En deux mots
En prodiguant des conseils aux clients de sa pharmacie, Émile Coué constate que ses paroles peuvent aussi guérir et se dit qu’il tient là une Méthode. En retraçant le parcours du Nancéen d’adoption, Étienne Kern a voulu comprendre pourquoi il était aujourd’hui l’objet de moqueries pour sa technique d’autosuggestion.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
« Tous les jours, je vais de mieux en mieux »
Après « Les Envolés », Étienne Kern a choisi de revenir sur le destin d’Émile Coué et sa méthode d’autosuggestion. Un sujet bien plus intime qu’il n’y paraît et un roman touchant sur la grandeur et décadence d’un homme qui voulait aider ses concitoyens.
Comment naît un roman ? C’est au détour de la page 69 que l’on comprend comment Étienne Kern a choisi son sujet. Il se sent totalement désemparé face à la douleur, au chagrin de proches qui viennent de perdre un enfant. « Ils survivaient. Ils s’accrochaient l’un à l’autre, à leur famille, à leurs amours. Aujourd’hui ils sont morts, tous les deux. D’abord André, ensuite Irène, un an et demi après Joël, au moment où j’écrivais ce livre. »
Émile Coué aura passé la plus grande partie de sa vie à vouloir aider les gens, à se persuader de la force de l’esprit humain, à vouloir démontrer que les malades pouvaient prendre une part active à leur guérison. Si aujourd’hui la Méthode Coué est plutôt raillée, le romancier se devait d’en avoir le cœur net. Il ne pouvait que s’intéresser « à quelqu’un qui aurait pu faire quelque chose. Il aurait pu les aider. » Alors, il rassemble toutes les archives à disposition pour cerner l’homme et la méthode.
Une histoire qui commence à Troyes dans l’officine familiale qu’Émile était appelé à reprendre. Une perspective qui ne l’enthousiasme guère, mais dont il s’acquitte avec bonne volonté, n’hésitant pas à prodiguer ses conseils. Face aux clients reconnaissants, il a l’idée de rassembler ses idées dans un « Guide du malade dans les pharmacies » qu’il sous-titre « Tarif général des médicaments, suivi d’instructions pour la préparation des bains, tisanes, fumigations, etc. pour les premiers soins à donner, en attendant l’arrivée du médecin, dans divers accidents et cas d’empoisonnements, et pour les secours aux Noyés et autres asphyxiés. »
Désormais, on le lit en plus de l’écouter. « On fait la queue mail des Tauxelles. Et l’année de ses vingt-sept ans, il entre même au conseil municipal. Il découvre les longs discours et les petites combines, les palabres, le bluff. Il aime ça. Il aime ce pouvoir, le seul qu’il ait jamais eu : la parole. »
Mais alors qu’il semble se fondre dans la vie tranquille de la petite bourgeoisie de province, une femme va changer sa vie. Pas Lucie qu’il épouse et restera toute sa vie à le soutenir, mais une cliente qui lui réclamer n’importe quel remède pour la soulager. Émile réfléchit et demande un instant. « Dans l’arrière-boutique, il prend de l’eau distillée, du sucre, du colorant. Sur le flacon, il écrit des mots savants, des dosages. Il revient, tend la chose à la dame, attention c’est très dangereux, deux gouttes maximum. Le lendemain, la femme est de retour, elle veut juste dire merci, le remède est une merveille. C’est l’hiver, c’est l’automne, en tout cas c’est un grand jour. Une leçon qu’Émile méditera jusqu’à sa mort : l’imagination fait tout. Effet placebo, oui. Il à compris ça. »
Dès lors, il cherche à se rapprocher des médecins et scientifiques qui soignent par l’hypnose, veut à son tour essayer cette pratique, se documente et peaufine ce qui deviendra sa fameuse Méthode.
Aujourd’hui nommée autosuggestion, elle va très vite connaître son heure de gloire. Nombreux sont les témoignages qu’il rassemble et qui le confortent. Il a désormais pignon sur rue à Nancy et son livre La Maîtrise de soi-même par l’autosuggestion consciente est sans cesse réédité et traduit dans de nombreuses langues. Émile ne cesse de voyager, donner des conférences. On organise des tournées au Royaume-Uni, aux États-Unis. Jusqu’à sa mort, on viendra l’écouter. Alors pourquoi ce désamour aujourd’hui ? Même Dominique, la sophrologue qui a fondé l’association Sur les pas de Coué et qui organise visites, conférences, et démonstrations, n’a pas la réponse à cette question.
Peut-être que La vie meilleure aidera à reconsidérer ce jugement. Car, pour conclure sur une note personnelle, j’ai appliqué avec succès cette méthode à l’annonce d’un cancer. Je serai plus fort que la maladie. Je vaincrai. Et j’ai vaincu !
La vie meilleure
Étienne Kern
Éditions Gallimard
Roman
190 p., 19,50 €
EAN
Paru le 21/08/2024
Où ?
Le roman est situé en France, notamment à Nogent-sur-Marne, Montmédy, Troyes, Paris, Maxéville, Nancy. On y évoque aussi de nombreux déplacements à l’étranger, notamment en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en Allemagne ou encore en Suisse.
Quand ?
L’action se déroule de 1877 à 1926 ainsi que de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
On l’a comparé à Gandhi, à Einstein, à Lénine. Des foules l’ont acclamé. Des milliardaires lui ont tapé sur l’épaule. Les damnés de la terre l’ont imploré. Aujourd’hui, son nom nous fait sourire, tout comme son invention : la méthode Coué.
Singulier destin que celui d’Émile Coué, obscur pharmacien français devenu célébrité mondiale, tour à tour adulé et moqué. La vie meilleure retrace l’histoire de ce précurseur du développement personnel qui, au début du XXe siècle, pensait avoir découvert les clés de la santé et du bonheur. Un homme sincère jusque dans sa roublardise, qui croyait plus que tout au pouvoir des mots et de l’imagination.
Avec ce roman lumineux aux accents intimes, Étienne Kern rend hommage à ceux qui cherchent coûte que coûte une place pour la joie.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
L’Éclaireur FNAC (Thomas Louis)
Etienne Kern présente « La vie meilleure » © Production Librairie Mollat
Etienne Kern présente « La vie meilleure » © Production Éditions Gallimard Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« L’INVENTION DE LA JOIE
Il n’existe aucune image de cet instant précis. Aucun film, aucune photo. On ne peut qu’imaginer ce bleu, ce rose, ces lueurs douces sur les masses sombres qui viennent d’apparaître à l’horizon. Quelques minutes encore et les masses seront toutes proches, scintillantes par endroits, nettement découpées sur le ciel. Sur le pont, les passagers pousseront des cris de joie, plisseront les yeux vers la lumière. Huit jours qu’ils attendent ça, la statue, les gratte-ciel, tout un monde vertical et aérien.
Aucun film, aucune photo.
S’il y en avait, on n’y verrait que du gris, du noir, du blanc. Ça se passe il y a un siècle, le 4 janvier 1923. Le soleil pointe. Le Majestic achève sa traversée. C’est le plus gros paquebot du monde. Deux mille personnes sont à son bord, montées pour les unes à Cherbourg, pour les autres à Southampton.
Chacune d’entre elles mériterait son roman. Il y a là le chancelier de l’Échiquier britannique, venu renégocier la dette de son pays à Washington. Il y a là Stanislavski, l’immense metteur en scène, avec toute la troupe du Théâtre d’art de Moscou – cinquante-six adultes, cinq enfants. Il y a là ceux dont les noms ne diront rien à personne. Ceux que les journaux ne nomment pas, voyageurs, commerçants, aventuriers. Ceux que personne ne nomme, les damnés, les émigrants, leurs espoirs, leur douleur.
Et il y a ce vieil homme, devant nous, parmi les passagers de première classe, qui semble un peu ailleurs. Il est penché à la rambarde, malgré le vent, malgré le froid. Il regarde les bleus de l’eau, les reflets du métal. Il sourit. Il sourit des lèvres, des yeux, des moustaches. Il n’a pas froid. Le vent du large ne l’effraie pas. Il tient tout entier dans son sourire.
Les gens s’approchent de lui, timidement.
Ils disent qu’il aura bientôt soixante-six ans et qu’il ne les fait pas. Ils disent qu’il a les mains calleuses, les ongles sales. Ils disent qu’en Amérique, les sermons des pasteurs le comparent à Gandhi, à Einstein, à Lénine. Ils disent aussi qu’il est célèbre, et c’est vrai. Il a écrit, un peu. Pas un roman, pas des poèmes. Un petit volume qu’on trouve encore parfois en librairie : La maîtrise de soi-même par l’autosuggestion consciente. Il y promet plus que la maîtrise de soi. Il y promet la santé, le bonheur, la confiance, l’allégresse. D’autres, bien d’autres l’ont fait avant lui. Mais ses mots à lui ont trouvé un écho sans pareil. Partout, on s’est arraché son livre. Partout, d’un continent à l’autre, des disciples se réclament de lui et des malades murmurent son nom dans leurs prières.
Pour le reste, sa vie est comme la nôtre, avec ses jours banals et ses jours qu’on n’oublie pas. Il a été enfant. Il s’est marié. Il a perdu son père et sa mère. Il a vu certains rêves s’étioler et d’autres prendre forme. Il a vu son corps vieillir.
C’est un homme, avec ses désirs, ses angoisses.
Il s’appelle Émile Coué.
Il allume une cigarette. Son visage se perd dans la fumée puis la fumée s’en va vers l’océan. Il observe longtemps les gratte-ciel, à chaque instant plus proches. Puis il se lasse, tourne la tête, regarde ceux qui l’entourent, regarde leur fatigue, la surprise dans leurs yeux, la joie toujours possible.
Il sourit.
Quelques minutes encore et le paquebot sera au port. Au même moment, le soleil se lèvera pour de bon. Et pour lui comme pour les autres, il y aura du bleu, du rose et du doré.
Le paquebot est à quai.
Émile Coué jette sa cigarette et s’apprête à descendre. Il tient son chapeau dans une main, un sac de voyage dans l’autre. Quelqu’un se chargera de sa grosse malle plus tard. Il se dirige vers la file de passagers, sur le ponton.
Sur sa droite, soudain, ça remue. Les gens s’écartent, une équipe de reporters surgit. Il pense au ministre, sans doute, ou à Stanislavski, il se retourne. Mais non, c’est lui qu’on vient voir, lui, le guérisseur, le maître, miracle man. Un rire nerveux le prend. Il écarte les bras, marmonne quelques mots en anglais, remet son chapeau.
Un cadreur vient d’arriver. Il pose sa caméra à manivelle, jette un coup d’œil dans le boîtier, le déplace légèrement, commence à tourner. La pellicule défile et c’est parti pour quinze secondes d’Émile Coué, seize images par seconde, deux cent quarante images en tout, inscrites à jamais dans le bromure d’argent.
Il porte un manteau noir, un gilet noir, un nœud papillon sur la chemise très blanche.
Il est à droite, quatre hommes le pressent de questions, griffonnent des choses sur leurs calepins. Le plan change, il est à gauche, les hommes sont deux fois plus nombreux. Il se tient contre une paroi, comme acculé. Un photographe tire son portrait. Derrière lui, des rampes de métal, des cordages, des tubes.
Dernier plan, il n’y a que lui, ses yeux brillent. Les rides sont très marquées, harmonieuses. Il hoche un peu la tête, pour remercier, peut-être, ou pour mieux souligner ce qu’il dit. Et que dit-il ? Le film est muet.
Je ne sais pas lire sur les lèvres.
Je ne peux pas l’écouter, je me penche, j’agrandis l’image. La poussière sur mon écran fait comme de la neige. Je pose la main sur son visage.
Il y a des êtres qui semblent là depuis toujours. Il faut les avoir perdus, peut-être, pour mesurer la place qu’ils ont en nous. C’est comme des parents éloignés, d’anciens voisins qu’on retrouve avec une émotion qui nous étonne.
Coué, je ne saurais dire exactement quand j’ai fait sa rencontre. La première fois, je crois, c’est au collège. Une enseignante prononce ces mots : méthode Coué. Je comprends méthode Quies. Je réfléchis un peu, j’imagine : on se bouche les oreilles, sans doute. Un camarade se moque de moi, m’explique, c’est répéter tout va bien, tout va bien.
À l’époque du lycée, je tombe sur un vieux film, un Lubitsch : un thérapeute barbichu, vaguement grimé en Freud, répète vous êtes un chien vous êtes un chien et le patient aboie. Quelques années encore et, de loin en loin, je le croise sur Internet, des allusions ici ou là, des éloges, des railleries. Un prénom : Émile. Plusieurs, même : Émile Francisque Exupère Coué. Naissance à Troyes en 1857, mort à Nancy en 1926. Un inventeur, à sa manière. Le père de la pensée positive.
Puis il y a ce petit livre coloré, un jour, sur un présentoir de supermarché. Je m’approche, je regarde : La maîtrise de soi-même par l’autosuggestion consciente. Je parcours la chose d’un œil distrait. Coué fanfaronne. Il assène. Avec sa méthode, on arrachera les dents sans anesthésie. Avec sa méthode, on ramènera les criminels dans le droit chemin. Une régénération morale sera possible. Ceux qui ne le comprennent pas, écrit-il, sont des arriérés.
Ça sent la bêtise, la suffisance, les préjugés d’une autre époque. Et puis c’est simpliste, tellement simpliste. Vous avez mal ? Dites-vous « ça passe » et ça passera. Vous êtes malade, craignez de l’être ? Répétez cette phrase vingt fois matin et soir : « Tous les jours, à tous points de vue, je vais de mieux en mieux. » C’est tout ? Oui. Voici la méthode, voici le grand secret : répéter, croire, imaginer. Répétez, croyez, imaginez et la migraine disparaîtra, les cheveux ne tomberont plus, les ulcères seront guéris. Des jours radieux viendront.
Tout va bien.
De temps en temps, j’ignore pourquoi, ça insiste. Je tape son nom sur Internet. De vieilles photos, l’air d’un clown triste, de la tendresse dans son regard. Dans les textes d’époque, on dit son amour des fleurs. On dit « le brave Coué », « le gentil Coué ». On dit son sourire, encore et toujours.
Un soir, j’achète le livre coloré. Les pages de la fin sont belles : Fragments de lettres. C’est une série d’hommages, de témoignages, patiemment collectés par Coué.
Les gens lui disent au secours, merci, j’éprouve un grand bonheur. C’est une jambe soudain guérie. C’est une victoire sur l’angoisse. C’est la toux soulagée, la confiance qui revient, l’espoir, la foi. Ces gens s’aveuglent, sans doute. Mais quelque chose vibre là : nos désirs, nos illusions, la vie même. Des hommes, des femmes, la plume tremble dans leurs mains. Ils sont comme nous, ni plus crédules, ni plus seuls. Leur douleur, leur candeur sont les nôtres.
Et lui, Émile Coué ? Il est comme nous aussi. Il aimerait qu’on l’écoute. Il fait sa petite pub. Quelque chose vibre là : comme une fragilité. Chaque lettre qu’il recopie nous dit : Croyez-moi. Aimez-moi.
Plaint-on assez les marchands de bonheur ? Ils ont besoin de notre amour. Ils ne sont rien sans lui.
Depuis le premier jour, dans ces Fragments de lettres, il y en a un qui me touche plus que les autres. Une femme écrit. On ne connaît pas son nom.
Elle raconte tout, ses crises d’asthme, son mari sur le front, et puis l’horreur juste après la guerre : la mort du fils unique, dix ans, tué en quelques jours par la grippe espagnole. Vient la rencontre, c’est en octobre 1919 : une conférence d’Émile Coué. Un mois plus tard, dit-elle, l’asthme est guéri. Et quelque part en elle, elle trouve cette force, cette folie-là, d’écrire : Je suis forte, vaillante, courageuse. Que ne vous ai-je rencontré plus tôt ? Mon enfant aurait connu une maman gaie et courageuse.
Je lis ces mots, je pense : Irène.
Ma marraine. Une maman gaie et courageuse. Je pense à ses deux filles, à son fils qu’elle a perdu. Je pense à sa bonté. Je la vois avec André, son mari, mon parrain. C’est l’automne, leur petite chambre, André est alité. Irène est tassée dans son fauteuil, à la fenêtre. Elle dit : On a de la chance, on est ensemble. Elle regarde les arbres, le ruisseau qui passe par là-bas. Des écureuils viennent parfois, elle les attend. Elle grimace, c’est son dos, ou ses jambes, la douleur est partout. Ensuite la grimace s’en va, elle prend ma main : Je suis contente de te voir.
Son sourire est radieux, presque irréel.
Je m’approche d’André, il s’accroche à moi quand je me penche pour l’embrasser. Des mondes passent dans son regard.
Puis les images se brouillent, la lettre est devant moi, le livre coloré.
Plusieurs mois plus tard, en novembre 2020, mon père m’appelle. Ils sont à l’hôpital, tous les deux, Irène et André. Ensemble. Réanimation, étouffements. C’est la maladie dont tout le monde parle.
Je pose le téléphone. Dehors, la nuit soudain plus large. L’ordinateur, le halo bleu. Je tape : Émile Coué.
Venu d’où ? De très loin. De ma peur. De mon amour. Du mensonge que j’avais besoin d’entendre ce soir-là : Tout va bien. Et d’un coup le voilà, comme une présence restée secrète. Comme une manière d’être avec eux.
Notre visage n’existe pas. Il est fait de tous les autres. On n’y voit que ceux des autres.
Son visage à lui, c’est d’abord cette image, la plus ancienne qu’on ait de lui.
Il a quatre, cinq ans peut-être. On est au début des années 1860, à Troyes. Il y a sa mère, Catherine, encore toute jeune. Il y a son père, Exupère, quarante ans passés, le visage dur.
Je les vois.
Je vois le photographe, sa grosse machine, son vieux chapeau. L’atelier sent la poussière, l’alcool. Des rideaux épais, des colonnettes, tout un décor en carton-pâte. Une toile tendue pour le fond gris. Émile a peur. Ses sourcils sont froncés, ses mains l’une dans l’autre, bien à l’abri, bien au chaud sur la jupe de sa mère. Catherine sourit légèrement, le visage est régulier, le regard un peu lointain. Le père dit quelque chose, il est adossé contre un mur, il est pressé, il prend toute la place, agacé déjà, sa casquette à la main, une casquette énorme, très sombre, l’écusson brille.
C’est son tour, le photographe lui montre une chaise, il s’installe lourdement. Il a voulu ça : une autre photo, pour lui seul, Exupère Coué, employé aux chemins de fer. Il choisit la pose, aussi : un avant-bras sur une table, l’autre sur la casquette, les plis dans l’uniforme, l’air impénétrable. Barbiche, joues creuses, pommettes saillantes.
Il se relève, jette l’argent sur la table, c’est terminé. Émile et Catherine le suivent sans dire un mot. Il marche vite, il compte, il calcule. Il est ailleurs, déjà, dans la mélancolie des gares. Il est devant ses trains, le doigt sur sa montre. Catherine s’attarde un peu sous les arbres. Émile trottine.
C’est l’enfance. C’est l’enfance lente comme un dimanche d’août. Il n’a ni frère ni sœur. Les trains arrivent, les trains s’éloignent, sans surprise et sans mystère. Une cloche sonne, son père pose une main froide sur son épaule, sa mère regarde les nuages. Il s’ennuie, il court à travers les rues, il regarde les nuages lui aussi, sans savoir qu’y chercher. Parfois, son père pousse un soupir, évoque son enfance à lui, la Bretagne verte et les demeures de granit, son propre père qui signait Coué de La Châtaigneraie, son grand-père, sieur de Latouche et sénéchal de Sérent.
Car Émile Coué vient de là, de la noblesse d’Ancien Régime, des longues cavalcades féodales sur une lande. Je lis ça dans les archives, j’admire les signatures, je note les graphies dans un carnet – tantôt Coué, tantôt Coüé, une, deux syllabes. Mais rien n’en est resté, ni le nom, ni l’argent, Exupère baisse la tête en rajustant sa casquette de cheminot. Émile détourne les yeux, n’ose rien dire. Il a peur de blesser. La seule présence du père le tétanise.
Sa mère raconte elle aussi, il y a du rêve dans sa voix, elle raconte l’atelier, son père à elle calandreur, le papier qu’on écrase, qu’on ajuste, qu’on lisse avec amour, la vie urbaine, l’église du quartier, les cheminées sur les toits. Et tout en parlant elle se met à sa hauteur, elle renoue ses lacets, prend sa joue dans sa paume, lui montre les essaims d’oiseaux qui battent des cils là-haut ou les cercles dorés que font les cailloux sur la Seine. Elle dit regarde et il regarde, elle dit le mot joie qu’il répète après elle, et alors la joie passe des oiseaux aux cailloux sur la Seine, elle passe sur son visage, elle passe partout où elle la montre, sur l’arbre mort du boulevard, sur les rideaux sombres du salon, sur le sarrau noir des écoliers. Elle dit encore la joie se ramasse, la joie se cueille, elle est une chose concrète, avec un poids, une forme, des contours, elle est dans le brin d’herbe qu’on peut toucher et la fenêtre qu’on peut ouvrir.
Puis c’est le soir et la petite chambre, Émile tourne les pages d’un livre d’images pieuses, les disciples sur la barque, le doigt levé du Christ, les aveugles qui voient et les paralytiques qui marchent. Les lueurs vacillent, de larges ombres tombent autour de lui, il s’endort sous des essaims d’oiseaux et n’entend pas sa mère venue souffler sur la bougie.
Il ne voit pas sa tristesse de grande personne.
Tout cela, je l’invente, bien sûr, je fais du Coué : j’imagine.
Pour l’heure il a dix ou douze ans. Son père est avec lui, la main crispée sur sa montre, la tête pleine de chiffres. Les chiffres deviennent des dates, les années passent et la famille s’en va. Nogent-sur-Marne, d’abord, puis Montmédy, dans la Meuse. Pour finir, la ville de Troyes, comme au début. Exupère est fatigué des mutations. Il est presque vieux, maintenant. Il grogne. Il serre les poings. Catherine pose des fleurs sur la table en attendant les jours meilleurs.
Émile a grandi, il rêve aux cavalcades, peut-être, aux châtaigneraies bretonnes, ou alors il ne rêve pas : il travaille, il est bon élève, le voici déjà bachelier. Il veut devenir chimiste. Le père refuse : études trop longues, trop coûteuses. Il sera pharmacien, c’est-à-dire d’abord stagiaire, puis commis : il sera nourri, logé, blanchi. Il s’inscrira bientôt à l’École supérieure de pharmacie, rue de l’Arbalète, à Paris.
Émile accepte. Il a peur. Il a vingt ans. A-t-il jamais été jeune ? Il veut plaire à son père. Il veut un jardin, des chats, de la douceur, quelqu’un qui l’aime, plus tard. Être heureux à sa manière : un bonheur discret, paresseux, un bonheur bien à soi. Paris l’effraie. Les jeunes loups et les pontes de la Faculté dessinent un monde qui ne sera jamais le sien. Émile Coué, pharmacien : ce sera bien assez. Peu importe où. À Troyes, si possible.
Il rentre au pays tous les étés. Son père l’attend sur les quais, chaque fois plus sombre. Il l’interroge sur son classement, sur ses notes, écoute à peine. Émile meuble comme il peut, les ponts sur la Seine, la beauté de Notre-Dame, le froid qu’il fait dans sa chambrette le soir. Exupère ne parle plus. Dans ses yeux, Émile lit : Non. Ou : Pas assez. Ou : Pas toi.
La mère ouvre la porte, elle a les traits tirés, c’est pire d’année en année. Émile lui tend des fleurs, elle les met dans un vase. Il dit, d’une voix complice : La joie se cueille. Elle le regarde et répond : Mon fils. Ou alors : Les choses changent, tu sais. Ou alors : C’était il y a longtemps.
Est-ce qu’il comprend, Émile ? Il devine, sans doute. Son père va mal alors sa mère va mal. Son père est un grand trou, une spirale. On se penche et on tombe. Ça n’a pas de nom, c’est fait de douleur, de colère et de silence.
Émile baisse les yeux. Il attend. Les bouquets fanent. Puis les années passent, encore, et c’est le retour pour de bon. Il descend du train, sa mère l’embrasse sur le front, il est pharmacien de première classe, il est pris comme associé, il est barbu, il est serré dans un costume noir trop étroit pour lui, la cravate de travers, souriant, souriant comme personne, et il nous tend les bras derrière le comptoir d’une officine. »
Extraits
« GUIDE DU MALADE DANS LES PHARMACIES ou Tarif général des médicaments, suivi d’instructions pour la préparation des Bains, Tisanes, Fumigations, etc. pour les premiers soins à donner, en attendant l’arrivée du Médecin, dans divers Accidents et cas d’Empoisonnements, et pour les secours aux Noyés et autres asphyxiés.
Mais on l’écoute, Émile. On l’aime bien. On fait la queue, mail des Tauxelles. Et l’année de ses vingt-sept ans, il entre même au conseil municipal. Il découvre les longs discours et les petites combines, les palabres, le bluff. Il aime ça. Il aime ce pouvoir, le seul qu’il ait jamais eu: la parole. » p. 36
« 1884, 1885, peut-être. C’est l’hiver, c’est l’automne, on ne sait pas trop. Dehors, cette lumière d’après la pluie qui, à elle seule, nous est un réconfort. La porte de la pharmacie s’ouvre. Une femme. Elle souffre. Elle réclame des cachets, une fiole, n’importe quoi, quelque chose qui la soulage. Émile fait non de la tête: pas d’ordonnance. Elle insiste, elle veut du laudanum. Il se tait, réfléchit un moment, lui adresse enfin ce sourire désarmant, sincère et commercial qu’on lui verra toujours plus tard. Sa voix est douce, il demande un instant. Dans l’arrière-boutique, il prend de l’eau distillée, du sucre, du colorant. Sur le flacon, il écrit des mots savants, des dosages. Il revient, tend la chose à la dame, attention c’est très dangereux, deux gouttes maximum. Le lendemain, la femme est de retour, elle veut juste dire merci, le remède est une merveille. C’est l’hiver, c’est l’automne, en tout cas c’est un grand jour. Une leçon qu’Émile méditera jusqu’à sa mort: l’imagination fait tout. Effet placebo, oui. Il à compris ça. » p. 40
« J’étais cajolé, trop gâté, et je les regardais sans bien comprendre, démuni face à eux, sachant vaguement cela: il y avait eu Joël. Ils survivaient. Ils s’accrochaient l’un à l’autre, à leur famille, à leurs amours.
Aujourd’hui ils sont morts, tous les deux. D’abord André, ensuite Irène, un an et demi après lui, au moment où j’écrivais ce livre.
Nous sommes la somme de nos amours. Et c’est la seule chose qui restera de nous. » p. 69
« Novembre 2021. Je viens d’avoir Dominique au téléphone.
Dominique est sophrologue. Avec un groupe de passionnés, elle a fondé l’association Sur les pas de Coué. Visites, conférences, démonstrations : la mémoire d’Émile est bien vivante en Lorraine. Je voulais prendre contact, poser quelques questions.
Nous avons parlé près d’une heure. J’ai noté sous sa dictée des noms, des titres de livres, des pistes de recherche. Il faudra venir voir son buste au parc Sainte-Marie, oui c’est à Nancy, il y a même eu un buste à Moscou, vous savez? Il y a la maison, aussi, vous viendrez, les propriétaires sont charmants, on va s’arranger.
J’ai bafouillé, on verra, je ne suis pas sûr, c’est un simple projet, je tâtonne. Je n’assume pas ce mot pompeux: roman.
Vous pouvez le faire et vous allez le faire. » p. 109
« — Non, je comprends. Tu n’as rien pu faire pour eux. Tu t’intéresses à quelqu’un qui aurait pu faire quelque chose. Il aurait pu les aider. » p. 120
À propos de l’auteur
Né en 1983, Étienne Kern vit et enseigne à Lyon. Il est l’auteur de plusieurs essais littéraires remarqués, parmi lesquels Une histoire des haines d’écrivains (Flammarion, 2009, avec Anne Boquel) et Le tu et le-vous: L’art français de compliquer les choses (Flammarion, 2020). Les Envolés, son premier roman, a été couronné par le Prix Goncourt du premier roman 2022 et traduit dans plusieurs langues. (Source: Éditions Gallimard)
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