INTERVIEW – Alix Garin: « On vit dans un monde où avoir des problèmes de sexe, c’est la honte »

C’est l’un des événements de cette rentrée littéraire. Trois ans après le succès public et critique de « Ne m’oublie pas », qui marquait ses débuts fracassants dans le monde de la bande dessinée, la jeune autrice belge Alix Garin est de retour avec un deuxième album très attendu, qui s’intitule « Impénétrable ». Et on peut dire qu’elle crée la surprise! Dans ce roman graphique d’une rare intimité, Alix Garin se met totalement à nu pour raconter le désarroi terrible auquel elle a été confrontée au moment où elle a commencé à ressentir des douleurs insoutenables lors des rapports sexuels avec son compagnon. « Impénétrable » raconte son long trajet vers la guérison et l’émancipation. Le sujet peut paraître lourd au premier abord, mais ce qui est formidable, c’est qu’elle trouve le bon ton pour l’évoquer, en parvenant à insuffler une grande universalité dans un récit autobiographique tellement personnel.

Dans cet album, on découvre qu’avant de vous lancer dans « Impénétrable », vous aviez d’abord travaillé sur un autre projet d’album, que vous avez abandonné en cours de route. Ce projet, vous l’avez jeté à la poubelle pour de bon?

Oui, il est définitivement abandonné, mais je ne l’ai pas déchiré pour autant. Je le garde précieusement pour me souvenir des erreurs à ne plus faire. Après « Ne m’oublie pas », j’ai voulu me remettre trop vite au travail, sans prendre le temps suffisant pour identifier mes besoins en tant qu’artiste. Aujourd’hui, j’ai compris que pour faire une bande dessinée dans laquelle je crois vraiment, il est indispensable que je ressente une nécessité absolue de raconter cette histoire. Et je dois le faire avec un maximum de sincérité. 

Est-ce que ça veut dire que cet autre projet ne vous convainquait pas totalement?

Oui, c’est ça. Bien sûr, j’y croyais au début, sinon je ne me serais pas lancée dans ce projet, mais je me suis rendue compte au fur et à mesure que le résultat n’était pas à la hauteur de l’exigence avec laquelle je veux faire de la bande dessinée. Comme j’ai la chance de ne pas devoir enchaîner les albums pour payer mes factures étant donné que j’ai un travail d’illustratrice par ailleurs, je ne veux faire que des albums dans lesquels je crois totalement. Des albums qui me donnent l’impression que je peux mourir demain. J’ai donc fini par décider que je ne voulais pas que mon deuxième album soit celui sur lequel j’étais en train de travailler. Mais évidemment, c’était embarrassant d’annoncer cela à mon éditeur parce que le contrat était signé et j’avais passé un an à écrire et réécrire trois fois le scénario. J’avais même déjà fait tout le découpage de l’album, qui faisait 270 pages. Quand je suis allée trouver mon éditeur pour lui dire que j’arrêtais le projet, je n’étais pas fière.

Comment votre éditeur a-t-il réagi?

Il était surpris, bien sûr, parce qu’il aimait beaucoup l’autre projet, mais je ne lui ai pas laissé le temps de trop gamberger puisque je lui ai directement parlé de mon idée pour « Impénétrable ». Et heureusement pour moi, il a été convaincu. Il m’a dit: « Fonçons, je suis sûr que tu vas parvenir à très bien raconter cette histoire. On va juste changer le nom de l’album qui figure sur ton contrat ».

Est-ce que l’idée pour « Impénétrable » vous est venue tout à coup ou est-ce qu’elle a mis du temps à mûrir dans votre tête?

Non, c’est arrivé assez brusquement. C’était comme une espèce de conviction qui m’est tombée dessus. En novembre, j’ai annoncé à mon éditeur que j’arrêtais l’autre projet et dès janvier, j’ai commencé à écrire le scénario pour « Impénétrable ». Ensuite, ça a été très vite étant donné que j’avais déjà le début, le milieu et la fin de l’album en tête. Il me suffisait simplement de trouver comment raconter l’histoire plus en détail, mais j’étais persuadée que la direction était la bonne. Comme je venais à peine de vivre les épisodes qui figurent dans la BD, je me suis dit que c’était le moment ou jamais pour les mettre en récit. J’étais encore pleinement dans cette énergie qui marque la fin de l’album. C’est cette énergie que j’ai eu envie de graver dans le marbre parce que je sentais qu’elle était fugace et que c’est quelque chose qui n’arrive pas souvent dans une vie. Bien sûr, si j’ai eu envie de raconter cet épisode auquel j’ai été confrontée, c’est aussi parce que j’ai compris que c’est quelque chose qui arrive à beaucoup de gens. 

INTERVIEW Alix Garin: dans monde avoir problèmes sexe, c’est honte

Cette histoire, vous avez d’abord voulu la raconter pour vous? Ou d’abord pour les autres? 

C’est une question qu’on pose souvent aux artistes. En ce qui me concerne, je le fais à 100% pour mon public. Si je le faisais uniquement pour moi, je crois que je ne le ferais pas. Je ne m’enquiquinerais pas à faire 300 pages de BD sans voir mes amis et en bossant du matin au soir pendant deux ans. En réalité, la pensée d’être lue m’obsède constamment. Je réfléchis en permanence à ce que va ressentir le lecteur, ainsi qu’aux émotions et aux message que j’ai envie de faire passer. 

Avec cette BD, vous avez choisi d’aborder un sujet très intime. Comment fait-on pour parler au grand public d’un sujet aussi personnel? 

Si on veut faire de l’intime quelque chose d’universel, je pense justement qu’il faut se montrer le plus précis et le plus personnel possible. Je crois même que c’est la seule condition pour être complètement évocateur et susciter l’identification de son lectorat. Pour moi, si on reste en surface en se limitant à des généralités, ça ne concerne personne.

Est-ce pour cette raison que vous avez choisi de raconter absolument tout dans cet album? Ce qui est frappant dans cette BD, c’est que vous allez très loin dans les détails… 

Oui, c’était une volonté de ma part d’être précise. C’est au travers des tout petits détails que les gens vont se dire « moi aussi, je me sens comme ça« . Quand je lis une autobiographie qui me marque et qui me plaît, c’est généralement parce qu’elle est sans concession et qu’elle évoque aussi bien les bons côtés que les mauvais côtés du personnage principal. En tant qu’auteur, il ne faut pas se donner le beau rôle. Sinon c’est de l’autopromo. Et ça, c’est un écueil dans lequel je ne voulais surtout pas tomber. Car moi aussi, j’ai mal agi. J’ai eu des mauvaises réactions, j’ai fait des choses qui sont très discutables moralement. Comme tout le monde. Et je pense que ça fait du bien de le dire. Personnellement, cela me plaît en tant que lectrice quand je suis confrontée à des personnages qui sont en nuances de gris. Pour moi, c’est dans les histoires entre chien et loup que se concentre toute la profondeur de l’âme humaine. Et c’est ce qui me pousse à vouloir faire de l’art. 

Forcément, vos proches se retrouvent aussi dans votre livre. Comment avez-vous discuté de ça avec eux?

La seule personne qui a été associée dans tout le processus, c’est mon partenaire. Ce qui est logique, parce qu’il est quand même le personnage secondaire le plus exposé. Mais il a immédiatement compris et soutenu ma démarche. Si ça n’avait pas été le cas, je n’aurais pas pu faire cet album. Heureusement, les choses ne se sont pas passées comme ça. Quant à mes proches amis, ils n’ont pas été vraiment surpris par le contenu de la BD, parce qu’ils connaissaient déjà l’histoire. Pour ma famille, les choses se sont faites un peu plus tard. Je ne les ai pas du tout associés à la réalisation, parce que justement, j’avais besoin de m’affranchir de leur regard, qui aurait pu être un peu tétanisant. J’ai choisi de leur en parler seulement quand l’histoire a été entièrement écrite et découpée. C’est à ce moment-là que j’ai prévenu mes parents. Évidemment, ça a été un moment tout à fait particulier. Ils ont été pris au dépourvu, parce qu’ils ignoraient tout de cette partie de ma vie. 

Vous ne leur aviez jamais parlé de vos problèmes?

Non, jamais. Et donc, forcément, ça a été un moment de grand tremblement. Et en même temps, ça nous a fortement rapprochés. Toutes mes craintes se sont envolées quand j’ai vu avec quelle bienveillance ils accueillaient ma parole. Ils n’ont d’ailleurs absolument pas remis en question mon intention d’en faire un livre. Et pour ça, j’ai beaucoup de gratitude. 

INTERVIEW Alix Garin: dans monde avoir problèmes sexe, c’est honte

En lisant votre BD, on découvre à quel point le vaginisme est un sujet méconnu, y compris par le monde médical. Est-ce pour ça que vous avez eu envie d’en parler?

Oui, c’est clairement ce constat de méconnaissance qui m’a convaincue qu’il fallait que j’en parle. En tant qu’autrice de BD, je peux raconter les histoires que je veux. Je m’étais donc promis de raconter celle-ci un jour. La seule question c’était de savoir quand, car il fallait d’abord savoir si j’allais un jour guérir. Mais comme je suis une éternelle optimiste dans la vie, j’ai toujours espéré pouvoir raconter une histoire qui se termine bien. 

Comment expliquer une telle méconnaissance par rapport au vaginisme?

Je pense qu’il y a plusieurs éléments d’explication. D’abord, il faut reconnaître que la médecine occidentale a beaucoup tardé à considérer les femmes comme un sujet à part entière. Ensuite, il y a le fait que quand tu as mal, on te conseille généralement de te taire et de mordre sur ta chique, particulièrement si tu es une femme. Cette situation a fait en sorte que les femmes elles-mêmes ont tellement intériorisé leurs souffrances qu’elles éprouvent souvent une très grande difficulté à mettre des mots dessus. Je crois que c’est typiquement ce qui m’est arrivé. En gros, j’ai nié ma propre souffrance pendant un an. Je n’avais pas envie de reconnaître que j’avais un problème. Cela m’angoissait trop. On vit dans un monde où avoir des problèmes de sexe, c’est la honte. On ne peut tout simplement pas en parler. Et surtout, je n’avais aucune idée de ce que j’allais bien pouvoir faire pour résoudre ce problème. Donc j’ai préféré attendre que ça passe. Attention spoiler alert, ça n’a fait qu’aggraver la situation. Cela dit beaucoup de choses sur l’état d’esprit dans lequel vivent beaucoup de femmes, même des femmes de ma génération. 

C’est peut-être même pire pour les jeunes femmes d’aujourd’hui, parce que chez beaucoup de jeunes, il y a une sorte de culte de la performance sexuelle… 

On vit en effet dans un monde complètement hypocrite et contradictoire. D’un côté, il y a un culte de la performance sexuelle et une injonction permanente à la sexualité, et de l’autre côté, il y a une absence complète de représentation de la sexualité à long terme, et de toutes les formes et variétés qu’elle peut prendre. On entrave la sexualité en y ajoutant des tas d’injonctions, toutes plus paradoxales les unes que les autres. A mon sens, ces injonctions ne correspondent pas au vrai désir et au vrai plaisir des gens. 

Ce qui est très intéressant dans votre BD, c’est que vous partez du vaginisme pour ensuite élargir le sujet, notamment en parlant de la pression sociale subie par beaucoup de femmes. 

Pour moi, le vaginisme représente le point de départ d’un grand jeu de domino. Il marque le début de mon récit, mais ensuite, ça va bien au-delà. C’est d’ailleurs comme ça que les choses se sont passées pour moi dans la vraie vie. « Impénétrables » parle de vaginisme, bien sûr, mais c’est aussi et surtout une histoire d’amour, une histoire de couple, une histoire de quête de soi, une histoire qui montre qu’il ne faut jamais se laisser abattre et qu’il faut trouver en soi des réponses à des problèmes qui, au départ, nous dépassent. Je dis toujours que ma BD n’est pas une comédie romantique, mais une histoire d’amour.

Vous êtes sans doute l’une des premières autrices de BD à aborder le sujet du vaginisme. Vous vous voyez comme une pionnière? 

Je crois que le sujet a déjà été abordé en bande dessinée, mais uniquement de manière pédagogique et médicale. Par contre, c’est vrai qu’il n’avait pas encore été abordé sous forme de récit. Or, c’est ce format-là qui me plaît le plus, car il permet de toucher un maximum de gens. Quand on fait des BD très pédagogiques sur des sujets précis, on ne prêche souvent qu’à des convaincus, à savoir les gens qui ont déjà tapé « vaginisme » dans Google. Avec mon livre, j’espère pouvoir toucher un public plus large et m’adresser aussi à des gens qui veulent juste lire une histoire. Je ne prétends pas apporter des réponses aux femmes vaginiques avec ce bouquin, mais j’espère qu’il va leur offrir autre chose, un espoir, une vue à plus long terme, la conviction qu’il est possible d’inventer des solutions qui ne sont peut-être pas écrites dans les livres, justement. 

Est-ce que vous avez beaucoup retravaillé votre scénario en cours de réalisation de l’album?

Non, pas du tout. Je l’ai écrit d’un jet, ou presque. À partir du moment où ma décision a été prise, j’ai rassemblé toute la matière première, celle de mes souvenirs et de mes impressions sur une période de cinq ans. Et là, j’ai commencé à analyser cette matière pour identifier les fils rouges de cette histoire, ce qu’elle disait de moi en tant qu’être humain et quelles conclusions on pouvait en tirer. Le scénario est une étape très importante pour moi, que je ne néglige absolument pas. Je savais que je voulais raconter cette histoire, mais je n’avais pas encore fait le tri dans ma tête. C’est au moment d’écrire le scénario que je l’ai fait. A partir du moment où j’ai eu ce panorama devant moi, j’ai tout écrit en quelques semaines. Et quand j’ai fait lire la première version du scénario aux éditions du Lombard, ils ont été immédiatement convaincus et emballés. Après ça, je n’ai plus fait que des petites corrections, peut-être 5%, et je suis passée au découpage. 

Ce qui prouve à quel point c’était pour vous un réel besoin de raconter cette histoire… 

Complètement! Cela a été beaucoup moins laborieux que pour l’écriture de mon premier album. C’est ce qui me fait dire que j’ai évolué en tant qu’artiste. Aujourd’hui, je parviens beaucoup mieux à ressentir quand quelque chose fonctionne et quand ça ne fonctionne pas. 

INTERVIEW Alix Garin: dans monde avoir problèmes sexe, c’est honte

Comment vous sentez-vous maintenant que l’album vient de sortir? Stressée? Libérée? 

Je ne me sens pas stressée parce que ça fait quelques mois maintenant que l’album circule auprès de certains journalistes et libraires. Et l’accueil est unanime. Les gens sont très bienveillants, très enthousiastes. Je reçois beaucoup de témoignages de gratitude de femmes qui me remercient de parler de ce sujet. J’ai aussi reçu des retours positifs de la part de certains hommes. Ça compte beaucoup pour moi, parce que cet album a quand même représenté un fameux parcours du combattant. Il a été très facile à écrire et à découper, mais j’ai éprouvé énormément de difficultés à le dessiner. Pas à cause du sujet, mais parce que j’ai dû faire face à une bonne petite crise de doute artistique. 

Pourquoi? Parce que vous deviez vous dessiner vous-même? 

Non, je ne pense pas. C’est difficile à expliquer. Même si je dessine tous les jours pour une agence de communication, cela faisait trois ans que je n’avais plus fait de bande dessinée. Du coup, je me suis retrouvée à ne plus savoir quel était mon style. C’est comme si à force de tester tout le temps des nouveaux trucs, je ne savais plus comment dessiner. Je me suis vraiment pris la tête, ça m’a pétrifiée. Au final, cela a été un accouchement dans la douleur. Heureusement, tout a changé avec la mise en couleur. Là, je me suis fait ultra plaisir. 

Oui, on sent qu’il y a un gros travail sur la couleur dans cet album. 

La couleur a vraiment donné vie au noir et blanc, qui me laissait insatisfaite. Cela m’a appris aussi que je ne dois pas juger mon dessin trop vite. Je me rends compte que j’ai un dessin qui ne s’affranchit pas vraiment de la couleur. Mon noir et blanc est sans intérêt.

La couleur vous a permis de vous lâcher davantage, non?

Ah ouais! Je suis allée beaucoup plus loin dans le travail des atmosphères que dans « Ne m’oublie pas ». Cela me tenait à cœur de faire autre chose par rapport à mon premier album. J’avais envie de continuer à explorer et sortir de ma zone de confort. 

Quelle sera la suite pour vous après ces deux premiers albums particulièrement forts?

Je vais m’offrir le luxe de faire une pause de bande dessinée. Je ne vais pas faire la même erreur que pour « Ne m’oublie pas ». A l’époque, je ne m’étais pas suffisamment laissée en jachère. Je pense que c’est quelque chose dont j’ai besoin. Je dois laisser émerger à nouveau cette conviction d’avoir quelque chose d’absolument nécessaire à raconter. Et je vais prendre le temps qu’il faut pour ça. 

Qu’allez-vous faire en attendant cette étincelle?

D’ici là, j’ai envie d’explorer d’autres formes de création, et prendre le temps pour me prêter à des exercices de style sans aucune pression. J’aimerais me diriger vers la prose et vers la poésie, par exemple, tester des nouvelles choses. Je veux explorer d’autres formats que la bande dessinée pour y revenir ensuite avec encore plus de joie et de conviction.

Rassurez-nous: vous continuerez donc à faire de la BD?

Oui, car elle est ma raison de vivre. Je vois d’ailleurs ma carrière d’autrice de BD à très long terme. Et même si ça peut paraître prétentieux de dire ça, je ne veux faire que des livres marquants. Je n’ai pas envie de faire des livres tièdes. Avec moi, c’est tout ou rien! (rires)

INTERVIEW Alix Garin: dans monde avoir problèmes sexe, c’est honte