Ann d’Angleterre

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En lice pour le Prix Femina 2024

En deux mots
En avril 2022 Ann, la mère de Julia Deck, est victime d’un AVC. Paralysée et sans aucune chance de rémission, ses derniers mois sont difficiles à vivre. Si sa fille va se battre à ses côtés pour lui offrir une fin de vie digne, la romancière va quant à elle nous raconter sa vie et leur relation.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ann, ma mère Ann

Passée de Minuit au Seuil et de la fiction au récit, Julia Deck raconte les derniers mois passés auprès de sa mère et nous livre quelques clés de son œuvre. Un livre émouvant et éclairant.

C’est le genre d’événement imprévu qui bouleverse une vie. « C’est ici, c’est maintenant. C’est avril. C’est dimanche. C’est le soir du premier tour de la présidentielle. C’est en descendant du bus 64 direction Denfert-Rochereau. J’ai un programme précis pour la soirée. Manger un bon truc. Écouter les résultats du vote. Aller me coucher avec Edith Wharton. » Seulement voilà, ce soir-là Julia Deck – c’est bien d’elle dont il est question dans ce vrai faux roman à la première personne – découvre sa mère allongée sur le carrelage de la salle de bains. Elle a été victime d’un AVC. Et si les pompiers interviennent très vite, il faut bien se rendre à l’évidence : cela fait des heures qu’elle gisait là et les dégâts sont aussi graves qu’irréversibles. À moitié paralysée, aucune rémission n’est envisageable. Alors le mieux serait de mourir… Mais la patiente s’obstine.
« Je sais que ma mère ne remarchera pas. Après un tel accident, elle n’aura pas la force de se remettre debout. Il risque de lui arriver le pire cauchemar de l’imagination populaire, devenir un végétal, et un végétal conscient de son état, un végétal pensant. Je continue d’espérer qu’elle va mourir tout en me félicitant qu’elle vive, heureuse qu’elle me reconnaisse, d’avoir encore une mère, qu’à travers l’épuisement et la parole entravée, elle me témoigne une sollicitude, l’éternelle appréhension que j’épuise ma machine. Malgré tout ce qui a disparu avec l’accident, quelque chose de notre relation demeure intact. C’est une situation très particulière d’espérer les progrès d’une personne dont on espère aussi la mort. C’est une situation intenable, à laquelle il vaut mieux ne pas penser. »
Alors la romancière choisit d’adjoindre à son journal d’hôpital le portrait de sa mère née en 1937 à Billingham, cité industrielle anglaise où ses parents, George et Olivia, vivent modestement. Aux côtés d’une sœur qui n’est guère douée, elle va délaisser ses études d’infirmière pour épouser un certain Jack Johnson et mettre au monde Kate puis Alice, Ann va faire de brillantes études et se plonger dans les livres, de Shakespeare aux sœurs Brontë, de Dickens à Jane Austen. Solitaire, elle aime toutefois aller au cinéma et reviendra émerveillée d’un voyage scolaire à Capri. Julia va, au fil des chapitres, nous raconter comment elle est arrivée en France, comment elle a rencontré son mari, comment elle-même est née et a grandi, quelles ont été leurs relations et celles avec sa famille anglaise et française.
Raconter la vie d’Ann a la troisième personne permet à la romancière de prendre de la distance avec l’enfant et l’adolescente qu’elle était, de se mettre dans la peau d’un personnage, mais aussi de trop se focaliser sur cette non-vie auprès de services de santé défaillants jusqu’au jour où enfin, elle peut être vraiment être prise en charge :
« L’orthophoniste, la kiné, la psychomotricienne, l’ergothérapeute se succèdent auprès d’elle tous les jours. La patiente réalise des progrès immédiats. Elle apprend à se servir de sa main gauche pour se laver, s’habiller, se déplacer du lit au fauteuil. Très vite, elle peut se nourrir sans aide. Son dossier n’est plus aussi indésirable pour une bonne maison de retraite. »
Voici, en parallèle la naissance d’une autrice. Julia a 35 ans quand elle décide que sa vie sera consacrée à la littérature, à l’écriture. Mais les débuts sont difficiles. Son premier manuscrit est refusé par trois éditeurs. (…) Le deuxième manuscrit achevé, elle se traîne à la poste pour l’envoyer aux Éditions de Minuit. Irène Lindon, la directrice, manifeste un intérêt immédiat. Mais le texte n’est pas assez solide, il faut retravailler. » Finalement Viviane Élisabeth Fauville paraîtra en 2012, un premier roman qui sera suivi de cinq autres œuvres dont Le Triangle d’hiver, Propriété privée et Monument national. Des fictions que Ann d’Angleterre nous fait voir sous un autre jour. « Architecte apparente du récit, j’étais en fait leur objet. Les catégories du réel et de la fiction ne sont pas si disjointes. Et c’est au croisement de ces axes que se tient LA VÉRITÉ. Le roman est l’instrument de la connaissance. Il dit au-delà de celui qui parle, de ce qu’il sait ou croit savoir. »

Ann d’Angleterre
Julia Deck
Éditions du Seuil
Roman
250 p., 20 €
EAN 9782021576535
Paru le 19/08/2024

Où ?
Le roman est situé à Paris et en banlieue. On y évoque aussi des voyages et des séjours à Bruxelles, dans le Finistère, à Villeneuve lez Avignon, à Nantes, Grenoble, Pornichet, Les Corbières, Zurich et l’Autriche, Gênes, mais aussi en Belgique, aux Pays-Bas ou encore à Buenos Aires. On y évoque aussi Billingham au nord-est de Londres, Yarm, Montpellier, Beauvais puis Rome, New York, l’Espagne puis l’Équateur, le Portugal, la Suisse, l’Écosse, la Grèce, le Canada.

Quand ?
L’action se déroule d’avril 2022 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
En avril 2022, la mère de Julia Deck est victime d’un accident cérébral. Selon les médecins, ses chances de survie sont infimes. Mais la patiente déjoue les diagnostics. Commence alors un long cheminement, dans l’espoir d’une convalescence, à travers le dédale des établissements de soins. En parallèle, Julia Deck raconte, sur un rythme vif et non dénué d’humour british, la vie de cette femme issue d’une famille ouvrière anglaise, passionnée de littérature, qui s’est élevée socialement, est venue habiter en France, tout en continuant d’entretenir un rapport complexe avec sa famille d’Angleterre. Car au milieu de son histoire, Julia décèle une étrangeté, peut-être un secret – un point aveugle dans le récit de sa filiation. Mais à cette interrogation, seule sa mère, précisément, pourrait répondre. Ce texte splendide, qui questionne les liens entre l’écriture et la vie, est aussi un geste d’amour bouleversant d’une fille envers sa mère.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Franceinfo Culture (Carine Azzopardi)
Actualitté (Ugo Loumé)
France Culture (Les midis de culture)
Collatéral (Marie-Odile André)
Benzine mag (Benoît Richard)
Blog kimamori (Norbert Czarny)


Julia Deck présente « Ann d’Angleterre » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« 1
On y pense ou on n’y pense pas. J’y pense depuis trente ans. Je tente de m’y préparer. J’essaie de me le représenter, d’imaginer les circonstances par quoi s’incarnera l’inévitable, comme si l’envisager sous tous les angles permettait d’améliorer le pire, ou simplement d’y survivre. Trente ans de crainte épicée d’espoir trouble, parce qu’on se fatigue même de la peur. On voudrait lancer la bille dans la roulette pour voir sur quelle case elle tombe, sur quel numéro elle s’arrête, sur quoi ça va finir. On se dit Que ce moment arrive, qu’il advienne ici et maintenant, je veux savoir ce qui se produit après, si comme prévu je m’effondre ou si tant bien que mal je survis, légèrement désaxée ou au contraire pacifiée par l’épreuve, alors qu’avant la vie allait de soi, elle était une donnée indubitable pour soi-même et pour son cercle de vivants.
C’est ici, c’est maintenant. C’est avril. C’est dimanche. C’est le soir du premier tour de la présidentielle. C’est en descendant du bus 64 direction Denfert-Rochereau. J’ai un programme précis pour la soirée. Manger un bon truc. Écouter les résultats du vote. Aller me coucher avec Edith Wharton. La romancière étudie le milieu dont elle est issue – la haute société new-yorkaise au tournant du XXe siècle – comme un objet anthropologique. Elle examine ses rites, ses croyances, ses structures de pensée. Je viens d’entamer la lecture de The Custom of the Country, la coutume du pays. Edith Wharton y confronte un groupe social en déclin, l’aristocratie industrielle du Nouveau Monde, à un autre en pleine ascension, la bourgeoisie des affaires, qui ratatine en quelques années l’ancienne puissance et ses usages séculaires. Il est dix-neuf heures. Tout le monde sait déjà qu’Emmanuel Macron a remporté le premier tour, qu’il gagnera le second dans deux semaines. Tout le monde sait que sa victoire signe le triomphe de l’entreprise sur le vieux monde politique, l’indexation de l’avenir sur le calcul et le chiffre.
J’espère que le dîner est bientôt prêt. J’ai passé un mauvais week-end. La veille, je suis allée à la rencontre de lecteurs absents dans une médiathèque où il faisait trop chaud. Puis j’ai rejoint Michaël chez lui. Nous avons dîné avec ses enfants, et nous nous sommes enferrés dans une dispute sur l’heure du lever le dimanche, entre l’aspiration légitime à une grasse matinée, la compétition sportive et le bureau de vote pour ceux qui souhaitaient s’y rendre. Moyennant quoi j’ai mal dormi et me suis réveillée d’encore plus mauvaise humeur. J’ai promené mon café dans l’appartement, évasivement touillé des casseroles. Après le déjeuner, nous avons joué aux 7 familles. J’ai gagné presque toutes les parties, mon humeur s’est un peu allégée. Michaël m’a raccompagnée à l’arrêt de bus. Nous nous sommes dit au revoir, à dans quelques jours.
Ce soir, je ne vais rien faire d’autre que me laisser servir et me plaindre. Ma mère voudrait que nous préparions ensemble les repas. Je m’en abstiens fermement. J’estime que nos rôles doivent être tenus de façon conventionnelle. Le mien consiste à dresser le couvert, laver la vaisselle, passer l’aspirateur, ranger des choses en critiquant l’organisation de l’appartement, le nombre inconsidéré de bibelots sur la bibliothèque, l’emplacement contestable du grille-pain, des crochets pour suspendre les torchons. Sans mes passages réguliers, la vie serait plus lisse et plus terne. Et quand je n’ai rien à redire, j’en trouve encore parce que, ces derniers temps, elle se laisse un peu aller. Ma mère n’a pas repris toutes ses activités depuis les confinements. Son cours de littérature s’est mué en visioconférences. La piscine a fermé, elle se rend moins souvent dans les expositions, elle évite le métro. Je la soupçonne de craindre les escaliers, de ne plus voir aussi clair qu’elle le prétend. Ça m’inquiète et c’est un motif supplémentaire pour houspiller. Ce n’est sans doute pas la meilleure méthode.
Dans le 64, j’observe le temps clair, la végétation qui renaît. Une voûte de feuillage masque le ciel quand le bus traverse le parc de Bercy. Des nuages pâles s’effilochent au-dessus de la Seine. On va vers le mieux, me dis-je en descendant au pont de Tolbiac, en marchant le long du quai, en actionnant le Vigik à la première, à la deuxième et à la troisième porte de la résidence. C’est une quantité de portes tout à fait excessive, mais les copropriétaires sont contents. Quand le mécanisme de l’une tombe en panne, ils adressent une pluie de courriers au syndic, scotchent des mots indignés dans l’ascenseur. Pour ma part, j’éprouve un frisson secret à actionner le Vigik. Je me sens puissante sur les portes. Jamais je n’aurais imaginé ma mère dans un immeuble de si bon standing.
Au neuvième, j’introduis ma clé. J’entre et ça ne sent rien. Pas le soupçon d’un fumet qui mijote. La radio n’est pas allumée sur France Culture, comme c’est l’usage à cette heure de la journée. L’appartement est parfaitement silencieux. J’appelle et on ne répond pas. Quelque chose en moi se recroqueville, comme une carapace sur le cœur qui lui permet de battre et d’agir. Je regarde vers la cuisine, dans le couloir qui mène aux chambres. Il y a de la lumière dans la salle de bains. Ma mère gît sur le carrelage. Je n’aperçois que ses jambes. Le reste de son corps est dissimulé par le renfoncement du mur.
C’est aujourd’hui, c’est maintenant. C’est l’instant qu’à force d’appréhender j’ai perversement désiré pour savoir s’il se produirait un jour, à la fin, et quand, et comment, et ce qu’il adviendrait de moi par la suite, si je céderais à la terreur et me jetterais du balcon du neuvième étage, ou si, au contraire, je prendrais mes quartiers dans l’appartement pour ne plus jamais quitter l’enveloppe de ma mère.
Ses membres sont terriblement contorsionnés. La posture lui comprime le cou, le visage. Elle agite la tête, marmonne des bruits incompréhensibles. Sa bouche est souillée, ses jambes tressaillent. Il y a du sang sur le bord de la baignoire, du sang sur sa main. Je la touche, lui parle, et me précipite sur mon téléphone. Les pompiers répondent qu’ils arrivent tout de suite. En attendant, je palpe sans les bouger toutes les parties de son corps. Je prononce des paroles tranquillisantes, j’essaie de comprendre ce qu’elle dit. Enfin j’aperçois la pluie de linge propre échoué autour d’elle. Quand je l’ai quittée hier, elle était en train d’étendre la lessive.
Les pompiers se présentent au bout de cinq ou dix minutes. Deux d’entre eux l’installent sur un brancard pendant que le troisième m’interroge. Il demande quand c’est arrivé. Je réponds Je ne sais pas. Il demande si elle porte les mêmes vêtements que la veille. Je réponds Je ne sais pas. Il demande de regarder dans la cuisine. Avant de partir hier, j’ai fait la vaisselle de notre déjeuner, mais pas celle de la tisane que nous avons bue ensuite. Les tasses reposent toujours dans l’évier. Ma mère n’est pas retournée à la cuisine depuis que je suis partie la veille à quinze heures. Elle a passé près de vingt-huit heures sur le carrelage de la salle de bains, sous le plafonnier aveuglant. Les pompiers ont terminé de l’installer sur le brancard. Depuis que je l’ai retrouvée, elle a prononcé un seul mot intelligible – library, bibliothèque.

2
Quelques jours plus tôt, j’étais à Bruxelles pour la promotion de mon cinquième roman, Monument national, paru au début de l’année. Il faisait un froid de canard. Dans la dernière semaine de mars, il s’était mis à neiger, alors que l’hiver avait été plutôt clément jusque-là. J’avais rendez-vous avec deux universitaires dans une taverne des galeries royales. Installés sur les banquettes en moleskine, nous avons commandé des boulettes à la moutarde, des cafés crémeux. Je vivais la grande vie. J’avais accompli mon rêve, celui de ma mère, et je m’apprêtais à la trahir.
La conversation avec les universitaires portait sur les rapports entre écriture et traduction. Ils interrogeaient des écrivains qui traduisent d’autres auteurs pour savoir comment ces deux activités s’imbriquent, se nourrissent l’une l’autre ou au contraire s’empêchent. J’ai traduit un seul livre, The Red Parts, de l’Américaine Maggie Nelson. J’aime beaucoup ce texte, mais j’ai détesté travailler dessus – trop de tergiversations, trop de problèmes insolubles. J’avais prévenu mes interlocuteurs que je n’aurais pas grand-chose à déclarer sur le sujet, et l’échange a glissé vers le contenu de ce récit, Une partie rouge en français, où l’autrice mène une sorte d’enquête poétique sur sa propre famille, victime d’un épouvantable fait divers avant sa naissance. Nous parlions des rapports entre roman et autobiographie, et de ce genre intermédiaire nommé autofiction, où l’auteur se raconte de façon plus ou moins transparente à travers des péripéties romancées. Pour ma part, j’ai choisi mon camp il y a longtemps : le roman romanesque à personnages et intrigue. Je m’y tiens fermement plantée et je le clame haut et fort, même quand on ne me pose pas la question.
Sauf que, dis-je aux universitaires.
Sauf que, depuis quelque temps, je caresse l’idée d’un récit où je pourrais enfin dire LA VÉRITÉ. Comme si je savais ce qu’est la vérité. Comme si cette vérité ne logeait pas dans les romans et que l’autobiographie permettait de l’affronter toute nue au lieu d’en passer par des détours. Comme si le roman n’était qu’artifice pour préserver l’entente des familles. J’ignore pourquoi j’ai raconté ça à des personnes que je ne connaissais pas la veille, ça dont je n’avais parlé à quiconque auparavant. On s’éloignait du sujet. L’universitaire masculin a contenu son impatience. On n’est pas obligé, a-t-il balayé avec un geste à l’avenant – pas obligé d’étaler sa vie, de se raconter autrement que dans les romans. L’universitaire féminine voulait parler de féminisme et n’a pas commenté. J’ai répondu Oui, mais moi j’ai quand même une bonne histoire, et la conversation s’est arrêtée là. J’étais déjà prête à nous trahir, ma mère et moi, pour une bonne histoire.
Que les choses soient claires. Je ne crois pas aux flashes, aux visions, à toutes ces fariboles fabriquées pas cher pour augmenter le réel à peu de frais quand il n’y a que le langage pour lui donner corps, épaisseur, direction. Mais à l’été 2019, j’ai vécu une expérience que je ne saurais pas qualifier autrement. Je me promenais au bord de la falaise, sur le sentier des douaniers, dans le Finistère. Mes pensées dérivaient au gré de la marche et du vent. Il faisait un temps trouble des côtes du Nord, quand l’écume se mêle à la brume et celle-ci aux nuages. Le gris de l’eau, le vert de la lande teintaient la lumière, diluant les contours trop nets de la rive. C’était un tableau breton, un tableau anglais. J’ai pensé à ma famille. Tous les ans, je passe une semaine chez ma cousine Kate, dans un village de vieilles bâtisses à bow-windows, jardins luxuriants de fleurs et d’oiseaux marins. Le matin, je marche longuement sur la plage qui s’étend sur plusieurs kilomètres au pied de la falaise. Les images de l’Angleterre se superposaient au paysage sous mes yeux. Je pensais à nous toutes, puisque notre clan se compose essentiellement de femmes, à Kate, qui a vingt-deux ans de plus que moi et une fille de mon âge, à sa sœur Alice, qui a vingt ans de plus que moi et, elle aussi, une fille de mon âge. La mère de Kate et Alice était la sœur aînée de ma mère. Ma tante Betty a eu ses filles jeune, ma mère m’a eue tard, cela explique la différence d’âge entre mes cousines et moi. Betty est morte il y a longtemps. C’était une femme très belle et très pénible, dont la fin a été accueillie comme l’ultime manifestation de la névrose et, il faut l’avouer, un certain soulagement. J’ai rarement entendu ma mère ou mes cousines prononcer une parole favorable à son endroit. Pour ma part, je nourris une affection secrète envers ma tante impossible, et la sensation que, dans l’agencement de notre lignée, les pièces s’emboîtent mal.
Kate et Alice ne se ressemblent ni sur le plan physique ni au point de vue du tempérament. La première est ronde et joviale, la seconde fine et discrète. Mais leurs prénoms sont toujours accolés, Kate-and-Alice, comme s’ils n’en formaient qu’un désignant une créature double. Kate-and-Alice habitent deux villages à proximité. Elles se téléphonent tous les jours. Rien de ce qui touche l’une n’est indifférent à l’autre. Pourtant ma mère témoigne d’une indéniable préférence envers Alice. De tout temps, elle a discerné chez celle-ci les plus hautes qualités, quand je n’avais, par comparaison, que d’épouvantables défauts dont l’addition conduirait fatalement à ma perte. Lorsqu’elle se rend en Angleterre, elle séjourne toujours chez Alice, moi chez Kate. Les personnes ressemblantes assemblées, nous aurions moins de problèmes et des vies mieux accordées.
Sur le sentier breton, je pensais à notre famille quand je me suis rappelé une formule que j’avais souvent employée pour nous décrire. Et, dans le même mouvement, les mots qui la constituaient se sont retournés pour produire un tout autre sens. La nouvelle phrase a crevé l’horizon. Dans un éclair, le paysage s’est recomposé sous mes yeux. À peine différente de l’ancienne, elle signifiait que nous avions bâti nos existences sur une fiction. En elle se résolvait tout ce qui demeurait inexpliqué dans nos vies.
J’ai plongé dans un tunnel durant plusieurs jours. Il n’était pas question de me confier aux amis avec qui je passais les vacances. Prétextant je-ne-sais-quoi pour me soustraire aux activités collectives, je suis restée à observer la phrase. Pendant qu’ils partaient en balade, je l’ai scrutée dans ses moindres détails, comme un objet miraculeux et terrifiant. Fascinée, j’ai suivi les myriades de ramifications qu’elle creusait dans nos vies, examiné tout ce qu’elle remodelait de mes perceptions depuis l’enfance. Puis j’ai repris le train vers Paris et je l’ai oubliée. Je l’ai écartée de ma conscience, sans effort, et n’y ai plus pensé pendant des mois.
La phrase m’est revenue un an plus tard. Je travaillais avec une metteuse en scène à la chartreuse de Villeneuve lez Avignon lorsque ma mère m’a appelée pour m’apprendre la mort d’un ami cher. La nouvelle m’a causé un choc. Cet homme m’avait servi de père de substitution à l’époque où je ne voyais pas mon vrai père. Je m’organisais pour me rendre à la cérémonie quand la phrase a fondu sur moi. De nouveau, je me suis engouffrée dans le tunnel pendant plusieurs jours. Mais cette fois, je ne l’ai pas oubliée en rentrant à Paris. J’en ai parlé à Michaël, à des amies. Je la leur ai rapportée pour qu’ils me remettent les idées en place. Je voulais entendre que j’étais très forte pour inventer des histoires, cela relevait en quelque sorte de mes attributions professionnelles, maintenant il fallait redescendre sur terre. Tous m’ont pressée d’interroger ma mère, de façon urgente. Elle avait plus de quatre-vingts ans et se préparait à tout emporter avec elle, éventuellement se livrer sur son lit de mort, mais on ne pouvait tabler sur cette hypothèse, et je risquais de ne jamais savoir.
Je ne rencontrais d’ordinaire aucun problème pour évoquer les sujets désagréables avec ma mère. Parce qu’elle excellait à mettre les choses sous le tapis, je m’illustrais dans le grand déballage. Cette fois, j’ai buté contre un mur intérieur. La phrase ne voulait pas sortir. Elle refusait. Je ne parvenais qu’à donner des petits coups de pique, des petits coups de pioche, posant des questions faussement innocentes dans l’espoir de déclencher une confession ou, au contraire, la preuve que je faisais fausse route. Ma mère m’avait beaucoup parlé de sa jeunesse. Mais elle esquivait soudain avec une agilité rare, ne lâchait aucun indice dans un sens ou dans l’autre. J’ai naturellement interprété ses dérobades comme un aveu. Elles m’ont fait passer de l’hypothèse à la certitude et inversement. Aussi bien, je me trompais. Aussi bien, j’interprétais ses réactions avec un biais de confirmation, ce défaut d’esprit scientifique qui conduit à ne retenir de la réalité que les signes qui vont dans le sens d’une opinion préconçue.
J’ignore à quel point ces provocations ont pesé sur elle. Ce qui pesait ostensiblement sur ma mère à cette période, c’étaient les problèmes continuels avec sa Freebox, avec la banque, avec l’administration. Elle en devenait folle. Mais elle finissait toujours par y arriver. Je refusais de mettre le nez dans ces démarches dont je savais qu’il me faudrait un jour les accomplir à sa place. Si je lâchais sur ce terrain, elle se reposerait sur moi pour toutes les difficultés de la vie quotidienne, et j’avais la ferme intention qu’elle entretienne ses solides facultés intellectuelles le plus longtemps possible, de préférence jusqu’à la fin. Ce n’est pas ce qui s’est produit. Aujourd’hui, je reste seule avec la phrase.

3
Ma mère est transportée à l’hôpital de la Charité-Arbitraire, dans la salle des urgences vitales. Les résultats du scanner arrivent au bout de trois heures. C’est grave, c’est très grave, dit la jeune interne que j’intercepte entre le comptoir d’accueil et les portes coulissantes. Je demande ce que ça veut dire, grave. Elle explique que ma mère a chuté suite à la projection d’un caillot sanguin dans l’artère qui irrigue l’hémisphère cérébral gauche. L’occlusion a entraîné une paralysie du côté droit, puis l’accident s’est transformé en hémorragie. L’hématome est « impressionnant ». Il masque l’étendue des tissus nécrosés, privés d’oxygène pendant toutes ces heures, mais les dégâts sont forcément considérables. L’hémorragie ne peut pas être arrêtée, le saignement est trop profond. Il est impossible de tenter une chirurgie pour revasculariser la zone atteinte. Le cerveau va progressivement se noyer dans le sang, enfler à l’intérieur de la boîte crânienne jusqu’à provoquer la mort. C’est l’affaire de quelques heures, quelques jours au plus. De toute façon, à ce stade, chacun sait qu’il vaut mieux ne pas en réchapper.
La jeune interne aussi veut des réponses. Elle parle d’anticoagulants. Ma mère prenait-elle des anticoagulants. A-t-elle arrêté de les prendre, quand et pourquoi. C’est un facteur aggravant qu’elle en prenne. C’est aussi un facteur aggravant qu’elle n’en prenne pas. Je ne comprends rien à son histoire d’anticoagulants ni pourquoi elle s’obstine sur ce point puisqu’il n’y a rien à espérer. Mais elle veut absolument remonter le fil, établir la chaîne de causalité. J’explique le visage tuméfié, l’ecchymose sur la tempe et le pourtour de l’œil. Les souvenirs des jours précédents remontent peu à peu.
Quand je suis arrivée chez elle le vendredi soir, ma mère portait des lunettes noires, ainsi qu’elle avait coutume de le faire dès que la lumière était trop forte dans l’appartement. Comme je ne remarquais rien d’inhabituel, elle les a ôtées. Comme je ne remarquais toujours rien, elle a soulevé sa frange. Sous le fond de teint, j’ai discerné les traces rouge-noir, le gonflement du front. Quelques jours plus tôt, elle avait trébuché sur la passerelle qui enjambe la Seine entre le parc de Bercy et la bibliothèque François-Mitterrand et chuté sur la tempe. Une passante avait insisté pour appeler les secours. Elle avait fermement refusé et clopiné jusqu’à chez elle, à cinq cents mètres de là. Le lendemain, un large hématome s’était développé autour de l’œil. Elle s’était rendue chez son médecin. Depuis peu, il lui prescrivait des médicaments pour le cœur. Elle était furieuse contre ce traitement. En aucune manière, elle n’entrerait dans la catégorie des cardiaques : elle prenait grand soin de sa santé et n’avait rien à voir avec ce ramassis de sédentaires amateurs de charcuterie. Le médecin l’avait auscultée. Il n’avait rien décelé d’anormal dans ses battements de cœur et déclaré que la crise était passée. Oui, tout va bien, madame Deck, vous pouvez arrêter les anticoagulants, c’est à cause d’eux que vous avez ce vilain saignement sous-cutané, de toute façon vous avez rendez-vous avec la cardiologue la semaine prochaine pour faire le point. Quand ma mère m’a rapporté cet échange le vendredi soir, elle exultait. Elle avait un gros bleu à la tempe, mais elle n’était plus cardiaque, redevenue celle qu’elle était depuis bientôt quatre-vingt-cinq ans, alerte de corps et d’esprit, et paraissant dix ans de moins que son âge.
À mesure que je rapporte ces informations à la jeune interne, je devine que le médecin traitant a commis une erreur d’appréciation, voire qu’il a fait une grosse connerie. L’interne ne commente pas le diagnostic du généraliste. Premier enseignement de l’hôpital : quand un médecin n’abonde pas immédiatement dans le sens d’un confrère, il dément.
Et maintenant, rien. Pas d’oxygène, pas d’eau, pas de perfusion. Ma mère est branchée à une machine qui débite les constantes vitales – pouls, taux d’oxygène dans le sang, température – et c’est tout. Elle a fini par s’endormir, respire lourdement par la bouche. Je regarde l’air entrer et sortir de ses lèvres. Mes yeux la fixent sans pouvoir se détacher. Bientôt l’univers se résume à cette bouche qui respire, mais pour combien de temps.
Michaël, mon amie Valeria ont proposé de me rejoindre. J’ai refusé. La mort de ma mère ne concerne que ma mère et moi. Je ne veux pas qu’on me tienne la main. Je ne veux pas qu’on me distraie. Je veux effectuer cette traversée seule avec elle. De l’autre côté, il n’en restera qu’une. Les visions de la bouche s’entrechoquent avec les souvenirs de la veille. Lorsque je l’ai quittée le samedi après-midi, elle était en train d’étendre le linge. Après mon départ, elle est allée chercher ses lunettes. Elle ne les portait pas quand je suis partie, elle les avait quand je l’ai retrouvée. Je venais de lui faire la remarque qu’elle ne les mettait pas assez souvent, sur un ton désagréable. Nous partagions une tisane après le repas, et elle avait laissé tomber sa tasse en la reposant sur le plateau. Sa maladresse m’a toujours horripilée. Elle disait que c’était sa mauvaise vue, elle n’avait jamais su estimer les distances. La porte refermée, elle a donc chaussé ses lunettes, et elle est retournée étendre le linge. J’imagine qu’elle a levé les bras pour suspendre une robe ou un sous-vêtement et qu’elle a été prise d’un malaise. Elle s’est affaissée sur le carrelage, sans se cogner la tête – le sang que j’ai vu sur le bord de la baignoire vient d’une égratignure à la main gauche. Elle s’est agrippée pour se remettre debout, mais elle n’a pas réussi parce que tout le côté droit avait cédé. Était-elle consciente lorsque c’est arrivé. A-t-elle compris qu’elle faisait un accident cérébral. A-t-elle pensé aux médicaments qu’elle n’aurait peut-être pas dû arrêter quelques jours plus tôt, une semaine avant le rendez-vous avec la cardiologue, rendez-vous qu’elle n’honorerait maintenant jamais. A-t-elle pensé qu’elle et son médecin avaient fait une grosse bêtise, aux conséquences énormes et définitives. Ou était-elle triste à cause de notre conversation, que je me sois énervée parce qu’elle avait renversé sa tasse. Était-elle triste par ma faute, qu’avec le temps je reste aussi prompte à la critique alors qu’elle-même s’était adoucie, en avait rabattu de la rigueur parce que ça ne valait plus la peine, nous nous en étions sorties, et même plutôt bien. Était-elle triste à cause du corps qui lâchait en dépit de son agilité mentale intacte et de tous ses efforts pour se maintenir en forme, l’exercice physique régulier, une alimentation irréprochable, le soin apporté à ses vêtements, à sa coiffure, au maquillage. A-t-elle désespéré. S’est-elle souvenue que je revenais le lendemain et qu’il suffisait de tenir, d’attendre mon retour pour que je la tire de ce mauvais pas. S’est-elle accrochée à cette pensée au lieu de mourir, à l’idée que nous nous retrouverions bientôt. »

Extraits
« Puisque la patiente, depuis deux semaines, s’obstine à ne pas mourir, on l’estime sortie de la zone de danger imminente. Sur le scanner de contrôle, le saignement paraît arrêté, mais l’hématome reste énorme. On distingue mal l’étendue des lésions. Je sais que ma mère ne remarchera pas. Après un tel accident, elle n’aura pas la force de se remettre debout. Il risque de lui arriver le pire cauchemar de l’imagination populaire, devenir un végétal, et un végétal conscient de son état, un végétal pensant. Je continue d’espérer qu’elle va mourir tout en me félicitant qu’elle vive, heureuse qu’elle me reconnaisse, d’avoir encore une mère, qu’à travers l’épuisement et la parole entravée, elle me témoigne une sollicitude, l’éternelle appréhension que j’épuise ma machine. Malgré tout ce qui a disparu avec l’accident, quelque chose de notre relation demeure intact. C’est une situation très particulière d’espérer les progrès d’une personne dont on espère aussi la mort. C’est une situation intenable, à laquelle il vaut mieux ne pas penser. » p. 77

« Ann fait des études brillantes à Cleveland School, ne tarde pas à sauter une classe. Pendant ce temps, sa sœur fréquente des mauvais garçons et délaisse son école d’infirmière. « Un beau jour, elle arrête de faire semblant de suivre des études pour épouser un dénommé Jack Johnson, qui n’inspire rien de bon à George et Olivia. J’ignore si le mariage est précipité parce qu’elle est enceinte. En tout cas, les apparences sont sauves lorsqu’elle donne naissance à la petite Kate au printemps 1952. Ann va sur ses quinze ans, elle est ravie d’avoir une nièce. Elle la garde quand les parents sortent, fait ses devoirs pendant le sommeil de l’enfant. »
Elle se plonge aussi dans les livres, de Shakespeare aux sœurs Brontë, de Dickens à Jane Austen. Solitaire, elle aime toutefois aller au cinéma et reviendra émerveillée d’un voyage scolaire à Capri.
L’idée de raconter la vie d’Ann a la troisième personne et de poursuivre le récit après la naissance de Julia est excellente. Elle permet à la romancière de raconter sa propre vie comme celle d’un personnage qui évolue au fil du temps, de garder une distance avec l’enfant et l’adolescente qu’elle était.
La visite du Pr Rossignol est aussitôt suivie d’effets. Désormais, quand je viens voir ma mère, elle n’est jamais disponible. L’orthophoniste, la kiné, la psychomotricienne, l’ergothérapeute se succèdent auprès d’elle tous les jours. La patiente réalise des progrès immédiats. Elle apprend à se servir de sa main gauche pour se laver, s’habiller, se déplacer du lit au fauteuil. Très vite, elle peut se nourrir sans aide. Son dossier n’est plus aussi indésirable pour une bonne maison de retraite. Je relance le château dans le parc, les établissements conseillés par M. Bonhomme. C’est la fin du mois de juillet, tout le monde part en vacances. » p. 155

« À trente-cinq ans, Julia a fait une croix sur cette espèce. Elle reporte tous ses espoirs sur la littérature. Après avoir terminé un premier manuscrit de roman, elle le montre à quelques amis. Ann a très envie de le lire. En signe d’apaisement, sa fille le lui donne. En signe d’apaisement, Ann le juge formidable. Mais le manuscrit est refusé par trois éditeurs, et Julia s’attelle à un autre texte. De nouveau, elle ne sort plus de chez elle. Bientôt elle ne peut littéralement plus sortir. Dès qu’elle met le pied dehors, la terreur l’envahit. C’est l’enfer pour aller au supermarché, ça dure des mois. Le deuxième manuscrit achevé, elle se traîne à la poste pour l’envoyer aux Éditions de Minuit. Irène Lindon, la directrice, manifeste un intérêt immédiat. Mais le texte n’est pas assez solide, il faut retravailler. » p. 201

« Mes livres se terminent toujours de manière incertaine. Je ne cherche pas la réponse, vécut-elle heureuse jusqu’à son dernier jour ou misérable comme un caillou. Je cherche la résolution, le point où la vague retombe pour donner naissance à une autre. Les réponses ne servent à rien, c’est l’artifice et la mort. » p. 237

« Depuis longtemps, j’avais observé que mes romans débrouillaient le passé, prédisaient l’avenir. Ma mère finirait dans le château de Monument national, après avoir été la jeune sœur de Sigma et que ne s’accomplisse la prophétie de la fille changée en statue de lierre de Viviane Élisabeth Fauville. Architecte apparente du récit, j’étais en fait leur objet. Les catégories du réel et de la fiction ne sont pas si disjointes. Et c’est au croisement de ces axes que se tient LA VÉRITÉ. Le roman est l’instrument de la connaissance. Il dit au-delà de celui qui parle, de ce qu’il sait ou croit savoir. » p. 247

À propos de l’autrice
Julia Deck © Photo Olivier Dion

Née à Paris d’un père français et d’une mère britannique, Julia Deck a précédemment publié cinq romans dont Viviane Élisabeth Fauville (2012), Le Triangle d’hiver (2014), Propriété privée (2019) et Monument national (2022), traduits en plusieurs langues. (Source : Éditions du Seuil)

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