En deux mots
Emmanuel meurt durant les combats de la Grande Guerre en 1915. Il laisse son épouse Thérèse et son fils Joseph sans ressources, mais ensemble ils vont tenter de conjurer ce sort funeste, elle en faisant des ménages, lui en utilisant son don, une acuité sensuelle hors-norme. Mais déjà une seconde Guerre se profile.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
« Je te vengerai, et je vengerai papa. »
Dans son nouveau roman Guillaume Sire raconte le destin d’un orphelin de la Grande Guerre, amoureux d’une pianiste juive. Quand elle monte à Paris pour y faire carrière, il pressent qu’un danger la guette et décide de la sauver. Une quête bouleversante servie par une langue sensuelle.
Thérèse apprend à son petit Joseph à lire, en attendant le retour de leur père et mari envoyé sur le front. Mais en 1915, la lettre adressée à la famille toulousaine annonce le décès du soldat. Sa mère et lui devront désormais se débrouiller seuls. À la veille d’être jetés à la rue, un poste de femme de ménage dans le bordel tenu par La Cardinale permet à Thérèse d’assurer le gîte et le couvert. À son maigre pécule, elle pourra joindre les gains de Joseph qui dispose d’un don particulier, il peut lire dans les corps les souffrances et les maladies, voire la mort, qui couve. Très vite, on va accourir de toute l’Occitanie pour le consulter.
« »L’enfant-miracle » rapportait jusqu’à cent francs par jour. Les recettes étaient partagées à raison de trente pour cent pour la Cardinale et le reste pour Thérèse, qui pouvait grâce à cela offrir à son fils de la viande, des cahiers, des souliers de cuir et de ces éclairs au chocolat de la rue Croix-Baragnon dont il raffolait. Mais si parfois Joseph annonçait une bonne nouvelle, le plus souvent, ce qu’il détectait en palpant le poignet d’une fille, c’étaient des maladies, ou alors un sang liquéfié par la cocaïne et l’absinthe. »
Des malheurs en perspective qui affectent l’enfant, si bien qu’il faut mettre un terme aux consultations.
Reste cette acuité qui l’effraie, notamment quand il comprend que sa voisine Anima est en danger. Il n’aura de cesse de mettre en garde la pianiste, dont il est amoureux. Même lorsqu’elle aura déménagé pour Paris et ne donnera plus signe de vie. « Depuis qu’elle est partie, le cœur de Joseph est une bouteille à la mer. Il l’aime encore. Il l’aimera toujours. Il ne sait pas si c’est à cause de son corps, à cause de sa tête, à cause de son père, à cause du Temps ou à cause de Dieu, mais c’est comme ça, c’est en lui, il ne peut aimer personne d’autre. Il a beau grandir, et elle a beau avoir disparu, cela ne change rien. Il en sera toujours ainsi. »
Aussi met-il toute son énergie à retrouver les Halbron, une entreprise favorisée par la presse qui ne tarit pas d’éloges sur la concertiste. « D’après les chroniqueurs, elle est « la bouffée d’oxygène d’une Europe endormie : une réminiscence des années folles dans la torpeur du krach boursier ». Son visage concurrence celui d’Adolf Hitler. Un récital au Théâtre des Champs-Élysées a propulsé la locomotive de sa gloire. Un critique a même prétendu que la musique allemande, grâce à elle, était plus éternelle que jamais, c’est-à-dire plus française ». Cette gloire soudaine et le mariage de l’artiste avec un officier allemand ne vont pas rassurer Joseph, toujours persuadé qu’il lui faut sauver Amina. Une quête qui le mènera dans l’Allemagne nazie, puis en prison, puis au sein de la résistance pour un épilogue en forme de requiem.
Comme dans Avant la longue flamme rouge, Guillaume Sire s’appuie sur une langue très sensuelle pour retracer le parcours de cet enfant d’une Guerre mondiale à l’autre. Les bruits, les odeurs, les textures, les goûts viennent renforcer des impressions et des sentiments exacerbés par l’urgence et la violence, la guerre et la passion. Avec lui, on se laisse emporter dans ce maelstrom d’émotions qui disent toute la folie d’un monde qui a perdu la raison.
Les grandes patries étranges
Guillaume Sire
Éditions Calmann-Lévy
Roman
360 p., 21,90 €
EAN 9782702184523
Paru le 21/08/2024
Où ?
Le roman est situé en Occitanie, à Toulouse, du côté d’Agen, de Narbonne, de Tarbes ou encore Moissac et Gragnague ainsi qu’à Paris, Besançon, Port-la-Nouvelle. On y évoque aussi l’Allemagne avec Coblence et Kaiserslautern et les États-Unis avec New York.
Quand ?
L’action se déroule de 1915 jusqu’au sortir de la seconde Guerre mondiale.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Sa voix était miel et poison, sang et lait. Joseph l’aurait reconnue parmi des millions. Il savait que si Anima, un jour, lui demandait quelque chose avec cette voix – si elle lui demandait quoi que ce soit –, il serait incapable de refuser. »
À la mort de son père, tombé au champ d’honneur, Joseph Portedor emménage avec sa mère sur l’île de Tounis, à Toulouse. Le garçon est d’une sensibilité extrême. D’une pression de la main, il peut deviner une grossesse, un cœur qui s’épuise, la composition d’un objet, son histoire. On se passe le mot. Il consulte le samedi dans un bordel où sa mère fait le ménage.
Et il y a sa voisine du dessous : Anima Halbron, une juive. Elle a des oreilles de lutin et une langue venimeuse.
Son père lui a appris à jouer Schumann. Quand Joseph la rencontre, il a beau n’être qu’un enfant, sa vie bascule.
Il la protégera coûte que coûte.
Dans cette fresque baroque qui nous entraîne de la Première à la Seconde Guerre mondiale, Guillaume Sire nous conte avec générosité et tendresse une histoire d’amour impossible entre un homme que tout blesse et une femme que rien n’atteint.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Sur la route de Jostein
Blog motspourmots (Nicole Grundlinger)
Guillaume sire présente « Les grandes patries étranges » © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« Prologue
Une langue maternelle
En voyant briller dans les yeux de son fils une étincelle comme d’un tesson rouge et sombre, Thérèse eut un pressentiment.
Quelques heures plus tôt, Joseph avait défait un dictionnaire par le dos. La veille, il avait planté ses dents dans le journal, et le poison contenu dans l’encre lui était monté à la tête. À chaque jour son épisode. Un dimanche, il avait cousu un livre de cuisine à une cuisse de poulet. Il prétendait que « quelqu’un » parlait quand il parlait. Il essayait de se blesser avec tout ce qui passait à sa portée : le bois, la terre, la corde, les draps, le fer, la paille, le verre, la crème, les clous, le velours, les fleurs. Si Thérèse le prenait en train de s’étouffer avec une boule de paraffine, ou bien à s’écorcher les mains sur des barbelés en prétextant que c’était pour « comprendre », elle le serrait dans ses bras, le suppliait d’arrêter, et dans son cœur elle reprochait à Dieu de lui avoir donné cet enfant différent des autres.
— Tout est bien, mon garçon. Il n’y a rien à comprendre.
Seul Emmanuel parvenait à calmer Joseph. Chaque soir, lorsqu’il apercevait son père par la fenêtre, le garçon arrêtait de mordre, de lécher, d’écraser, de griffer. La nuit, réveillé par quelque cauchemar, il n’avait qu’à se figurer son père allongé dans la pièce à côté pour se rendormir aussitôt. Il voulait devenir un adulte comme lui, travailler à la conserverie, avoir les mêmes mains veineuses, douces, écaillées, avoir son visage, la même moustache – la même épouse évidemment –, la même voix.
Puis Emmanuel fut appelé dans la guerre. Il jura à Joseph que cela ne durerait pas. « Je pars pour te protéger, j’y vais parce que je vous aime. »
— Apprends-moi les phrases, maman.
C’est une bonne chose, n’est-ce pas, d’apprendre à lire ? Un analphabète en 1915 c’est un morceau de viande pour la mine ou l’usine, la mort garantie, alors qu’un gamin qui sait lire fera des études de droit, deviendra huissier ou agent d’administration. Et puis, un enfant dont le papa est à la guerre : quoi lui refuser ? Un gentil garçon qui tourne autour de la bibliothèque, et tout à coup demande à lire…
Pourtant, si elle avait su – si Thérèse avait su à quel point la lecture allait nourrir dans l’âme de son fils ce penchant qui le menait à toutes les flaques pisseuses pour les boire, et dans les étages des jardins, à sillonner la terre, sucer les bulbes, à s’irriter le sang dans les orties ; si elle avait su comment le langage allait prendre corps en lui, comme une plante qui détruit une autre plante en lui poussant à l’intérieur ; et si elle avait su pour les guérilleros et le trafic d’armes, pour Coblence sous la neige, pour les bombes, l’amour sans cesse contesté, l’enfer du Lutetia, toute cette histoire que nous nous apprêtons à raconter –, jamais elle n’aurait pris Joseph sur ses genoux pour lui apprendre à lire : elle aurait plus volontiers brûlé la bibliothèque et interdit à son fils de remettre les pieds à l’école.
— Je m’ennuie, maman. J’ai peur.
Est-ce que c’est dangereux de savoir lire ? Elle hésitait. Puis Joseph lui dit que si Emmanuel envoyait une lettre, il aimerait pouvoir la lire lui-même.
— Oh, mon chéri, mon pauvre petit garçon… Bien sûr que je vais t’apprendre.
Les jours suivants, elle éclaira les lettres sur les cahiers. L’enfant dessinait des mots sur les murs de sa chambre.
L’hiver vint. La neige transforma Toulouse en page blanche. Malgré le froid, Joseph passait des heures au pied de l’immeuble, à guetter le facteur et les phrases héroïques.
La neige, finalement, a fondu, puis le facteur est arrivé sur sa bicyclette, sa bicyclette maudite…
Elles sont venues, les phrases.
Ce jour-là, le ciel était blanc, blanc cassé, indémêlable. Le facteur avait du mal à manœuvrer. Ce n’était pas l’homme habituel. Joseph lui trouva un visage curieux. L’enveloppe sentait le foin et la cire à cacheter. Elle avait transité avec du matériel alimentaire dans un hangar en bord de Marne. Joseph se figura les champs de betteraves et les lacets d’eau au milieu des moutons gris. Le papier résistait : fléchissement sur le tiers, manque de grammage au rabat, rognures de cinabre, hésitations, taches concentriques. Thérèse avait prié le Seigneur Dieu pendant un million d’années (en réalité moins d’une seule : onze mois) pour que ces phrases, si jamais elles devaient parler d’Emmanuel, s’égarent au fond d’un sac à grains à Charleroux, ou bien qu’elles brûlent dans l’incendie d’un entrepôt à Saint-Maur ; prié pour que le facteur à moitié débile, réformé par compassion gouvernementale, se casse une jambe dans un accident de bicyclette, fracture ouverte, la plaie en zigzag, les os en confettis dans les chairs au soleil.
— Je préfère pas savoir.
Pour elle, c’était logique. Sait-on ce que ça attache, un baiser comme ceux d’Emmanuel ? Sait-on ce que ça brise dans une âme comme celle de Thérèse ?
— Je l’aime, je préfère pas savoir.
« Tant qu’on ne sait pas, c’est comme s’il ne s’était rien passé », disait la voisine Mme Grandin, dont le mari clerc de notaire s’absentait pour de tout autres raisons que celles qui avaient poussé Emmanuel Portedor à quitter Thérèse et Joseph.
Emmanuel avait tiré Thérèse de son nid de misère. Le jour de leur mariage, ils étaient beaux, ils étaient immortels sous des cerceaux de fleurs.
Hélas, le facteur est arrivé. Il est arrivé sur sa bicyclette maudite et avec lui cette lettre qui sentait le médicament et l’avoine.
Thérèse décacheta l’enveloppe. Elle regardait les mots, abêtie face à eux.
Joseph déchiffra :
Nous avons l’immense regret de vous annoncer que le lieutenant Emmanuel Portedor est tombé au champ d’honneur, tué par balle entre Prosnes et Aubérive, sur l’Épine de Védégrange.
C’était novembre 1915.
Thérèse scruta les phrases longtemps. Ses tempes pressaient l’oreille interne. La partie la plus légère de son sang embrumait le cerveau. Les capillaires sous sa peau se nouaient, pendant qu’au fond de son âme une créature communément appelée « instinct maternel » recroquevillait les orteils, ce qui empêcha dans son cœur d’advenir une certitude qui tenait à la fois à la mort et à la vie.
Elle se jeta dans l’armoire d’Emmanuel. Elle se noya dans ses écharpes. Au milieu des gilets, des pantalons de toile et des maillots de corps, elle décrocha la jaquette de leur mariage et roula avec sur le lit. Elle se tordait, elle étouffait.
Joseph se fourra dans un coin, accroupi comme un petit singe. Des larmes brûlantes lui coulaient par le nez. Son père, c’était une montagne ; personne ne pouvait l’avoir tué, aucun Allemand, aucune bombe. L’enfant en voulait aux autres, ceux qui avaient encore un père, et dont la mère ne roulait pas dans un vêtement d’homme. Il souhaitait que les enfants de la Terre meurent dans des souffrances fantastiques.
Plusieurs fois, il eut une pensée absurde et terrible : si sa mère ne lui avait pas appris à lire, son père ne serait pas mort. Trop absurde pour être vraie, trop terrible pour ne pas l’être au moins un peu.
En quelques heures, l’absence du lieutenant céda la place à la présence tranchante d’un fantôme. Pour s’en débarrasser, Joseph eut recours à une expérience que tous les enfants connaissent. Il s’agit de répéter un mot jusqu’à liquéfaction : table, table, tab-leu, ta-bleu-ta, bleu tas, bleu, tab, leu ; ainsi le lien est rompu entre le mot et la chose, on ne sait plus ce qu’on dit, et c’est comme si on interdisait à la chose d’avoir jamais existé. Joseph lut la lettre des centaines de milliers de fois à voix haute. Il criait, pleurait, chuchotait. Thérèse la lui arrachait des mains pour la planquer quelque part, mais il la retrouvait toujours. Il la désapprenait par cœur.
Thérèse ouvrait une bouteille de vin, puis une autre, et encore une autre. La première journée, cinq. La deuxième, six. Les gens disaient qu’elle avait sombré dans les ténèbres. « La Ténèbre », hululait Mme Grandin en exorbitant ses yeux de rhinocéros.
L’épouse du lieutenant Portedor dansait en jaquette devant son miroir tandis que, dans sa chambre, du matin au soir, Joseph torturait ses chevaux de bois : le dernier cadeau de son père. Pan le garrot, pan les pattes arrière, sois un bon cheval, comme ça, les yeux, les flancs… Pan, je vous déteste, je vous crève. Adieu, jouets de l’enfer !
Un jour, il lut cette phrase dans un livre de contes : « Quand on aime quelqu’un, on veille sur lui. » Quelques pages plus loin, le chevalier à la rose disait à la princesse : « Je t’aime. Je t’ai toujours aimée. Tu ne mourras pas. » « J’y vais parce que je vous aime, avait dit Emmanuel, je pars pour te protéger », et il n’était pas revenu. Joseph en conclut qu’il ne les aimait peut-être pas autant qu’il l’avait prétendu.
Un matin de février, en entendant sous les cyprès-totems le livreur de lait et la roue voilée d’une automobile, Joseph décréta qu’il avait assez lu la lettre comme ça. Fausse piste : on ne peut vider des phrases de leur sens quand elles n’en avaient pas au départ. C’est le bruit du camion de lait qui lui fit penser ça, ainsi que la roue voilée de l’automobile d’Alfred Damloup, qui rendait visite à Mme Grandin tandis que le clerc son mari était « Dieu seul savait où ». Joseph venait de réaliser que ces choses (le camion, la roue) et les autres (les arbres, les poissons de vase, les petites poussières vibrionnant dans les rayons du soleil, les chats) seraient là d’une manière ou d’une autre alors qu’Emmanuel, lui, n’y était plus, et que tout cela, la vie, hein, n’avait aucune espèce de signification.
Thérèse aussi le réalisa. Elle but trois bouteilles ce jour-là, avant midi. Elle jeta écharpes, cravates, gilets, pantalons, puis brûla la jaquette. Elle cria et essaya de la tirer du feu, mais trop tard. Elle hurla de douleur. Les paumes de ses mains avaient fondu. Le médecin lui prescrivit des crèmes grasses et constata qu’elle avait partiellement perdu le toucher.
Voilà.
À compter de ce jour, si quelqu’un évoquait la mort de son mari, Thérèse s’empressait de prétendre qu’elle était « remise » et qu’il n’était pas question de s’arrêter de vivre sous prétexte que d’autres l’avaient fait ; mais dans ces moments, Joseph devinait sous ses yeux les larmes. La haine labourait ses plaies. Thérèse pleurait la nuit. Elle pleurait vers l’intérieur, tandis qu’il jurait de la venger. Il casserait les Pyrénées s’il le fallait. Il décapiterait des kaisers à fourrure et incendierait Aix-la-Chapelle.
— Maman, je te vengerai.
Il disait cette phrase de tout son cœur sanguinolent. Tout est bien. Il n’y a rien à comprendre. « Je t’aime. Tu ne mourras pas. »
C’était dix heures du matin : Thérèse buvait.
— Oh, mon chéri, mon pauvre petit garçon…
— Je te vengerai, et je vengerai papa. »
Extraits
« La Cardinale eut l’idée de monnayer le talent de Joseph. Elle en parla à Thérèse, qui fit la moue.
— T’inquiète pas, ma chérie, on va pas le prostituer, ton gamin.
— Il est si jeune, si innocent.
— Innocent de quoi !
— Il pourrait se faire dans les cinquante francs par semaine, calcula le Hollandais avant de se lécher la lèvre supérieure, comme chaque fois qu’il était question d’argent.
Joseph accepta. Il recevrait à la Chapelle, le samedi après-midi, pendant deux heures. La Cardinale l’installa derrière un paravent d’ébène sur lequel des marqueteries d’ivoire et de cèdre représentaient des oiseaux de paradis, de petites pagodes, des chiens, des ânes, des danseuses apsaras. Derrière, elle suspendit des tentures vert et or à franges violettes. L’affaire prit rapidement des proportions inouïes. Les filles de toute l’Occitanie venaient se
faire tâter le pouls par « l’enfant-miracle ». Certaines arrivaient d’Agen, de Narbonne ou de Tarbes en secret. parce qu’à un bal, un soir, sous la tapisserie des étoiles, elles n’avaient pas résisté à une déclaration d’amour.
« L’enfant-miracle » rapportait jusqu’à cent francs par jour. Les recettes étaient partagées à raison de trente pour cent pour la Cardinale et le reste pour Thérèse, qui pouvait grâce à cela offrir à son fils de la viande, des cahiers, des souliers de cuir et de ces éclairs au chocolat de la rue Croix-Baragnon dont il raffolait. Mais si parfois Joseph annonçait une bonne nouvelle, le plus souvent, ce qu’il détectait en palpant le poignet d’une fille, c’étaient des maladies, ou alors un sang liquéfié par la cocaïne et l’absinthe. Le cœur, même chez les moins de vingt ans, laissait couler de minces filets d’air, et les veines, harassées par les aiguilles ou par d’anciennes saignées, se rétractaient aussitôt qu’on approchait la flamme d’une bougie ou bien une noix de cette pommade vendue à la frontière espagnole en guise de contraceptif. Du reste, lorsque Joseph prédisait une naissance, la plupart du temps, la fille, au lieu de se réjouir comme l’avait fait la Brune, s’arrachait les cheveux, se frappait le ventre, parlait de ses patrons, de ses parents, du curé de son village, de ses frères, et demandait à la Cardinale l’adresse d’une avorteuse. Voyant combien cela affectait Joseph, Thérèse décida après huit mois de mettre un terme à l’affaire. » p. 66-67
« Les Halbron ont déménagé. Anima n’a plus jamais donné de nouvelles,
Depuis qu’elle est partie, le cœur de Joseph est une bouteille à la mer. Il l’aime encore. Il l’aimera toujours. Il ne sait pas si c’est à cause de son corps, à cause de sa tête, à cause de son père, à cause du Temps ou à cause de Dieu, mais c’est comme ça, c’est en lui, il ne peut aimer personne d’autre. Il a beau grandir, et elle a beau avoir disparu, cela ne change rien. Il en sera toujours ainsi.
Joseph passe le plus clair de son temps dans un magasin de disques près de la gare, où on le laisse écouter Schumann. Il essaye de découvrir les passages dont Anima a parlé. Mais rien : les harmonies ne le conduisent nulle part. Elles ne la lui rendront pas. Il se sent seul. Il passe deux fois par semaine au chalet abandonné pour nourrir le cochon. Il dîne avec sa mère au milieu des caisses de munitions. Il entre au collège, puis au lycée,
Une nuit d’avril 1926, trois ans après le départ d’Anima, il fait un rêve étrange. Elle est clouée à une croix de bois et l’appelle à l’aide : « Sauve-moi ! » p. 101
« Les semaines suivantes, Anima est citée dans tous les journaux. D’après les chroniqueurs, elle est « la bouffée d’oxygène d’une Europe endormie : une réminiscence des années folles dans la torpeur du krach boursier », Son visage concurrence celui d’Adolf Hitler. Un récital au Théâtre des Champs-Élysées a propulsé la locomotive de sa gloire. Un critique a même prétendu que la musique allemande, grâce à elle, était « plus éternelle que jamais, c’est-à-dire plus française ». Il n’en fallait pas moins pour faire monter en neige le nom d’Anima Halbron. Joseph l’imagine en train de frapper à l’arme lourde les touches du piano, cheveux au vent à travers les harmonies, dans les contrepoints hébraïques, à Paris… Pour en parler, les journalistes choisissent des mots à attaches, des phrases à volutes, ils lui tressent des lauriers frissonnants. Le kiosquier des Carmes n’hésite pas à prétendre qu’il l’a connue.
Anima ne semble pas avoir besoin d’être sauvée. Pourtant, la certitude de Joseph demeure : elle court un grand danger. Doit-il aller la chercher dans une salle de concert ? franchir le cordon de sécurité, gueuler, se bagarrer, l’enlever ? « Je t’aime. Je t’ai toujours aimée… » p. 137
À propos de l’auteur
Né en 1985 à Toulouse, Guillaume Sire a fait ses études à Montréal, Milan et Paris. C’est en 2007 qu’il publie son premier roman, Les Confessions d’un funambule, aux éditions de La Table Ronde. Suivront Où la lumière s’effondre (Plon, 2016), Réelle (Éditions de l’Observatoire, 2018), Avant la longue flamme rouge (Calmann-Lévy, 2020, prix Orange du livre, prix des lecteurs de la Ville de Brive, prix du roman Coiffard) et Les Contreforts (Calmann-Lévy, 2021). Par ailleurs, maître de conférences en sciences de l’information à l’Université Toulouse Capitole, il vient de fonder une troupe de théâtre, Le sémaphore, qui prépare une pièce intitulée TracT (dont il est l’auteur) pour la saison 2025/2026 et dans laquelle il jouera également. En 2024, il publie Les grandes patries étranges (Calmann-Lévy), ainsi qu’un long poème, Conversion du minotaure, aux éditions Fata Morgana. (Source : Culture 31)
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