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En deux mots
Convoquée au Havre parce que son numéro de téléphone a été retrouvé sur un cadavre, la narratrice va quitter Paris où elle vit désormais avec son mari et sa fille pour retourner dans la ville de sa jeunesse. Entre enquête et souvenirs, elle va vouloir découvrir le fin mot de cette histoire.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
« Corps d’un homme, voie publique, Le Havre »
Maylis de Kerangal, entre Simenon et Modiano, nous entraîne au Havre dans cet éblouissant roman. La narratrice, convoquée par la police après la découverte de son numéro de téléphone sur un cadavre, retrouve la ville de sa jeunesse et ses souvenirs. Une quête intime davantage qu’une enquête et mon favori pour le Goncourt.
Le coup de téléphone est inattendu. La narratrice, dont on ne connaîtra jamais le nom, est appelée par un policier qui souhaite l’entendre au sujet d’un corps retrouvé aux abords de la digue nord du port du Havre. Si elle a bien vécu dans la cité portuaire jusqu’à son adolescence, elle n’y a plus remis les pieds depuis, faisant carrière comme doubleuse de films. Mais elle répond à la demande de l’enquêteur et quitte son domicile parisien, son mari et sa fille et se rend au commissariat où on lui explique qu’on a retrouvé sur le cadavre un billet de cinéma sur lequel son numéro de téléphone était griffonné. S’agissant vraisemblablement d’un règlement de compte lié au trafic de drogue, elle ne peut expliquer la chose et se pose mille questions. Aussi décide-t-elle de mener sa propre enquête, va interroger l’employé du cinéma où l’inconnu a vu le film, se rendre jusqu’à la digue nord où elle va rencontrer l’ouvrier municipal qui a découvert le corps, se prendre un paquet de mer sur le corps quand elle se perd dans ses réflexions, puis croiser une amie d’enfance qui aide les réfugiés ukrainiens.
On l’aura compris, sous couvert de polar, c’est à une quête plus qu’à une enquête que nous convie Maylis de Kerangal. Et si le mystère est bien levé dans les dernières pages du roman, l’essentiel est ailleurs.
Il se situe tout au long d’une promenade mélancolique dans une ville qui, bien plus qu’un simple décor, devient un personnage à part entière, complexe et énigmatique. Ville industrielle et maritime, elle est marquée par une histoire tumultueuse, par les cicatrices de la guerre – le récit des bombardements alliés qui ont détruit la ville à près de 90% est glaçant – et les transformations urbaines qui ont suivi avec la reconstruction en béton gris. Mais cette nouvelle architecture n’a pas éradiqué les fantômes du passé qui reviennent sans cesse hanter le présent. Confrontée à ses souvenirs d’enfance, à ses amours perdus, la narratrice va essayer de retrouver une cohérence à tout ce tumulte intérieur.
Maylis de Kerangal est tout entière au service de cette exploration intime. Son style, à la fois précis et poétique, nous plonge dans les sensations dans la texture des choses, dans le rythme de la ville. On y sent les odeurs de la mer, le bruit du vent, la dureté du béton. Chaque détail compte, chaque mot est pesé, pour créer une atmosphère dense et envoûtante. En nous invitant ainsi dans les méandres de la mémoire et de l’imaginaire, la romancière retrouve cette ville fascinante, ouverte sur le monde mais aussi sur les trafics, qui servait déjà de décor à Réparer les vivants.
Alors Le Havre devient notre ville à tous, avec nos joies, nos peines, nos espoirs et nos désillusions. Alors ce magnifique roman devient mon favori pour le prix Goncourt 2024 !
Jour de ressac
Maylis de Kerangal
Éditions Verticales Gallimard
Roman
256 p., 21 €
EAN 9782073054975
Paru le 15/08/2024
Où ?
Le roman est situé principalement au Havre. On y évoque aussi Paris et Rouen.
Quand ?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Finalement, il vous dit quelque chose, notre homme ? Nous arrivions à hauteur de Gonfreville-l’Orcher, la raffinerie sortait de terre, indéchiffrable et nébuleuse, façon Gotham City, une autre ville derrière la ville, j’ai baissé ma vitre et inhalé longuement, le nez orienté vers les tours de distillation, vers ce Meccano démentiel. L’étrange puanteur s’engouffrait dans la voiture, mélange d’hydrocarbures, de sel et de poudre. Il m’a intimé de refermer avant de m’interroger de nouveau, pourquoi avais-je finalement demandé à voir le corps ? C’est que vous y avez repensé, c’est que quelque chose a dû vous revenir. Oui, j’y avais repensé. Qu’est-ce qu’il s’imaginait. Je n’avais pratiquement fait que penser à ça depuis ce matin, mais y penser avait fini par prendre la forme d’une ville, d’un premier amour, la forme d’un porte-conteneurs. »
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Maylis de Kerangal présente « Jour de ressac » © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« J’ai reçu l’appel vers quatorze heures, je venais de rentrer, j’avais encore mon manteau sur le dos et mon sac contre la hanche, lourd, une pierre, je l’ai fouillé sans trouver mon portable, j’ai même fini par le vider sur la table de l’entrée qui nous sert de dépotoir, mais rien, je me suis figée, l’appartement était désert, les vibrations du téléphone parfaitement audibles quand leur source, elle, me semblait lointaine, insituable, j’ai tâté mes poches qui étaient profondes et basses, pleines de petits papiers froissés, de miettes, de copeaux, j’ai senti le boîtier pulser sous mes doigts à travers l’étoffe, et quand je l’ai enfin saisi, l’écran affichait un numéro de téléphone fixe, indicatif 02, l’Ouest, j’ai décroché, un homme s’est présenté comme « officier de police judiciaire » et a demandé à me parler, j’ai dit c’est moi tout en me dirigeant telle une automate vers la chaise la plus proche car le sol, déjà, roulait sous mes pieds, et là, une fois assise, j’ai écouté celui qui, usant du parler neutre et factuel propre à ceux qui appliquent des procédures, m’intimait de me présenter au commissariat du Havre : nous aimerions vous entendre dans le cadre d’une affaire vous concernant.
J’ai balbutié : quoi ? quelle affaire ? Le policier m’a déclaré que le corps d’un homme avait été retrouvé il y a deux jours sur la voie publique, au Havre, un individu non identifié, que j’étais censée pouvoir fournir des informations, qu’il fallait que je vienne. Devant moi le couloir s’incurvait, pareil à une piste de bobsleigh. J’éprouvais une telle sensation de vitesse que j’ai cherché un point fixe où accrocher mes yeux – le logo Nike d’une basket bourrée de papier journal qui séchait sous le radiateur, une poignée de porte en bakélite, un losange sur le tapis. Le policier m’a demandé de venir au commissariat du Havre le lendemain à neuf heures, il voulait m’auditionner, j’ai répondu d’accord, on a raccroché, et le temps s’est aussitôt rompu contre mon oreille, crac, cassé en deux, matin et après-midi désormais inconciliables, et si divergents, déjointés, étrangers l’un à l’autre, qu’ils étaient devenus incapables d’assembler une même journée, celle que j’étais pourtant en train de vivre.
Après quoi le silence a durci dans la pièce comme du plâtre à l’air libre et je suis restée sans bouger, sans force, impuissante à ralentir le flux de questions qui se formait en moi, des questions que j’aurais dû logiquement poser au policier si je n’avais été tenue à distance par sa plate autorité, interloquée, et m’efforçant de trier les données contenues dans sa phrase : corps d’un homme, voie publique, Le Havre. C’est d’ailleurs d’entendre ce nom, Le Havre, c’est de l’isoler tel un petit grain dans mon oreille qui avait fait basculer l’appel, lui avait donné sa frappe sourde, car – mais le policier le savait-il ? – j’ai vécu dans cette ville, j’y ai poussé comme une herbe folle jusqu’à atteindre ma taille adulte, ainsi que les dents, les pieds, le cœur et les poumons qui vont avec. Ce que j’avais en commun avec l’homme que l’on avait trouvé, a minima, c’était Le Havre.
Devant moi, la cuisine était froide, pompéienne, tout avait été laissé en plan, on aurait cru qu’une alerte s’était déclenchée dans l’immeuble et qu’il avait fallu se tirer à toutes jambes – le café formait un dépôt noir au fond des tasses, les céréales avaient séché dans les bols et les miettes crissaient sous mes semelles. Ni Blaise ni Maïa ne s’étaient donné la peine de débarrasser le petit déjeuner, cela aurait dû m’énerver mais j’ai ignoré le désordre, la saleté, abasourdie, une affaire vous concernant, et suis allée me passer le visage à l’eau froide, songeant, les bras tendus contre l’évier, la tête basculée entre les épaules, qu’a priori aucun homme de mon entourage n’avait été signalé manquant, aucun n’avait disparu ces derniers jours, je l’aurais su sinon, oui, j’aurais reçu un message, on m’aurait appelée, c’est certain, et ce, même si l’annonce d’une mauvaise nouvelle avait toujours pour effet, je le savais, d’activer un certain réseau de relations, de cartographier des relais, des positions, des proximités parfois insoupçonnées au sein d’un groupe, et que ce canevas ne m’était pas spécialement favorable – meurtrie d’apprendre un décès après plusieurs jours, une naissance après plusieurs semaines, j’avais même eu parfois l’impression que mon numéro avait chuté parmi les derniers sur la liste officielle des transmissions.
Je suis allée m’étendre sur le divan du salon, les pieds surélevés, le souffle court, toujours en manteau. Oppressée comme si un enfant de cinq ans s’était assis sur ma poitrine. Le corps d’un homme. La lumière de novembre – transparente, perlée, un glacis – chutait dans la pièce en rayons obliques, révélant la matière invisible de l’atmosphère, toute cette poussière en suspension. J’ai fait défiler sur mon portable les textos de la dernière semaine, les messages WhatsApp, j’ai été voir dans les mails, les spams, j’ai plissé les yeux sur l’écran tactile, froid comme un miroir, à la recherche d’un indice. Une affaire vous concernant. L’un de mes proches aurait très bien pu mourir sans que personne n’en sache rien, ne signale son absence ai-je pensé, mon regard dérivant vers les gros livres de typographie qui maçonnaient le mur, c’était possible, contrairement à celles des enfants les disparitions des adultes ne sont pas forcément alarmantes, il arrive fréquemment qu’ils fuguent eux aussi, affamés de solitude comme je le suis parfois moi-même, qu’ils se tirent en voiture, montent dans un autocar ou un train, hors-jeu pour un temps qui excède bien souvent trois jours, oubliant sciemment leurs papiers afin d’oublier qui ils sont. Le corps d’un homme. Subitement, j’ai pensé à Louis Kahn, terrassé par un infarctus dans les sous-sols de Penn Station une nuit de mars 1974 alors qu’il revenait du Bangladesh : trois jours, c’était le temps qu’il avait fallu pour identifier à la morgue de New York cet architecte de renommée mondiale qui avait conçu des universités, des bibliothèques, des parlements et des musées, et dont l’adresse sur le passeport avait été grattée jusqu’à devenir illisible, semblable à la trace d’un secret ; je me suis souvenue que ce petit homme travaillait le béton pur et la lumière, la monumentalité, le mystère, ce qui, évidemment, m’a ramenée au Havre.
Combien de temps suis-je restée ainsi, gisante, les yeux au plafond, mes pensées piégées dans une spirale où tournoyait l’appel du flic, à échafauder des scénarios si faibles qu’ils s’effondraient en quelques secondes ? Je sentais dans la poche de mon manteau le livre qu’Herminée Kartzavodiou m’avait fourgué après le déjeuner sur le seuil de la pizzeria, arguant dans son fort accent grec qu’elle cherchait quelqu’un pour enregistrer ce texte remarquable, ce texte d’aujourd’hui – elle me parlait très près du visage, et sa peau jaunâtre, ses cheveux teints d’un noir corbeau, son iris gauche opacifié d’un glaucome, tout cela lui donnait un air de vieille pythie. J’avais coulé un œil sur la couverture : Automne allemand, Stig Dagerman, cela me disait vaguement quelque chose, elle avait ajouté lis-le vite, après quoi elle m’avait embrassée dans un nuage de Shalimar qui ne parvenait pas à camoufler celui de sa Marlboro Light, et je l’avais suivie des yeux s’éloignant vers le métro Bonne Nouvelle, petite silhouette en forme de poire au pas déterminé.
Un bruit de marteau-piqueur faisait vibrer les vitres de la pièce, on défonçait le bitume pour créer une piste cyclable en bas sur le boulevard. Sur la voie publique. Dehors le ciel était gris, quelques fenêtres étaient allumées dans l’immeuble d’en face, on venait de passer à l’heure d’hiver, il était peut-être seize heures, je n’en savais rien. L’idée d’ouvrir mon répertoire et d’appeler les hommes de mon entourage, un à un, quitte à y passer le reste de la journée, de contacter les bien-aimés, les charmeurs solitaires, les cousins éloignés, le cercle de mes sentiments s’élargissant progressivement aux copains, aux collègues, aux connaissances, et s’infléchissant vers Le Havre qu’ils pouvaient avoir connu de mille manières, la possibilité de leur passer à tous un coup de fil express uniquement destiné à m’assurer qu’ils étaient bien vivants, cette idée m’a traversée au moment où j’ai entendu un bruit de clé dans la porte et reconnu le pas de Blaise, ce pas subtilement arythmique – il a une jambe plus courte que l’autre –, et si léger que le parquet n’a pas moufté.
L’instant d’après, il était devant moi, imper froissé, cravate desserrée, lourde mèche grise en travers de la figure, pas très frais. Il s’est approché, précédé d’une odeur de nuit blanche et de graphite, la voix épaissie par les cigarillos, a posé une main sur mon front, étonné de me trouver allongée dans le salon au beau milieu de l’après-midi : qu’est-ce qui se passe ? tu travaillais pas aujourd’hui ? tu es malade ? Revigorée par sa seule présence, je me suis levée et, tout en dénouant la ceinture de mon manteau, lui ai rappelé, laconique, que mon enregistrement s’était achevé la semaine précédente, il s’est frappé la tête : mais oui ! Il rentrait des Vosges où il s’était rendu la veille pour rencontrer des fabricants de papier de haute qualité – il avait pris la « voiture de la société » comme il l’appelle en rigolant, soit un break Volvo de 1993 avec trois cent mille bornes au compteur, qui présente l’avantage de pouvoir se configurer en utilitaire, transporter cartons et petit matériel pour l’imprimerie, mais n’a plus de suspension, ce qui lui défonce le dos.
L’usine des Vosges était un moulin historique à la production convoitée. Blaise avait tenté de renégocier des prix qui flambaient mais surtout de réserver les différents papiers adaptés à ses activités, papiers qui, en ces temps de pénurie, et pour un petit imprimeur comme lui, un artisan qui ne produisait pas de livres mais des cartes de visite, des faire-part, des menus ou autres cartons d’invitation, du « bilboquet » en somme, étaient loin de lui être acquis. Alors, ça a marché, tu as eu ton papier ? J’ai posé une main sur sa joue, il l’a embrassée dans la paume puis a lissé ses cheveux en arrière, révélant des golfes qui se prolongeaient loin sous sa tignasse : oui, le papier, c’est bon. Il minorait sa satisfaction, je le devinais, a ôté par la tête sa cravate aubergine, a fini par m’avouer qu’il était rentré en faisant un détour pour aller voir une presse d’occasion déstockée dans un hangar près de Charleroi, une OFMI Heidelberg, si tu la voyais. Il l’avait finalement achetée, il était content de son affaire, et si lessivé que j’ai hésité à lui parler de l’appel du flic. Au moment où il s’éloignait vers notre chambre, je l’ai retenu : Blaise, attends, faut que je te dise un truc, un truc bizarre. À ces mots, il s’est retourné, lentement, tel un cargo qui change de cap. J’ai essayé d’être sobre, concise, j’ai évité les digressions et atténué mon malaise, mais au moment où j’ai prononcé « Le Havre », j’ai senti qu’il tiltait lui aussi, ses gros yeux gris arrêtés dans les miens. Le corps d’un homme, sur la voie publique.
Je ne l’ai pas suivi quand il s’est défilé sans un mot, les mains plaquées sur les lombaires, le ventre en avant, se tordant le cou comme s’il voulait faire craquer quelques cervicales douloureuses, mais sous je ne sais quelle impulsion archaïque, j’ai commencé à me déchaîner dans cet appartement où nous vivions depuis près de vingt ans, oubliant que je m’étais promis de ne plus le faire, ça, ranger, nettoyer, ramasser, que j’avais fait des déclarations solennelles à ce sujet, des post-it à même la porte du réfrigérateur, des annonces destinées à ceux qui vivaient ici et se croyaient visiblement à l’hôtel, à savoir Blaise, qui bénéficiait d’un régime d’exception historique auquel je comptais régulièrement mettre fin sans parvenir toutefois à passer à l’acte, et Maïa, notre fille magnifique peu concernée par la vie domestique, et donc, oubliant ces résolutions, j’ai lancé mes bras dans les éviers, les placards, au fond des poubelles et des machines à laver, j’ai passé l’aspirateur en le cognant contre les plinthes, le corps d’un homme, et si agitée, si bruyante, que je n’ai pas entendu Blaise revenir dans mon dos, ravisé, se grattant la nuque, le coude en l’air, très inspecteur Columbo en cet instant, même dégaine débraillée, même jeu de vitesses – lente au-dehors, rapide au-dedans – : on pourrait savoir en quoi cette histoire te concerne ? J’ai fait taire l’aspirateur d’un coup de talon puis, arc-boutée sur le manche, j’ai regardé Blaise dans les yeux et lui ai répété mot pour mot ce que m’avait dit le flic, détachant les syllabes, outrant l’exactitude, ajoutant que je partais au Havre le lendemain par le premier train, une audition, j’étais attendue au commissariat, on verrait bien. Il m’a écoutée avec une attention telle que j’ai cru qu’il allait enfin parler, qu’il avait pensé à quelque chose de spécial, un truc qui lui serait revenu, avait eu l’une de ces intuitions à retardement dont il était coutumier et qui signalaient tout autant son génie propre qu’une manière d’être constamment à contretemps, au lieu de quoi il a croisé ses bras sur le torse, les mains sous les aisselles, le regard fixe, puis s’est finalement décollé du chambranle, murmurant je vais m’allonger, faut que je dorme un peu, et comme la journée, brisée, était devenue invivable, je l’ai accompagné dans notre chambre où les rideaux étaient tirés, où il s’est couché en chien de fusil, où je me suis emboîtée derrière lui, ma bouche sur sa nuque, mes genoux au creux des siens, les malléoles de nos chevilles caressées ensemble, mon bras par-dessus sa hanche et ma paume à plat sur son ventre qui s’épanchait vers le matelas, collée dans son dos comme si je voulais entrer par contact dans ce sommeil qui l’avait pris lui mais se refusait à moi. Une affaire vous concernant.
la ville par terre
Au Havre le jour se levait. Une petite pluie fine hachurait la ville de biais. Un texto de Maïa s’est affiché sur mon portable à l’instant où j’ai poussé la porte du Terminus, le bar-tabac en face de la gare : t’es où ? Je me suis tournée vers la déco en rouge et noir, le dallage gris, les grands miroirs où se reflétaient quelques clients aux yeux ralentis sur des grilles de jeux et des verres d’alcool fort, et moi parmi eux, chiffonnée, mon barda sur la hanche.
Derrière le bar, la serveuse actionnait la machine à café avec cette énergie disproportionnée qui tient de la détresse et qui tient de la rage, ses cheveux grisonnaient et sa peau s’était creusée mais je l’ai reconnue, imbriquée dans le comptoir, les épaules pointues, le buste étroit sous le chemisier de service usé jusqu’à la corde, le biceps tatoué sur le bras maigre, les ongles cassés, elle est là depuis toujours, elle a toujours été là, j’ai cherché son regard quand elle a flanqué ma tasse sur le zinc, je me suis dit qu’elle allait peut-être me reconnaître, j’étais quand même pas mal venue ici, au Terminus, mais non, elle a enchaîné sans un mot et recommencé à travailler le dos tourné à la salle, sans un regard non plus pour les lycéens qui occupaient la banquette, qui traînent et s’accolent ici depuis que les banquettes et l’adolescence existent, et ceux-là avaient beau être penchés sur leur portable à scroller, à follow, à follow back, à liker des stories, c’était toujours la même scène, la même scène exactement – et moi parmi eux, vêtue du duffle-coat rouge de mes quinze ans –, c’était les mêmes corps agglutinés en essaim et stylisés comme des papillons, quitte à porter des baskets à plateau multimatière, de fausses casquettes Gucci et des piercings aux arcades sourcilières. L’un d’entre eux avait mis son portable en mode haut-parleur suivant un usage récent et franchement pénible, une voix sonorisée se mêlait aux leurs, starfoullah j’ai le covid, elle claironnait, si bien que le vieux punk qui lisait Paris-Normandie à la table voisine s’est levé aussitôt pour aller se coller près du bar.
Dehors le vent forçait, le crachin fouettait les vitres par intermittence mais personne dans la salle ne réagissait aux variations tapageuses de la météo, ni ne risquait un œil vers les chars ultrarapides qui fonçaient à travers des campagnes marronnasses, vers les êtres humains entassés dans les caves et les immeubles démolis qui occupaient à tour de rôle le vaste écran plat accroché au mur, images muettes que soulignait, indifférent, un ruban d’actualités obnubilé par Harry et Meghan. J’ai acheté des cigarettes. Je cherchais quelque chose à répondre à Maïa qui insistait, tenace : t’es où ? tu fais quoi ? J’ai tapé « rancard boulot/ retour ce soir », et fourré le portable dans ma poche – je ne sais pas pourquoi je lui mens.
Ça dormait encore dans la maison quand je m’étais glissée dehors, une quiétude de chaudière et de souffles humains, il n’était pas encore six heures et j’avais refermé la porte sans faire de bruit, songeant que Maïa et Blaise se lèveraient bientôt pour partir à leur tour vers Bobigny, Étampes, ou Villacoublay – c’est toujours Blaise qui fait les accompagnements aux compétitions d’escrime, prépare les sandwichs œuf-thon-mayo et remplit les bouteilles d’eau tandis que Maïa se penche sur son équipement comme un diamantaire sur ses pierres, vérifie chaussures, chaussettes, pantalon, sous-cuirasse, veste, cuirasse électrique, gants, fil de corps, masque, le tout rangé une pièce après l’autre dans son grand sac de sport, fleuret compris, tous deux sont méthodiques, silencieux, à peine perçoit-on le froissement des vêtements, le zip des fermetures éclair, le bruit de la cafetière, et puis c’est l’heure, Maïa tape ses premiers sms, on passe récupérer deux ou trois autres fleurettistes à Gare du Nord, à Châtelet, et go. Je pensais n’avoir réveillé personne, mais une fois dans l’escalier, relevant les yeux à la première volée, j’ai vu Blaise sur le palier, hirsute, le pyjama déboutonné, le ventre à l’air, et bien plus massif que je ne l’aurais cru, vu ainsi en contre-plongée, tu ne t’inquiètes pas, tu m’appelles après, il a marmonné, sa grosse tête penchée par-dessus la rampe, les paupières pochées semblables à des coques de noix. Je lui ai répondu que je lui ferais signe après avoir vu le flic, et j’ai dévalé les étages. J’avais hâte d’être dehors, hâte d’être dans le froid dur, cassant, exfiltrée d’une nuit bousillée par les réveils successifs, réveils où la phrase du flic me revenait aussitôt, ondoyante, récursive, telle une ligne de basse, le corps d’un homme, sur la voie publique, Le Havre. Mais je n’étais pas inquiète : c’est plutôt l’étonnement qui me tenait les yeux ouverts, la certitude que ma vie avait dévié la veille, vers quatorze heures, une très légère secousse, un écart connu de moi seule, comme une infime erreur de calcul glissée dans le paramétrage orbital d’un engin spatial, mais un écart qui, je le savais, à long terme deviendrait tangible.
J’ai marché d’un bon pas vers la station de métro, des fêtards en bout de nuit commandaient des assiettes de frites dans les bars kabyles de la rue du Faubourg-du-Temple et, déjà, ça traînait sur la place, autour de la statue de la République. Plus tard, quand je me suis vue reflétée dans la vitre de la rame du métro, le visage modelé sous les néons, pâle dans ce grand manteau sombre, la bandoulière du sac en travers du thorax, j’ai éprouvé un sentiment trouble, nébuleux même, celui d’être l’agent secret de ma propre existence : nul n’aurait pu imaginer ce que j’allais faire au Havre, je n’avais pas moi-même une idée claire de ce qui m’attendait – aurais-je à reconnaître un cadavre étendu sur une civière que l’on ferait coulisser des profondeurs d’un casier réfrigéré en tirant la poignée, la tête seule dépassant d’un drap blanc comme dans Los Angeles District ? –, j’étais impénétrable, le métro fonçait dans le boyau noir, j’ai regardé un à un ceux qui étaient autour de moi, certains debout et secoués, le visage impassible devant l’écran de leur téléphone, d’autres assis, les yeux clos, indifférents à la stridence des essieux qui devaient pourtant leur défoncer les tympans, quelques-uns portaient encore les masques bleus et blancs de la pandémie, circulaient sans baisser la garde, chacun dans sa vie inconnaissable, chacun dans sa petite mission clandestine, c’était peut-être cela que l’on appelait l’anonymat des grandes villes et je me suis rappelé que l’homme retrouvé mort au Havre n’avait pas encore de nom quand le flic m’avait téléphoné la veille. Un individu non identifié. Une fois gare Saint-Lazare, je me suis dirigée sans réfléchir vers les voies situées à droite sous la verrière, côté rue d’Amsterdam, le train était déjà là, quai numéro 20, une ligne que scandaient toujours les mêmes gares, Rouen, Yvetot, Bréauté-Beuzeville, et puis Le Havre, terminus, tout le monde descend, un terminus qui porte mal son nom : rien ne saurait se terminer dans cette ville, tu penses que ça s’arrête, qu’on y est à bout de continent, mais tu descends du train et tout de suite c’est la mer, alors ça continue. À moins de mourir sur la voie publique, ai-je pensé en jetant un œil dehors, guettant une accalmie.
J’ai descendu le boulevard de Strasbourg, marchant au ras des façades pour m’abriter. Ça se transforme ici, ça se métamorphose, c’est comme ça que vivent les villes ai-je pensé, transformée moi-même, forcément changée après toutes ces années. Un campus universitaire s’étendait maintenant derrière la gare, des hôtels de standing se dressaient au bord du bassin Vauban, les docks étaient reconvertis en galeries marchandes, on avait créé un port de plaisance, rappelé le tramway, planté des arbres : Le Havre avait encore des poussées de croissance adolescentes. Mais la ville dont je suis l’enfant demeurait indifférente à tout ça. Elle ignorait ces manipulations et se foutait bien de ces manigances, elle se tenait sous la surface visible des esplanades paysagées, au revers des pôles de fonctionnalités et des greffes urbaines, derrière les enseignes de la fast fashion et des boulangeries industrielles, en deçà des réhabilitations patrimoniales et des équipements flambant neufs. Elle résistait à son propre urbanisme. Elle vivait ailleurs, sous les nuages et dans le vent. Seules m’intéressaient les données logées dans ma carte mémoire, les lignes enfouies et les vieux aperçus, les très anciens repères – le ciel vaguement plus clair à l’ouest, les couloirs du vent, la forme des fumées. Aussi, ce qui a traversé mon cœur de mortelle, fugace mais tranchant, alors que j’évitais de me casser la gueule sur le trottoir que vitrifiaient les feuilles mortes, avait-il peu à voir avec le sentiment de perte, la poisse mélancolique, le chagrin éprouvé devant ce qui s’efface, s’altère, devient méconnaissable, mais relevait d’une autre émotion, tout aussi poignante, celle qu’on éprouve au contraire devant ce qui, dans le temps, persévère et se ressemble, devant ce qui avait survécu et que je pouvais reconnaître. Si longtemps que je ne suis pas revenue au Havre.
Le bleu et le rouge du drapeau national perçaient au loin dans la grisaille : la dernière fois que j’avais mis les pieds dans un commissariat, trois ans plus tôt, je venais déclarer le vol de mon passeport, piqué dans la poche de ma veste alors que je faisais la queue dans un cinéma au bas du boulevard Richard-Lenoir. Ce n’est pas un endroit où on a très envie d’aller, mais aujourd’hui il semblerait que je m’y précipite.
Debout à l’accueil, un policier en tenue s’affairait au standard tout en photographiant du regard chaque personne qui passait le sas de sécurité. Beaucoup de bruit ici. Je me suis avancée vers le guichet, et quand j’ai prononcé le nom de celui qui m’avait convoquée à neuf heures, le permanencier a tendu un bras vers le fond du hall : là-bas, il vient d’arriver. J’ai pivoté : effectivement, un type piétinait à quelques mètres, au bas d’un escalier, le portable à l’oreille, une main dans la poche ventrale de son caban, le bonnet enfoncé au ras des sourcils. Il a tourné la tête, nos yeux se sont trouvés, je l’ai entendu conclure son appel tout en se dirigeant vers moi, et j’ai parfaitement reconnu sa voix quand il s’est présenté : lieutenant Zambra. L’instant d’après, je pénétrais derrière lui dans les profondeurs de l’édifice où son nom se répercutait sur le seuil des bureaux et dans les cages d’escalier, au fond des couloirs, yo Zambra, ça va mon bésot ? yo Zambra, ça va ma couille ? On a tourné longuement dans les étages, j’avais parfois l’impression que nous repassions plusieurs fois sur le même palier, il marchait vite et imprimait sa cadence, lesté d’un sac à dos de randonnée imperméable où se devinait un ordinateur, et j’ai fini par me demander si cette manière de me faire cavaler dans ce labyrinthe était un test, si l’audition n’avait pas déjà commencé.
Une pièce en longueur, deux bureaux – deux jonchées de papiers – assez espacés pour permettre à un visiteur de s’asseoir en vis-à-vis, deux armoires à rideau métallique, un grand panneau de liège recouvert de circulaires à en-tête du ministère de l’Intérieur et, sur le mur peint de bleu layette, une horloge et un vaste plan du Havre. Zambra a ôté son bonnet et la lumière a aussitôt embrasé sa rousseur, une chevelure coupée court, et si épaisse, si drue, qu’elle a suggéré dans l’instant le pelage d’un renard. Il a déhoussé son PC, est passé à quatre pattes sous le bureau afin de le brancher sur secteur à l’aide d’un gros câble noir, une lanière de peau très blanche est apparue entre le pull et la ceinture élastique du caleçon, puis il s’est relevé d’un bond, pas très grand mais souple, le torse développé sous le pull marin, les articulations robustes, environ trente ans, il a allumé sa machine, m’a désigné la chaise, asseyez-vous, a placé son téléphone à portée de main, pris un carnet, de quoi écrire, après quoi ses yeux ne m’ont plus lâchée.
Avons mandé et constatons que se présente devant nous monsieur/madame X qui nous déclare, sur son identité… Dès les premiers mots, j’ai compris que je m’étais pointée ici en touriste, que j’avais sous-estimé la teneur de ce rendez-vous, son cadre formel, audition recouvrant dans mon esprit un entretien aux contours imprécis – de fait, je m’attendais davantage à écouter qu’à parler. Selon la procédure, on a commencé par renseigner mon état civil dans le gabarit informatique du procès-verbal, les questions étaient curieusement rédigées à la première personne – je me nomme…, je suis née le…, à…, de nationalité…, j’exerce la profession de… Zambra lisait à voix haute, suspendait sa phrase et je remplissais les blancs comme si je ralliais naturellement les catégories de l’administration, comme si je les reprenais à mon compte et qu’elles allaient de soi, établissant progressivement la combinaison unique de mon identité. Pourtant, plus nous avancions dans le questionnaire, plus je réalisais qu’hormis ma date et mon lieu de naissance, pas une seule de ces données n’était immuable, toutes étaient susceptibles d’être modifiées, mes paroles flottaient, détachées de moi, de plus en plus abstraites, issues d’un arbitraire décorrélé de ma personne. Par la fenêtre, je pouvais voir le bassin Vauban, où remuaient des eaux couleur de thé au lait.
Le jeune flic a croisé les mains au-dessus de l’ordinateur. De lui émanait une forte tension physique, quelque chose de sec et de ramassé, une charge dissuasive qui le tenait dans la distance – ce n’était pas le genre de type que l’on aurait grillé dans la queue du McDo ou chambré à froid pour faire marrer la galerie. Il était là, d’un bloc. J’ai essayé de deviner s’il avait recoupé mes données avec celles que l’opérateur de mon téléphone portable lui avait forcément transmises. Une affaire vous concernant. »
Extrait
« Il était midi quand je suis montée sur la digue – je voulais faire moi aussi la promenade au phare. Un halo d’humidité flottait sur la jetée, qui s’est évanoui dès que je me suis approchée, la barre devenant alors très réelle, tendue, et rehaussée côté mer d’un muret de béton tel un rab de rempart, si bien que j’entendais les vagues cogner contre la muraille, le boucan du ressac, mais je ne voyais rien. Au loin, le phare projetait son désœuvrement sur l’avant-port, fou et solitaire, résigné à attendre le soir pour émettre sa signature lumineuse : un éclat rouge toutes les cinq secondes visible à vingt et un milles nautiques. Le battement cardiaque de la nuit portuaire. » p. 105
À propos de l’autrice
Maylis de Kerangal est l’autrice de sept fictions aux Éditions Verticales, dont Corniche Kennedy (2008), Naissance d’un pont (2010, prix Médicis, prix Franz-Hessel), Réparer les vivants (2014, dix prix littéraires), Un monde à portée de main (2018) et Canoës, ainsi que de trois récits dans la collection « Minimales » : Ni fleurs ni couronnes (2006), Tangente vers l’est (2012, prix Landerneau) et À ce stade de la nuit (2015). (Source : Éditions Gallimard)
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