Parmi d’autres solitudes

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En deux mots
Le narrateur vient vider la maison de son père après son décès. En trouvant un dossier à son nom, il retrouve à la fois ses premiers écrits et des souvenirs. Derrière ces portraits de personnes solitaires se dessine aussi un hommage au disparu.

Ma note
★★★★ (beaucoup aimé)

Ma chronique

Un solitaire entouré de solitaires

Se mettant dans la peau d’un journaliste venu vider la maison de son père décédé, Yves Harté nous propose tout à la fois une série de portraits sensibles, un hommage au disparu et quelques réflexions sur un mal du siècle, la solitude. Bouleversant.

Le narrateur aura repoussé quelques temps sa dernière mission, se rendre dans la ferme « à la lisière des Landes et des Pyrénées » où s’était exilé son père avant d’y mourir en 2004. Mais désormais mise en vente, il se devait d’y retourner pour trier les papiers et les archives ainsi que la bibliothèque.
Assez vite, un dossier retient son attention, car son nom figure sur la couverture, suivi de la mention « solitaires ». Il va y trouver ses écrits, soigneusement classés et annotés, rassemblant les portraits qu’il avait rédigés avant de les oublier.
Yves Harté a choisi un habile dispositif narratif. En imaginant le narrateur s’asseoir dans un coin, chauffé par une belle flambée, relire ses textes, il nous fait découvrir tous ces solitaires qui l’ont entouré, un peu comme autant de nouvelles intégrées au roman.
On retrouve ainsi les habitués du café jaune de Bordeaux. « Ils étaient figés dans un passé que j’avais partagé. Je les y avais laissés. Ils y demeuraient immobiles comme des ombres mortes, attendant que je les rappelle. »
À l’image de ces piliers de bar, de ces souvenirs qu’il avait gommé, on va découvrir le destin tragique d’un homme qui s’est retrouvé à la rue par un enchaînement de circonstances malheureuses, la confession d’un homme qui a sombré dans l’alcool dès ses années de lycée et qui restera pris dans cette spirale infernale. « Boire me rendait brillant. Contrairement aux autres, je ne buvais pas pour être avec eux. Je buvais pour être seul et admirable. C’est peut-être à ce moment-là que commence l’alcoolisme. » Les portraits qui suivront font sans doute aussi partie de ceux que l’auteur, jeune journaliste à Sud-Ouest a rassemblé. Car, comme le raconte Christophe Airaud sur France Info, l’idée de ce roman est inspirée par cette enquête. « Les portraits sont réinventés et dressent un portrait d’une France éloignée du vivre ensemble. S’intercalent entre ces personnages, les intimes réflexions du narrateur autour de la figure de son père. Du journalisme, l’auteur passe à la littérature, et grâce à cette enquête renaît l’histoire des invisibles du quotidien. »
Alors cet homme transparent qui n’a jamais su retenir le regard d’une femme, alors cette institutrice de maternelle qui collectionne les amants sans pouvoir tomber amoureuse, alors ce vieux fermier qui tourne en rond deviennent les ambassadeurs d’un mal qui ronge le pays, sournois et quasi invisible. Mais tout n’est pas perdu, car il aura suffi d’une seule lettre pour transformer le solitaire en solidaire.

Parmi d’autres solitudes
Yves Harté
Éditions le Cherche-Midi
Roman
176 p., 19 €
EAN 9782749179322
Paru le 22/08/2024

Où ?
Le roman est situé principalement dans le Sud-Ouest, « à la lisière des Landes et des Pyrénées ». On y évoque aussi Bordeaux et Paris.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Des portraits bouleversants d’êtres seuls, vus par un homme lui-même solitaire, qui essaie de comprendre ce qui l’a séparé de son père.
Journaliste célibataire d’une quarantaine d’années, le narrateur se rend dans la maison de son père qui vient de décéder et dont il n’avait plus de nouvelles depuis longtemps.
Alors qu’il trie ses affaires, il tombe sur un dossier qui comporte des textes de sa propre plume, écrits vingt ans plus tôt dans le cadre d’une commande de presse. Des portraits d’hommes et de femmes confrontés à la solitude, que, pour une raison mystérieuse, son père a précieusement gardés.
Les piliers de comptoir d’un café sans éclat, un sans domicile fixe qui a joué de malchance, un alcoolique qui vit encore chez sa mère, un homme transparent qui n’a jamais su retenir le regard d’une femme, une institutrice de maternelle qui collectionne les amants sans pouvoir tomber amoureuse, un vieux fermier enfin, qui illustre l’isolement agricole.
Tout en relisant ces portraits, le narrateur se remémore des moments avec son père et tente de comprendre ce qui les a éloignés l’un de l’autre.
D’une écriture délicate, à la sensibilité rehaussée de pudeur, Yves Harté rend ces êtres abandonnés absolument bouleversants. Il explore, avec une empathie contagieuse, le tabou de la solitude qui nous effraie et qui, pourtant, au fond, nous réunit tous.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Franceinfo Culture (Christophe Airaud)
Actualitté (Louella Boulland)
Blog Ma Voix au Chapitre


Yves Harté présente son ouvrage « Parmi d’autres solitudes » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Mon père est mort dans l’hiver, au tout début de l’année 2004, alors qu’il allait avoir soixante-dix ans. J’avais laissé filer les jours avant de m’atteler à ce rituel que seuls les proches peuvent accomplir, vider une maison de tous ses souvenirs, jeter des vêtements qui, quand on les déplie, libèrent fugitivement une odeur familière, brûler des journaux qui n’évoquent plus rien, enterrer une seconde fois un être dont on a partagé des parcelles de vie, même si le temps vous a éloignés sans bruit. Mon père et moi ne nous parlions presque plus. Nous étions peu à peu devenus étrangers. Il vivait dans une ferme trapue plantée sur un coteau à la lisière des Landes et des Pyrénées, une demeure solide aux murs épais, ancien domaine de ses parents, où il s’était enfermé voilà dix ans. Peu à peu, j’avais espacé mes visites. Lui était moins passé me voir. Lors de nos rares conversations, il affirmait que tout allait bien, qu’il aimait cette retraite dans ce pays qu’il connaissait depuis toujours et où il m’avait amené autrefois, espérant sans doute transmettre un gène sentimental.
Je roulais en direction de la grande chaîne de montagnes. Elle grandissait à mesure que l’autoroute approchait du berceau familial, hameau d’un village perdu, loin du chef-lieu de canton qui attirait peu à peu les dernières vies des campagnes alentour. J’y avais passé des vacances autrefois, en compagnie de ce père mutique. Ses amis que j’avais aperçus lors de ses obsèques, gens du coin pour la majorité, anciens agriculteurs ou commerçants, m’avaient confirmé un isolement que je comprenais. Comme lui, je n’avais eu ni frères ni cousins. Je me retrouvais à quarante ans au bout d’une lignée qui s’éteindrait avec moi, célibataire et sans enfants. J’avais profité de la fin de l’hiver au début du mois de mars pour me résoudre à ce voyage et sacrifier à ce deuxième deuil. Au moins, je l’accomplirais sans chagrin. Je ne saurais dire si j’en avais eu au moment de l’enterrement. Peut-être avais-je éprouvé une vague émotion, un regret vite effacé de ne pas l’avoir mieux connu, de n’avoir pas essayé de me rapprocher, comme si je n’avais jamais voulu rompre avec mes rebuffades d’adolescent ni me conduire en adulte devant lui.
Je passai prendre la clé que j’avais confiée à l’agence immobilière chargée de vendre la maison, quoique je ne me fasse pas d’illusion sur l’imminence d’une transaction. Qui voudrait aujourd’hui d’hectares de bois autour d’une vieille maison au fin fond de la France ? Il me faudrait attendre un riche retraité, un original amoureux des Pyrénées, à qui elles offriraient tous les jours le spectacle de leur estampe. Autant dire que ce genre de contemplatifs ne courent pas les rues. Il ne me restait plus qu’à prendre possession des lieux pour deux jours. La femme de ménage qui passait une fois par semaine aider mon père avait fait le plus gros, ouvert aux brocanteurs venus estimer les meubles qui pouvaient les intéresser et dont ils proposaient une misère : « Personne, affirmaient-ils, ne veut de ces lourdes armoires ni de ces commodes à croix de Malte. » Elle connaissait mieux que moi chaque recoin de la maison, était venue la veille allumer le chauffage, préparer mon lit et apporter un repas froid pour mon arrivée. J’aurais le temps ensuite de passer au village. Elle avait laissé la cuisine en l’état, j’y trouverais tout ce dont j’avais besoin. Il me fallait surtout ouvrir le courrier qui s’était amoncelé sur son bureau et me plonger dans ses archives.
J’écartai les volets à deux battants et le soleil de cette fin de matinée entra à flots. J’ouvris la glissière du meuble où mon père rangeait ses documents personnels, les actes notariés, les relevés de banque qu’il classait avec un soin confinant à la maniaquerie. Je commençais à trier ces papiers, jetant ceux qui étaient obsolètes, mettant de côté tout ce dont je pourrais avoir besoin lors des innombrables démarches dont j’aurais à m’acquitter, quand mon regard tomba sur un dossier, manifestement placé à l’écart, posé sur une étagère à portée de main et consulté à de nombreuses reprises. Mon nom était écrit en lettres capitales. Je l’ouvris et reconnus ces lignes. Elles ressuscitèrent dans la seconde un monde disparu.
C’est moi qui les avais rédigées, il y a longtemps. Quel âge avais-je alors ? Trente ans peut-être. Même pas. C’était à la fin des années quatre-vingt. Après bien des hésitations, j’étais devenu journaliste, un de ces journalistes que les télévisions régionales multiplient au détour des couloirs, indispensables à la bonne marche de l’administration, estimés de quelques collègues, mais inconnus du grand public, anonymes à jamais. J’avais pourtant signé un jour un reportage sur des vies de malheur qui m’avait valu une commande. Une série de nouvelles sur la solitude. Comme à l’accoutumée, j’avais débuté avec enthousiasme, puis tergiversé. L’idée avait été oubliée. Le projet avec, ce qui m’allait parfaitement. J’avais laissé tomber. J’étais revenu vers mes fonctions de rouage essentiel à la bonne tenue du journal télévisé de dix-neuf heures, nommé de région en région, avant de revenir ici, dans le Sud-Ouest.
Mon père avait gardé les manuscrits que je croyais perdus, tapés sur la vieille machine à écrire qui le suivait de déménagement en déménagement et dont je m’étais servi ici, pensant mieux travailler dans cette vaste maison isolée de tout. Il les avait soigneusement classés. Et sous mon nom qu’il avait inscrit en lettres capitales, il avait ajouté de son écriture de tableau noir : « Solitudes ».

Le café jaune
Je n’aurais pas su dire la couleur des murs, ni songé à examiner la peinture qui s’écaillait, ni à soulever le coin d’un vieil almanach qui gardait sous lui une blancheur virginale. Le café était jaune parce que cela convenait à tout le monde, et même au patron.
On reconnaissait par endroits des vestiges de l’ancienne opulence : les piliers recouverts de glaces biseautées, maintenant ébréchées et constellées de taches, le bar, immense, nous étions cinq à nous y accouder les soirs d’affluence, les caissons en bois dont il fallait deviner les moulures sous la crasse, un antique billard et surtout un lourd ventilateur beige, immobile, couvert de chiures de mouches.
Entre les deux guerres, quand la rue était pavée et que la terrasse s’avançait loin sur le trottoir, c’était un splendide lieu de rendez-vous. Les serveurs en tablier blanc y proposaient des Fernet-Branca ou des Noilly Prat sur des plateaux. Une photo encadrée dans le couloir qui menait aux toilettes en témoignait, où ils posaient en rang d’oignons derrière un homme moustachu en canotier, l’air satisfait. J’avais demandé au patron s’il en connaissait l’origine. Il m’avait regardé avec étonnement. Comment aurait-il pu ? C’était une histoire ancienne. Il avait racheté l’affaire qui périclitait dans les années soixante, n’avait rien touché. Le café survivait.
Sa clientèle n’avait même pas vieilli avec lui. Elle s’était éclipsée peu à peu, à mesure que les apéritifs d’autrefois disparaissaient, que le plafond se couvrait de fumée et que les grandes pales beiges s’enrayaient pour de bon. Le pastis et les demis pression avaient remplacé les apéritifs multiples aux noms compliqués dont la liste devait être connue sur le bout des doigts par un « garçon » de qualité.

J’appris par hasard qu’on y jouait aux cartes, dans une salle derrière une porte marquée « Privé » à laquelle on accédait par un couloir sombre et minuscule. Il y avait eu une fermeture administrative. Ce fut peut-être à partir de ce moment-là que le café jaune sombra et trouva sa vraie vocation.
Bien sûr, on pourra objecter que tous les endroits qui ouvrent le soir, où il suffit de pousser une porte et de s’asseoir, attirent le malheur et les histoires tristes. J’ai eu souvent l’occasion depuis de traîner dans les bars. Partout, j’ai retrouvé les mêmes hommes au bout des comptoirs, racontant des journées immobiles à des serveurs qui écoutent distraitement en essuyant les verres. J’ai entendu partout de ces rires forcés dont on sait qu’ils ne résisteront pas à la nuit. J’ai vu plus d’une fois de ces vies usées auxquelles un fond d’alcool donne la belle et navrante illusion que tout peut recommencer. Mais si je parle du café jaune de Bordeaux, c’est qu’à cette époque j’ignorais tout de ces vies-là et que chaque soir, vers huit heures, se jouait une pièce dont la signification nous échappait.
Nous devions avoir vingt ans. Après les cours, nous nous retrouvions à une table en attendant de regagner l’appartement que nous partagions. Lequel de nous trois avait pour la première fois franchi le seuil ? Peu importe. Dans les quinze jours qui suivirent, nous y étions chez nous, soit que l’inquiétante banalité des lieux, l’état d’abandon que l’on pressentait aussitôt entrés nous aient rassurés, soit que le patron, toujours silencieux, grand et maigre, ait un jour offert une tournée. Nous avions nos clients préférés, soigneusement répertoriés et tous affublés d’un surnom. Nous connaissions par cœur leurs tics et leurs habitudes, leurs boissons préférées, leurs colères et leurs plaisanteries. Ils étalaient leurs vies sur les tables en marbre jaune, ignorant notre présence, mais il est vrai que la pudeur n’a rien à faire dans les existences entre parenthèses qu’offrent les cafés, à la tombée de la nuit.
Le Héron et le Professeur d’histoire arrivaient les premiers. Ils ne débarquaient jamais ensemble mais l’un après l’autre, s’ignorant un instant. Le patron ponctuait leurs discours de hochements de tête et de brefs grognements. Puis, comme si brusquement ils s’apercevaient de leur commune présence, ils se saluaient de loin. Parfois, le Professeur d’histoire, aussi enveloppé que l’autre était maigre et flasque, offrait un verre. Il était rare que son compagnon de comptoir rende la politesse. Ils entamaient un dialogue, toujours le même.
Le Professeur en profitait pour ressasser une thèse qui lui tenait à cœur et lui valait les moqueries de ses collègues. Les Incas avaient colonisé l’Égypte, et non l’inverse, comme l’absurde équipée d’Heyerdahl aurait voulu le prouver. Le Héron clignait des yeux. Il ne pouvait parler que de ses vieux parents qui, disait-on, l’entretenaient. Ce crâne déplumé, ce cou de poulet qui nageait dans une chemise trop grande, ces tremblements convulsifs de vieil ivrogne nous semblaient tout à fait ridicules. Il vivait encore chez ses parents. Nous venions de quitter les nôtres et nous en étions fiers.
L’inquiétant M. Aristide, lui, multipliait les entrées fracassantes. Il surgissait très tard, moustache finement taillée, complet anthracite. Quelle que soit l’heure, une paire de lunettes aux verres réfléchissants masquait son regard.
Il devait avoir une trentaine d’années et habitait aux environs de Bordeaux au huitième étage d’une tour, en compagnie d’une femme et de deux dobermans. On ne lui connaissait aucun travail répertorié. Il disparaissait une semaine entière. Un soir le ramenait, sec et prodigue. Il sortait de grosses coupures qu’il agitait en éventail et ordonnait de monstrueuses tournées générales auxquelles personne ne coupait. L’alcool ne le rendait pas volubile. Il devenait plus sinistre encore. Des pensées de mort voletaient autour de sa tête. À l’occasion d’une de ces cuites, il entreprit de nous apprendre à égorger un homme.
« Tu le prends par les cheveux. Le genou dans les reins. Et crac », disait-il, blême, dents serrées.
M. Aristide sentait le danger comme s’il s’en était aspergé. Mais passé ces crises furieuses, il redevenait le plus mystérieux et le plus triste des clients.
Restait Miss Bordeaux et ses pauvres illusions sur ce que fut sa beauté quand, en 1947, elle participa à un concours où elle fut remarquée. Elle affirmait avoir embrassé le maire à cette occasion.
M. Aristide la faisait boire. Le Professeur s’éclipsait en disant : « Il vaut mieux que je parte », et le Héron clignait deux fois plus vite des yeux : « Si vous l’aviez connue dans sa jeunesse… C’était un morceau de roi. »
Tout finissait par des larmes. M. Aristide s’éloignait avec son masque impénétrable de porte-flingue colombien. Le Héron regagnait sa chambre au dernier étage de la maison familiale. Miss Bordeaux réclamait en reniflant un dernier verre, que le patron lui accordait. Puis il la mettait dehors et éteignait les lumières.
Tout cela nous réjouissait.

J’aurais dû oublier ces soirées, ou les confondre avec d’autres, dans d’autres bars avec d’autres paumés, un soir, victimes, un soir, bourreaux, selon qu’ils avaient trouvé plus faibles, l’espace d’heures éclairées par les lunes des comptoirs.

Un jour, je repassai par hasard dans le quartier. Le café jaune avait changé d’allure. Il était devenu un de ces anonymes et rutilants bars-brasseries, farci de lumières et de fausses tables en bois, garni de serveurs pénétrés de leur fonction, de ceux qui rendent la monnaie sans même avoir besoin de la compter. Il n’y avait plus de sciure par terre le long du zinc. Les piliers renvoyaient la même image brisée et multipliée à l’infini. Les banquettes avaient été remplacées par des stalles pour quatre. Je sortis sans nostalgie. Plus loin, je m’arrêtai acheter des cigarettes. J’attendais derrière un vieil homme, un clochard aux mèches longues et blanches à qui on avait dû donner un manteau neuf. Il titubait et s’arrêta en clignant des yeux au moment de traverser la rue. Je le regardai s’éloigner. C’était le Héron, encore plus sale que dix ans auparavant, tassé et tout fripé. Je le suivis à distance. Il marmonnait. Je le vis ouvrir la porte avec mille difficultés. Il fit tomber la clé et s’agenouilla pour la ramasser. Quand il referma le battant, je m’approchai et lus l’écriteau accroché en bonne place : « F4 à louer, 1er étage. Chambres, 2d étage. »
C’était un après-midi torride du mois de juillet. Cet orphelin aux cheveux blancs bradait les chambres de ses parents.
Parce que j’avais retrouvé le Héron, je reconnus quelque temps plus tard Miss Bordeaux, obèse, bouffie, traînant un carton derrière elle dont on se demandait ce qu’elle pouvait bien en faire. Elle passa dans un début de nuit d’été, trois fleurs piquées dans les cheveux.
La coïncidence autant que la curiosité me poussèrent à l’aborder.
« Vous vous souvenez du bar jaune ? »
Elle me dévisagea, un peu méfiante. Bien sûr qu’elle s’en souvenait. Et de ce vieux vicieux qui la regardait par en dessous, et de l’autre, le moustachu, qui ne riait jamais et gardait toujours ses lunettes noires. Et des étudiants. Elle me regarda avec un peu plus d’attention quand je lui affirmai que j’étais l’un de ces étudiants, hésita à le croire, mais me demanda de lui payer un verre.
Ce fut une drôle de scène, tous les deux à la terrasse d’un café, sous l’œil intrigué des serveurs. « C’était le bon temps. » Rien ne changeait. Elle me raconta son histoire que je retrouvais à mesure qu’elle parlait : ses parents venus de Pologne avant-guerre. Leur passage par Paris quand elle avait six ans. L’ami qui les avait hébergés puis aiguillés vers Bordeaux. Son père sur les docks et leur loyer de Bacalan. La peur en 40 quand les Allemands étaient arrivés. Le père disparu dès le début de la guerre. Les trois ans d’angoisse. La famille séparée. La mère qu’elle espérait retrouver. Le retour, seule. La lassitude. La résignation. Les jours d’après-guerre et son concours de beauté. Le jeune gars qui lui avait promis que la vie serait belle et qu’elle n’avait plus revu. Et tout le reste. Tout ce qu’elle taisait. La débrouille. Les années où rire était facile, où elle obtenait des hommes ce qu’elle voulait, jusqu’au jour où les mêmes avaient obtenu d’elle ce qu’ils voulaient. Les bars. Les amis. Les bars. Les faux amis. Les nuits. L’alcool.
Elle renifla et enleva du bout des doigts une larme qui roulait sur sa joue couperosée. Pauvre Miss Bordeaux. Son histoire était ancienne comme le monde et elle était la seule à l’ignorer. Je n’ai jamais revu M. Aristide. Était-il parti en Espagne, d’où ses parents étaient venus à la fin des années quarante ? Il en parlait parfois et nous menaçait de cet exil comme si nous devions le regretter. J’essayais de l’imaginer, avec sa moustache noire, ses lunettes noires, ses costumes noirs, dans une ville de Castille oppressée par ses remparts, oublié sur une route parallèle, dans une « cafétéria » graillonneuse au sol jonché de serviettes en papier très fines et froissées. À moins qu’il n’ait préféré une station surgie en bord de mer que traverse une voie rapide le long de la plage, avec des palmiers sur le terre-plein, des couples arthritiques, des bars au rez-de-chaussée des immeubles.
Pourquoi parlerait-il davantage ? Les habitués de la Casa Pepe ou du Submarino devaient lui construire un sinistre passé en France, comme nous lui inventions une sinistre double vie. Au fond, c’était la seule différence, car je suis sûr qu’il essayait encore d’acheter un moment d’amitié, tard dans la nuit, en sortant une liasse de billets.
Le Professeur était à la retraite, seule bonne nouvelle si l’on considérait les générations d’élèves persuadés que les Incas avaient colonisé l’Égypte. Cette révélation procurait maintenant un secret bonheur à un compagnon d’apéritif, détenteur d’une vérité cachée au monde entier.
Leur vie n’avait pas changé. À peine avaient-ils aménagé autrement une solitude qui les avait conduits, dix ans avant, devant un comptoir. Ensemble sans pour autant se rencontrer.
À l’usage, leur solitude leur était devenue supportable. Ils s’y étaient installés au point de la rendre visible. Ils la revendiquaient parfois, s’en accommodaient souvent, trimballaient partout cette compagne sans laquelle ils n’auraient pas été eux-mêmes. Ils avaient franchi le seuil au-delà duquel il n’y a plus de combat mais une reposante résignation. Peut-être, trop soulagés, ne s’étaient-ils pas aperçus de leur défaite. Se souvenaient-ils de ce matin au lit trop grand, aux draps froissés, où la vérité leur avait sauté au visage avec une décapante certitude : « Je suis seul. »
Ils l’avaient admis. »

Extraits
« Vingt ans plus tard, le jeune homme que j’étais alors me semblait un inconnu dont je retrouvais à grand-peine les traits. Et pourtant, il suffisait que je convoque les habitués du café jaune pour revoir leurs visages comme si le temps s’était arrêté. Ils étaient figés dans un passé que j’avais partagé. Je les y avais laissés. Ils y demeuraient immobiles comme des ombres mortes, attendant que je les rappelle. Il avait fallu un hasard : ce dossier retrouvé dans cette maison qui n’était pas la mienne, dont je m’efforçais de me débarrasser et qui me ramenait vers des souvenirs que j’avais gommés.
Mes parents s’étaient séparés à peine étais-je parti poursuivre mes études dans la ville universitaire la plus proche, confirmant ce que je soupçonnais. Ils ne restaient ensemble que pour moi, alors que depuis toujours j’espérais secrètement qu’ils se séparent. Il y a pire que les disputes incessantes, les cris ou les récriminations : les lourds silences d’un couple qui n’a plus rien à se dire, s’est aimé sur un malentendu et en arrive peu à peu à se détester. Ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre. Ma mère était solaire et futile. Mon père taciturne et ombrageux.
J’avais accueilli leur divorce avec indifférence. Trop tard pour eux comme pour moi. » p. 29

« Après tout, il arrive à des tas de lycéens de boire ainsi lors de leurs jours de sortie. Ce n’est pas la seule explication que je peux donner. C’est vrai que très vite j’ai aimé l’alcool. Que j’ai connu les différentes ivresses, celles lourdes des bières, celles excitantes et épouvantables du vin blanc. Que j’ai bu en cachette du rhum ou du cognac chez ma sœur. Au début, j’aimais la ouate qu’ils me mettaient dans la tête. Mais ce n’est pas la seule raison. Boire me rendait brillant. Contrairement aux autres, je ne buvais pas pour être avec eux. Je buvais pour être seul et admirable. C’est peut-être à ce moment-là que commence l’alcoolisme. » p. 71

« Je retrouvais au long des étagères cette odeur de vieux papier qui s’envolait comme un papillon dès qu’on ouvrait un volume. Elle me ramenait à mes après-midi d’autrefois, quand je volais un ouvrage pour le lire à l’abri des regards. Il me suffisait d’un regard sur la couverture pour que les souvenirs affleurent. Je revoyais le décor de ma lecture, la saison et les lumières d’alors, le sentiment que j’éprouvais en lisant. J’associais naturellement l’appentis qui servait d’atelier à mon père, un jour d’automne, à La Loi de Roger Vailland. Et un été chaud et poussiéreux dans le grenier d’un de nos appartements de fonction à Isabelle ou l’Arrière-saison de Jean Freustié. » p. 108

« La terre était toujours bonne mais ne convenait plus à l’époque. C’était tout. Jamais il n’avait changé d’avis, tirant une sorte de fierté d’avoir su prévoir qu’un jour il s’éteindrait ainsi, dernier témoin d’un monde qui ne voulait plus d’une famille et de trois générations sous un même toit. » p. 152

« Le plus curieux était que mon père avait trouvé le temps de s’intéresser à ces fragments d’un travail oublié. Il ne m’en avait jamais parlé. Ni lui ni moi n’avions essayé de disperser le silence qui s’était installé. Une visite en début d’année. Un repas au restaurant. Il ne s’intéressait pas ostensiblement à ma vie. Je n’avais pas suivi la carrière qu’il souhaitait, prolongeant une lignée qu’il avait inaugurée, lui, fils de petit paysan, devenu instituteur puis professeur de collège au milieu des années soixante, juste après ma naissance. J’aurais dû enseigner à mon tour, et non emprunter ces sentiers de romanichel. Il s’était étonné que je ne lui aie pas obéi. Il me voulait professeur agrégé, chercheur peut-être. »

À propos de l’auteur
HARTE_yves_©philippe-salvatYves Harté © Photo Philippe Salvat

Yves Harté a été journaliste et grand reporter à Sud-Ouest. Il est l’auteur de La Huitième couleur (2015), Latche. Mitterrand et la maison de secrets (2021), et du roman La Main sur le cœur (2022), lauréat du prix de l’Académie française. (Source : Éditions Le Cherche Midi)

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