Pages volées

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
Alexandra Koszelyk raconte la mort de ses parents a huit ans et demi et comment ce drame a influé sur sa vie et ses choix. Récit de la quête d’une identité, ce livre est aussi un hommage à la littérature et arts, aux rencontres fertiles et une plongée dans l’intimité de l’écriture.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Pages volées, pages offertes

Après quatre romans, Alexandra Koszelyk se livre. Elle raconte sa naissance a huit ans et demi, lorsque la mort de ses parents a fait d’elle une orpheline et qu’elle a dû alors s’inventer une vie, notamment en trouvant refuge dans les livres. Bouleversant !

Quel plaisir de retrouver la plume vive d’Alexandra Koszelyk, toujours prompte à surprendre son lecteur. Après L’Archiviste, c’est un récit très intime qu’elle nous offre cette fois. À l’occasion d’un séjour en Normandie pour une résidence d’écriture, la romancière se raconte et revient notamment sur le traumatisme qui a, contre son gré, façonné sa vie. Lors d’une sortie familiale un accident de voiture cause la mort de sa mère, puis de son père quelques heures plus tard. Son frère s’en sortira, elle aussi. Mais elle n’apprendra le décès de ses parents et les circonstances que bien plus tard, quand elle pourra quitter l’hôpital, quand l’enterrement a déjà eu lieu et que seule une pierre tombale témoigne du drame.
Il faut alors vivre avec ce vide béant chez l’oncle et la tante qui ont recueilli les orphelins. Essayer de composer avec cette seconde peau qu’est le chagrin. « On ne peut pas passer ses journées à pleurer, à être abattu de ces deux morts. Je souris, je blague, je continue de lire, de manger, de sortir avec ces nouveaux copains faits à l’école, de jouer comme une autre enfant, de chanter aussi lors des récrés. La vie ne s’arrête pas, le chagrin en nous non plus. Nous cohabitons et il devient une partie de moi, sans que cette tristesse entame mes actions.
Survivre, c’est vivre deux fois. Pour moi. Et pour eux qui ne le pouvaient plus. »
Une période difficile à vivre, d’autant qu’elle s’accompagne d’un sentiment de culpabilité. Pourquoi eux et pas moi ?
« Dans ce mouvement de balancier entre l’oubli et la ribambelle de questions, les livres ont été une planche de salut. Sans doute est-ce la seule activité qui relie ma première enfance à la seconde, le seul lien qui préexistait à ma nouvelle vie, comme quelque chose qu’on ne peut pas m’enlever. Malgré les accidents, les pertes et les abandons, le monde des livres se perpétuerait. La bibliothèque est devenue un refuge. Des gens penchés sur une quatrième de couverture. Les épaules un peu voûtées, ils ouvrent une page au hasard, lisent quelques lignes, en tournent une autre. Le caractère sacré de l’écriture est resté là, figé. Le lecteur est celui qui se dénude au moment d’entrer dans un sanctuaire. Il est avide de découvertes. En refermant le livre, il portera de nouveaux habits, sera allé à la rencontre d’autres vies, d’autres histoires, et portera vers l’autre le regard d’un ami. »
Cette belle déclaration d’amour à la littérature va très vite s’accompagner de l’envie de la partager, de dire le plaisir de découvrir les œuvres, les émotions qu’elles transmettent. Et c’est ainsi qu’avec l’aide de son frère informaticien, elle s’émancipe de sa passion solitaire pour faire partager ses bonheurs de lecture. Le site « Bric à Book » sera sa « première pierre contre l’oubli » et le début de l’écriture. Ce sera aussi par son intermédiaire que je ferai la connaissance d’Alexandra et que je la suivrai dans sa carrière de romancière. Avec l’association des « 68 premières fois » nous avons soutenu son premier roman, À crier dans les ruines avant de pouvoir échanger avec la primo-romancière à l’occasion de la rencontre annuelle. Par la suite, avec La dixième muse et L’Archiviste, j’ai découvert d’autres pans de sa personnalité très attachante, notamment son envie de transmettre qu’elle peut, année après année, assouvir face à ses élèves.
Mais ce n’est pas sans une certaine émotion que j’ai lu ces Pages volées bouleversantes. Sur la barque de Charon, elles prendront place aux côtés de L’Année de la pensée magique de Joan Didion et de J’ai réussi à rester en vie de Joyce Carol Oates. Merci Alexandra!

Pages volées
Alexandra Koszelyk
Éditions Aux Forges de Vulcain
Récit
300 p., 21 €
EAN 9782373058222
Paru le 23/08/2024

Où ?
Le roman est situé en Normandie, à Mortagne-au-Perche, Verneuil-sur-Avre, Evrecy, Granville, à Ault en baie de Somme, à Saint-Lô et Saint-Malo et en Bretagne à Saint-Vaast-La-Hougue, à la Baie des Trépassés, à la plage du Lestrevet, au cap de la Chèvre, à Douarnenez, sur la presqu’île de Crozon, et en région parisienne, à Colombes, Saint-Arnoult-en-Yvelines, Saint-Germain-en-Laye ainsi qu’à Paris, sans oublier des escapades à Metz et Merlieux, Vernon et Vesoul.

Quand ?
L’action se déroule du 19 août 1985 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quand des pages entières de votre vie vous ont été volées, comment faire pour les retrouver, si ce n’est les écrire ?
Les parents d’Alexandra meurent dans un accident de voiture alors qu’elle n’a que huit ans. Elle est recueillie avec son frère par sa tante. Tandis qu’elle grandit entre premiers amours et amitiés adolescentes, un immense vide demeure en elle. Qui est-elle ? L’orpheline ? L’Ukrainienne ? La jeune fille qui aime les histoires ?
Vingt ans plus tard, alors qu’elle revient en Normandie, elle entreprend une enquête sur ce qui a permis sa survie : la langue, la littérature et l’écriture.
Un récit poignant sur ces continents intérieurs que nous habitons et qui nous habitent.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Le Ressenti de Jean-Paul

Les premières pages du livre
« Mortagne-au-Perche, le 8 juillet 2023
« Pourquoi une histoire sur tes origines ? me demande mon oncle. Tu as déjà écrit deux romans qui y font allusion.
— Cette fois-ci, je n’ai pas envie d’écrire un roman.
— Tu veux parler de toi ?
— Entre autres. De moi, de l’identité, de la place qu’on occupe, de l’importance de la littérature, des mots et des langues. De mes parents, aussi.
— Mais tu n’as pas de souvenirs d’eux, que vas-tu faire ? Les inventer ? »
L’invention de mes parents. L’invention d’une vie.
* * *
Longtemps, j’ai fait de mes parents une fiction. Je leur ai prêté des contours, des qualités puisées dans les anecdotes qu’on me rapportait. À la manière d’une couturière, je brodais, raccommodais et reliais des morceaux de tissu entre eux, pour dessiner leurs traits.
Comblant le vide laissé par une mémoire défaillante, j’ai très rapidement imaginé ce qu’avaient pu être ma naissance, mes premières années, le lien que j’avais pu avoir avec eux, modelant ma propre vie dans la glaise des histoires racontées à leur propos.
Plus tard, en créant des personnages de parents dans mes romans, je leur ai donné ce que je connaissais des miens, leur accordant une existence qu’ils n’avaient pas pu continuer, sans jamais réellement savoir si mon invention disait vrai. Mais était-ce réellement important ?
Aujourd’hui, j’ai envie de dire ce qu’il y a autour de ces manques sans les combler, d’esquisser un portrait d’eux sans donner leurs traits à des personnages imaginés. Puis d’aller au-delà, de déborder de cette toile aux trous blancs.
Parce que, malgré ces parents blanchis par des silences et ma mémoire défaillante, une femme est née, et celle-ci n’est-elle pas la continuité de ce qu’ils ont été ? Ce que je pensais être une cassure est-il vraiment aussi net et tranché ? Ces souvenirs oubliés ne sont-ils pas tapis quelque part ? Sont-ils toujours essentiels à la marche de mes jours, des années après mon amnésie ?
Sans cordon, sans corps non plus, un lien plus profond persiste. C’est lui que je veux sonder, aller fouiller. Et c’est ainsi que je veux remuer la vase et ne plus nager dans une eau stagnante, mais qu’au contraire cette source redevienne vivante, enrichie de toute cette boue grouillante de vie.
* * *
Je ne connais rien de l’appartement qui m’a vue naître. À peine ai-je des photos d’une pièce, d’une table à langer. Très tôt, mes parents ont le projet de construire une maison.
Ce sont des images figées qui me le prouvent. Un endroit à nous, sans véritable originalité. Un toit parmi d’autres dans un lotissement.
Années 1970, années des constructions éclair.
En été, des roses trémières forment un rempart entre la rue et la maison, et rappellent les origines charentaises de mon père.
Caen est à une quinzaine de kilomètres de là, c’est une campagne battue par les vents, une plaine à l’horizon jaune de champs, notre maison dans un village qui s’étend : Evrecy.
L’été, nous ne partons pas loin de la maison, juste à côté, à la mer.
Granville en tête, les autres lieux m’échappent.
Ma mère est comptable et mon père dessinateur industriel.
Depuis trois ans, un petit frère est venu agrandir notre trio.
Une famille normale, dans une maison banale, deux parents, deux enfants, un chien blanc qui se retourne au nom de Neige.
Une famille ligne droite.
Du moins, jusqu’à la cassure.

Mortagne-au-Perche, le 9 juillet 2023
Que transmettent inconsciemment les parents ?
À ce père qui souhaite une intégration parfaite de ses enfants, qu’ils parlent français, agissent en Français, le voici avec une enfant qui clame haut et fort, dès qu’elle rencontre quelqu’un de nouveau :
« T’es qui, toi ? Moi, je suis ukrainienne ! »
Que cachait cette véhémence ? Pas exactement une forme de rébellion, puisque je n’avais pas, à cinq ans, l’âge de la crise adolescente. Pour quelle raison cette voix s’élevait-elle, malgré le souhait parental ?
Et si l’enfant disait tout haut ce que les adultes voulaient cacher, pour différentes raisons ? Pourquoi cet enfant, par exemple, refuse-t-il de goûter à la viande, dès tout petit ? Un dégoût si profond qu’il ne peut venir de lui seul. La réponse est souvent inscrite dans un traumatisme d’un de ses ancêtres, transmis en général de façon silencieuse, dans les souterrains implicites d’une mémoire familiale tue. Par quelle magie certains traumatismes passent-ils de génération en génération ?
De mon côté, il y avait donc cette fierté d’une chose que je ne connaissais pas, d’un pays auquel je me sentais très attachée, sans en avoir foulé la terre.
Je ne l’ai jamais réellement saisi jusqu’à ce qu’à mon tour je devienne mère, et qu’à travers les choix et les revendications de mon fils, je comprenne qu’il y avait là une forme de réparation faite à l’égard de ses parents. Ainsi, tandis qu’au collège j’ai toujours recherché à me fondre dans le comportement des autres, être caméléon, ne faire ni tache ni ombre, pensant que c’était là une planche de salut, en n’affichant jamais mes goûts, n’élevant jamais la voix de peur d’être exclue du groupe, m’interdisant ainsi d’être moi-même, mon fils revendique son unicité. Cheveux longs, t-shirts de hard rock dans un collège où fleurissent rap et casquettes, il assume ses choix et ses désirs. Sa place, en somme, et par ce geste personnel répare, sans le savoir, des années après, l’adolescente qu’a été sa mère.
Et moi, en criant à tue-tête que j’étais ukrainienne, quelle réparation l’enfant que j’étais effectuait-elle auprès de ses parents ?
* * *
Depuis quelques jours, grâce à l’obtention d’une résidence d’écriture, je suis à Mortagne-au-Perche, en Normandie, dans ma région natale. Au premier étage de la maison, allongée sur le lit, entourée de livres et de mon carnet, je regarde les poutres. Le soleil entre et baigne la pièce de ses rayons doux. Mes yeux se fixent, les barres verticales s’échappent, mon esprit se fait vagabond, des ombres se détachent, pleuvent du plafond, ne s’accrochent à aucune rive. Les formes se font et se défont au gré de la lumière du dehors. Mon regard les parcourt, les frôle et les effiloche. C’est dans ce faux ciel qu’est leur abri, c’est là qu’elles habitent. Elles me suivent dans chacune des maisons qui m’accueillent.
Dans ce refuge dénué de cachettes, de rugosité et de forêts, elles bougent par sursauts, comme ces animaux sauvages craignant d’être capturés.
Ma main s’élève vers elles, c’est un chant où la nostalgie déborde de son refrain du passé. Les ombres s’arrêtent, puis reprennent leur danse cadencée. Gauche, gauche, droite, gauche, droite, droite.
Je voudrais m’y plonger, valser avec elles, qu’elles m’emportent là, plus haut, plus fort.
Peut-être ne parlons-nous pas la même langue. Pouvons-nous nous comprendre, elles qui habitent sur une autre rive, dans mon plafond ?
Ces ombres sont mon passé immémoré, il est l’heure désormais de m’échapper de cette caverne trop longtemps contemplée, d’observer ces frêles silhouettes, de les faire miennes, puis de revenir sur ma rive-vie nimbée de ces fantômes attrapés.
Retrouver les mots de l’autre histoire, celle qui n’a jamais été écrite, celle qui affleure et court dans mes romans, sans jamais percer.
Il est temps de dévoiler, d’écrire.
Les images au plafond ne permettent pas de transmettre la mémoire. Ce ne sont que des images. La parole possède ce pouvoir.
Il est plus que temps.
* * *
Il y a quelque chose de mystérieux dans l’écriture d’un roman. Il nous appelle, on sait que quelque chose est là, en germe. On ne peut faire autrement que de l’écrire.
Je ne vais pas contredire cette idée ; de toute façon, mon inconscient me forcera à me ramener à cette idée, avec une opiniâtreté certaine. Mais, pour éviter de partir dans tous les sens, je fais semblant d’avoir une certaine maîtrise de ce que je m’apprête à raconter. Je commence par le synopsis. L’étymologie grecque, « vue d’ensemble », dit parfaitement ce que c’est. Je suis sur une terrasse imaginaire, je surplombe, d’où je suis je peux percevoir les grands axes, les cours d’eau, les incidents géologiques, les failles, les trous dans lesquels peuvent sombrer les personnages, mais aussi les ramifications. Ce caillou anodin, presque invisible, aura une incidence sur le parcours de l’un, et cette rivière au flux ténu plongera dans un fleuve plus fougueux, même si, pour l’instant, elle n’est qu’une eau dormante.
Une fois ce tableau vivant créé, je m’en détourne, pour mieux dépasser ses frontières, elles ne sont pas des barrières, elles sont des limites que je m’empresse de franchir.
Sur les quatre romans que j’ai publiés, un seul n’a pas changé de fin. À force de changer, de couper, de réécrire. Combien de fois ? Cinq, dix, vingt ? L’ordinateur est un cimetière de textes tronqués.
Je me plais à imaginer un concept impossible : publier toutes les versions d’une même histoire :
« Et toi, tu as lu quelle version de L’Archiviste ? »
Personne ne le saurait avant de le terminer.
D’ailleurs, n’est-ce pas ce qui existe déjà ? Un lecteur n’a-t-il pas sa propre lecture ? L’auteur ne sait jamais comment son livre sera perçu, d’autant plus qu’avec le temps le livre peut de nouveau être lu pour des raisons qui n’étaient pas les siennes, au moment de sa publication.
À crier dans les ruines a été lu comme un roman d’amour à sa publication. Trois ans après, de nouveaux lecteurs le découvrent, suite à l’invasion ukrainienne, y discernant désormais la répétition d’événements sur une terre meurtrie, l’exil des familles, la difficile reconstruction. Celle que vivent de nombreux Ukrainiens en ce moment sur le sol français.
Voilà quelques jours que je suis en résidence d’écriture à Mortagne et j’écris déjà des imprévus.
Mon corps a choisi de devenir une caisse de résonance de ce que j’écris. Les maux qui me cisaillaient enfant sont revenus tels qu’ils étaient. Ils occupent les mêmes formes dans un corps devenu adulte. À croire que le corps si enclin au temps et à ses déclins garde une mémoire intacte des troubles.

Mortagne-au-Perche, le 11 juillet 2023
Je suis née à huit ans, sept mois et douze jours.
Des cris de partout, à gauche, à droite, impossibles à faire taire. L’ensemble des pleurs en concert improvisé provient d’une quinzaine de nouveau-nés qui à eux tous cumulaient au maximum trente-deux jours.
De là où je suis, je ne vois rien, je ne fais qu’entendre ces cris.
Envie de me boucher les oreilles, d’amoindrir ces pleurs incessants. J’amorce le geste.
Ma main est empêchée. Pourquoi ai-je une aiguille enfoncée sur le dos de ma main ? Et ce tuyau qui sort de ma poitrine ? Et ce drap blanc avec une inscription bleue brodée sur le dessus ?
Je relève ma tête alourdie. Elle tourne. Je résiste. Je veux savoir. Une grande pièce vitrée et, de l’autre côté, des dizaines de couveuses. À ma droite, des écrans aux modulations vertes et rouges. Un chiffre à côté qui augmente en même temps que ma respiration.
Qu’est-ce que je fais là ? Ne devrais-je pas être dans la voiture avec mes parents et mon frère ? Avoir retrouvé Neige, mes grands-parents, ma balançoire ?
Puis-je me lever ? Quand je bouge mes jambes, une seule répond. L’autre est entravée.
Accélération de la respiration, pouls dans le cou qui bat au rythme des cris des nourrissons, si proches que j’ai l’impression moi aussi d’être revenue à un état natal.
Les nourrissons s’égosillent, sur un monde qu’ils ne connaissent pas. Je reste muette de ce que je ne comprends pas. Eux crient ma douleur, les tuyaux qui sortent de mon thorax, cette aiguille de goutte-à-goutte. Ils hurlent à ma place.
Une naissance silencieuse, à me demander quel est ce rêve, ce cauchemar plutôt, dans lequel je suis catapultée, quelle est cette musique de biiips qui émet un son dès que ma cage thoracique se gonfle d’air.
Mes parents ? Ne devrais-je pas être avec eux, dans leur voiture ? Et mon frère ?
Rideau blanc, cris, blouse aux grands sourires, mais comment parler dans ce bruit ? Mes yeux clignent, j’observe, j’agrippe autour de moi ce que mon esprit n’arrive pas à saisir.
* * *
La cause de ma deuxième naissance est ainsi nimbée de flou, d’incohérences, d’impossibilités, de fantômes. À l’issue des longues années de procès qui ont suivi l’accident a été écrit un compte rendu, permettant d’établir des dommages et intérêts en fonction de la gravité de ce qui avait eu lieu, mais aussi en fonction du préjudice moral. Comment pèse-t-on le poids de parents morts ? L’argent n’est-il pas inconvenant, déplacé, ahurissant, scandaleux, dans ce cas-là ? Où se place la dignité ?
J’ai lu ce rapport quand j’étais une adolescente, plusieurs années après l’accident, et ainsi ai-je appris ce qui s’était réellement passé. Comme si moi-même je n’en avais pas fait partie, puisque déjà je ne me souvenais de rien. D’ailleurs, je viens de m’en rendre compte en l’écrivant, je parle toujours de « l’accident de mes parents », comme si mon frère et moi n’en faisions pas partie.
Depuis, je ne sais pas ce qu’est devenu ce compte rendu, et le relire serait sans doute un effort trop conséquent. Mais comment oublier les mots posés sur ce qui a changé ma vie ?
Un 19 août 1985, en fin d’après-midi, à un carrefour de Verneuil-sur-Avre, une commune de l’Eure, a eu lieu cet accident, causant la mort de quatre personnes. Un véhicule qui roule trop vite coupe la priorité à un autre, le percute, ce deuxième véhicule fait des tonneaux et percute à son tour notre voiture, entraînée elle aussi dans une série de tonneaux, explosant notamment le pare-brise dans l’habitacle. Des dizaines d’éclats de verre atteignent le visage de mon frère. De mon côté, le choc me fait faire une culbute, je m’évanouis.
Tout cela s’est évidemment passé non pas au ralenti, comme dans un film qui trouverait beau de faire voler les éclats de verre et de tôle, zoomant sur les différentes lumières métalliques, mais de façon tellement rapide que personne n’a pu saisir ce qui arrivait.
L’instant d’avant nous roulions, la seconde d’après ma mère était morte, mon père dans un sale état, mon frère resterait entre la vie et la mort durant plusieurs semaines, je serais la plus épargnée.
Sitôt le choc terminé, après ce grand chaos de tôle, le silence. Les roues ne se paient pas le luxe de tourner. Elles ont éclaté avec l’impact.
Notre voiture n’est plus qu’une boule broyée à l’avant ramassé, les pompiers devront désincarcérer mes parents.
Sur le compte rendu, il est question d’un camion qui serait passé à ce moment-là, sans laisser de trace, prenant vraisemblablement la fuite. Il n’a jamais été retrouvé. Un camion fantôme qui en dit long sur ce que peuvent faire les hommes dans de telles situations. Face à la mort : fuir.
Le conducteur responsable de l’accident est vivant. Sa vitesse excédait de cinquante kilomètres-heure la vitesse autorisée.
Il n’y a rien à dire sur ce fait. Si ce n’est qu’il est arrivé.
En vouloir à cet homme, le retrouver, comme me l’a conseillé une journaliste de Ouest-France venue m’interroger il y a quelques jours, ne ramènera pas mes parents. Sa vie, je suppose, est déjà marquée par cet acte irresponsable. Si elle ne l’est pas, je n’ai rien à dire à cette personne.
Par chance, un médecin passe sur les lieux, n’attend pas les secours, ose un geste inconsidéré : il nous fait sortir de l’habitacle et nous conduit, mon frère et moi, à l’hôpital le plus proche, celui de l’Aigle.
C’est lui, c’est cet homme que je voudrais revoir. Il nous a sauvé la vie.
* * *
Je suis sortie de réanimation. Dans une chambre où le temps n’a plus d’importance. Le silence m’apaise. Combien de temps ai-je passé à entendre ces cris ?
Désormais, je suis seule, et le silence autorise mes questions. Une en particulier.
« Où est ma maman ? »
En boucle.
Mon cerveau d’enfant ne comprend pas. Habituellement cette question est suivie d’un effet : ma maman apparaît.
Personne ne vient.
« Maman ? »
Certaines fois, des infirmières passent. Présences féminines qui ne remplacent pas la figure maternelle. Elles remontent mon drap, vérifient le goutte-à-goutte.
Je suis toujours couchée, ma cheville me fait mal, on me parle d’une entorse, qui se révélera plus tard être une fracture, je ne cesse de leur demander où se trouve ma maman. Les douleurs m’importent peu. Je sais désormais que j’ai vécu un accident, que les médecins sont là pour me soigner. Mais rien ne m’obsède plus que l’endroit où se trouve maman. Je ne suis qu’une bouche en demande. Mon corps n’existe plus.
Au départ, personne ne me répond. C’est à peine si on se contente d’une timide caresse sur mes cheveux. On me calme avec des « ne t’inquiète pas, elle reviendra bientôt, elle est à un autre étage et ne peut pas descendre, mais elle reviendra bientôt ».
La parole et ses mensonges.
L’enfant continue à poser sa question, tant qu’elle n’a pas sa réponse.
Combien de temps à la répéter ? Quand la solitude emplit les minutes, celles-ci s’étirent comme des années. Surtout pour une enfant de huit ans.
Au bout de quelques jours, peut-être le lendemain, je ne sais plus tant le temps s’étirait, ma tante et ma grand-mère paraissent. D’autres figures féminines, des visages connus.
Elles, elles pourront répondre à ma question : « Où est ma maman ? »
Mais les mêmes gestes, les mêmes réponses éludées, des lèvres indéchiffrables. Femmes sphinx.
Aujourd’hui, plus de trente ans après, je me doute de la difficulté d’une telle visite. Elles-mêmes avec leur propre souffrance d’avoir perdu qui une fille, qui une sœur.
Ma grand-mère se désenlise comme elle peut de sa douleur et, de sa poche, extrait un mouchoir en tissu qu’elle me tend. Un geste pour calmer l’émoi. De la douceur sous mes doigts. Elle sort un petit flacon de parfum et dépose quelques gouttes sur le tissu. Le coton s’en imprègne, boit le liquide qui disparaît.
« C’est de la violette. »
Je porte le mouchoir à mon nez. Palliatif dérisoire face à mes questions, mais symbolique. Du parfum, des fleurs, de la vie, là où la mort rôde.
Des années plus tard, à chaque bouffée de violettes sur mon chemin, j’aurai de nouveau huit ans et quelques mois, et cette question au bord des lèvres, incapable de s’extirper de mes entrailles : où est maman ?
Ma grand-mère et ma tante repartent, avec elles ma question reste suspendue, au-dessus de moi, pendue au plafond.
Maman.
Quelques semaines plus tard, à l’annonce de sa mort, ce mot sortira de ma vie, je l’arracherai de mon vocabulaire de petite fille, je ne le prononcerai plus.
À la rondeur des labiales « maman » se superpose celui du r rugueux : « mère ». Un mot qui dit l’éloignement.
La douceur est morte avec ma mère.
Ce n’est qu’avec mon enfant que cette sonorité reviendra. Par ses lèvres à lui. Dans les premiers mots prononcés.
« Maman ? »
À cette question tellement anodine et naturelle pour lui, mais si vertigineuse pour moi, j’ai pu lui répondre, mais aussi me répondre, à cette question laissée en suspens, sur les rives de mon enfance :
« Oui, maman est là. »
* * *
Mon corps est transféré vers un autre hôpital, sirène hurlante, le pompier qui m’accompagne veut me faire sourire. On prend de la vitesse.
« Tu vois, tu es quelqu’un d’important, les gens s’écartent sur notre chemin. »
Je repense à mes cours de catéchisme, j’ai l’impression d’être Moïse, et en même temps j’aurais aimé que ce pompier se serve de sa sirène magique pour ouvrir notre route, quand j’étais dans la voiture avec mes parents. Cela aurait empêché qu’une autre voiture percute notre chemin.
Ce transfert me rapproche de ma famille. Direction Caen.
Tout reste flou, depuis combien de temps étais-je dans cet hôpital situé dans l’Orne ?
Tout ce que je sais, c’est que c’est à ce moment-là que j’ai cessé de demander où étaient mes parents. J’étais résignée.
Mon frère est dans un autre hôpital, dans un état plus préoccupant que le mien, mais je ne sais plus si on me l’a déjà annoncé. Je me sens coupée de tout, des miens, de moi, sans réelle réponse. Tout ce que j’observe, ce sont les grands changements déjà opérés.
Avant cet accident, je n’avais pas conscience de ce que pouvait être la solitude. Pas la solitude de ne voir personne, mais désormais je sais que je suis un corps seul, coupé d’une famille et de leurs vies que je pensais liées à mon existence. Désormais je vis sans eux. Seule parmi le monde.
Je ne sais pas depuis combien de temps je suis dans cette chambre, ni combien de fois ma tante est venue me voir. Cet après-midi, quand la porte s’ouvre, elle n’est pas seule. Derrière sa silhouette, ce n’est ni une blouse rose ni blanche, mais un homme habillé en costume. Je pressens l’importance du moment.
Mon sourire disparaît. L’heure de la révélation, celle où les masques tombent, est arrivée.
Cette personne, pourtant, ne dira rien. Au théâtre, on le placerait dans les personnages muets, sans réelle importance. Mais nous n’étions ni dans une pièce ni sur scène. Cet homme sera à jamais le figurant à cette nouvelle. Une forme de cristallisation d’un épisode traumatique. Plus tard, j’apprendrai qu’il était psychologue.
Ma tante s’avance, je sais déjà ce qu’elle va dire. Tant qu’aucun son n’a franchi ses lèvres, cela n’existe pas, ce n’est pas une réalité.
Mais sa voix s’élève. Son visage dit la difficulté.
« Tes parents sont morts. »
Je le savais, susurre une petite voix dans ma tête, sans oser me l’avouer. Sinon, ils seraient déjà à mon chevet, auraient répondu à mes appels, on m’aurait parlé d’eux.
Malgré tout, ses paroles sont une gifle.
« Je veux les voir. »
La luminosité de la chambre m’éblouit soudain. Je n’ai qu’une envie alors : retourner avec eux, dans la voiture, ne pas bouger, je ne bougerai pas, on restera là, tous ensemble. On fera comme s’ils étaient encore vivants. Mais laissez-moi retourner avec eux, ne former plus qu’un seul corps, insécable, celui d’une famille. À quoi ressemblons-nous maintenant, mon frère et moi ?
À cet instant, je suis cette même enfant qui tous les soirs, sur le chemin de l’école, file se cacher derrière une haie d’arbres, à s’inventer des histoires, des « on fera comme si », à imaginer des ailleurs et des autrefois.
Mais la réalité revient, le couperet. Des faits.
« Ils sont enterrés à Evrecy. »
Ma maison. La lointaine maison.
Enterrés ? Je ne pourrai pas les voir une dernière fois ?
Le temps qui jusqu’à présent se dilatait, avec ses heures d’éternité, s’accélère. Morts, enterrés, dans un espace réduit. Corps compressés, comme dans la voiture.
Je ne le sais pas encore à ce moment-là, mais un mécanisme sournois commencera : comment croire en leur mort ? L’instant d’avant : rien, seulement les quatre murs orangés de cette chambre d’hôpital. À présent : rien n’a de sens. Leur mort, l’enterrement : tout est passé, mais sans nous, sans les enfants. Comment attendre que nous soyons sortis de l’hôpital, mon frère et moi ? Sous terre, inaccessibles à la vue. Comment saisir ces choses, quand on a huit ans ?
L’ère du deuil impossible commençait.

Mortagne-au-Perche, le 13 juillet 2023
Hier soir a eu lieu une rencontre à la médiathèque de la ville autour de L’Archiviste. Nous la préparons avec son directeur. D’emblée, le courant passe bien, c’est un homme habité par sa passion de transmettre, de faire vivre les arts. Sa médiathèque accueille en ce moment une exposition de peintures d’une Ornaise. »

Extraits
« Le chagrin n’est pas une chose qui se voit de l’extérieur. On ne peut pas passer ses journées à pleurer, à être abattu de ces deux morts. Je souris, je blague, je continue de lire, de manger, de sortir avec ces nouveaux copains faits à l’école, de jouer comme une autre enfant, de chanter aussi lors des récrés. La vie ne s’arrête pas, le chagrin en nous non plus. Nous cohabitons et il devient une partie de moi, sans que cette tristesse entame mes actions.
Survivre, c’est vivre deux fois. Pour moi. Et pour eux qui ne le pouvaient plus. » p. 42

« Ne fallait-t-il pas tuer ces moments de bonheur, de joie et d’échanges, pour pouvoir continuer un peu à vivre ? Mais dans ce cas, pourquoi n’avoir gardé que les anecdotes où seule la culpabilité existait ?
Dans ce mouvement de balancier entre l’oubli et la ribambelle de questions, les livres ont été une planche de salut. Sans doute est-ce la seule activité qui relie ma première enfance à la seconde, le seul lien qui préexistait à ma nouvelle vie, comme quelque chose qu’on ne peut pas m’enlever. Malgré les accidents, les pertes et les abandons, le monde des livres se perpétuerait.
La bibliothèque est devenue un refuge. Des gens penchés sur une quatrième de couverture. Les épaules un peu voûtées, ils ouvrent une page au hasard, lisent quelques lignes, en tournent une autre. Le caractère sacré de l’écriture est resté là, figé. Le lecteur est celui qui se dénude au moment d’entrer dans un sanctuaire. Il est avide de découvertes. En refermant le livre, il portera de nouveaux habits, sera allé à la rencontre d’autres vies, d’autres histoires, et portera vers l’autre le regard d’un ami. » p. 85

« Après quelques jours de gestation, « Bric à Book », mon bric-à-brac, mon fouillis, est né, grâce à la science de mon frère. Je ne le savais pas encore, mais ce blog fut ma première pierre contre l’oubli, contre mon oubli, le début de l’écriture.
C’est aussi le début d’une solitude perdue. Quelques semaines après sa mise en ligne, des commentaires postés sur mon blog me montreront que nous sommes des dizaines au départ, en 2007, puis des milliers, à échanger autour de notre passion.
La fillette qui lit seule dans son coin n’existe plus.
Et une nouvelle fois, à rebours, presque vingt ans après le début de cette aventure, comprendre que mon frère et moi, unis dans la perte, le sommes également dans la reconstruction. » p. 143

« Je suis née à huit ans, sept mois et douze jours.
Des cris de partout, à gauche, à droite, impossibles à faire taire. L’ensemble des pleurs en concert improvisé provient d’une quinzaine de nouveau-nés qui à eux tous cumulaient au maximum trente-deux jours.
De là où je suis, je ne vois rien, je ne fais qu’entendre ces cris. »
« Immédiatement après l’annonce de la mort de mes parents, il a fallu que je connaisse toute la vérité, si terrible soit-elle, si durs soient les mots et les images. Je ne savais pas à quel point établir une exactitude est une sorte de graal impossible à atteindre. Et si certaines réponses remplissaient des vides, elles ne les comblaient pas tous. »

« Je regarde le calendrier.
Dans moins d’un mois, le 19 août, jour de l’accident, je serai de nouveau cette petite fille qui perd ses parents. Il me faut alors écrire, écrire contre le temps, les retrouver, dans ce cahier noirci de leurs contours, attraper quelque chose que je ne saurais pas encore. Le temps joue contre moi. Cette date me terrifie autant qu’elle me galvanise.
Je replonge dans les jours de deuil. »
« Les livres sont ces histoires qui me permettent de saisir que la vie est faite d’embûches dont il faut se relever.
Je ne le sais pas encore, mais je suis sur le chemin du deuil.
Si les adultes ne peuvent répondre à mes questions, les livres le font.
La langue écrite, langue du savoir, de la distance, du choix des mots, d’un rythme, me permet des bonds de pierre en pierre, d’histoire en histoire, d’aller plus loin que l’expérience acquise dans une vie seule. »

À propos de l’autrice
Alexandra Koszelyk © Photo Patrick Cockpit

Alexandra Koszelyk est une est écrivaine et professeure de Lettres Classiques. Diplômée à l’Université de Caen Normandie, elle travaille à Saint-Germain-en-Laye depuis 2011. Elle enseigne, en collège, le français, le latin et le grec ancien. Elle est aussi formatrice Erasmus en Patrimoine et Jardins. Son premier roman, À crier dans les ruines (2019), a été l’un des quatre lauréats des Talents Cultura 2019 et a remporté le Prix de la librairie Saint Pierre à Senlis, de la librairie Mérignac Mondésir, le Prix Infiniment Quiberon, et le Prix Totem des Lycéens. Également finaliste du Prix du jeune mousquetaire, de celui de Palissy, du prix Libraires en Seine et du prix des lycéens de la région Île de France 2020, le format poche a été sélectionné pour le prix du meilleur roman Points. Après La dixième muse (2021), son second roman, elle a publié un ouvrage pour jeunes adultes avant de revenir au roman pour adultes avec L’Archiviste (2022). (Source : Babelio / Aux Forges de Vulcain)

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