Le Trouble

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
Armelle soupçonne son mari de mener une double vie et décide de le suivre. Installée dans un hôtel qui donne sur la maison qu’il occupe avec une femme et sa fille, elle peut observer ses faits et gestes, mais ne sait comment réagir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La double vie de Léonard

Le nouveau roman d’Anne-Frédérique Rochat se déguste comme un bonbon acidulé. Autour d’un thème de Vaudeville, un mari qui trompe son épouse, elle réussit un conte cruel. Avec une pincée de fantastique.

Dans une vie sans histoires la chose peut paraître incongrue. En allant faire son marché, Armelle aperçoit Léonard, son mari, censé être derrière le comptoir de son magasin d’optique, se diriger vers une impasse où il disparaît.
En rentrant le soir, il a beau essayer de la dissuader, rien n’y fait. L’ère du soupçon s’est installée. Aussi décide-t-elle de fouiller ses poches, de vérifier ses dires et de le suivre. Elle ne va du reste pas tarder à voir ses craintes se confirmer. Contrairement à ce qu’il affirme, il ne remplace pas un collègue au magasin, mais passe la journée dans la maison située impasse de l’Union avec une femme et sa fille.
Et comme un hôtel donne directement sur cette maison, elle n’hésite pas à louer la chambre qui lui offre la meilleure vue sur cette demeure et son jardin aménagé pour l’été.
En toute tranquillité, elle peut suivre leurs faits et gestes, leurs marques d’affection, leurs petits rituels. Très vite, elle s’installe dans son rôle d’observatrice privilégiée, même s’il s’accompagne d’un peu de frustration : « Elle aurait aimé se déplacer dans l’histoire et devenir, à tour de rôle, la fillette, la mère, son mari. Il était si pesant de n’être que soi-même. »
On retrouve ici le plaisir de lecture et la thématique de Longues nuits et petits jours et Le chant du canari, deux précédents romans centrés autour de couples qui, eux aussi, se posaient des questions sur leur stabilité, leur avenir. Car Anne-Frédérique Rochat n’a pas son pareil pour sonder les relations, montrer combien il est difficile de porter un jugement définitif alors que les sentiments se sont cristallisés au fil des ans. Une rupture, avec la solitude qui l’accompagne, n’est peut-être pas la meilleure solution. En regardant Léonard s’enfoncer dans ses mensonges, Armelle ne peut s’empêcher de lui trouver un côté touchant, de continuer à en faire l’homme qu’elle aime.
Une attitude qui va aussi, sans vraiment le vouloir, déstabiliser sa rivale et nous offrir un épilogue surprenant. Une manière habile de nous signifier qu’un couple rassemblant deux spécialistes des yeux, une oculariste (qui fabrique des yeux de verre) et un opticien, n’est pas forcément mieux armé pour voir la réalité en face.

Le trouble
Anne-Frédérique Rochat
Éditions Slatkine
Roman
142 p., 00 €
EAN 9782832113080
Paru le 23/08/2024

Où ?
Le roman se déroule dans une petite ville qui n’est pas précisément située.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Armelle fabrique des prothèses oculaires en verre, dans un atelier accolé à sa maison. Un matin, alors qu’elle se promène, elle croit voir son mari traverser la rue de la Clef pour se rendre dans une impasse. Mais comment est-ce possible ? Il est censé se trouver à son travail à l’autre bout de la ville. Est-elle victime d’une hallucination ?
S’agit-il d’un sosie, d’un jumeau caché ? Ou la vérité est-elle plus dérangeante ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Chaque jour ressemblait au précédent, chaque heure s’écoulait doucement, chaque chose était à sa place, et les quelques surprises qui s’immisçaient dans son quotidien le pimentaient sans jamais le brusquer. Elle se sentait chanceuse, protégée. Son existence avait le goût des bonbons que sa grand-mère conservait dans une vieille boîte métallique et qu’elle distribuait aux enfants sages : moelleuse, sucrée, avec en arrière-fond une légère touche de renfermé. En cette agréable matinée de juin, Armelle arpentait la rue de la Clef d’un pas vif, un panier en osier rempli de légumes du marché à son bras. Elle prévoyait de cuisiner, pour le repas du soir, une ratatouille accompagnée d’un pain au levain. Elle se disait qu’il faudrait également acheter un peu de fromage quand elle vit au loin son mari traverser la rue. Elle s’immobilisa. Était-ce vraiment lui ? Non, bien sûr que non, c’était impossible, Léonard était à son travail à l’autre bout de la ville. Son mari était opticien — employé d’une grande chaîne de magasins, il n’était pas autorisé à s’absenter comme bon lui semblait. Et pourtant. Cette allure, la démarche, la silhouette, et même les vêtements étaient identiques aux siens. Elle s’ordonna de cesser de divaguer, ce n’était pas son mari, cela ne pouvait être lui. D’ailleurs, il n’était pas le seul à porter un pantalon noir et une chemise blanche, des milliers d’hommes étaient dans ce cas. Elle devait se secouer, détacher ses yeux de la ruelle dans laquelle le type s’était engouffré et rentrer chez elle pour son rendez-vous de dix heures trente. Elle repartit, maïs, en passant devant l’intersection, s’arrêta de nouveau, scruta les lieux. Il n’y avait personne. Elle chercha une plaque, un nom : impasse de l’Union. Cela ne lui disait rien. Elle se le répéta intérieurement, plusieurs fois. Non, décidément, ces quelques mots n’évoquaient ni acupuncteur, ni ostéopathe, ni hygiéniste, ni petit-cousin, rien. Elle n’avait même jamais remarqué cette ruelle auparavant. En marchant jusqu’à la maison, elle tenta de chasser la drôle d’impression qui l’enveloppait, mais celle-ci était coriace et s’accrochait à son esprit telle une tique affamée. Lorsqu’elle rangea les légumes dans le frigo, elle se rendit compte qu’elle avait oublié le fromage. Dommage, songea-t-elle, le repas risque d’être un peu maigre Elle plaça le pain sur la planche en bois, fouilla dans l’armoire à provisions, prit un biscuit au gingembre dans un paquet entamé – il était déjà un peu mou -, se servit un verre d’eau du robinet puis s’assit à la table de la cuisine. Qu’est-ce que son mari irait faire à l’impasse de l’Union ? C’était absurde. Peut-être avait-elle vu son sosie, celui que tout un chacun a sur cette terre ? Mais ne serait-ce pas une coïncidence extraordinaire que Je sosie de son époux se promène dans un quartier adjacent au leur alors qu’il pourrait se balader n’importe où ailleurs ? L’alarme de son téléphone sonna, elle sursauta. Il était dix heures vingt. Son rendez-vous allait bientôt arriver. Elle sortit de la cuisine, longea le corridor et ouvrit la porte du fond qui donnait sur l’atelier.

Les aubergines, les poivrons, les tomates et les dés de courgettes luisaient dans les assiettes, elle n’avait pas lésiné sur l’huile d’olive pour contrebalancer la frugalité du dîner.
– Je voulais acheter du fromage, mais j’ai oublié, dit-elle après avoir avalé sa première bouchée.
Les légumes étaient savoureux, elle les prenait toujours chez le même maraîcher et n’était jamais déçue.
— Tu aurais dû m’appeler, j’aurais fait un saut à la fromagerie en rentrant.
— Oui, j’aurais dû, mais la journée a filé et je n’y ai plus pensé.
— Ce n’est pas grave, on mange trop de toute façon.
Ils restèrent un instant silencieux à déguster leur ratatouille, puis Léonard demanda :
— Et avec ta nouvelle patiente, comment ça s’est passé ?
— Ça a été difficile, elle a tout juste vingt et un ans, un très beau visage marqué d’une longue cicatrice. Elle a perdu son œil gauche lors d’un accident de voiture, elle était très émue durant la séance.
— Quelle couleur ?
— Un bleu profond à la limite du violet, quelque chose de très particulier.
— Tu vas y arriver ?
— Bien sûr, le plus délicat ce n’est pas la couleur, mais la forme.
Armelle était oculariste, elle fabriquait des yeux de verre. Ils étaient peu nombreux à perpétuer ce travail artisanal, la résine synthétique ayant pris le pas sur la matière originelle.
— Et toi, comment s’est déroulée ta journée ?
— Oh ! j’ai vendu quelques paires de lunettes à des personnes mal lunées, je ne sais pas ce qu’ils avaient aujourd’hui, tous mes clients étaient de mauvais poil. Mon métier n’est pas aussi enrichissant que le tien. Les gens sont hautains s’ils n’ont pas vraiment besoin de toi.
— Ils ont besoin de toi.
Léonard haussa les épaules.
— Il existe une vingtaine d’opticiens en ville. Si un client n’est pas satisfait, il n’a qu’à changer de trottoir et pousser la porte de la concurrence.
Leurs services cliquetaient contre les assiettes en porcelaine. Armelle hésita à dire : « Non pas du tout, qu’est-ce que tu racontes, mon chéri ? Tu es unique en ton genre. » Cependant elle n’ouvrit la bouche que pour engloutir une fourchetée de légumes, n’ayant aucune envie de le rassurer, éprouvant même un certain plaisir à le voir légèrement abattu.
— Et, sinon, tu es sorti ? questionna-t-elle avec désinvolture.
— Sorti ?
— Tu es allé te balader ?
— Quand ?
— Je ne sais pas, à un moment donné, par exemple dans la matinée, histoire de prendre l’air, ou pour revenir baguenauder dans le quartier.
— Quel quartier ?
— Notre quartier, enfin celui d’à côté, où il y a le marché.
— Pourquoi j’aurais fait ça ?
— Je ne sais pas.
— Tu es bizarre.
— Pendant mes courses, j’ai vu quelqu’un qui te ressemblait traverser la rue de la Clef.
— Alors tu as dû rencontrer mon sosie, rit-il.
— C’est ce que je me suis dit.

Ils avaient terminé leur assiette. Léonard se leva, les resservit généreusement, sortit la salière, se rassit et saupoudra sa ratatouille. Elle n’aimait pas le voir faire ça, cela lui donnait l’impression d’avoir raté son plat.
— L’impasse de Union, ça ne te dit rien ?
— C’est le titre d’un bouquin ?
— Mais non, le nom de la rue où tu allais, enfin, le type qui te ressemblait.
— Armelle, ce n’était pas moi, ça ne pouvait pas être moi, j’étais au boulot. »

Extrait
« La petite fille dormait-elle profondément dans sa chambre d’enfant ? Dans quelle position ? Sa veilleuse continuait-elle de diffuser son étrange lumière ? Qui habitait ses rêves ? Des êtres extraordinaires ? Une sorcière ? Sa maman ? Léonard ? Elle aurait aimé se déplacer dans l’histoire et devenir, à tour de rôle, la fillette, la mère, son mari. Il était si pesant de n’être que soi-même. » p. 65

À propos de l’autrice

Anne-Frédérique Rochat © Photo DR

Anne-Frédérique Rochat est diplômée du Conservatoire d’art dramatique de Lausanne. Parallèlement à son parcours de comédienne, elle est l’auteure de nombreuses pièces de théâtre et de romans, dont Longues nuits et petits jours (2021) et Quand meurent les éblouissements (2022). (Source : Éditions Slatkine)

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