Alicia Jaraba est de retour. Après avoir marqué les esprits avec « Celle qui parle », qui racontait le destin d’une traductrice au temps des conquistadors, la jeune autrice espagnole change totalement d’univers avec « Loin », un roadtrip contemporain. Cette BD raconte l’histoire d’Aimée et Ulysse, un couple de jeunes trentenaires qui sont chacun à un carrefour de leur vie professionnelle et qui décident de quitter leur appartement pour voyager vers le sud de l’Espagne dans un van aménagé. Alors que ce périple est censé les rapprocher, il leur permet surtout de se rendre compte qu’ils ont des aspirations très différentes. En gros, Aimée recherche la stabilité, tandis qu’Ulysse a des rêves de liberté… « Loin » est un portrait tout en finesse d’un jeune couple d’aujourd’hui. C’est une BD dans laquelle beaucoup de lecteurs et lectrices devraient se reconnaître car elle parle de la routine qui peut s’installer dans un couple, mais aussi de la nécessité de rester fidèle à qui on est réellement. « Loin » est un roman graphique solaire et touchant, qui donnera envie à certains de voyager en van… et à d’autres pas du tout!
« Loin » est une BD très différente de « Celle qui parle », votre album précédent. Vous vouliez changer complètement de registre?
Oui, mon objectif était de faire quelque chose de plus léger que « Celle qui parle », qui m’avait demandé beaucoup de travail de recherche, car c’était un album qui avait une dimension historique et qui contenait énormément de personnages différents. Pour « Loin », je me suis facilitée la tâche en optant pour un récit contemporain, avec seulement trois protagonistes principaux. En ancrant mon histoire dans notre époque, je voulais aussi que mes lecteurs puissent s’identifier plus facilement aux personnages.
D’où vous est venue l’idée du roadtrip en van? C’est quelque chose qui vous fait rêver?
C’est vrai que j’adore voyager, mais c’est surtout le format de narration qui m’attirait. J’adore les roadtrips en général, que ce soit dans la bande dessinée, au cinéma ou dans la littérature. En BD, je songe par exemple à « Come Prima » d’Alfred, qui est un roman graphique que j’adore, mais aussi à la série « Les beaux étés » de Zidrou et Jordi Lafebre, dont j’apprécie beaucoup l’ambiance solaire. Je suis aussi une grande fan du film « Little Miss Sunshine ». Et au niveau des romans, j’adore « Tout le bleu du ciel » de Mélissa Da Costa.
Qu’est-ce qui vous attire dans les roadtrips?
J’aime bien l’idée de faire sortir les personnages de leur zone de confort. Cela permet de les mettre mal à l’aise et de les amener à se poser tout un tas de questions. En plus, quand on voyage, ça permet de faire des rencontres inattendues. Et bien sûr de traverser des jolis paysages, ce qui est toujours un plaisir pour une dessinatrice comme moi.
Est-ce que « Loin » est un récit autobiographique?
Non, pas vraiment. Le couple de « Loin » se base sur un couple d’amis qui traversaient une crise et qui ont décidé de faire un voyage ensemble dans leur van aménagé. Pour moi, c’était inspirant d’imaginer ce couple qui se retrouve coincé à deux dans l’espace étroit d’un van, alors qu’il a beaucoup de problèmes depuis longtemps.
Est-ce que vous avez voyagé vous-même en van pour pouvoir vous imprégner de l’ambiance?
Ce serait mon rêve de le faire, mais malheureusement, je n’ai encore jamais eu l’occasion de voyager dans un van. Par contre, j’ai un oncle et une tante qui ont une caravane, dans laquelle je suis souvent partie en vacances quand j’étais petite. Et je dois dire que j’ai toujours beaucoup aimé cette ambiance de camping. Je trouve qu’une caravane est un espace très accueillant. C’est comme un petit foyer.
Quelle est pour vous la thématique principale de « Loin »? Le couple, le roadtrip en van, la peur de se lancer dans la vie professionnelle?
Pour moi, le sujet principal de ce livre, c’est l’inertie et la peur de sortir de sa zone de confort. « Loin » parle de la peur de devenir indépendant et d’oser être un individu avant de faire partie d’un couple. C’est une thématique que je connais bien et à laquelle je réfléchis depuis longtemps. En même temps, ma mère est psychologue, donc j’en entends parler depuis que je suis toute petite. (rires)
Pourquoi ce sujet vous intéresse-t-il autant?
Parce que je vois bien que parmi les gens de mon âge, il y en a beaucoup qui n’osent pas faire certaines choses parce qu’ils ont peur. Il y en aussi qui restent en couple pendant très longtemps parce qu’ils n’envisagent pas la possibilité d’être seuls. Même s’ils ne se sentent pas bien dans leur couple, ils continuent comme si de rien n’était. Pendant que je travaillais sur cette BD, j’ai d’ailleurs eu beaucoup de conversations avec des amis qui me racontaient ce genre de choses, alors qu’ils ne savaient pas que j’étais précisément en train de préparer un livre sur le sujet. Cela m’a confortée dans l’idée que c’était intéressant d’en parler, étant donné qu’il y a beaucoup de gens qui souffrent de cette inertie.
Pour illustrer cette thématique, vous avez opté pour la métaphore de la plongée. Aimée, votre personnage principal, a une peur bleue des fonds marins.
Bien sûr, mon idée principale pour cette BD était de parler d’un couple qui voyage à deux dans le tout petit espace d’un van aménagé. Aimée et Ulysse s’aiment énormément mais ils se rendent compte l’un et l’autre qu’ils ont besoin d’autre chose pour pouvoir s’épanouir pleinement. C’était une bonne idée de départ, mais ce n’était pas suffisant. Il me fallait aussi quelque chose pour illustrer la peur de se lancer dans l’inconnu, si possible de manière un peu originale. Il y a deux ou trois ans, alors que je me baignais sur une plage et qu’il y avait des grosses vagues, j’ai tout à coup eu cette idée de la plongée. Je me suis rendue compte que c’est une activité qui, en même temps, me fascine et me terrifie.
Ce qui est intéressant dans votre scénario, c’est qu’il prend souvent des tournants inattendus. Comme lorsqu’Aimée et Ulysse rencontrent Paco, un vieux monsieur à la personnalité plutôt particulière. Comment est né ce personnage?
Je ne sais pas trop. Paco me permettait surtout d’ajouter un peu d’humour dans mon histoire. Rapidement, je me suis dit qu’il me fallait un troisième personnage pour enrichir mon récit parce que si on se limite à deux personnes, ça peut vite devenir étouffant. Avec Paco, j’introduis davantage de situations comiques, ce qui me permet d’éviter de rester uniquement dans le registre du dramatique.
Vous avez accouché au milieu de la réalisation de votre BD. Est-ce que cet événement a eu une influence sur votre album?
Au moment où j’ai accouché, j’avais déjà dessiné et colorié 30 pages. Il m’en restait donc 80 à faire. Lorsque j’ai repris le travail après une interruption de six mois, tout était forcément différent. Du coup, quand j’ai recommencé à dessiner mes personnages, je me suis rendue compte que je ne les dessinais plus de la même manière. Le nez d’Aimée, par exemple, n’était plus tout à fait identique. Et son visage, je le faisais un peu plus long, plus vertical. J’ai donc dû redessiner certains éléments dans les 30 premières planches. Par contre, le contenu de l’album n’a pas changé. L’histoire était déjà écrite et le storyboard terminé. Je n’ai donc plus rien modifié au récit en lui-même. Mais il est clair que ma perception du sujet a évolué depuis le moment où j’ai imaginé cette histoire pour la première fois. Lorsqu’on devient mère, on a une vision différente de la peur et des angoisses. Tout est bouleversé.
Est-ce que c’est compliqué de devenir parent quand on est auteur de BD? On a moins de temps pour travailler sur ses planches, non?
Oui, c’est vrai. Mais j’avoue que j’ai eu beaucoup de chance. Depuis mon accouchement, j’ai pu compter sur tout un réseau familial pour m’aider. J’ai notamment eu la chance que mon compagnon Victor L. Pinel, qui est lui-même auteur de BD, n’a pas travaillé pendant tout le temps où je terminais « Loin ». Comme il s’est occupé du bébé, cela m’a permis de finir l’album dans les meilleures conditions possibles.
Est-ce que c’est une chance d’être en couple avec un auteur de BD? Ou est-ce que c’est parfois embêtant?
Ah non, pour moi, c’est super. Pour le moment, tout se passe bien et j’espère que ça va continuer comme ça. Quand on bloque sur un élément, on peut toujours demander conseil à l’autre, ce qui est très utile. On a chacun notre atelier, dans deux chambres différentes, avec chacun notre ambiance de travail. Mais si jamais on a un doute, on appelle l’autre. Pour l’une des cases de « Loin », par exemple, dans laquelle je devais dessiner la maison de Paco, je n’y arrivais pas du tout. En plus, j’étais très fatiguée ce jour-là. Du coup, j’ai demandé l’aide de Victor parce qu’il est très fort pour les cases dans lesquelles il y a un élément de perspective. Il n’a pas dessiné la maison à ma place, mais il m’a préparé les lignes générales pour que je parvienne à terminer ma case. Et c’est la même chose quand on est en train d’écrire un scénario. Parfois, quand on ne trouve pas comment un personnage doit réagir ou quand on ne sait pas comment envisager une scène, on s’entraide.
Est-ce que vous pourriez faire un album à deux?
Oui, pourquoi pas? Pour le moment, on a envie de continuer à travailler individuellement, mais c’est quelque chose dont j’ai déjà parlé avec Victor. Bien sûr, on fait des BD très différentes, mais en même temps il y a des points communs entre nos livres. Et surtout, on a les mêmes goûts, donc je pense qu’on pourrait faire quelque chose de sympa ensemble. Moi c’est souvent un peu plus humoristique, et lui plus mélancolique, mais si on s’associe, je crois qu’on pourrait faire quelque chose de bien.
Est-ce que vous pensez que « Loin » pourrait être adapté en série ou en film?
Je serais hyper contente si ça arrivait un jour, mais honnêtement je n’ai jamais pensé à ça. J’avais imaginé qu’une adaptation serait possible avec « Celle qui parle », mais le problème est que ça coûterait trop cher, car il y a beaucoup de décors et de personnages à prévoir. Dans le cas de « Loin », il n’y a que trois personnages, donc ce serait sans doute plus accessible financièrement. Du coup, j’adresse un message aux producteurs de films et de séries: « si jamais vous voulez adapter Loin, n’hésitez pas car c’est quelque chose qui me plairait beaucoup ».
Quels sont les auteurs de BD qui vous inspirent?
Il y en a beaucoup! Comme je l’ai dit, j’adore Jordi Lafebre et Alfred. J’aime beaucoup Mariko et Jillian Tamaki, les autrices de « Cet été-là » et « Skim ». Je suis très fan également du travail de Frederik Peeters, que je trouve génial. En ce qui concerne les nouveaux auteurs, je suis avec énormément d’attention les livres publiés par Alix Garin et Jean Cremers. De manière générale, j’aime les romans graphiques qui sont bien racontés, avec un vrai rythme de narration.
Ce sont donc surtout les romans graphiques qui vous intéressent?
Non, il y a aussi des séries qui me plaisent. J’ai déjà parlé des « Beaux étés » mais j’adore aussi toute la collection des Aldebaran de Léo, par exemple. A priori, ce n’est pas mon registre puisque c’est de la science-fiction, mais j’adore le personnage principal et les paysages de cette série, mais aussi les valeurs qu’elle véhicule. Je trouve ça très créatif et très original, notamment en termes de biologie et de zoologie. Et dans un tout autre genre, j’adore « Dad », la série de Nob, ou « Les Nombrils », qui m’ont beaucoup fait rigoler.
Vous faites partie d’une nouvelle génération de jeunes auteurs espagnols très talentueux. Comment se porte la bande dessinée en Espagne?
Elle se développe petit à petit, mais je pense qu’elle n’atteindra jamais le statut qu’elle a en France ou en Belgique. Ça n’a rien à voir. Je ne connais pas les chiffres exacts, mais je dirais que la BD est certainement 10 fois moins importante en Espagne par rapport à ici, que ce soit en termes de nombre de lecteurs, de nombre d’exemplaires tirés, de nombre de librairies ou de nombre de festivals.
Mais votre BD « Celle qui parle » est sortie en espagnol, non?
Oui, et elle a très bien marché. Elle a dû se vendre à 5.000 ou 6.000 exemplaires, ce qui est vraiment très bien pour le marché espagnol, parce qu’un tirage normal pour une BD en espagnol tourne autour des 1.200 exemplaires. En France ou en Belgique, où il y a une vraie tradition de la bande dessinée, les chiffres sont évidemment beaucoup plus importants. Quand j’ai commencé à venir en France lorsque j’étais jeune, j’ai été émerveillée de voir des étagères remplies de bandes dessinées quand je séjournais chez les gens. En Espagne, on ne voit jamais ça, sauf chez certains geeks ou chez certains intellectuels qui apprécient le courant des romans graphiques. En France et en Belgique, la bande dessinée est un objet culturel à part entière, au même titre qu’un film ou un roman. Je trouve ça fascinant.
Vous pouvez nous dire un mot sur le prochain projet sur lequel vous travaillez?
Non, c’est trop tôt. Pour le moment, rien n’est signé. Après avoir terminé « Loin » fin mai, j’ai pris tout l’été pour moi, mais là j’ai vraiment envie de m’y remettre. Cela dit, il n’y a encore rien de finalisé à ce stade. J’ai des idées, mais ce n’est pas encore assez concret pour en parler.
Quelle est la BD que vous rêveriez de faire?
J’aime beaucoup l’Histoire, comme dans « Celle qui parle ». Mais j’aime aussi la période de la préhistoire, en particulier une série de livres qui s’appelle « Le Clan de l’ours des cavernes ». C’est quelque chose que j’aimerais beaucoup adapter en bande dessinée, et je me suis d’ailleurs renseignée pour voir si les droits étaient disponibles, mais malheureusement ils avaient déjà été vendus. Cela m’a rendue très triste, parce que ça m’aurait énormément plu d’adapter ces livres, que j’adore.