L’heure bleue

L’heure bleue

RL-automne_2024  L’heure bleue

En lice pour le Prix Médicis étranger 2024

En deux mots
Tom et Andrea sont à Paris pour tourner un film sur l’écrivain suisse Richard Wechsler. Après quelques séquences, il est décidé de poursuivre le film en Suisse, dans le village natal de l’auteur. En l’attendant, Andrea va interroger ceux qui l’ont connu et tomber sur un amour de jeunesse. Mais Wechsler ne viendra pas, le film ne se fera pas.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Autofiction, autodérision et autoanalyse

Peter Stamm, au sommet de son art, raconte dans « L’heure bleue » comment une équipe de tournage rate le film documentaire qu’elle voulait consacrer à l’écrivain Richard Wechsler. Ce double de l’auteur lui permet de réfléchir avec humour sur son statut, son œuvre et… son amour de jeunesse. Quelle virtuosité !

Andrea et venue à Paris avec Tom pour réaliser un film documentaire sur l’écrivain Richard Wechsler. Si cet auteur suisse installé dans la capitale française a bien signé un contrat précisant les jours de tournage, il n’a pas vraiment l’intention de se livrer, considérant que son œuvre se suffit à elle-même. À moins qu’il ne sache plus très bien faire la différence entre sa vie et ses écrits ? Peut-être a-t-il aussi un peu peur de ce grand déballage ? « Je ne veux pas faire de moi un héros, un martyr de la littérature, mais j’ai de plus en plus souvent l’impression que la littérature me bouffe lentement, je perds un peu de moi à chaque livre. (…) il me semble que je suis de plus en plus vivant dans le monde de la fiction, qu’il me suffit de plus en plus et que la réalité n’est plus là que pour maintenir mon corps en vie, Comme dans le film Matrix. La pilule rouge ou la pilule bleue. »
Et c’est là tout l’enjeu et le jeu de ce roman. Car dans la vraie vie, une équipe de tournage a effectivement accompagné Peter Stamm dans la genèse de son roman consacré à un écrivain auquel on consacre un film documentaire. Dans sa version originale, le livre et le film intitulé Wenn Peter Stamm schreibt (Quand Peter Stamm écrit) sont sortis en même temps. Ils se sont mutuellement engendrés, si bien que sans le film, le livre n’existerait pas – et inversement. Avec maestria, la fiction et la réalité se mêlent et Peter Stamm ne cesse d’entretenir la confusion. Si son double s’appelle Wechsler, c’est pour bien signifier qu’il est interchangeable. Semblable, mais pas tout à fait. Ainsi, l’œuvre majeure de Wechsler nous rappelle Un jour comme celui-ci, le roman de Peter Stamm sorti en 2006 en version originale et en 2007 en français.
On l’aura compris, ici l’autodérision règne en maître. Dans ce jeu de miroirs, on trouve des notations sur le métier d’écrivain, des remarques d’Andrea, la cinéaste, sur les manies de l’auteur – « Ce sont toujours les mêmes scènes qui apparaissent dans ses livres, toujours les mêmes lieux, le village de son enfance » – ou encore le témoignage de Judith, l’amour de jeunesse de Richard, qui va se lier d’amitié avec Andrea. À chaque ligne, on sent le plaisir que l’auteur a pris à ce jeu de miroirs. C’est drôle, quelquefois corrosif, souvent teinté de nostalgie. Autour de questions existentielles, on suit avec délectation cette plume virevoltante, toujours apte à cueillir d’une saillie l’absurdité du monde, comme cette conversation cueillie au vol entre deux jeunes femmes dans le tram : « Tu sais, quand tu as une chaîne stéréo comme la nôtre, ce n’est pas possible d’avoir des enfants. »
Après le non moins formidable Les archives des sentiments, ne passez pas à côté de cette petite merveille !

Photos du documentaire « Quand Peter Stamm écrit »

STAMM_Peter_Film1

STAMM_Peter_Film2

L’heure bleue
Peter Stamm
Christian Bourgois Éditeur
Roman
Traduit de l’allemand (Suisse) par Pierre Deshusses
230 p., 21 €
EAN 9782267048414
Paru le 22/08/2024

Où ?
Le roman est situé en France, à Paris et Sceaux ainsi qu’en Suisse, à Zurich et Frauenfeld, dans la montagne et au bord d’un lac de Thurgovie.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
La jeune réalisatrice Andrea et son petit ami Tom espèrent beaucoup du documentaire sur l’écrivain Richard Wechsler qu’ils sont en train de tourner. Après un début laborieux à Paris, où le romancier vit depuis de longues années, ils l’attendent dans son village natal en Suisse, afin de poursuivre la production du film. Mais en l’absence de Wechsler, Andrea doit se contenter des indices trouvés dans ses livres où les rares rushes captés sur les quais de Seine et au cimetière Montparnasse pour obtenir des réponses à ses questions. Elle relève alors une allusion à un amour de jeunesse du grand homme et part à la recherche de la femme qui semble détenir une partie des secrets qui entourent l’écrivain. Peut-on vraiment saisir l’essentiel de la vie d’un homme en interrogeant ceux qui l’ont aimé ? Les chausse-trapes et les fausses pistes jalonnent ce nouveau roman de Peter Stamm, plus jubilatoire que jamais.

« L’Heure bleue est d’une beauté admirable et évoque sans pathos les grandes questions de la vie. » Buchkultur
« Un plaisir de lecture d’une grande profondeur. » Südwestrundfunk
« Stamm n’a pas son pareil en littérature pour jouer avec nos identités, imaginer des doubles-fonds et sonder les possibilités de l’être humain. » Die Welt

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Françoise Ballay)
France culture (La conversation littéraire)
Cult.News (Julien Coquet)
RTS (Vertigo)
Blog Mediapart (W Cassiopée)


Bande-annonce du roman
Peter Stamm présente « L’heure bleue » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« I
Je ne sais pas combien de temps il me reste, dit Wechsler, mais qui peut savoir ce genre de choses ? Il y a des moments où la fin m’a paru plus proche que maintenant.
Il est debout au bord de la Seine, le ciel est couvert, quelques pigeons passent. Wechsler fait un geste vague, comme s’il voulait chasser cette pensée. À l’arrière-plan on peut voir un bateau de touristes passer à toute vitesse. Wechsler se détourne de la caméra, regarde l’eau, hausse les épaules.
On pourrait commencer comme ça.
C’était après qu’il nous a parlé de cet accident en montagne, non ? dit Tom. Assis sur le lit, il est plongé dans une lecture.
Qu’est-ce que tu lis ? Ce n’était pas un accident. Ça a juste failli.
Pour Wechsler, ça a été un moment clef de sa vie.
Tu penses qu’il faut aller avec lui dans les montagnes et le filmer en train de trébucher et de se souvenir ? S’il vient. L’histoire, on l’a déjà. Thomas.
Depuis peu, il veut que je l’appelle Thomas. Pourquoi quelqu’un qui a été Tom pendant quarante ans veut soudain être Thomas ? Je fais un retour arrière.
Ce serait bien si on pouvait faire l’enregistrement dans les montagnes, dit Tom. Les montagnes, c’est toujours beau. Paris, le village, les montagnes.
L’histoire va sans doute chaque fois être racontée de façon plus dramatique. Tu lis quoi ?
Le prospectus de l’hôtel. Un petit voyage à la découverte de notre hôtel, entouré par un paysage riche et varié, niché dans un village de vignerons aux allures idylliques. Un haut lieu de la gastronomie qui satisfera les palais les plus délicats. Chez nous, travail et plaisir forment une harmonie. Chambres non-fumeurs, accès gratuit à Internet, un eldorado pour tous les hommes d’affaires.
Et les femmes d’affaires ?
J’y suis. Je vais repasser en vitesse normale.
… je me suis trompé de chemin, dit Wechsler, mais au lieu de faire demi-tour… j’ai toujours détesté revenir sur mes pas. Le terrain devenait de plus en plus pentu, tout dégringolait, j’avais l’impression que le monde entier était en mouvement, qu’il n’y avait plus rien de fixe. Et puis soudain une falaise. Je me suis dit : Maintenant… c’est à ce moment que je me suis vraiment rendu compte que j’étais mortel… c’est là que j’ai vraiment compris.
Il a la désagréable habitude de ne pas finir ses phrases. On sait ce qu’il veut dire, mais il ne le dit pas. On ne peut pas réaliser un film rien qu’avec des débuts de phrases.
J’appuie sur avance rapide.
… qui peut savoir ce genre de choses, dit Wechsler. Il y a des moments où la fin m’a paru plus proche que maintenant.
On pourrait aussi prendre ça comme conclusion, dit Tom. Un peu comme une ouverture. Le film est terminé mais la vie continue. Et il disparaît dans le couchant, au bord du petit lac. C’est d’ailleurs comme ça que se termine un de ses livres.
C’était au bord de la mer. J’aimerais bien avoir une chambre séparée.
Je vais me promener, dit Tom. Thomas.
Thomas ? Je ne peux m’empêcher d’avoir un petit sourire chaque fois que je l’appelle comme ça.
Andrea ? Dit-il en haussant les sourcils. Il se lève du lit en poussant un gémissement et enfile ses chaussures.
Pourquoi tes chaussures n’ont pas de lacets ? Et pourquoi je ne m’en aperçois que maintenant ?
Elles viennent du Japon.
Et les Japonais ne savent pas faire de lacets ? Bon ! Je ferais bien d’aller prendre un peu l’air aussi. Je deviens dingue à force de rester ici.

Tom n’est pas rentré de tout l’après-midi. J’aurais aussi eu envie d’aller me promener, mais nous ne sommes pas là pour le plaisir, nous n’avons qu’un nombre limité de jours de tournage. Déjà à Paris on a bien tapé dans le budget : l’hôtel, les repas. Même si on ne peut pas faire grand-chose pour le moment, il est important au moins d’être là et de faire acte de présence. C’est bien un mot de Wechsler, ça : présence. Aujourd’hui on avait rendez-vous avec lui, je suis allée à la gare pour le chercher, mais il n’était pas dans le train prévu. Peut-être qu’il s’est trompé de jour.
Appelle-le, m’a dit Tom.
Il n’a pas de portable.
Bien sûr qu’il a un portable, je l’ai vu de mes propres yeux.
En tout cas, il ne nous a pas donné son numéro. Je vais lui écrire un mail.
Je lui ai écrit un mail. C’était avant midi, il n’a toujours pas répondu. Je n’ai encore rien mangé aujourd’hui.
Je prends une feuille de papier et j’écris : enfance, montagnes, eau, Paris, femmes. Et puis aussi : livres. J’écris : Qui est la femme ? Je froisse la feuille et la jette dans la corbeille.
Je joue un peu avec tout ce qu’on a, j’intègre quelques prises de vue dans une petite vidéo. Wechsler marche. Il marche dans le cimetière du Montparnasse, il marche sur un grand boulevard, il marche dans le jardin du Luxembourg. Il marche sur un autre boulevard, flâne le long de la Seine, regarde les boîtes des bouquinistes, prend un livre dans une caisse, un album photo, le feuillette, paye. Il marche dans une rue étroite, la caméra le suit de très près. Il avance vers la caméra, il fait un geste de la main à hauteur du visage, c’est très joli. Il a beau faire croire qu’il n’a pas le sens des réalités, il sait assez bien s’y prendre pour capter l’attention. Il passe devant la caméra. Je pourrais tourner un film de deux heures le montrant en train de se promener dans Paris. Wechsler entre dans une boulangerie, ressort, dit quelque chose et rit. Il a acheté des croissants pour nous tous. Il peut être très gentil parfois.
Je remarque quelque chose sans bien savoir ce que c’est. Quelque chose d’inhabituel. Je regarde encore une fois les prises de vue. Maintenant je m’aperçois qu’à l’arrière-plan, une première fois au cimetière et une autre fois sur le boulevard, on peut voir la même femme. Elle est trop loin pour que je puisse distinguer son visage, mais elle porte un imperméable vert clair et ça ne court pas les rues. La façon dont elle se déplace aussi est très particulière, on dirait qu’elle sautille, ce doit être la même femme. C’est peut-être un hasard, mais les prises de vue ont été faites à plusieurs jours d’intervalle. Bizarre. Encore un mot que Wechsler ne cesse d’utiliser : bizarre.
Je me demande où est Tom.

Ce jour-là quelque chose a changé, il s’est produit quelque chose, je ne sais pas quoi exactement, mais ça n’allait pas dans le bon sens. C’était le dernier jour de tournage à Paris, nous nous étions retrouvés comme d’habitude au café rue du Bac, le café Les Mouettes. Je ne connais aucun autre endroit sur Terre où l’on a aussi peu de chance de trouver des mouettes. Peut-être dans le désert de Gobi ou au pôle Nord. Au début, nous pensions que c’était le café où Wechsler avait ses habitudes, mais il s’avéra qu’il l’avait choisi au hasard et n’y avait jamais mis les pieds auparavant. Je crois qu’il voulait nous rencontrer en terrain neutre. Ou nous attirer sur une fausse piste. Ce pourrait être mon café habituel si j’en avais un.
Lors de notre première rencontre au café Les Mouettes, il avait attiré notre attention sur un portail qui ne payait pas de mine et menait dans une cour où se trouvait la chapelle de l’Épiphanie des Missions étrangères. De là étaient partis des milliers de missionnaires envoyés de par le monde pour que les païens… Il remarqua la boutique Nespresso juste à côté et éclata de rire. Ce sont les nouveaux missionnaires. Le café pour tous, l’épiphanie du goût.
Ce jour-là, vers la fin du tournage, j’ai tout de suite remarqué que Wechsler était de mauvaise humeur, que quelque chose l’agaçait. Début d’après-midi, coup de déprime, typique. Il y avait un petit problème avec le micro, Wechsler était impatient, même s’il essayait de le cacher. Il faut dire qu’il cherche toujours à tout cacher. Cette fois, c’était Tom qui devait l’interviewer.
Ce narrateur anonyme dans vos livres, c’est vous ?
Je lui avais dit et répété de ne jamais poser cette question, c’était sans doute la première chose qu’il voulait savoir, la seule dont il se souvenait.
Ce n’est pas moi, dit Wechsler à Tom, c’est vous, vous ne vous en êtes jamais rendu compte ?
Je n’ai pu m’empêcher de rire en voyant le visage stupéfait de Tom. Par chance on ne l’entend pas sur la bande-son. Wechsler a souri.
On va parler des femmes, dit Tom en voix off. Elles jouent un grand rôle dans vos livres, pourtant vous n’avez jamais été marié.
Le visage de Wechsler est comme figé, il regarde fixement la caméra. Pendant un instant je me demande s’il a entendu la question où s’il est perdu dans ses pensées. Puis il dit très lentement et d’une voix fatiguée, comme s’il devait expliquer quelque chose à un enfant qui est un peu lent à la comprenette : sur quoi d’autre est-ce que je pourrais écrire ? Sur les lapins ? Tom a un rire crispé. La veille, il m’avait présenté sa théorie sur Wechsler et les femmes, une démonstration compliquée où il était question de désir et de séduction, de narcissisme, et où la mère de Wechsler jouait aussi un rôle, si je ne me trompe pas, à moins que ce fût son père. Il avait aussi une théorie sur l’interview en face-à-face qu’il était manifestement en train d’essayer. Pour l’instant il ne semble pas savoir comment continuer, en tout cas il reste silencieux pendant un long moment.
Qu’est-ce qui est plus important pour vous, aimer ou être aimé ? finit-il par demander. C’est quoi cette question ?
C’est quoi cette question ! dit Wechsler. C’est un film sur la littérature ou sur des histoires de coucheries ? J’écris sur des femmes et des hommes parce que notre monde est tout simplement peuplé de femmes et d’hommes. Il se lève, j’essaie de le suivre avec la caméra. Il sort du café.
La caméra s’arrête à la porte, pivote un peu, on voit Wechsler dehors devant le café, il s’allume une cigarette, des gens passent, une tache verte, est-ce de nouveau la femme à l’imperméable ? Circulation dans la rue, un bus, un coursier à vélo avec une veste orange. Sur la bande-son on entend le bruit des voitures et, à peine audible, la voix de Wechsler, il a toujours son micro accroché à son revers. Je suis obligée de revenir deux fois sur le passage pour comprendre ce qu’il dit : Tout ça ne mène à rien. Plus tard il s’est excusé pour son comportement.
Ce jour-là je m’étais demandé pour la première fois pourquoi Wechsler avait donné son accord pour ce projet, s’il ne voulait rien révéler de sa personne. Déjà, lors de nos entretiens préparatoires, il avait cité Pessoa : Si, après ma mort, vous voulez écrire ma biographie, rien de plus facile. Elle ne comporte que deux dates – celle de ma naissance et celle de ma mort. Entre les deux, tous les jours m’appartiennent. Qu’attendait-il alors de notre film ?
À six heures, Tom refait surface. Il ne frappe même pas à la porte avant d’entrer, mais je n’ai aucune envie de faire son éducation ; c’est peine perdue.
J’ai trouvé le boucher, dit-il.
À mon tour maintenant de sortir un peu. J’ai aussi besoin de prendre l’air.
Arrivée à la porte, je me retourne. Et pour toi le plus important c’est quoi : aimer ou être aimé ?
Il me regarde d’un air idiot.

Je ne comprends pas cet endroit. Je ne m’y retrouve pas, alors que le centre n’est pas immense. Je n’arrête pas de me perdre et je ne sais plus où je suis. J’aurais juré qu’un supermarché se trouvait en face de l’hôtel, alors qu’il y a maintenant un grand parking presque vide.
Il y a partout des passages, des voies piétonnes, des ruelles de traverse où l’on peut se perdre. J’ai noté quelques endroits que Wechsler a mentionnés pendant les entretiens, l’école, l’église, le café où il allait avec ses amis, ainsi que l’adresse de la maison de ses parents, elle se trouve de l’autre côté de la ligne de chemin de fer. Je me demande ce que je ressentirais si tout cela m’était familier, ces rues, ces maisons, les gens, entrelacs d’histoires et de souvenirs. Pour moi c’est un endroit comme un autre, pas particulièrement beau, pas particulièrement laid, pas grand mais pas petit non plus.
Lorsque j’arrive à la gare, il y a juste un train de marchandises qui passe. Je ne peux m’empêcher de compter les wagons, comme je le faisais quand j’étais petite. Treize. Se peut-il que les trains de marchandises fussent plus longs autrefois ? Ou est-ce seulement une impression ? Qu’ils me semblent plus courts parce que j’ai grandi ? Parce que je sais mieux compter ?
J’emprunte le passage souterrain et arrive dans le lotissement avec de petites villas. Il fait étonnamment frais pour la saison, j’aurais dû mettre un pull-over.
Rien de spécial ici. Les maisons semblent dater des années 1940 ou 1950, rares sont les maisons neuves. Les jardins sont bien soignés. Des enfants jouent dans la rue. À quoi ça pouvait ressembler ici il y a cinquante ans ? Ce n’était sans doute guère différent. Seuls les abris pour voitures et les garages dont chaque maison a manifestement besoin de nos jours semblent neufs. À l’époque, Wechsler a dû aussi jouer dans la rue, faire des tours de vélo, il s’est assis sur le muret pour discuter avec les gamins du voisinage. Savoir s’il portait déjà tout ça en lui ? Cette sombre attente de la douleur ? Je me demande ce que vont devenir les enfants ici ? Menuisiers, maîtresses d’école, comptables, écrivaines. Brusquement ils sont adultes et il n’y a plus rien de ce qu’il y avait autrefois.
Tu as besoin d’un village pour ne pas être seul, a dit une fois Wechsler lors d’une des conversations, une citation. Dans les êtres humains, dans les plantes, dans la terre vit une part de toi qui reste là, même si tu n’es pas là, et elle t’attend. Enfin des phrases complètes. Sauf qu’elles n’étaient pas de lui. Elles étaient de qui ? Et savoir si c’est juste ? Y a-t-il encore quelque chose de Wechsler qui vit ici ? N’y a-t-il pas plutôt quelque chose d’ici qui vit en lui ?
Dix-huit, vingt, vingt-deux, la prochaine doit être la maison où il a grandi. Une femme entre deux âges est debout près du portail, on dirait qu’elle attend quelqu’un. C’est peut-être sa sœur, sa belle-sœur. A-t-il des frères et sœurs ? Aucune idée. Est-ce important ?
Je me demande si je dois adresser la parole à cette femme, mais avant que je ne sois arrivée à son niveau, elle tourne les talons et rentre dans la maison, comme si elle voulait se cacher. Le nom sur la boîte aux lettres ne me dit rien.

Je ne sais pas si nous voulons aider Wechsler ou nous aider nous-mêmes, quelles étaient ses motivations et quelles étaient les nôtres. Peut-être que ça ne joue d’ailleurs aucun rôle. Il faut bien faire quelque chose pour passer ses journées. Une raison a beaucoup de raisons, qui a dit ça ? Nous n’étions pas arrivés à grand-chose tous les trois au cours des dernières années, lui un recueil de brefs textes qui avaient déjà tous été publiés quelque part ; nous quelques projets jamais réalisés pour lesquels nous avions eu des aides qui nous permettaient de vivre plus ou moins bien et quelques petits films pour des musées. C’est d’ailleurs là que nous avions rencontré Wechsler. Des auteurs, hommes et femmes, disent quelque chose sur une œuvre d’art exposée. Il avait choisi un tableau de Hopper, non, c’est faux, de Vallotton. Pourquoi j’ai dit Hopper ?
L’artiste est l’amant qui touche le modèle ou le paysage et qui est touché par lui. Il célèbre leur beauté, le tableau est une sorte d’acte d’amour. Quelque chose dans ce genre. Il y a des artistes qui disparaissent presque totalement derrière leur art, Félix Vallotton est présent dans ses tableaux comme peu d’autres artistes. Et pourtant nous ne savons pas grand-chose à son sujet.
Et que savons-nous de Wechsler ? Nous savons sacrément peu de choses quand on pense qu’on fait un film sur lui. Le contenu de son article Wikipédia, quelques interviews dans des journaux. Nous avons assisté à une lecture et nous avons lu ses livres, la plupart. Mais pour un film on n’a pas besoin de grand-chose. De belles images.
Une fois rentrée à l’hôtel, j’ai encore regardé le petit film tourné dans le musée. Wechsler lit un papier, ça fait très guindé. Je me demande s’il est présent dans ses œuvres. Et de quelle façon ? Amant de ses personnages ? Ça fait un peu, ma fois… pathétique ? pornographique ? pervers ?
Le grand art laisse des traces en nous, dit Wechsler, les tableaux et les textes peuvent pâlir dans notre souvenir ou se transformer, mais ce qu’ils ont fait de nous reste. Des cicatrices. Mot étrange dans ce contexte. Que me font ses textes ? Est-il responsable de ça ? Est-ce que tout est voulu ou suis-je simplement une victime aléatoire ? Comment dit-on déjà ? Ma réaction est-elle un dommage collatéral ? Je sais simplement que, en tant qu’homme, il me faisait la même impression que ses textes, mais peut-être que cela venait plus de moi que de lui. Je ressentais quelque chose d’à la fois tout à fait juste et tout à fait faux. Tom pour sa part était fan depuis longtemps, il avait lu tous les livres de Wechsler et me les avait refilés. Je n’avais d’abord lu que deux ou trois livres, en vue du film, puis évidemment les autres, presque tous, disons la plupart. Quant à savoir si ces livres faisaient sur Tom la même impression que sur moi… J’en doute. Quand nous en parlions, il me semblait que nous avions lu des textes totalement différents.
Qui a eu l’idée de faire ce film ? Je crois que c’est Tom qui en a parlé le premier, mais Wechsler l’avait, ou plutôt nous avait conduits à un point où le seul enjeu était de formuler ce qui était déjà clair pour nous tous. Je voulais le revoir, j’en étais bien consciente. Parce qu’il me fallait trouver ce vrai dans le faux, ce faux dans le vrai. Justement parce qu’il nous traitait comme en passant. Poliment mais en passant. Il n’était pas vraiment là dans le musée. S’il s’était soucié de nous, s’il s’était mis en scène devant nous, j’aurais sans doute très vite perdu toute forme d’intérêt pour lui, et les choses en seraient restées là, mais j’avais l’impression que tout glissait sur lui, que rien ne pouvait lui être plus indifférent. C’est ainsi qu’il restait un vide après le tournage. Il me vidait, ce fut l’une des premières choses que je notais. C’est un vampire qui vit du sang des autres. Bêtise.
En revanche, Wechsler nous a traités une fois de cannibales. Ils vivent du sang des humains qu’ils s’approprient, a-t-il dit, un métier plus que douteux. C’est pourquoi il est important de l’exercer avec amour et intégrité, avec intégrité mais aussi avec tact. Voilà ce dont vous m’êtes redevables.
Tom ne pense pas à ce genre de choses. Au fond c’est quelqu’un de simple. Un individu affable qui ne fait de mal à personne, mais un peu simplet. Si tous les hommes étaient comme lui, le monde serait différent, meilleur sans doute mais plus ennuyeux aussi. Au début je l’appelais parfois Tomcat, ça lui plaisait, alors qu’il a plutôt quelque chose d’un chien. Un fidèle compagnon qui se laisse tout faire. À un moment donné j’en ai eu plus qu’assez. Maintenant il veut être Thomas et ça rend les choses encore plus tristes. Rex the Runt, Rex le Freluquet, c’était une série d’animation avec des chiens tout plats en pâte à modeler. C’est comme ça que je devrais appeler Tom.
C’était gênant la façon dont il se comportait pendant le tournage. Monsieur Wechsler par-ci, monsieur Wechsler par-là. Est-ce que le micro vous gêne ? Je peux vous apporter un verre d’eau ? Je m’attendais à tout moment à le voir se mettre sur le dos pour se faire gratter le ventre. Ma relation avec Wechsler fut dès le début totalement différente, un rapport de force. S’il avait eu dix ans de moins, il aurait certainement essayé de flirter avec moi, maintenant il se contente d’allusions, il me fait des compliments, dit que je lui rappelle quelqu’un.
Une femme que vous aimiez bien ?
Encore une question qu’il a laissée sans réponse. C’est peut-être parce qu’il me doit autant de réponses que je n’arrive pas à me détacher de lui. Qu’est-ce que j’éprouve face à lui ? Il m’énerve, mais pas comme Tom. C’est quoi déjà cette expression ? Il vous donne le petit doigt… Non, ça ne va pas ici.

Tu veux utiliser ça ? demande Tom.
Il arrive dans mon dos pendant que je regarde encore une fois la séquence au musée. Je n’aime pas quand il regarde par-dessus mon épaule. Non que j’aie quelque chose à cacher, mais je n’aime pas, voilà tout.
Bien sûr que non, je regarde simplement. Peut-être que ça me donnera des idées.
C’est un langage visuel totalement différent.
Je sais.
Il pose sa main sur mon épaule. Je me lève et vais ouvrir la fenêtre. Il a commencé à pleuvoir, on dirait de lointains applaudissements. J’ai envie d’acheter quelque chose, un jeans ou un T-shirt, une paire de chaussures, des sous-vêtements, n’importe quoi. J’aurais aussi besoin d’une ceinture. Mais tous les magasins sont fermés à cette heure.
Les meilleures conversations, on les a toujours quand la caméra ne tourne pas. Une fois, nous avions filmé au bord de la Seine Tom et Sascha, qui faisait le son à Paris, qui rangeaient leur matériel. Wechsler et moi fumions une cigarette, je fumais encore à l’époque. Un vol de pigeons est passé à ras de nos têtes, on aurait dit une attaque interrompue au dernier moment.
Nous parlions du sens et de l’absurdité de ce genre de portrait filmé. Je cite de mémoire : Je crois, disait Wechsler, que j’ai imaginé que ce film allait me faire découvrir des choses sur moi-même par votre regard sur moi. Mais c’est absurde. Pourquoi quelqu’un qui me connaît à peine devrait-il découvrir sur moi des choses que je ne connaîtrais pas depuis longtemps ? Vous montrez exactement ce que je veux ou peux montrer de moi, rien de plus. Sans doute même beaucoup moins. Et demain je serai un autre.
Je lui dis que j’aurais quand même la prétention de connaître une personne dont je fais le portrait, de dire des choses valables sur lui. En une heure vous prétendez obtenir quelque chose d’une personne ? dit-il. De toute ma vie je n’y suis jamais arrivé.
Le travail sur un film dure plus qu’une heure.
Il sourit.
Il a quelque chose de bleu en lui, je ne sais pas comment dire les choses autrement. C’est lisse et brillant et transparent, parfois ça a l’air dur comme du verre, parfois comme une goutte d’eau qui pourrait se dissoudre quand on la touche. La part de bleu n’est pas très grande. Quand il ne fait pas attention, on la voit parfois dans ses yeux. Mais quand il est sur ses gardes, ses yeux sont comme des miroirs dans lesquels il ne me permet de reconnaître rien d’autre que moi-même. C’est de ce bleu que viennent ses histoires, pas toutes mais les meilleures. Il est impossible de troubler ce bleu. Si j’arrivais à montrer ça. N’y a-t-il pas déjà un film qui n’est fait que de bleu ? Pendant une heure ou du moins un certain temps, on ne voit qu’un écran bleu. Si, ça existe, un film de Derek Jarman, à l’époque où il était devenu presque aveugle à cause du sida. En fait il s’agit simplement d’une bande-son avec des extraits de son journal, des souvenirs, des pensées philosophiques, des digressions sur la politique et l’esthétique, tout un galimatias mystique accompagné de musique ésotérique, le tout assez plaintif, prétentieux et, pire que tout, ennuyeux. A-t-on le droit de dire ça de quelqu’un qui est sur le point de mourir ? On a le droit. Mais je trouvais l’idée géniale, faire un film sans image. On ferme les yeux et l’espace s’ouvre.

Extraits
« Oui, bien sûr, dit-il. Je ne veux pas faire de moi un héros, un martyr de la littérature, mais j’ai de plus en plus souvent l’impression que la littérature me bouffe lentement, je perds un peu de moi à chaque livre. On n’écrit pas seulement avec sa tête mais aussi avec sa main, on écrit avec tout son corps que l’on use. En même temps il me semble que je suis de plus en plus vivant dans le monde de la fiction, qu’il me suffit de plus en plus et que la réalité n’est plus là que pour maintenir mon corps en vie, Comme dans le film Matrix. La pilule rouge ou la pilule bleue. » p. 59

« Dans le tram j’ai entendu une fois une jeune femme dire à une autre : Tu sais, quand tu as une chaîne stéréo comme la nôtre, ce n’est pas possible d’avoir des enfants. Ils sont fous, ces Romains. » p. 130

« J’aime bien cette heure bleue entre la nuit et le jour, cet état entre sommeil et veille. On entend parfois un bruit de voiture dehors, dans la maison une sorte de ronronnement, peut-être le réfrigérateur, et un autre, peut-être le chauffe-eau ? Des oiseaux dans le jardin et, venue de loin, une sorte de rumeur, la rumeur du temps. » p. 143

À propos de l’auteur
STAMM_peter_©sophie-kandaouroffPeter Stamm © Photo Sophie Kandaouroff

Né en1963, Peter Stamm est un écrivain et journaliste suisse de langue allemande. Il est l’auteur d’une douzaine de romans, tous traduits en français chez Christian Bourgois. Il a obtenu de nombreuses récompenses, dont le prestigieux prix Friedrich Hölderlin. Considéré comme un écrivain majeur de la littérature de langue allemande, il est publié en traduction dans de très nombreux pays. (Source : Christian Bourgois Éditeur)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lheurebleue #PeterStamm #christianbourgoisediteur #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteratureetrangere #litteraturesuisse #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #VendrediLecture #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #parlerdeslivres #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie