Et après l’été…

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

Prix Jean Anglade 2024

En deux mots
Esther passe une semaine de vacances chez ses grands-parents à Granville, en compagnie de Phil et sa cousine Françoise. Dans la torpeur de l’été, entre parties de cache-cache et sorties en voilier, elle va découvrir les mutations de son corps, la maladie de son père et un secret de famille bien caché jusque-là. C’est la fin de l’insouciance.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une semaine de vacances en Normandie

Lauréate du Prix Jean Anglade 2024 – dont j’ai eu le privilège d’être membre du jury – Éléonore Dervieux a réussi un premier roman tout en nuances, qui fleure bon la nostalgie. Il y retrace le dernier été d’insouciance d’Esther, en vacances chez ses grands-parents en Normandie.

Esther a un peu de mal à trouver une cachette adéquate, maintenant que son corps se déploie, que ses os s’allongent. À 12 ans, elle doit faire des efforts pour se blottir dans les cachettes où elle avait l’habitude de se terrer. Cette fois, cela passe encore et Solange, sa cousine, ne devrait pas la trouver avant les autres.
Vue !
C’est raté, elle aura été trouvée avant les autres. Mais il faut dire que la partie avait déjà été gâchée par la sonnerie intempestive du téléphone et l’appel de sa grand-mère lui demandant de venir répondre à sa mère. D’ailleurs, pourquoi avait-elle eu l’idée saugrenue d’appeler durant la sieste ?
Cette scène d’ouverture donne bien le ton de ce roman de formation. Cette semaine de vacances chez les grands-parents du côté de Granville s’inscrit dans une tradition qui obéit à des règles qui semblent immuables. Les cousines ont retrouvé leurs chambres respectives, le cours de voile, les parties de cache-cache durant la sieste de l’après-midi, les sorties en ville quand le temps n’est pas au beau fixe, la plage ou encore le tennis club avant de se retrouver autour de la table à l’heure du dîner. L’atmosphère est plutôt joyeuse, même si quelques mots comme « protocole » ou « oncologue » suscitent quelques interrogations.
La grande force de ce premier roman réside justement dans la manière dont Éléonore Dervieux a réussi à instiller dans cette chronique insouciante les indices de la profonde mutation en cours et du drame qui couve et qui va faire basculer la vie d’Esther.
Qu’il s’agisse de répondre au test du magazine féminin « Quelle dragueuse de l’été êtes-vous ? », d’une sortie à l’institut de beauté pour un premier soin esthétique, d’un rendez-vous avec Aimé, Jules et Kamil, les garçons du tennis club, de consulter une cartomancienne, tout est prétexte à révéler le corps qui change, l’éveil à la sexualité, l’adieu à l’enfance. Si à quinze ans, Solange est la première concernée, Esther sent bien qu’avec son corps, c’est aussi sa vie qui va se transformer : « Elle était sortie par ses yeux de l’allée et des limites du monde dont on lui avait indiqué les contours, qui lui avait longtemps suffi, pour aller se promener, ignorante qu’elle était, dans un univers qu’elle ne connaissait pas. Celui des corps nus, celui de l’allée parallèle. Elle se savait punie car l’ombre du monde interdit avait laissé, dans chacun de ses yeux, sa marque, sa tache, une vague allusion à de grands mystères qu’elle n’osait à présent imaginer. »
Parmi ces mystères, les morts que l’on évoque avec discrétion, mais qui hantent la vieille demeure accompagnent aussi les bruits de la nuit, tout comme ce rayon vert, « issu de la mort d’un soleil tombé dans l’eau ». Son père lui avait expliqué que ceux qui ont la chance de le capter deviennent immortels. Si seulement cela pouvait être vrai… Car elle doit bien se rendre à l’évidence et finir par prendre ce téléphone qui lui annoncera la mauvaise nouvelle…
Au moment de regagner Paris et de laisser derrière elle son enfance, la voix de Leonard Cohen l’accompagnera, riche d’une promesse qui apaisera sa perte
Oh, le vent, le vent souffle,
A travers les tombes, le vent souffle,
La liberté viendra bientôt ;
Puis nous sortirons de l’ombre.

À présent, il est temps de vous entraîner dans les coulisses du Prix Jean Anglade, non pour vous dévoiler le secret des délibérations, mais pour vous éclairer sur le parcours du manuscrit d’Éléonore Dervieux. Arrivé aux Presses de la Cité en compagnie de plusieurs centaines d’autres écrits, il a franchi l’étape d’une première sélection, elle qui permettait d’écarter les envois qui ne correspondaient pas au Prix. Les sélections suivantes, au sein de la maison d’édition, ont permis de retenir cinq textes qui ont été adressés à l’ensemble des membres du jury.
Ces derniers se sont ensuite réunis à Clermont-Ferrand pour la délibération finale autour du président de cette édition, Michel Bussi. À la fois par son style et son propos, le manuscrit a emporté l’adhésion du jury. Après avoir prévenu la lauréate, Clarisse Enaudeau a pu s’attacher à son travail d’éditrice et notamment trouver un titre plus en adéquation avec le roman que celui figurant sur le manuscrit. Et après l’été, le Prix Jean Anglade est désormais disponible.


Leonard Cohen – The partisan

Et après l’été…
Éléonore Dervieux
Éditions Presses de la Cité
Roman
288 p., 21 €
EAN 9782258209930
Paru le 26/09/2024

Où ?
Le roman est situé principalement sur la côte normande, à Granville, Ambreville et Chausey. On y évoque aussi Paris.

Quand ?
L’action se déroule à la fin des années 1990.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sur la côte normande, le dernier été d’insouciance d’une enfant, qui se dirige vers l’adolescence et regrette de grandir. La mort du père signera son passage dans le monde des adultes et la nostalgie d’une parenthèse enchantée.
En Normandie, près de Granville, Esther, douze ans, revient aux Hortensias, la maison de ses grands-parents. Tous les ans, elle y retrouve ses deux cousines pour la saison des beaux jours, des baignades à la cale, des cours de voile et du temps suspendu.
Cependant, Esther sait que cet été-là sera différent. Réfugiée dans sa cachette pour ne pas voir la maladie de son père autant que pour dissimuler aux autres la transformation de son corps, elle en sortira toutefois et vivra ce qui fera d’elle une adolescente : la découverte de secrets de famille, les premiers émois et les premières désillusions.
Empreint d’une douceur mélancolique, Et après l’été… évoque, en mots magnifiques, la jeunesse fragile, à l’envol douloureux mais plein de promesses.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Préface de Michel Bussi
Jean Anglade fut un auteur prolifique et populaire, très attaché à sa région, l’Auvergne, et en particulier la ville de Thiers. Ses romans possèdent néanmoins une véritable universalité, à travers un style précis, vif, toujours empreint d’humour, voire d’ironie, sans se départir d’une immense tendresse pour ses personnages.
Je suis particulièrement fier d’avoir été le président du jury 2024 du prix Jean Anglade, et de vous présenter ce roman d’Éléonore Dervieux.
L’Auvergne, chère à Jean Anglade, est ma seconde région de cœur. La Normandie, où j’habite depuis toujours, est la première. Ce roman permet de lier les deux, puisqu’il se déroule dans un lieu imaginaire, proche de Granville. Une ville envoûtante où je me suis rendu souvent, enfant…
Et après l’été… traite de thèmes qui me touchent particulièrement : l’enfance, l’adolescence, les secrets de famille, la magie et le fantastique qui sublime le réel… et même les années 1990 ! Éléonore Dervieux parvient à nous faire ressentir, à partir d’une observation très juste, entre vacances et insouciance, le passage douloureux de cette enfance à l’âge adulte.
Le prix Jean Anglade récompense un premier roman, et donc une nouvelle autrice. Ce prix est ainsi une main tendue à un nouveau talent, et c’est un honneur pour moi d’en être le passeur.
Je vous souhaite un bel été normand avec Esther. Animée par la plume délicate d’Éléonore Dervieux, elle vous plongera dans le souvenir nostalgique de votre propre adolescence, ou, si vous l’êtes encore dans votre corps ou votre tête, vous tendra un miroir aussi fidèle qu’émouvant.

Le premier jour
1
Lorsqu’elle se faufila dans la cachette, elle songea qu’à la saison prochaine, cela lui serait impossible. C’était peut-être le dernier été où elle était assez petite pour s’y blottir. Ce n’était pas une histoire d’âge, non, alors là, vraiment pas. C’était une simple histoire de gonflement. L’histoire d’un surplus soudain de peau, de chair, qui proliférait, foisonnait, grimpait sur son dos pour reconstituer une nouvelle personne, comme les miettes du pain qu’elle avait ramollies de la pulpe de son doigt au déjeuner, avant de les rassembler en une boulette difforme mais plus imposante. Ce nouvel enrobage finirait un jour par recouvrir définitivement sa vieille peau de vieil enfant pour l’étouffer à jamais. Et alors elle ne pourrait plus rentrer dans la cachette. Elle le savait. Mais elle ne savait pas trop quoi en penser.
Ce qui l’angoissait surtout, c’était le rythme, observé et dûment noté, de sa mue. Ses os poussaient bien trop rapidement ces derniers temps. Selon elle, ça se passait la nuit. Quand elle baissait la garde et ne pouvait plus se contraindre à rester d’une taille acceptable. Dans la journée, elle prenait ses précautions et s’efforçait de se tasser. Elle serrait les poings, les dents, limitant toute possibilité de percée pour ne pas provoquer un élan soudain de croissance. Mais la nuit, quand le repos détendait les muscles de sa mâchoire, les os reprenaient leur chantier de grand prolongement muet et posaient doucement, dans la brèche cotonneuse de son sommeil, les fondations bancales d’un nouveau corps inconnu et élastique. Ils s’étiraient, sournois, sans craquer – évidemment, ça aurait attiré son attention – pour la surprendre au réveil dans la longueur un peu ridicule d’un orteil lorsqu’elle inspectait d’un œil inquiet son drôle de reflet de ville nouvelle.
En plus d’être sournoises, les forces ennemies étaient brouillonnes. Elle avait remarqué quelques malfaçons. Son bras gauche, par exemple, dépassait de quelques centimètres son bras droit. C’est Phil qui le lui avait fait remarquer hier à la cale. À la suite de quoi elle avait condamné à la torsion l’épaule fautive pour le reste de l’après-midi, astreignant son bras, que la nuit avait étiré comme un morceau de guimauve, à pendre convenablement. C’est-à-dire un peu moins.
La cachette qu’elle avait choisie cet après-midi tombait à pic. Elle ne pouvait contenir qu’un petit corps recroquevillé dans l’enfance. Si elle y passait un temps suffisant, si elle y restait longtemps compressée, elle imprimerait la forme de ce moule de béton à son organisme, telles des bandelettes enserrant un pied menu, gagnant au moins quelques jours de trêve. Elle pensa aux petites silhouettes pétrifiées pour toujours dans l’enfance par la cendre de Pompéi dans son livre sur l’Antiquité. À leurs os fossilisés qui ne menaceraient plus jamais de s’étendre. Elle répliqua la pose et écrasa ses genoux contre ses paumes, collant son front entre ses jambes, formant elle-même sa propre écorce dans laquelle elle pouvait sentir son haleine tiède, tendre et accueillante.
Le sable de l’allée crissa. Elle retint sa respiration. Elle ne voulait pas être découverte la première. Il était important d’être au moins parmi les deux derniers à cache-cache. Et il fallait profiter de cet abri de choix, sans doute conçu à cet unique effet. Elle tendit l’oreille. Les pas étaient ceux d’une seule personne, rapide et leste, probablement Solange. Elle n’avait donc pas encore déniché les autres. Elle arrivait par-derrière. Cela représentait un grand danger car les fusains ne rongeaient pas l’ensemble de la structure de béton et pouvaient exposer un morceau de dos à un œil aguerri. Mais Solange n’était plus la chasseuse ingénieuse qu’elle avait été. Il y avait déjà plusieurs étés qu’elle cherchait du bout des yeux, effleurant plutôt qu’inspectant, sans méthode ni minutie, considérant à peine les placards et les recoins où champignonnaient pourtant les refuges prometteurs, balayant des périmètres de plus en plus larges avec de moins en moins d’invention. Le secret des bonnes cachettes, celui des branches d’arbre sous lesquelles se glisser, des coins mousseux et feuillus du jardin où se tapir, des fonds de cagibi où disparaître, lui avait pourtant été donné, comme à tous les enfants. Mais elle l’avait oublié dans quelque recoin de la maison. Sans doute quand ses os avaient poussé.
Les pas se rapprochaient et Esther s’immobilisa, enfoncée dans ses genoux. Seuls ses yeux, intensément concentrés sur son désir d’inertie, remontaient à la surface à très brefs intervalles, comme ceux d’un crapaud immergé surveillant l’arrivée d’un renard. Solange avait dépassé la cachette sans même l’envisager. Prévisible et décevant à la fois. À présent, Esther ne risquait plus rien. Elle releva la tête et tendit ses épaules vers l’arrière. Dans les tilleuls pâlots qui bordaient l’allée, ensoleillée pour la première fois depuis son arrivée, les étourneaux pépiaient paresseusement. À l’heure de la sieste, perçant le silence de la maison endormie, leur chant était assourdissant.
Puis ce fut au tour du téléphone, celui de la chambre des grands-parents, qui poussa un premier cri strident. Esther compta. Il fallut à sa grand-mère quatre longs gémissements pour émerger de son sommeil, pousser l’une devant l’autre ses pattes endolories et décrocher le combiné. Après le repas, la maison digérait, hors du temps, et ne reprenait vie qu’à seize heures, quand on allumait la télé pour le Tour de France. Dans cet intervalle, à partir de l’instant où la porte de la chambre des grands-parents se fermait, la maison retenait sa respiration et le repos venait envelopper le moindre objet qu’elle contenait tandis que les murs se resserraient sur le temps suspendu. La pendule du salon elle-même ralentissait dans un soupir et les enfants sortaient tranquillement retrouver l’air frais et la vie dans le jardin, décor de toujours. La personne qui appelait ignorait cette loi organique de la sieste à laquelle les hommes et les murs des Hortensias se soumettaient naturellement.
Le silence revint quelques secondes puis la porte du salon s’ouvrit sur le jardin.
— Esther ? Esther ? C’est ta maman au téléphone, elle veut te parler.
Évidemment que c’était sa mère. Qui d’autre ? Jamais son père n’aurait commis l’erreur d’appeler à une heure pareille. Il connaissait la règle de la maison, lui dont elle avait abrité l’enfance, il y a quelque temps.
Même si elle avait voulu parler à sa mère, Esther n’aurait pas bougé. Déjà parce que cet exercice de contraction des os était bon pour que sa carcasse conserve son format actuel, tout à fait adéquat. Ensuite parce qu’elle ne voulait pas manquer le plaisir de voir briller l’envie dans les yeux de ses cousines. Elle avait déjà tout imaginé. Elle sortirait la dernière des fusains. Puis expliquerait avec une fière humilité, en époussetant la terre et le sable sur ses vêtements, comment elle en était venue à envisager l’endroit, repéré quelques jours plus tôt. Par quel sordide coin elle s’y était faufilée, à quatre pattes. Combien ç’avait été pénible d’y rester terrée tout un après-midi, mais combien la gloire qu’elle espérait tirer de tout cela lui avait permis de surmonter ces épreuves, la tête haute. Elle tairait ce dernier point.
Elle n’avait pas entendu la porte de l’entrée se refermer. Sa grand-mère était probablement sortie sur le perron, la cherchant des yeux.
— Esther ? Je sais que tu m’entends. C’est ta mère au téléphone, viens vite ! C’est important !
Elle dut rester là encore quelques instants, poings sur les hanches, avant de tourner les talons, lentement, pour s’accorder de nouveau à la mollesse de la maison engourdie, laissant Esther dans ses fusains.
Maman rappellerait, de toute façon. Il n’y avait aucun doute là-dessus. Et puis c’étaient les vacances, c’était Granville. C’était la saison de la mer et de l’herbe fraîche : Esther l’avait attendue toute l’année. Lorsqu’elle avait préparé sa valise, elle n’y avait plié que le strict nécessaire. Quelques vêtements d’été, une demi-douzaine de robes légères, sa nouvelle paire de lunettes d’aviateur, ses baskets préférées. Un tout petit bagage, où il n’y avait pas assez de place pour le reste – le pesant, le désordre, la drôle de lueur au fond de l’œil de sa mère la veille du départ. Pas assez de place pour tout ce qu’elle avait laissé derrière elle à Paris. On n’emporte pas ces choses-là sur le sable. En fermant la porte le jour du départ, elle avait eu une pensée pour l’Esther qui reviendrait et à qui elle laisserait le soin de ranger.
Vue !
Esther glissa un œil de côté. Deux mollets raides comme des fuseaux venaient d’adresser la sentence. Solange n’avait même pas pris la peine de s’accroupir. Esther fronça les sourcils et dégagea avec précaution ses deux jambes engourdies avant de tordre curieusement le flanc pour s’extirper totalement de l’abri dans une pénible pirouette supposée souligner le mérite qu’elle avait eu d’épouser la forme d’une cachette si difficile d’accès. Mais Solange, qui inspectait ses ongles, ne remarqua rien.
— Mamie te cherchait, t’as pas entendu ? dit-elle en faisant éclater une bulle odorante entre ses lèvres brunies de toute jeune fille rousse.
Le soleil dans ses cheveux glissait par endroits des fils dorés. Esther pouvait les voir, parfois les compter. Elle l’enviait. Ses cheveux à elle, au soleil, ne doraient pas. Ils demeuraient rouges. Rouges comme sa peau blanche sous l’eau chaude.
— Non. Mais elle est réveillée du coup ?
— Ouais, je pense, enfin elle doit être repartie se coucher, répondit Solange en écartant un bout du chewing-gum qui s’était collé sur le coin de sa bouche.
— Ah. Et tu as trouvé les autres ?
— Pas encore, on y va ?
— Vas-y, je te rejoins, je dois passer aux toilettes, heureusement que tu m’as trouvée rapidement, précisa Esther en insistant sur le heureusement histoire d’engloutir le rapidement et de se redonner une contenance. Tu me files un bout de chewing ?
Solange sortit de sa poche le boîtier en plastique rose Hubba Bubba qu’elles avaient acheté à la supérette au début des vacances avec le pot commun. Elle déroula la lanière pastel et farineuse de gomme cerise-pastèque et en coupa un tout petit morceau, quelques centimètres à peine, qu’elle tendit à sa cousine.
— T’es sérieuse, c’est quoi ce bout de nain ? Toi t’en as un plus gros ! s’insurgea Esther.
Solange était la plus âgée. Quinze ans de Solange contre douze d’Esther et neuf de Philippine. Cela lui donnait tous les privilèges.
— Si on veut que ça dure, il faut se restreindre, ma petite. Et puis si tu manges trop, tu vas grossir. T’as déjà pris deux Mars glacés à midi.
Esther ne trouva rien à rétorquer. Elle pensait que personne ne l’avait remarqué, mais elle avait effectivement mangé un deuxième Mars au déjeuner. Elle prit son dû et jeta un dernier œil à la cachette. Franchement, elle n’était pas mal du tout.

2
Esther ne passa pas par l’entrée principale pour rentrer dans la maison. Ruser par l’entrée nord, celle de la cuisine, permettait de contourner la chambre des grands-parents et la possibilité de rappeler Paris. Elle s’appliqua à entrebâiller la porte, ne laissant que l’espace suffisant pour s’y glisser de côté. Quelques centimètres de plus et le bois mal raboté du cadre frôlait alors le carrelage et le faisait hurler.
L’odeur des Hortensias était saisissante. Tapie derrière les portes, elle guettait le pas du nouvel arrivant pour le happer dès qu’il franchissait le seuil. Elle ne le lâchait plus et lui serrait les narines comme on serre le bras de celui qu’on ne veut pas voir s’éloigner. C’était un capiteux entrelacs, affiné au fil des saisons. La marinade du bois pourri par l’humidité, des serviettes de bain salées oubliées sur une chaise, de la graisse des escalopes du dernier repas qui avait brûlé puis refroidi dans une poêle abandonnée à côté de l’évier, des fauteuils du salon imprégnés des fragrances de chaque habitant, mort ou vivant, et de la chair usée des grands-parents, qui selon Esther sentait plus fort parce qu’elle était en décomposition. Les cousines flairaient le parfum quand elles arrivaient au début des vacances. Il leur annonçait la saison. Puis elles s’y acclimataient comme à la cuisine de Françoise qui donnait des crampes d’estomac à Phil les premiers jours. Elle disait alors qu’elle avait la tourista mais que ça passerait.
La cuisine, comme le reste de la maison, était vétuste. Depuis qu’ils avaient acquis Les Hortensias au milieu des années 1960, pour une bouchée de pain, les grands-parents n’avaient pas jugé utile de réaliser les moindres travaux, en dehors de l’ajout de toilettes au premier, presque trente ans plus tard. Jusque-là, ils avaient très bien vécu avec un seul trône. Hormis cet appendice, la maison, son jardin et les meubles qu’elle contenait n’avaient pas été touchés. L’ensemble s’était donc progressivement fossilisé, si bien que buffets, bibelots et poussière ne se distinguaient plus, formant de grandes masses sédimentées entre lesquelles la vie passait. Lorsqu’on le faisait remarquer à Françoise, elle répondait que sa maison était restée dans son jus.
Qu’elle y rencontrait, dans les yeux d’une poupée délaissée sur une commode, ceux de sa fille quand elle avait dix ans, que ça lui réchauffait un peu le cœur. Lorsqu’on lui demandait si cela ne la gênait pas, cet amoncellement d’objets, superposés depuis des décennies, elle répondait que non, qu’elle avait toujours conçu la maison comme cela. Comme une grande tente de béton sous laquelle on viendrait camper l’été et parfois l’automne. En fait, il ne fallait surtout pas s’embêter. Le désordre, la saleté, les coins de pièce qui s’effritent, aux yeux de Françoise, c’étaient les vacances. Antoine, son mari, s’en foutait. Seuls deux commandements méritaient pour lui une observance stricte au sein de sa demeure : les repas à heures fixes et le caractère dégagé du trajet qui séparait la porte à carreaux vitrés de sa chambre de son fauteuil, dans le salon. Quatre pas de vieillard, deux bonds de gamines. Tout ce qui obstruait son chemin, une chaise, une balle, une de ses petites-filles, se faisait maudire en provençal. C’est ainsi qu’Esther avait appris le mot « sarpiasse », qu’elle lançait à ses cousines de temps à autre.
À cette heure, la machine à laver fredonnait, berçant le sommeil des grands-parents. Les fromages qui n’avaient pas été rangés suaient sur le buffet en bois de teck. Des petites gouttes perlaient à leur surface. La vision procura un haut-le-cœur à Esther, qui sortit de la pièce pour traverser le salon sur la pointe des pieds. Elle prit bien soin de ne pas regarder l’horloge dont elle avait peur parce qu’elle était ensorcelée – elle sonnait treize coups à minuit –, et s’engouffra dans le boyau qui menait à l’escalier.
La vérité, c’est que la maison était la propriété des anges et des fantômes dont Esther voyait les visages grimacer dans les poutres ou prendre vie dans le drôle de sourire dessiné par les jeux d’ombre de la fin d’après-midi sur le papier peint. Parfois même, les jours de grand vent, elle affirmait entendre les échos des Hortensias rejeter les rires des vieux enfants qui avaient habité là avant elle et les tasser en paquets, accroupis au fond d’un couloir. Sa grand-mère répondait que oui, peut-être bien que c’était cela. Peut-être bien aussi était-ce tout autre chose. Peut-être bien que c’était seulement le vent qui soufflait et l’imagination d’Esther qui s’emballait. Qu’elle en avait beaucoup, de l’imagination. Mais que ce n’était pas bien grave. Que c’était de son âge.
Dans l’esprit plus prosaïque des vivants, la maison était divisée en deux territoires. Celui des adultes, au rez-de-chaussée, et celui des enfants, à l’étage. Les deux mondes se frôlaient à toute heure dans le salon. Néanmoins, la table des repas était le seul lieu où ils coexistaient réellement. Une chambre, là-haut, faisait exception. Elle était destinée à accueillir des invités adultes. Du vivant des cousines, cela n’était jamais arrivé. C’était donc une information purement historique, peut-être bien une légende.
À l’étage, tout de suite après l’escalier, il y avait une salle de bains, vert citron. Puis, tout à fait à droite, au bout du couloir, cette chambre, la chambre bleue, celle des invités, sans histoire et donc sans intérêt. Sur la gauche, on tombait sur la chambre jaune, celle de Solange, dont la porte était de plus en plus régulièrement fermée, parfois même au nez d’Esther et de Phil. Au fond, une troisième chambre dans laquelle on ne rentrait jamais, parce que c’était celle de Claude, qui était morte. À l’inverse du reste de la maison, cette pièce n’avait pas d’odeur. Une fois, Solange et Phil y avaient enfermé Esther, dans le noir, pendant plusieurs heures. Esther avait eu l’impression de quitter l’existence. Elle disait depuis qu’elle n’avait pas peur de la mort. En réalité, comme avec l’horloge ensorcelée, elle évitait de s’approcher de la chambre de Claude. Celle d’Esther et de Phil, la plus grande de l’étage, se trouvait au milieu. Deux lits jumeaux en rotin se faisaient face de part et d’autre d’une grande fenêtre en arc de cercle qui donnait sur le jardin et l’allée. Depuis la fenêtre, on pouvait lancer des pommes de pin sur les passants ou observer les verdiers. Ou tout simplement lire, adossée à l’un des murs. Et, de ce perchoir, scruter les allées et venues des adultes dans le monde d’en bas et parfois celles des fantômes dans le monde d’en haut. Une malle en osier renfermait des affaires qui avaient appartenu à d’autres enfants. Phil dormait dans le lit de gauche, dans lequel avait dormi son père, Esther dans celui de droite, dans lequel avait dormi le sien. Connaissant l’hygiène de leur grand-mère, les draps étaient sans doute les mêmes. Une fois, Esther s’était fait la réflexion qu’elle partageait cet espace avec son père enfant, que leurs existences y étaient comme superposées, qu’ils y avaient tous deux ri, pleuré, qu’ils s’étaient assis sur les mêmes chaises, avaient fait leurs besoins dans les mêmes toilettes, éprouvé la même gêne dans ce moment délicat au sein d’une maison pleine à craquer, lavé leurs frimousses dans la même vasque, et elle s’était demandé qui était ce petit garçon d’un autre âge qui avait son sang et si lui et elle auraient pu être amis.
Elle s’approcha de la fenêtre et vit Solange arpenter la pelouse, traînant ses baskets comme on traîne son ennui, toujours à la recherche passive de Phil et des deux voisines de l’allée, Camille et Louane. Elle repensa à sa cachette – quand même pas mal –, à ses os, jeta d’ailleurs un œil au miroir en pied posé contre le mur pour vérifier que tout était en ordre. Puis elle se rappela le coup de téléphone et s’étendit sur son lit en pensant à son père, son père adulte, qui lui aussi était allongé à cette heure.

3
Peu avant que la grosse normande sonne vingt heures, la porte vitrée de la chambre des grands-parents devait s’ouvrir et le rituel, le même depuis toujours, s’accomplir. Antoine, qui avait remplacé son assiduité à la messe par les repas à heures fixes, ferait glisser ses savates grises sur les carreaux de ciment, économe de ses mouvements comme si chaque pas pouvait le briser. Il prendrait place en bout de table, avec l’autorité lente de celui qu’on nourrit. Puis il se figerait dans un faux calme de ciel avant l’orage, les bras croisés sur la panse, promenant son œil hagard et à l’occasion curieux sur chacune de ses trois petites-filles, muet. Et soudain, il gronderait : « Françoise ! Et alors ? Zou, j’ai faim ! Qu’est-ce que tu fabriques, l’artiste ? » avant de marmonner « Qu’est-ce qui m’a fichu une trapéziste pareille ? ». Les filles, craintives, car elles connaissaient ses foudres inattendues, et néanmoins amusées, poufferaient dans leurs serviettes. Sauf Solange, dont ces brèves tempêtes, qui l’agaçaient, faisaient frémir les os poussés, et qui tournerait sa nuque inquiète vers la cuisine. Des petits claquements de talons pressés comme une pluie fine se feraient plus sonores pour annoncer « Voilà, ça arrive ! », et Françoise, le front soucieux mais l’air enjoué, engloutie par la cuisine depuis la fin de l’après-midi – depuis qu’elle était devenue mère, en vérité –, ferait son apparition les mains chargées. Elle poserait l’assiette fumante sur le dessous-de-plat en liège au centre de la toile cirée cramoisie constellée de taches ancestrales, éviterait de croiser les sourcils froncés d’Antoine et esquisserait à l’intention de Solange un sourire qui voudrait dire « c’est normal, tu sais », ou bien « merci ma petite chérie de te soucier de moi » ou encore « tu comprendras quand tu seras mariée ». Esther avait entendu sa mère dire de Françoise qu’elle en avait avalé des couleuvres dans sa vie. Ne connaissant pas le sens de l’expression, elle imaginait un bocal rempli de serpentins colorés dans lequel la main de sa grand-mère piochait avec la gourmandise indécise de qui plonge dans un bocal de dragées.
Ce soir-là, à vingt heures, lorsque les trois cousines firent irruption en territoire adulte, les portes vitrées de la chambre étaient encore fermées et la cuisine déserte. Le son étouffé de deux voix qui chuchotaient vigoureusement, car ces voix émanaient de deux corps dont les oreilles n’entendaient plus trop bien, parvint aux filles de derrière la paroi. Quelque chose de peu ordinaire se tramait. Solange et Esther, qui s’étaient rapprochées de la porte afin de ramasser quelques miettes de la conversation secrète, tels deux moineaux après un pique-nique, n’avaient pas vu Phil prendre la direction du salon, chausser les pantoufles d’Antoine, ses lunettes à écailles destinées aux mots croisés, rentrer sa tête dans ses épaules, gonfler son ventre et pincer entre ses quenottes la pipe qui gisait sur la console.
— Françoise ! Et alors Françoise ! mugit-elle sous cape.
— Mais chut, espèce de débile ! souffla Solange en s’efforçant de ravaler le rire qui lui montait entre les dents et qui ne devait surtout pas jaillir.
Elle avait pris la résolution de demeurer froide et aussi distante qu’elle le pouvait des deux petites dindes.
— J’essaie d’entendre ce qu’ils se racontent, là.
Les chuchotements cessèrent dans la pièce attenante, laissant tout juste à Esther et Solange le temps de voleter vers le salon pour se poser sur la branche d’un canapé. On devait croire qu’elles y végétaient depuis un moment déjà. Seule une mèche dérangée sur le crâne de Solange et le souffle légèrement coupé qui compressait la poitrine d’Esther trahissaient cette impression. Leur grand-mère traversa la salle à manger pour se rendre directement à la cuisine. Antoine, resté dans le cadre de la porte, avait vu la mèche de Solange, ses savates aux pieds de Phil et deviné, en bon médecin, la cause des petits hoquets dans les poumons d’Esther.
— Alors ! On écoute aux portes, les farfadets ? fit-il mine de s’enquérir.
— Non, grand-père ! s’exclamèrent-elles en chœur.
— Tant mieux, parce que ce n’est pas joli d’écouter aux portes. Ça met les fantômes en colère. Vous ne voudriez pas mettre monsieur Gauthier en colère, n’est-ce pas ?
Monsieur Gauthier, l’ancien propriétaire, avait vendu la maison avec ses meubles. Il habitait encore un peu ici. C’était lui qui faisait naître le treizième coup de minuit dans le ventre de l’horloge. Aucune des trois cousines ne souhaitait le fâcher. On ne connaissait pas trop le caractère de ce fantôme. Il valait mieux rester en bons termes.
Contrairement à son habitude, Antoine ne se dirigea pas vers la table et sa chaise de patriarche. Les bifurcations étaient nombreuses ce soir. Il se voûta, son cou ravalé par ses épaules, les bras ballants, la main effleurant presque le sol, et entama sa lente migration d’ursidé pour rejoindre le salon. Esther aimait le voir se déplacer et l’observait comme on observe un animal un peu merveilleux, un peu unique. Une espèce en voie de disparition. Ses gestes indolents mais précis lui conféraient une certaine grâce. Comme s’il exécutait une danse lointaine, indigène et chatoyante. Les faibles ondulations des doigts au bout de ses membres lui évoquaient les frissons d’une algue ballottée dans le courant d’un ruisseau. Le ruisseau du Tar qu’on croisait si l’on cherchait la colline qui mène aux falaises de craie sur lesquelles était accrochée la cabane Vauban. Il s’assit entre Esther et Solange et chaussa les pantoufles que Phil, se relevant d’un bond, s’était empressée de quitter au moment même où l’œil sévère quoique amusé de son grand-père avait effleuré ses chevilles intruses.
— C’était une belle journée de soleil, on n’en avait pas vu depuis longtemps, hein ? Vous en avez bien profité ? Vous vous êtes baignées ?
Sa voix ce soir était accueillante.
— Oui, c’était génial, répondit Phil, on s’est baignées à la cale après le goûter. Enfin, Solange et moi, parce qu’Esther trouve l’eau trop froide. Ensuite on a fait du vélo pour surveiller les maisons et puis on a fait une partie de cache-cache avec Camille et Louane, tu sais, les voisines de l’allée. Esther a perdu et j’ai été découverte en dernière. Mais seulement parce que j’ai appelé Solange.
Les lèvres d’Esther se figèrent dans un rictus affecté. Après tout, elle était fair-play.
— Cache-cache, vous aimez bien, pas vrai ? Et je t’ai entendue chanter, Philippine, cet après-midi. « La Reine de la nuit », c’est un air très compliqué, tu chantes très bien. Et toi, Esther, tu ne t’es pas baignée ? Ici, il faut se baigner même si l’eau est froide ! Tu sais, elle ne sera jamais comme ta Méditerranée. Et puis tu n’iras pas à Hyères cette année, tu devrais profiter.
Esther haussa les épaules en guise de réponse. En douze étés de cohabitation, leur grand-père ne s’était jamais autant intéressé à l’organisation de leurs journées. Et puis, elle ne voulait surtout pas penser à Hyères.
Antoine replongea dans le silence mystérieusement autoritaire qu’elles n’osaient jamais rompre.
Il les regarda à nouveau, chacune à son tour, le visage figé dans cette curieuse expression où seules bougeaient ses oreilles, d’avant en arrière. C’était son talent. Chacune des trois filles tentait discrètement d’exécuter le même tour, sans succès. « Seuls mes héritiers y parviennent », sifflait-il habituellement, en ajoutant « vous n’êtes pas vraiment mes petites-filles ». Mais ce soir-là, il ne dit rien.
Une grande assiette d’œufs mimosa, sur laquelle s’étaient crispés les doigts de Françoise, émergea de la cuisine. Le traditionnel ballet reprit comme si huit heures venaient de sonner. Les trois filles coururent s’installer à leurs places respectives et Antoine, plus lent, fit grincer sa carcasse jusqu’à son siège de maître. Solange et Philippine raffolaient des œufs mimosa. Elles en prirent trois chacune. La texture gélatineuse du blanc écœurait Esther. Elle avait la sensation de mâcher un gros œil de veau sur lequel on aurait parsemé des brisures de chassie. De toute façon, elle n’aimait pas les aliments mous ou crus, qui constituaient la base du régime alimentaire aux Hortensias. À dire vrai, elle n’aimait pas grand-chose d’autre que le sucre. Et le sucre, elle l’aimait sous toutes ses formes. Liquide, solide, poudreux, acidulé, collant, coulant, tout lui allait. Alors pourquoi disait-on d’elle qu’elle était difficile et capricieuse ? « Madame Esther voudrait peut-être du caviar », lançait Solange quand elle faisait remarquer que la mayonnaise qui remplissait les crevasses du blanc d’œuf était périmée depuis plusieurs semaines. Sachant ce qu’on lui rétorquerait si elle se plaignait, elle se contenta de pousser un œuf dans son assiette, qu’elle mangerait sans le regarder, par respect pour les veaux.
— Tu te surveilles, Esther ? demanda sa grand-mère, comme tous les soirs.
Non elle ne se surveillait pas, sinon elle n’aurait pas gobé deux Mars au déjeuner.
Esther était toujours placée à côté de Phil, ce qui leur permettait de synchroniser leurs gloussements quand quelque chose de drôle arrivait, une brimade d’Antoine ou une remarque exubérante de Françoise. Le principal désagrément était que Phil mastiquait bruyamment. C’était exaspérant. En particulier lorsque sa mâchoire labourait des aliments visqueux noyés dans trop de salive, retardant la déglutition dans un pénible ressac. À sa droite, leur grand-mère, qui avait toujours eu les dents pourries, ôtait son dentier et le posait à quelques centimètres du coude d’Esther, qui n’osait généralement pas solliciter ce membre durant le repas, de crainte de frôler l’appendice intime en pièce détachée. Quand elle ne mâchait pas, Françoise gardait la main devant sa bouche, masquant, par égard pour le reste de la tablée, l’obscène béance sur laquelle ouvraient ses gencives blanches et nues. Françoise, qui n’aimait pas l’eau, avala une gorgée de cidre.
— Alors, mes petites cocottes, vous êtes contentes de commencer le stage de voile demain ? Vous savez qui sera votre moniteur ? Augustin ? souffla-t-elle à travers sa main.
— Augustin le nabot ? J’espère pas ! marmonna Phil.
Esther non plus n’aimait pas Augustin. Il était ridicule et autoritaire. Et moche, vraiment très moche.
— Ah bon, répondit Françoise, indifférente. Vous voudriez qui ?
— Julien ! s’exclama Phil.
Julien était beau et sentait le caramel, même après la tempête. Mais Esther se contenta de préciser qu’au moins, Julien expliquait bien. Cet argument était compréhensible par sa grand-mère.
— Oui, au moins Julien explique bien, singea Solange. C’est juste parce qu’il est beau qu’elles l’adorent, mamie, et comme il est si beau, elles ne retiennent rien de ce qu’il explique. Elles le regardent comme ça, glissa-t-elle sournoisement en ouvrant grand son bec dans lequel nageaient à contre-courant des brisures d’œuf jaune. Moi, par contre, c’est la dernière année que je fais ça, j’en ai marre des cours de voile.
— J’ai promis à vos parents que vous seriez occupées au moins la matinée, ils ne veulent pas que vous passiez vos vacances devant la télévision, protesta Françoise.
Solange insista. Elle pouvait s’occuper toute seule, elle était grande, elle. Et avec la pluie qui tombait en permanence, elle préférait être derrière la télé qu’à se geler les miches sur un vieux catamaran tout mouillé. Une angine en juillet, elle n’était pas sûre que ça plaise davantage à leurs parents.
— Bon, écoute, cette année tout le monde y va, on verra l’année prochaine comment on s’organise, n’est-ce pas, Antoine ? lança Françoise avec un regard appuyé à son mari pour qu’il abrège la conversation comme on plante un couteau dans un gigot, comme un homme.
Antoine, qui ne prenait pas part à ces babillages féminins, se contenta de faire glisser sa langue sur ses dents en accentuant sèchement le claquement de succion pour signifier qu’il souhaitait que la suite du repas lui parvienne. Françoise en profita pour se lever, disparaître dans la cuisine et revenir les bras chargés d’une casserole de haricots macérant dans le beurre et d’un plat d’où débordaient cinq pavés de saumon. Esther vit tout de suite qu’en leur cœur la chair était encore rosée mais, vexée par la remarque de Solange, elle se contenta d’arborer un petit air renfrogné. Elle en laisserait dans son assiette, voilà tout. Elle échangea un regard avec Phil. Lorsqu’on mangeait du poisson, leur grand-mère lançait systématiquement qu’elle n’aimait le poisson qu’au restaurant. Cette phrase, énoncée comme un réflexe, comme on dit amen à la fin d’une prière, elles l’attendaient. Elles resteraient concentrées jusqu’à ce qu’elle soit prononcée, avant d’éclater de rire.
— Au fait, les cocottes, jeudi prochain nous recevrons des amis, les Grégoire. Jean travaillait aux Quinze-Vingts avec votre grand-père et sa femme est délicieuse. Ils passeront la nuit ici, dans la chambre du fond. Ça ne vous gêne pas, j’espère ?
Les trois filles, imaginant sans plaisir leur territoire occupé par des étrangers, marmonnèrent tout de même que non, cela ne les gênait pas. »

Extraits
« Elle était sortie par ses yeux de l’allée et des limites du monde dont on lui avait indiqué les contours, qui lui avait longtemps suffi, pour aller se promener, ignorante qu’elle était, dans un univers qu’elle ne connaissait pas. Celui des corps nus, celui de l’allée parallèle. Elle se savait punie car l’ombre du monde interdit avait laissé, dans chacun de ses yeux, sa marque, sa tache, une vague allusion à de grands mystères qu’elle n’osait à présent imaginer. » p. 174

« Tu es née fille, alors tu seras maudite, ma fille. Tu voudras être belle alors que la beauté se fane. Tu voudras être douce alors qu’il faut hurler pour exister. T’u voudras être aimée d’eux quoi qu’il en coûte. Si tu es trop belle, ils ne t’aimeront pas. Pinces de crabe. Si tu es trop intelligente, ils ne t’aimeront pas. Pinces de crabe. Tu seras à la merci des regards et cesseras d’exister lorsqu’ils se détourneront de toi. Si ton mari te trompe, tu baisseras les yeux et tu souriras doucement. Esther dévisageait Françoise. Tu ne diras rien à personne de ce qui t’angoisse, te ronge, t’humilie car cela, chez nous, ça ne se fait pas. Tu ne bougeras pas lorsqu’on te lancera des pinces de crabe et des yeux d’araignée de mer au visage, car tu es une femme et si ton mari le veut, il le peut. Voilà la prophétie qui se chuchotait tout doucement, comme chuchotent les crevettes grises à marée basse, dans le secret des appartements parisiens quand naissait une petite fille, et qui continuerait de se réaliser tant qu’il y aurait des femmes pour faire taire les autres femmes. » p. 247

« C’est à cet instant précis, elle le raconterait plus tard, qu’elle sentit le craquement. D’abord sourd, puis fébrile. Ses os avaient perçu quelque chose, comme le signal que cette fois-ci, c’était la bonne. C’était l’heure du grand déploiement. Tout d’un coup, et pour la toute première fois, Esther déplora que ses os soient encore courts. Elle voulut, à cette seconde, qu’ils poussent ; qu’ils la transpercent, la dépassent. Elle se sentait plus grande que son corps. » p. 264

À propos de l’autrice
Éléonore Dervieux © Photo DR

Née en février 1992 à Paris, Éléonore Dervieux travaille au bureau de l’Energie, de l’Industrie et de l’Innovation au sein du Ministère du Budget. Mais elle a grandi aussi en Franche-Comté, dans le Var et en Normandie où elle passe, en famille, toutes ses vacances, depuis toujours. Son roman Et après l’été… est le lauréat du Prix Jean Anglade du premier roman 2024. (Source : Éditions Presses de la Cité)

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