En deux mots
À 17 ans la narratrice participe à un programme d’échange et se rend deux mois au Cameroun. Son guide, Jean-Martial, va devenir son amant et le restera tout au long de ses séjours annuels. Jusqu’au jour où il disparaît comme cette femme, professeur et activiste politique, qui n’a plus jamais donné de nouvelles.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Constance, Jean-Martial et la disparue
Anne -Sophie Stefanini nous entraîne à nouveau au Cameroun dans ce roman-confession qui éclaire son œuvre. Elle y raconte la découverte de ce pays, de l’amour et du combat militant.
« Je n’avais jamais quitté Paris. J’attendais quelqu’un ou quelque chose qui me ferait grandir plus vite, qui bouleverserait l’ordre des matins, mes peurs d’enfant. J’avais envie d’une révolution. » Constance à 17 ans lorsqu’elle débarque à Yaoundé. Dans le cadre d’un programme d’échange, elle est chargée de se rendre à Bikop où elle séjournera pendant deux mois et de raconter son expérience dans le journal du lycée.
Une mission qu’elle accomplira sagement, mais qui la transformera totalement. Car Jean-Martial, son guide, va la marquer durablement, même s’il n’a fait que l’accueillir à l’aéroport et l’a aidée à voyager jusqu’à Bikop. Comme elle l’avoue, c’est dès le premier qu’elle est « tombée amoureuse de ce dos, de sa façon de se retourner, de son regard, de son énigme. »
Aussi, à son retour, elle n’a qu’une seule envie, retourner à Yaoundé. S’il lui faudra attendre une année pour retrouver Jean-Martial et pouvoir enfin tomber ses bras, sa détermination à vivre intensément cet amour n’en est que plus forte. Au bras de son amant, de dix ans son aîné, elle va vivre des séjours aussi riches qu’heureux, découvrant aussi avec lui les beautés de ce pays. Les beautés et les failles. Car la liberté d’expression est ici bâillonnée et les activistes politiques en danger. À l’image de cette femme qui a disparu un jour sans laisser de traces. Un fantôme qui hante Jean-Martial, même s’il n’imagine pas qu’un jour lui aussi aura disparu.
Après des séjours magiques et des échanges réguliers, les messages se sont amenuisés jusqu’à disparaître complètement. Une absence que Constance ne s’explique pas.
Aussi bien des années plus tard, quand la parution de l’un de ses romans lui offre la possibilité de retourner au Cameroun, elle n’hésite pas et s’accroche au rêve de retrouver son amant. Avec l’aide d’un ami commun, Terence, elle va enquêter et chercher toutes les traces, tous les témoignages, tous les documents susceptibles de lui permettre de retrouver la femme disparue et, derrière elle, son amant.
Une quête plus qu’une enquête à laquelle son mari et son fils Ruben seront aussi associés sans vraiment le savoir.
Une maxime un peu éculée veut qu’un auteur écrive toujours le même livre. Peut-être est-ce un peu le cas d’Anne-Sophie Stefanini dont Cette inconnue racontait comment deux enfants de Yaoundé, Constance et Ruben, cherchaient Catherine, la mère de Constance, partie un jour sans laisser de traces. Il me semble toutefois que cette fois, il n’est plus question de se cacher derrière la fiction, mais donner toute sa place à la vérité, fut-elle brutale et inconfortable.
Alors on découvrira aussi combien la vie de l’autrice est indissociable de ce pays, le Cameroun. Avec ses contradictions, ses mystères, ses dangers et sa beauté ensorcelante.
Une femme a disparu
Anne-Sophie Stefanini
Éditions Stock
Roman
240 p., 20 €
EAN 9782234096370
Paru le 21/08/2024
Où ?
Le roman est situé au Cameroun, principalement à Yaoundé, mais aussi à Douala et Bitok et un peu partout à travers le pays. On y évoque aussi Paris.
Quand ?
L’action se déroule de 1999 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Constance a 17 ans lorsqu’elle découvre Yaoundé et rencontre Jean-Martial. Elle tombe amoureuse de sa façon unique de marcher à travers la ville, de l’emmener danser dans des cafés révolutionnaires et de lui confier l’histoire du Cameroun, son Indépendance, ses luttes. Il lui raconte aussi comment l’université s’est embrasée quelques années avant leur rencontre, qu’une professeure qu’il admirait a disparu. Constance écoute et tout s’inscrit dans sa mémoire : la voix de cet homme, l’histoire de cette femme.
Les années passent, Constance et Jean-Martial se séparent. Constance ne revient plus au Cameroun mais ce qu’elle y a appris, ce qu’elle y a laissé continue de la hanter : qui était cette femme ? Pourquoi Jean-Martial lui a-t-il livré son histoire ? Constance cherche des réponses, se heurte au passé et fait face à la disparition de son premier amour et de la jeune fille qu’elle était.
Une femme a disparu est une lettre d’amour et une enquête où les vérités sont mouvantes, où des absents réapparaissent, où la mémoire se recompose sans cesse.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les premières pages du livre
« Yaoundé à dix-sept ans
J’ai découvert Yaoundé à dix-sept ans.
Je portais un pantalon bleu et un tee-shirt blanc, des vêtements qui deviendraient mon uniforme des années plus tard. Mais ce jour-là j’avais l’impression de flotter dans les vêtements d’une autre, une fille que je ne connaissais pas encore. Je me revois collée au hublot, timide, impressionnée, muette et je sais que l’avion transportait juste un corps, un esprit vide, une mémoire blanche. Qu’est-ce que j’espérais ?
Je me tenais loin des autres. J’aimais les cachettes. Je n’étais pas encore tombée amoureuse. Je n’avais jamais quitté Paris. J’attendais quelqu’un ou quelque chose qui me ferait grandir plus vite, qui bouleverserait l’ordre des matins, mes peurs d’enfant. J’avais envie d’une révolution. J’admirais Louise Michel, Isabelle Eberhardt, Inès Armand et ma professeure de français en première. Elle m’avait poussée à m’inscrire à un concours organisé par le lycée parce qu’un soir je lui avais confié que je voulais voyager et écrire.
Pourquoi ? Je n’avais pas su répondre.
Chaque année, un échange scolaire permettait à une lycéenne camerounaise de venir deux mois à Paris et une lycéenne parisienne partait à Yaoundé puis à Bikop, un village du Sud, et vivait au sein d’une famille, à son rythme. Les photographies du voyage étaient exposées dans le hall du lycée à la rentrée et le récit publié dans le journal des élèves. Les professeurs parlaient d’une expérience unique, d’une chance. Je les écoutais sans comprendre mais je me répétais ces noms : Paris, Yaoundé, Bikop. J’aimais leurs sonorités. C’était le début d’une histoire ou une énigme.
Ma professeure m’avait prévenue : « Un jeune homme, Jean-Martial Engozo’o, t’accueillera à Yaoundé. Il est étudiant, il t’hébergera une nuit puis te conduira à la gare routière et tu prendras la route de Bikop. »
Je me souviens du poids de mon sac à dos en sortant de l’aéroport et en avançant vers Jean-Martial. D’avoir eu le sentiment à chaque pas de respirer un peu mieux, comme si pendant le voyage j’avais été plongée au fond de la mer. Je n’avais jamais quitté ma famille. Soudain j’avais oublié les mots de ma professeure et je ne savais plus où j’allais ni pourquoi. J’avais peur. Mais cet homme m’offrait l’air qui me manquait. Il avait parlé et tout était revenu : les sensations, les odeurs, la vue. Il était un peu plus âgé que moi, plus grand, plus souriant. Il portait un blouson en jean trop large comme si lui aussi attendait des vêtements à sa taille, que le temps de l’assurance n’était pas encore venu. J’avais senti sa main sur mon épaule, la chaleur, l’air humide. J’avais ouvert la bouche, espérant goûter l’épaisseur de la nuit et qu’elle me révèle le secret de cette ville et de notre rencontre, de ce que j’étais venue chercher.
Il m’avait regardée. « Tu es Constance ? »
Comment m’avait-on décrite pour qu’il me reconnaisse ? Par ma solitude, ma timidité, mon corps flottant, mes cheveux tombant devant mes yeux, le carnet dans ma main comme si tout méritait d’être consigné, retenu ? J’avais répondu à sa question par un sourire et il m’avait entraînée vers un taxi. À chaque arrêt, je regardais le visage de cet homme, ses mains et je l’écoutais me parler de sa ville : « Je suis un enfant de Yaoundé. » Qu’est-ce que ça voulait dire ? Qu’il n’avait jamais quitté la capitale et qu’il connaissait mieux que personne chaque colline, chaque mont qui la bordait et se reflétait dans ses ravins, ses eaux stagnantes, son lac artificiel où l’on pouvait voir la ville et sa copie floue ? Qu’il avait parcouru les rues de tous les quartiers en dur et ceux des baraques ? Qu’il possédait ce monde ? J’étais sûre en l’écoutant et en le regardant désigner tel quartier, tel carrefour que je ne me perdrais jamais à ses côtés.
« Ce que tu vois c’est Notre-Dame, le monument de la réunification, le Hilton, le palais de la présidence, mon ancien lycée, l’université, un stade, un marché, une boutique, le lieu d’un crime. Je te le raconterai mais pas ce soir et pas dans ce taxi. On va tourner à ce carrefour. Et voilà la meilleure vendeuse de beignets, et ce bar pour danser jusqu’au matin… » Je ne l’entendais plus : il était une divinité de Yaoundé, un oracle.
Les images de la ville se succédaient et la lumière orange des lampadaires au sodium créait un brouillard magique. Des hommes s’approchaient à chaque arrêt pour vendre des mouchoirs et des cigarettes et reculaient d’un bond quand le taxi redémarrait et j’avais l’impression de vagues, d’une chorégraphie qui mêlait tous les temps, toutes les langues. Ce qui demeurait : le corps de Jean-Martial, sa voix, l’exposé de l’histoire de la ville d’un quartier à l’autre, cette teinte orangée, les bars, les passants, les étals confondus par la vitesse et les ombres.
Dans le taxi, à l’exception de Jean-Martial, personne n’avait parlé, ni le chauffeur, ni les passagers montés tout au long du trajet. Le front collé à la vitre, je regardais la ville et j’étais saisie par la lumière clignotante des néons, des téléviseurs dans les restaurants, par les phares des voitures. Je fermai les yeux et n’écoutai plus que la voix de Jean-Martial et le bruit étouffé de la ville. Je me sentais traversée et je me représentais une lame qui pénètre la chair et qui reste figée, emprisonnée, et je ne sus pas à dix-sept ans, la première fois à Yaoundé et les années suivantes, qui était la captive, qui avait été blessée.
Tout était différent de ce que j’avais imaginé : c’était une succession de scènes comme les diapositives des réunions de famille. Je ne reconnaissais personne, je voyais des sourires, des danses, des baisers, des mines graves, des airs de dispute, des paysages inconnus et je ne pouvais pas les comprendre, je n’étais pas encore née. Mais Jean-Martial décrivait ces scènes, il me racontait une histoire. J’ouvris les yeux à nouveau et les lumières me semblèrent moins aveuglantes. J’entrais vraiment dans la ville.
J’ai aimé Yaoundé tout de suite et surtout la nuit en souvenir de ce premier soir, de cette course : je cherchais la musique des maquis, les corps semblant danser, fatigués, nerveux. Je cherchais cette impression de fête et la voix de Jean-Martial qui animait la nuit.
Plus tard, à chaque voyage, je regarderais la ville en mototaxi ou à la terrasse d’un bar et je penserais que c’était là que la lumière était la plus belle, la plus crue, la plus tranchante : ici je voyais tout mieux. J’écrirais que les visages et les histoires des hommes, les rires et les drames, avec cette lumière, m’apparaissaient vraiment. Je voyais. Lorsque, après des années d’absence, j’ai retrouvé Yaoundé, j’ai eu le sentiment de tout reconnaître, que la lumière de la ville s’était tapie en moi depuis mes dix-sept ans et que l’éloignement n’avait été qu’une illusion.
Le taxi nous avait déposés à l’angle de l’avenue de Mvolye et de la route de Kribi et j’avais suivi Jean-Martial dans les rues de Biyem-Assi, un quartier populaire. Quand les rues n’étaient pas éclairées, pour ne pas me perdre, je n’avais qu’à tendre le bras et tenir son sac à dos que Jean-Martial portait sur une seule épaule, comme je le ferais toujours moi aussi. Cette image s’inscrivit en moi si profondément qu’aujourd’hui, lorsque je pense à cet homme, je le vois marcher devant moi et s’éloigner.
Il s’était retourné : « Tu suis ? » Est-ce que je marchais trop lentement ? Est-ce que c’était une demande, un avertissement ? Je n’ai pas compris Jean-Martial tout de suite, ses intonations, sa manière de figer le temps, d’attendre une réponse ou de me raconter une histoire. Mais dès ce premier soir je suis tombée amoureuse de ce dos, de sa façon de se retourner, de son regard, de son énigme.
Je me souviens de la traversée de Biyem-Assi à pied et de nos arrêts : pour acheter de la bière et de la limonade, des cigarettes (je n’avais jamais bu de bière avant ce jour, je n’avais pas fumé non plus, je portais les achats avec un sentiment mystérieux de victoire), des beignets, des brochettes. Je voulais me souvenir de chaque geste de Jean-Martial, des prix, des noms ou des numéros de rue. Je ne savais pas encore que je vivrais là, dans ce décor, qu’un jour tout me semblerait familier, que je serais capable d’avancer les yeux fermés en me laissant guider par les voix des vendeurs, la pente des chemins, l’odeur d’un frangipanier devant sa maison.
Il m’avait fait entrer dans une cour puis une pièce éclairée au néon, où deux canapés marron se faisaient face. Des photos étaient punaisées au mur et j’avais reconnu Jean-Martial à tous les âges : « On est chez ma mère et mes sœurs, tu vas les rencontrer. » Aussitôt, comme s’il s’agissait d’un signal, la pièce s’était remplie d’enfants et de femmes qui avaient le même regard que Jean-Martial. J’étais passée de bras en bras, et moi qui étais si gauche je m’étais laissée faire et un sentiment nouveau m’avait envahie : je me sens bien, j’aime cette famille, j’aime le rire de ces femmes, j’aime leurs questions qui me permettent de me présenter, de retrouver les raisons de ce voyage, qui me rendent ma voix. « Je suis lycéenne. À Paris. J’ai un frère. Non, je ne suis jamais venue ici et je n’ai pas de famille à Yaoundé. Non, je ne reste pas. Je vais dans le Sud, un village près de Mbalmayo. Non, je ne suis pas fatiguée. Non, je n’ai pas si faim. »
J’étais partie à Yaoundé avec le défi de mes dix-sept ans, sans savoir où j’allais, comme des années plus tard j’aimerais prendre la route et rouler, rouler, sans destination précise. Jean-Martial et cette ville me défiaient. Je les regardais : qu’est-ce que je ferais de ces regards, de ce que je découvrais pour la première fois ? Est-ce que je saurais les comprendre ?
La mère et les sœurs de Jean-Martial l’encadraient, aussi grandes que lui, elles riaient, se levaient, apportaient des plats et des verres, touchaient son épaule, sa main, s’assuraient que je mangeais assez. Je découvris une manière d’être au monde, protégée, cachée par ce qui n’était pas encore de l’amour ni même une adoption. J’étais sûre – et c’était faux – que ces femmes resteraient les mêmes et que je les trouverais inchangées dans un mois, dans un an, dans cinq ans, et avant même de le promettre à Jean-Martial devant le bus qui devait m’emmener à Bikop, je sus que je reviendrais vers ces femmes et que leur assurance, leur force, cette tranquillité que je ne connaissais pas me guideraient.
Pour la première fois, je ne rougissais pas, je regardais les autres dans les yeux, mes vêtements ne flottaient plus, ils étaient à ma taille ou j’avais grandi d’un coup.
Aujourd’hui je sais qu’il m’a fallu du temps, beaucoup plus de temps pour grandir, que cette maison et ceux qui l’habitaient ne contenaient pas le monde, que je partirais, que je changerais ailleurs mais c’est ici que tout est né, que tout a commencé, dans ce salon et dans la chambre qu’on m’a laissée. Je m’étais déshabillée dans le noir, j’avais attendu que les autres me rejoignent puisqu’il y avait cinq matelas par terre à côté du mien, mais j’étais restée seule jusqu’au matin.
Qu’est-ce qui les avait retenus ? Ma peur ? La leur ? Quelles pudeurs, quels usages ? J’étais immobile, n’osant choisir un matelas plutôt qu’un autre, guettant le moindre bruit de la maison, imaginant ceux qui provenaient de la rue mais peu à peu la solitude m’avait paru douce, naturelle, nécessaire : je n’étais qu’impatience et on m’offrait du temps.
Au retour du village deux mois après, juste avant de prendre mon avion pour Paris, Jean-Martial et sa mère et ses sœurs dormirent avec moi : peut-être que je leur semblais moins étrangère.
Tout a commencé ici. Après la première nuit, je me suis levée dans cette chambre inconnue, dans cette ville inconnue, et je n’étais plus la même.
Je tombais amoureuse de toi. Depuis l’aéroport, depuis notre traversée de la ville, depuis que j’écoutais ta voix, sans comprendre qui tu étais et ce que tu voulais me dire.
Tu me manques aujourd’hui, plus de vingt ans après, et je t’écris face à cette maison qui était la nôtre.
C’est Jean-Martial qui avait payé ma place dans le bus pour Bikop. Je m’étais assise et je regardais le chauffeur et lui discuter sur le trottoir. Il me souriait et continuait à parler en sortant des billets de son portefeuille et j’avais compris ce qu’il faisait : il me protégeait, il veillait sur mon voyage. Tout ce que j’aurais – des bouteilles de Top ananas, des chips de plantain, du café –, ce serait grâce à lui, et puis brusquement il s’était éloigné et c’était trop tard pour lui dire au revoir, le remercier.
Il n’était pas venu me rejoindre au village et je ne lui avais pas écrit. Chacun avait agi sans rien dire, en faisant comme si, en serrant contre soi la promesse du premier soir, le souvenir du visage de l’autre, en le serrant si fort qu’il finissait par disparaître en nous. Mais en retrouvant Jean-Martial deux mois plus tard à la gare routière où il était venu me chercher, je sus à quel point il m’avait manqué et qu’il ne ferait plus que me manquer.
Il n’y avait qu’à lui que je voulais dire ces semaines au village, ce que j’avais fait, ce que je ressentais. Je pensais que lui seul pouvait comprendre mes questions, qu’il éclairerait mes souvenirs, les histoires offertes, mes gestes. Comme il m’avait fait entrer dans Yaoundé, il pouvait continuer à me guider. Je voulais lui parler de ce mort que sa famille avait veillé une nuit, comment elle avait dû raconter ce qui l’avait tué, de la danse autour de la concession pour l’honorer, avant l’enterrement le lendemain matin à l’entrée de la maison. Pour moi cet homme était devenu un fantôme dont je me protégerais tous les vendredis parce que ce jour-là, m’avait-on dit, les portes doivent rester ouvertes au village afin de laisser passer les disparus.
Et certains vendredis, c’est ton ombre que je vois.
Mais Jean-Martial ne connaissait pas cette légende : chaque village vivait avec ses morts d’une manière unique.
Alors je lui parlais d’un mariage où je n’avais presque pas vu les mariés, cachés derrière leurs familles, et il m’avait regardé avec la même expression que lorsque je lui avais raconté la mort de l’inconnu : « Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? Les morts vivent avec nous, et on épouse les parents, les grands-parents, le clan entier, et les fantômes aussi, de celle ou celui qu’on a choisi. Ce n’est pas un petit oui. Ça prend du temps. Mais j’espère que tu as dansé surtout.
– Je suis restée assise toute la nuit. »
Jean-Martial avait ri de cet aveu et puis il avait fait un geste et un taxi, plein déjà, s’était arrêté et j’avais ri à mon tour. On passerait notre temps dans les taxis, ma main dans la sienne ou regardant chacun de notre côté, silencieux si souvent, jamais pressés puisque nous n’allions nulle part et que personne ne nous attendait.
Le taxi nous avait menés au lac, dans ce maquis qui deviendrait notre refuge. Des cigarettes, des bières et rien d’autre : je n’avais pas faim et lui, il disait qu’il aurait mangé le buffet complet d’un mariage mais il ne commanda rien.
Et nous ne nous sommes pas mariés.
« Raconte-moi ce que tu as fait pendant ces deux mois au village. Il n’y a pas eu que le deuil et la noce ? Qu’est-ce que tu vas écrire ? »
Des années après ce voyage et cette discussion, j’ai cherché le texte publié par le journal du lycée mais il est introuvable. Ce soir-là, devant Jean-Martial, j’avais essayé de rassembler mes souvenirs. Une maison basse et ocre, un champ d’arachides et des plantations de cacao, une rivière, une autre langue, des gestes et des heures qui n’appartenaient qu’à ce royaume et à cet âge, marcher, arracher, couper, planter, une lampe de poche qui ne me quittait pas et qui éclairait les visages des filles de la maison, les livres que j’avais emportés, les chemins où je me perdais la nuit, mes mains qui voulaient continuer à faire, à construire, à pétrir et que je regardais comme des mains étrangères, nouvelles et ce plafond que je connaissais par cœur parce que je n’arrivais pas à m’endormir.
J’avais dit tout cela à Jean-Martial et aussi cette visite qui m’avait troublée aux grottes d’Akok Bekoé.
« J’y suis retournée plusieurs fois avec le chef du village et avec une de ses filles qui a mon âge. À chaque visite l’histoire de ces grottes changeait. Je ne sais pas si elles sont vraiment sacrées. Je ne sais pas quelles histoires croire. La fille s’ennuyait ou elle avait peur et elle m’a dit qu’elle détestait cet endroit, qu’il fallait se dépêcher de partir, que ce n’était pas notre place. Tu connais la légende de ces grottes ?
– “Seul un cœur pur peut entrer là et marcher sans crainte. Ceux qui en ont deux disparaissent ou restent enfermés dans ces lieux.” C’est pour ça que la fille avait peur. Je n’aurais pas pris le risque. »
Je n’avais pas compris. Qu’est-ce que ça voulait dire, avoir deux cœurs et deux corps ?
On s’était assis dans ce maquis près du lac de Yaoundé, à une table où il restait deux chaises libres. Jean-Martial avait salué toute la salle et la serveuse, il s’était penché vers moi et je n’avais fait que parler en me tenant le plus proche possible de lui pour que ma voix gagne contre les autres conversations, la musique, les pas des danseurs sur le plancher. Je me sentais pleine de tous ces récits, j’étais ivre et ils tournaient en moi comme une chanson entêtante et je ne savais pas encore que je ne ferais plus que les écrire et les réécrire. Je ne savais pas non plus que chaque air écouté dans ce bar ce soir-là deviendrait une de mes chansons préférées.
« Tu n’as pas dansé au village mais ici on parle, on boit et on danse. »
Tu t’es levé et on ne s’est plus jamais assis : je n’avais jamais dansé avant ce soir. Tu m’as traduit les paroles de toutes les chansons, je n’écoutais plus Dina Bell, tu devenais le chanteur. Aujourd’hui j’écoute les mêmes airs, surtout Sophie et Essèlè Nika Cameroun, et je danse seule et je t’entends.
À propos de l’autrice
Anne-Sophie Stefanini © Photo DRNée en 1982, Anne-Sophie Stefanini est éditrice et romancière. Une femme a disparu est son quatrième roman. (Source : Éditions Stock)
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