Chroniques des années noires

Par Mana_


Quelle serait l'histoire du monde si l'Europe avait disparu au Moyen Age, ravagée par la peste ? L'Islam et la Chine seraient alors devenues les civilisations dominantes, découvrant l'Amérique, se faisant la guerre, inventant le chemin de fer et l'atome, cherchant à l'emporter, à imposer la foi de Mahomet, Bouddha ou Confucius. A travers les destins de trois personnages, Kim Stanley Robinson dépeint de façon étonnamment réaliste sept cents ans de l'histoire d'un univers foisonnant, où les aventures individuelles se mêlent à la trame historique, et se répondent à travers les siècles et les continents.

Pourquoi ce livre ? Quand j'étais pré-ado, je me souviens que mon frère, âgé de huit ans de plus que moi, s'était attaqué à la Trilogie martienne du même auteur. Lui qui est fan de science-fiction, il en est ressorti mitigé, du fait d’une trop grande érudition dans le récit, au détriment de la part romanesque. Alors quand Mister, lui aussi fan de science-fiction, m'a glissé les Chroniques des années noires entre les mains au début de notre relation, j'étais prête à fuir ! Il m’aura tout de même fallu près de sept ans pour que ce pavé sorte enfin de ma PAL…
Il y a des livres qui doivent se lire au bon moment. Celui-ci en fait partie, du fait de son épaisseur (plus de mille pages) et de son propos, très pointu. C’est grâce à la sélection en lecture imposée par les organisatrices d’un challenge que j’ai finalement calé ce titre dans mon planning pendant mes vacances. Et ce fut le timing parfait car j’ai pu le lire à tête reposée - autrement, je pense qu’il aurait ajouté un maillon à la chaîne des malheureux abandonnés…
Parce que Chroniques des années noires est une lecture intelligente et complexe. Intelligente, car l’auteur, sur plusieurs siècles, parcourent les différentes ethnies et dressent un tableau peu engageant de ce qu’est l'humanité : le besoin d'être le plus fort, le besoin d'étendre son territoire, le besoin d’asservir, le besoin de croire en quelque chose et de l’imposer à d’autres, etc. Complexe, car au fil de ces tableaux et des différents personnages qui se succèdent, l’auteur critique l’humanité en ne faisant que reprendre les grandes lignes de l’Histoire mondiale, dans un nouveau décor et sous d’autres appellations, en des termes forts et soutenus.
Clairement, c’est un récit qui ne plairait pas aux européens racistes car Kim Stanley Robinson imagine ce que serait le monde si l’Europe eût été anéantie par une explosion dont on sait finalement peu de choses - ce n'est pas le cœur du récit. Très vite, le regard se porte sur les civilisations asiatiques, africaines et amérindiennes : autant dire que le blanc fait pale figure dans le paysage.
Chaque tableau comporte un ou plusieurs chapitres qui évoluent de façon chronologique. Des ellipses sont faites entre chaque tableau sans que l’auteur nous situe précisément. Il faut donc apprécier de n’avoir aucun repère chronologique. Chaque partie se veut concentrée sur un personnage en particulier et, là encore, ces derniers sont destinés au bardo, ce purgatoire assez original où toute âme se retrouve avant de repartir au “front”, sur Terre. Sans continuité temporelle, géographique ou des personnages, ce n’est parfois pas simple de trouver ses repères, raison pour laquelle je conseille de le lire à tête reposée.
Du fait qu'on ne suit les personnages que sur un court moment, c’est difficile de retenir une figure marquante. J’ai apprécié la plupart d’entre eux puisqu'ils sont confectionnés de sorte à apporter quelque chose à l'objectif de l’ouvrage, sur son approche ethnique. Je peux néanmoins dire que la partie sur les Amérindiens m’a beaucoup marquée grâce au discours de cet étranger accueilli ; et j'ai adoré la fin de la dernière partie, pour toute la sagesse qu'elle porte sur ce qu’une discussion entre un élève et un professeur peut apporter à l'un comme à l’autre.
À partir de maintenant je vais spoiler un petit peu le contenu développé au fil des tableaux mais je ne peux pas donner un avis sur ce livre sans évoquer son sujet central : la réincarnation, d’où la présence récurrente des passages dans le bardo. Je n’y crois pas du tout, ce qui a rendu le propos plus tortueux à mon sens car à aucun moment Kim Stanley Robinson explique comment on peut se réincarner tout en se redoublant, puisque nous sommes de plus en plus nombreux sur Terre, ce qui nécessite davantage d’âmes.
Le style d'écriture est assez académique. Au même titre que le contenu semble plus historique que romanesque, le style brut, direct, sans émotion. Cela sied parfaitement au fond donc ça ne m’a pas empêchée de passer un bon moment. Dans un autre cas, je ne suis pas sûre que j’aurais été ravie de ces formulations.

Je comprends mieux pourquoi cet auteur fait tant parler de lui. C’est forcément ça passe ou ça casse. À tête reposée, j’ai bien aimé le contenu et je suis surprise de la facilité avec laquelle j’ai lu ce pavé. Dans des circonstances moins favorables que la seconde moitié de la période de vacances, je ne suis pas sûre que je serai parvenue au bout. Si vous décidez de le tenter, je vous conseille de prendre votre temps, quitte à lire une autre lecture plus accessible en parallèle. Au final, j’ai passé un bon moment sur cette uchronie qui a du sens sur la réflexion de notre société.

15/20