger encore, de peur qu’il n’y voie un signal de départ, mais il s’assied sur le banc de pierre sous le tilleul, elle hésite un peu avant de le rejoindre.
– Avant de partir je dois téléphoner à Mehdi, un copain.
– Oh pardon, je te laisse.
Il éclate de rire.
– Non, au contraire ! J’aurais besoin que tu me prêtes ton téléphone.
– Oh… Tu as perdu ton portable ? Je peux t’en prêter un si tu veux.
– Non, non, je n’ai pas de portable, je n’en veux pas. À cause des flics. Mais j’ai toujours mes papiers sur moi, même mon passeport, tout, on ne sait jamais.
Elle sourit devant cette petite parano et lui tend son téléphone, il ne s’éloigne pas et compose un numéro qu’il connaît par cœur :
– Et mince, il est encore sur messagerie… Mehdi, c’est moi, c’est Ben, j’ai pas mal roulé, écoute, je veux comprendre ce qui est arrivé à Jimmy, je veux tous les détails, tu n’imagines pas tout ce qui me passe par la tête depuis hier, et puis surtout j’ai besoin de savoir à quelle école il va maintenant, à quelle heure il en sort, c’est là que je compte le retrouver, à son école. Appelle ton contact, Philippe, c’est ça ? Tanne-le, dis-lui que c’est le plus urgent. Je reprends la route maintenant, si tu as des nouvelles avant de partir en cours demain, tu appelles Anna, elle fera le relais, son numéro s’inscrit sûrement sur ton téléphone, enregistre-le surtout. Je t’embrasse, frère…
Il rend son portable à Anna.
– Ça ne te dérange pas si Mehdi te contacte ?
– Ça ne me dérange pas… Mais ça fait un intermédiaire de plus, non ? Je veux dire…
– Oui, je vois ce que tu veux dire, je pourrais l’appeler directement, mais il enseigne en banlieue, alors il est soit en cours soit dans le RER et il est vraiment difficile à joindre… S’il t’appelle toi quand il est dispo, c’est plus simple…
Elle laisse passer ce petit moment de gêne, elle le savoure même… Ça la flatte qu’il l’ait impliquée, qu’il lui fasse confiance.
– Qui est Jimmy ?
– Mon frère.
– Oh… Et tu vas le chercher dans son école ? C’est ça ?
– Je vais le chercher où qu’il soit. Il vivait seul avec son père, mais on lui a retiré la garde il y a plusieurs mois, et je viens seulement de l’apprendre. Comme je viens d’apprendre qu’il a été placé en famille d’accueil…
Il la regarde, coupable, un peu inquiet, ses yeux sont d’un bleu très pâle dans la lumière, et elle se demande comment ce bleu varie avec le jour.
– Si tu vivais loin de lui, c’était difficile de savoir ce qui lui arrivait, non ?
– Non, j’aurais pu le savoir, mais j’ai été tellement crédule. Tellement con, en fait… Ça fait des mois que mon beau-père me ment, il avait toujours des alibis pour ne pas me le passer au téléphone. Un coup le petit était chez un copain, un coup il jouait au foot en bas… J’aurais dû me méfier.
– Et tu vas faire quoi ? Une fois que tu l’auras retrouvé ? Parce que tu vas le retrouver, c’est sûr.
– Oui, c’est sûr ! Je vais le sortir de là, tu peux me croire.
– Je te crois.
Il frappe ses cuisses très vite, du plat de la main, un petit mouvement rapide et heureux. C’est comme s’il était déjà avec son frère, et il sourit en pensant à lui.
– Tu sais, Jimmy est né treize ans après moi, alors, ce n’est pas seulement un frère, hein, pour moi c’est… c’est presque un fils, tu comprends ? Mon fils-frère… C’est comme ça que je l’appelais : « mon fils-frère ». Son père, Fred, n’est pas le mien… Si seulement il m’avait parlé, s’il m’avait dit qu’il n’y arrivait pas, tout seul avec le môme… Mais dans ma famille, depuis toujours, on se tait.
– Toutes les familles se taisent, non ? C’est la seule façon que ça tienne.
– Peut-être…
Il hésite, surpris par son envie de lui confier des choses dont il ne parle jamais, ces évènements lointains qui n’intéressent que lui.
– Ma mère avait à peine seize ans quand elle a été enceinte de moi…
– Seize ans ? … Et elle… elle a été… ?
– Elle a été quoi ?
Son ton est si sévère qu’Anna ne répond pas, et Ben se lève brusquement.
– Je sais à quoi tu penses, mais non, ma mère n’a pas été victime d’un homme, je suis né d’une histoire d’amour. C’est beau ici… Ça doit être agréable de rentrer ici, de retrouver ce jardin…
– Oui, ça l’est. Je passe mon temps à le photographier, sous tous les angles par tous les temps, peut-être que je vais passer ma vie à ça : photographier mon petit jardin !
Le rire de Ben la soulage, elle s’en veut de l’avoir heurté. Il marche un peu sur la pelouse si bien entretenue, les mains dans les poches, préoccupé. Puis il revient vers elle.
– Ma mère me l’a toujours dit : c’était une histoire d’amour. Après… Des ragots rapportés par les autres, il y en a toujours, hein… Des choses qu’on entend… qui salissent tout.
– Bien sûr. Et elle t’a élevé seule ?
– Non. Pour sa famille, cette grossesse était un scandale, alors ils l’ont mariée à l’associé de mon grand-père, un homme tellement plus âgé qu’elle… Je me souviens très peu de lui, il est mort quand j’avais six ans, moi j’ai l’impression de n’avoir vécu qu’avec elle… enfin… jusqu’à ce qu’elle rencontre Fred et qu’il l’épouse. Mais jusqu’à l’adolescence, ma vie, c’était elle.
– Tu en parles au passé…
– Elle est morte il y a trois ans.
– Oh, je suis désolée…
Il la regarde et il voit que c’est vrai, elle est désolée, comme peu de gens le sont quand on leur dit ce genre de choses, et maintenant il aimerait qu’elle lui raconte, elle, sa vie, qui ne se résume sûrement pas au joli jardin et à la jolie maison. Mais il est tard et il doit reprendre la route.
– Je t’appelle demain. Mehdi t’aura sûrement donné des nouvelles.
– Tu m’appelles quand tu veux.
Elle le raccompagne jusqu’à la petite porte en bois qui donne sur la rue.
– Sois prudent.
– Toi aussi.
Ils sourient de cette recommandation un peu inutile, mais si gentille qu’Anna en est émue. Il regarde par-dessus son visage, quelque chose derrière elle, il ne sait quoi, et elle attend, elle ne sait quoi. Puis il ouvre la porte, et avant de sortir, il la prend contre lui. Alors elle reçoit sa chaleur, l’odeur de cette chaleur, sa force vibrante, comme un courant violent. Il suffit de quelques secondes. »
Extrait
« Maksym a dû te l’expliquer, Ben, les Russes transfèrent les enfants des foyers, ceux des instituts pour mineurs handicapés et ceux des orphelinats, vers la Russie.
– Depuis l’invasion ? demande Ben.
– Tout dépend de laquelle tu parles… Ça fait huit ans que les enfants du Donbass sont déportés, par dizaines de milliers. Moscou se vante d’avoir évacué plus de sept cent quarante mille enfants ukrainiens sur le sol russe, je ne sais pas à quoi ce chiffre correspond, s’il inclut les familles qui ont choisi d’aller vivre dans la Fédération russe, mais je sais une chose, c’est que maintenant c’est notre tour. » p. 174-175
À propos de l’autrice
Véronique Olmi est née à Nice et vit à Paris. Comédienne, romancière et dramaturge, elle est notamment l’auteur de Bords de mer, Cet été-là, Le gosse et Bakhita, qui a connu un succès retentissant en France comme à l’étranger (Prix du roman Fnac, choix Goncourt de l’Orient et de la Serbie…). (Source : Éditions Albin Michel)
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