Le rêve du jaguar

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En lice pour le Prix Médicis 2024
En lice pour le Prix Giono 2024
Finaliste du Prix Landerneau des lecteurs 2024

En deux mots
Antonio, enfant abandonné de Maracaibo, va connaître un destin exceptionnel, de même que son épouse Ana Maria. Dans un Venezuela en proie aux soubresauts politiques, ils vont traverser leur siècle sous l’œil affectueux de leur fille et leur petit-fils.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Antonio, Ana Maria, Venezuela et Cristobal

C’est une saga sur trois générations que nous offre Miguel Bonnefoy dans son nouveau roman, au style toujours aussi flamboyant. Régalez-vous à suivre la destinée d’Antonio, de son épouse et de leurs descendants.

Abandonné trois jours après sa naissance, Antonio est recueilli par une mendiante. Cette dernière voit dans ce bébé tombé du ciel l’occasion d’améliorer son ordinaire en suscitant la compassion des passants. Nourri par une chèvre, il va grandir et se satisfaire de l’intérêt que lui porte sa sauveuse en place de l’amour maternel. Très vite, il se rend utile et cherche le moyen de gagner un petit pécule. À une éducation basique, il mêle une solide volonté d’avancer. Après divers petits boulots, vendre des cigarettes, transporter des marchandises, il va trouver un emploi d’homme à tout faire dans un bordel. Car Maracaibo, paisible port des Caraïbes, s’est transformé en une ville animée après la découverte du pétrole. « Ce qui n’était encore il y a quelques mois qu’un village de pêcheurs et de glaneuses devint, avec l’arrivée massive de convois d’hommes avides, une cité babélique qui poussa en une nuit. »
L’adolescent va vite se rendre indispensable, découvrir les plaisirs du sexe et de nouvelles opportunités. C’est ainsi que, grâce à une lettre de recommandation d’un client, il débarque chez Don Victor Remiro. Cet avocat, père de huit enfants, va lui offrir le gîte, le couvert, l’atmosphère familiale et la possibilité d’étudier, lui qui veut devenir médecin.
Mais son beau parcours va connaître un nouvel épisode lorsqu’il croise le regard d’Ana Maria Rodriguez, la meilleure élève de l’établissement. Il n’a alors qu’une idée en tête, en faire son épouse. Mais en affirmant qu’elle ne se marierait qu’après avoir entendu la plus belle histoire d’amour, il doit réviser ses plans, n’y connaissant rien en cette matière. Il prend alors le chemin de la gare muni d’un écriteau indiquant « j’écoute vos histoires d’amour » afin de les transcrire dans un grand cahier. « De partout arrivaient des voyageurs, des couples et des célibataires, des routards et des passagers, qui le transportèrent tout à coup dans un univers parallèle fait de baisers volés et de promesses tenues. »
Son cahier rempli, il l’offre à Ana Maria tout en lui suggérant qu’ils vivent ensemble leur propre histoire d’amour.
La seconde partie du livre s’attache plus particulièrement à suivre cette femme qui, avant de s’engager, va finir ses études de médecine. Leur mariage va sceller l’union de deux médecins exceptionnels qui sur près d’un siècle vont réaliser de grandes choses en dépit des soubresauts politiques – de dictature en révolution et en négligeant leur vie de famille. Quand naître leur fille Venezuela, Antonio n’aura quitté la geôle où il était retenu que depuis quelques heures. Et s’ils souhaitent que leur progéniture suive leurs vocation, elle va assez vite renoncer à la médecine, ne supportant pas les scènes horribles d’opération. Elle rêve du grand large, de Paris et finira par y arriver, s’y marier et mettre à son tour un petit garçon au monde. C’est ce petit Cristobal qui bouclera la boucle, comme nous le révéleront ses carnets.
Avec ce sens de la narration qui lui est propre, cette capacité à raconter les destins les plus originaux avec son style baroque et flamboyant, Miguel Bonnefoy confirme une fois encore tout son talent. On se laisse volontiers embarquer dans ces histoires qui forment comme un collier de perles plus scintillantes les unes que les autres, n’hésitant pas à faire ici et là un clin d’œil à ses précédents livres. C’est ainsi que l’on par exemple croiser l’invention d’un certain Augustin Mouchot.
Cette traversée du siècle et de l’histoire de Venezuela est aussi l’occasion de rendre un hommage appuyé à tous les médecins qui se donnent sans compter et qui, comme Antonio, vont toujours chercher à en faire davantage pour le bien de ses concitoyens. Un roman entraînant, exaltant, un roman à mettre entre toutes les mains !

Le rêve du jaguar
Miguel Bonnefoy
Éditions Rivages
Roman
296 p., 20,90 €
EAN 9782743664060
Paru le 21/08/2024

Où ?
Le roman se déroule au Venezuela, à Maracaibo et à Caracas. On y évoque aussi Paris.

Quand ?
L’action se déroule tout au long du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quand une mendiante muette de Maracaibo, au Venezuela, recueille un nouveau-né sur les marches d’une église, elle ne se doute pas du destin hors du commun qui attend l’orphelin. Élevé dans la misère, Antonio sera tour à tour vendeur de cigarettes, porteur sur les quais, domestique dans une maison close avant de devenir, grâce à son énergie bouillonnante, un des plus illustres chirurgiens de son pays.
Une compagne d’exception l’inspirera. Ana Maria se distinguera comme la première femme médecin de la région. Ils donneront naissance à une fille qu’ils baptiseront du nom de leur propre nation : Venezuela. Liée par son prénom autant que par ses origines à l’Amérique du Sud, elle n’a d’yeux que pour Paris. Mais on ne quitte jamais vraiment les siens.
C’est dans le carnet de Cristobal, dernier maillon de la descendance, que les mille histoires de cette étonnante lignée pourront, enfin, s’ancrer.
Dans cette saga vibrante aux personnages inoubliables, Miguel Bonnefoy campe dans un style flamboyant le tableau, inspiré de ses ancêtres, d’une extraordinaire famille dont la destinée s’entrelace à celle du Venezuela.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Franceinfo Culture (Mohamed Berkani)
Marianne (Solange Bied-Charreton)
Le journal de Montréal (Marie-France Bornais)
RTS (Le livre sur les quais)
America Nostra (Christian Roinat)
Blog Pamolico
Blog Domi C Lire


Miguel Bonnefoy présente « Le rêve du jaguar » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Antonio
Au troisième jour de sa vie, Antonio Borjas Romero fut abandonné sur les marches d’une église dans une rue qui aujourd’hui porte son nom. Personne ne put dire précisément à quelle date il fut trouvé, on sait seulement que tous les matins, toujours au même endroit, une femme misérable avait l’habitude de s’asseoir là pour déposer devant elle une écuelle en calebasse et tendre une main fragile aux passants du parvis. Quand elle aperçut l’enfant, elle le repoussa d’un geste dégoûté. Mais son attention fut soudainement attirée par une petite boîte brillante, cachée entre les plis du lange, que quelqu’un avait laissée là comme une offrande. Un rectangle en fer-blanc, couleur argent, taillé d’arabesques fines. C’était une machine à rouler des cigarettes. Elle la vola en la mettant dans la poche de sa robe, puis se désintéressa du bébé. Elle constata toutefois pendant la matinée que ses timides vagissements, ses cris hésitants attendrissaient les fidèles qui, les croyant ensemble, remplissaient tour à tour le fond de son écuelle avec des pièces en cuivre. Le soir venu, elle l’emmena dans une basse-cour, lui colla la bouche à la mamelle d’une chèvre noire dont les pis étaient couverts de mouches, et le fit allaiter, à genoux sous son ventre, d’un lait épais et chaud. Le lendemain, elle l’entoura dans un torchon de cuisine et le pendit à ses hanches. Au bout d’une semaine, elle se mit à dire que l’enfant était le sien.
Cette femme, que tout le monde appelait la muette Teresa parce qu’elle avait des troubles d’articulation, devait avoir vaguement la quarantaine, bien qu’elle n’eût elle-même pu préciser son âge. Dans son visage, il y avait quelque chose d’indien et, sur le côté gauche, une légère paralysie que lui avait causée une ancienne crise de jalousie. Elle ne portait plus qu’une peau spongieuse sur les os, avait des mains couvertes de blessures qui ne cicatrisaient jamais, et des cheveux d’un blanc sale, tombant platement, qui lui encadraient la figure comme des oreilles de basset. Elle avait perdu l’ongle du pouce gauche le jour où un scorpion, réfugié au fond d’un tiroir, l’avait piquée à la main, ce qui ne la tua pas, mais forma une sorte de boudin de chair au bout de son doigt, une excroissance morte, et c’est ce bourrelet que l’enfant suça ses premières semaines avant de s’endormir.
Elle le nomma Antonio, car l’église où elle l’avait trouvé était placée sous le patronage de saint Antoine. Elle l’alimenta de sa propre colère, de sa douleur silencieuse. Durant ses premières années, elle lui fit mener une vie désordonnée, honteuse, indigente. Elle se persuada que, s’il survivait à cette misère, personne d’autre que lui-même ne pourrait le tuer. À un an, il pouvait à peine marcher qu’il mendiait déjà. À deux ans, il parlait la langue des signes avant l’espagnol. À trois ans, il lui ressemblait tant qu’elle se demanda si elle l’avait véritablement trouvé sur les marches d’une église, ou si elle ne l’avait pas mis au monde dans l’arrière-cour d’un taudis, au creux d’une niche de paille, entre un âne gris et un agneau. Elle l’habillait de fripes crasseuses et, pour émouvoir les passants, le serrait contre elle avec une fausse complicité, le mouillant d’une sueur âcre qui, par l’effet de la chaleur, devenait une sorte de gélatine grasse et jaune. Elle le nourrit de fromage de chèvre, roulé à la main, dormit avec lui dans son abri fait de journaux délavés au fond d’une bergerie de fortune, et peut-être jamais une femme ne mit autant de courage à s’occuper d’un enfant qu’elle n’aimait pas.
Néanmoins, pour Antonio, cette femme menteuse et avare, médisante et voleuse, fut la meilleure mère à laquelle il put aspirer. Il prit pour de la tendresse la rudesse qu’elle lui témoignait et cet amour vénéneux que la pauvreté avait tissé entre eux. Il grandit avec elle à La Rita, sur les berges du lac de Maracaibo, dans un endroit du monde si dangereux qu’on l’appelait Pela el Ojo, « Ouvre l’œil ».
À six ans, Antonio ne croyait plus aux miracles, vendait des pierres de jais comme porte-bonheur et savait tirer les cartes, car la muette Teresa lui avait garanti que c’était la seule science qui pouvait convaincre les hommes sans avoir l’inconvénient d’être vraie. À huit ans, elle lui apprit à reconnaître les mauvais aguadores, les porteurs d’eau, qui vendaient l’eau sale du lac en la faisant passer pour de l’eau propre de pluie. Mais aussi les épiciers qui déréglaient leurs balances grâce à un trombone déformé, les ouvriers qui revendaient les vis destinées au coffrage des chantiers et les dresseurs de coqs de combat qui, dans les gallodromes, cachaient des lames de rasoir sous la griffe des éperons. Elle l’avait préparé à cette vie dure, pleine de prudence et de nécessités, de batailles et de méfiances, au point que si un pasteur, pendant une messe, annonçait brusquement la nouvelle qu’un saint s’était mis à pleurer, Antonio était le premier à lever les yeux au plafond de l’église pour voir d’où venait la fuite d’eau.
Pela el Ojo était alors une sorte de grand marécage écrasé de chaleur, aux rives humides, peuplé de maisonnettes sur pilotis aux portes toujours ouvertes. Les habitations étaient édifiées sur cette eau trouble, avec des cuisines à la belle étoile, de vieux fourneaux noircis et des poubelles flottantes que la ville avait rejetées dans ses faubourgs. On y pétrissait du pain, on y trafiquait du carburant. Les enfants vivaient nus sur ces palafittes, circulant sur le squelette de mille troncs d’arbre sans cesse rafistolés, pataugeant sur la surface du lac comme les palais de Venise, ce qui autrefois avait fait dire aux navigateurs vénitiens, qui étaient venus avec leurs odeurs de vélin et de sceaux de cire, qu’ils y reconnaissaient une « petite Venise », une venezziola, une Venezuela.
L’immobilité de ces paysages ne faisait toutefois plus rêver aux anciennes cités des Caribes, de Tamanaco et de Mara, peuplées de femmes vêtues de mantes brodées d’or et de robes de coton, de jeunes aux torses couverts d’une fine poudre argentée et de nouveau-nés emmaillotés dans des fourrures de jaguar. On n’imaginait plus une nation avant les nations, des hommes déguisés en aigles, des enfants qui parlaient avec les morts et des femmes qui se transformaient en salamandres.
À ce jour, ce n’était alors qu’un bourg sans poésie, des toitures de palmes chaudes, des adolescents chaussés de sandales découpées dans des pneus de pick-up. Les taudis étaient construits avec de vieux capots de camions Indiana Trucks, les poignées de fenêtres avec des boîtes de conserve, les chaises revêtues d’affiches en aluminium de Shell. Et comme les pluies étaient violentes et qu’il fallait protéger les toits de palmes, on achetait de vieilles pancartes de publicité de la Chevrolet, volées la nuit sur le long des autoroutes, si bien que l’on pouvait voir inscrit, sur tous les revêtements des bidonvilles, là où dormaient des gens sans permis de conduire : « Pas de bonheur sans Chevrolet. »
Ces pluies, qu’on appelait palo de agua, enflaient souvent le lac en le faisant déborder de son lit. L’eau inondait la plaine par lentes avancées, noyant les campagnes. Les averses pouvaient s’abattre en continu pendant quarante nuits furieuses, couvrant les prés de perroquets morts, et quand la marée arrivait jusqu’aux fermes et submergeait les cultures, des milliers de langoustes nageaient depuis le golfe jusqu’aux pousses de maïs et s’offraient un banquet sous-marin qui décimait en deux semaines la récolte de l’année. On maudissait les langoustes à Maracaibo comme on maudit les sauterelles en Égypte.
C’est dans ce monde qu’Antonio grandit en pêchant sur le lac. Nageant au cœur des mangroves et des palétuviers, son alimentation ne fut composée que de poissons-chats, de maigres à la chair blanche, de crabes bleus et de crevettes d’eau douce géantes, au point que la muette Teresa commença à croire, dans ses rêves les plus intrépides, que des branchies allaient lui pousser et qu’Antonio se mettrait à respirer sous l’eau. Un jour, alors qu’il avait onze ans, il rangea ses hameçons et ses lignes dans un sac, se dirigea vers le ponton du village et vola une pirogue. Des enfants l’aperçurent et le dénoncèrent. Il ne fallut pas attendre longtemps pour voir arriver au loin les propriétaires de l’embarcation. C’étaient les hommes riches de La Rita, ceux qui avaient le pouvoir, ceux qui faisaient la loi de ce côté du lac, Manu Muro, un grand gaillard de deux mètres, aussi large à la ceinture qu’aux épaules, Hermès Montero, un petit nerveux rouge de colère, et Asdrubal Urribarri, un Métis aux yeux verts et au pied bot, vêtu d’un marcel blanc, qui agitait les bras avec un torchon à la main comme s’il s’était levé précipitamment de table.
– Antonio, je te reconnais ! cria-t-il. Viens ici.
Depuis la rive, ils faisaient des allers-retours furieux sur les ordures jonchant la plage, en jetant des regards impétueux à Antonio qui s’éloignait à coups de rame. Asdrubal Urribarri disparut, puis revint avec un chien enragé aux babines écumantes qu’il lança à l’eau. Le chien fila comme un possédé jusqu’à la barque avec une aisance et une énergie qui surprirent tout le monde, monta sur les planches et sauta au cou d’Antonio. Mais il eut le temps de l’esquiver en bondissant par-dessus bord et s’échappa en nageant à contre-courant. Le chien le suivit, laissant la barque partir à l’horizon sous les hurlements d’Asdrubal.
– La barque ! Ne la laisse pas se perdre !
Le chien s’obstina dans sa poursuite, aboyant fiévreusement, mordant les vagues, grognant comme un fou. Antonio, lui, redoublait d’effort, plongeant la tête et disparaissant sous l’eau. Au bout d’une demi-heure, alors qu’il sentait une puissante crampe tirer sur sa cuisse et que de violentes courbatures raidissaient ses bras, il constata que les aboiements du chien s’étaient mués en une plainte, un gémissement de naufragé, au point qu’après quelques minutes, il ne restait plus que son petit museau hors de l’eau. Ce ne fut que lorsque le chien commença réellement à se noyer, en poussant des jappements de chiot, qu’Antonio se résolut à ralentir. Dans un dernier souffle de survie, l’animal le rattrapa et, au lieu de le mordre, s’agrippa aussitôt à ses épaules. Il était 18 heures. Les propriétaires de la barque, avec des lianes de cuir et des ceintures à la main, le guettaient depuis la rive.
– Tu finiras par te fatiguer, lui criaient-ils. On t’attend ici.
Épuisé, le chien sur son dos, Antonio se laissa porter par le courant jusqu’à arriver à Punta Camacho, résigné à attendre l’obscurité pour sortir du lac. La nuit ne tomba qu’un kilomètre plus loin, à Puerto Iguana, et quand il fut enfin camouflé par la lueur de la lune, protégé par le noir, il nagea jusqu’à un petit ponton et courut, accompagné du chien, vers la clôture de Camino Real par la voie libre qui menait à Pela el Ojo. Alors qu’il reconnaissait avec un soupir de soulagement les lumières de son taudis, apaisé d’être enfin arrivé sain et sauf, il fut pris de frayeur en découvrant la silhouette d’Asdrubal Urribarri qui, son torchon toujours à la main et sa démarche boiteuse, parlait à la muette Teresa avec de grands gestes de bras. Bien qu’il ait été sur le point de s’évanouir de fatigue, il jugea trop dangereux de se montrer. Il trouva un palmier solide, monta jusqu’au sommet et attendit que la nuit passe.
Les étoiles étaient énormes dans le ciel et le monde paraissait inondé de limon. Un groupe d’hommes se mit à le traquer. En haut du palmier, Antonio pleura, non de peur, mais de rage. Seul et glacé par la brise du lac, gêné par le fouillis de palmes qu’il disputa à deux rats qui grignotaient des tiges dans le houppier, il lui fallut deux heures pour s’endormir en écoutant les grenouilles s’accoupler, et il confondit dans son rêve leurs coassements avec les voix des hommes.
Il fut réveillé au petit matin par des coups de bâton sur ses pieds. C’était la muette Teresa. Pendant toute la nuit, elle l’avait cherché dans chaque arbuste, dans chaque raisinier sur les bords du lac, en vain. Le chien, contre toute attente, à l’insu de son propriétaire, par gratitude de l’avoir sauvé de la noyade, l’avait menée jusqu’à lui. La muette Teresa déposa au sol une serviette avec deux arepas, des galettes de maïs, et un peu de fromage râpé. Dans son langage restreint, elle lui fit signe de rester en haut, caché encore une nuit, peut-être deux, car Asdrubal Urribarri faisait des rondes autour de leur abri. Antonio creusa sa poitrine de colère.
– Un jour, je serai un homme et je n’aurai plus peur, lui dit-il depuis le sommet du palmier. Je lui apprendrai qui est le patron.
Mais la muette Teresa ne répondit pas. Le voyant là, juché sur cet arbre, caché et oublié de tous dans la désolation du monde, elle eut une douleur à l’âme, car elle ne pouvait concevoir un autre avenir pour Antonio que celui d’un voyou des rues, né au mauvais endroit, traînant sa solitude jusqu’à sa mort dans des rhumeries malheureuses où seuls s’égarent les rufians et les délinquants, les hommes désespérés qui n’attendent rien de la beauté, et qui ne savent plus pour qui il faut mourir. Elle l’imaginait comme ceux qui le recherchaient, ceux qui voulaient le battre, méchants et arrogants, éduqués par la violence du lac et par des pères avares, dont le cœur est une ronce sans fleur. Pire encore, elle se le représentait comme elle, une vie faite de désastres et de frustrations, assis sur les marches d’une église en tendant une main osseuse à des inconnus, ruminant des humiliations et des erreurs de jeunesse, ayant survécu à une enfance sans foyer ni refuge, sans amour ni protection, une enfance où personne ne lui avait appris à vivre.
C’est pourquoi, trois jours plus tard, lorsque tout le monde oublia l’affaire de la barque et qu’Antonio put rentrer chez lui, la muette Teresa l’accueillit avec une douceur patiente. Elle l’attendait là, juchée sur un petit tabouret, lavant son linge, penchée sur une bassine, et quand elle le vit tout pâle de fatigue et de faim, de froid et de peur, elle ne put s’empêcher de se demander comment l’humanité avait pu survivre au milieu de tant de cruauté. En silence, elle l’assit par terre, le déshabilla et lui donna un bain sommaire avec la même eau du linge, en frottant son corps, en remplissant la bassine de lambeaux d’algues et d’écorce de cocotier, et ils n’échangèrent plus un seul mot de toute leur vie sur cet incident.
Le lendemain, elle fouilla les recoins de son taudis et lui remit un paquet dans les mains. Antonio, dont c’était le premier cadeau, l’ouvrit à la hâte. C’était la petite machine à rouler des cigarettes qu’elle avait trouvée, dix ans auparavant, entre les plis du lange, sur les marches de l’église. Au dos, des lettres étaient gravées : Borjas Romero. Elle regarda Antonio droit dans les yeux, et ce fut une des rares fois qu’il entendit sa voix :
– Si tu veux devenir le patron, ne vole pas, articula-t-elle. Travaille.
Ainsi, Antonio se mit en tête de vendre des cigarettes. La première poignée de tabac, il l’obtint grâce à sa ruse. Un matin de septembre, quelques jours après l’épisode de la barque, il traversa la seule place de La Rita, entra d’un pas décidé dans l’épicerie La Pioja d’Henri Reille, un beau gaillard sans histoire, dans la quarantaine, plein de vigueur et de santé, fils d’immigrés nantais du début du siècle qui avait hérité de sa lignée française l’art audacieux du commerce, et lui proposa le marché suivant :
– Donnez-moi du papier et du tabac. Je reviendrai ce soir même avec le double de son prix.
Il quitta Henri Reille avec dix grammes de tabac, roula trente cigarettes et se rendit au port de Santa Rita, là où accostaient tous les jours des dizaines d’hommes arrivant du sud du lac de Maracaibo, des montagnes de Mérida et des marigots de Santander, de Trujillo et de Táchira, qui atteignaient le débarcadère sur des canots taillés en un seul tronc et des pirogues remplies d’animaux dont les cris faisaient écho dans la baie. Jusqu’au soir, maniant sa machine comme s’il s’était agi d’un luth vénitien, il vendit tout ce qu’il avait, calculant avec un soin de bijoutier chaque gramme de tabac, économisant chaque millimètre de feuille. Vers 19 heures, il fit le chemin du retour jusqu’à l’épicerie et posa sur le comptoir, sous le regard étonné d’Henri Reille, le butin de sa journée.
– Vous êtes plus riche ce soir que vous ne l’étiez ce matin, dit-il. Moi aussi. Continuons.
Pendant trois semaines, dans la chaleur suffocante de la côte, il fit des allers-retours inlassables depuis Pela el Ojo jusqu’à La Rita en incitant à fumer tous ceux qu’il croisait sur le port. Avec une obstination farouche, il se mêla à la grande communauté des vendeurs de glace pilée et de guarapo, des boissons fraîches à base de sève, de pâte de sucre et de pinole, jusqu’au jour où un porteur de marchandises lui proposa trois sous pour l’aider à décharger des sacs de noix de coco d’un bateau.
Antonio, qui à cet âge avait déjà des épaules larges et un dos musclé, jeta un des sacs sur ses omoplates à l’aide de deux lanières en cuir, surpris lui-même par la robustesse de ses bras et par la résistance de ses jambes, puis marcha vers le camion courbé en avant, … »

Extraits
« La découverte du pétrole changea tout. La ville se transforma en même temps qu’Antonio. Ce qui n’était encore il y a quelques mois qu’un village de pêcheurs et de glaneuses devint, avec l’arrivée massive de convois d’hommes avides, une cité babélique qui poussa en une nuit.
Tout Maracaibo s’étourdit au spectacle des camions chargés de gaillards venus des régions les plus reculées de Tucupita, des vallées du delta del Orinoco et des profondeurs éthérées de la Gran Sabana, qui se garaient en longues files muettes à l’entrée des banlieues. » p. 33

« De partout arrivaient des voyageurs, des couples et des célibataires, des routards et des passagers, qui le transportèrent tout à coup dans un univers parallèle fait de baisers volés et de promesses tenues. Il apprit l’histoire d’’Astrid Medina qui, pendant la guerre du Pacifique, avait reçu une lettre d’amour de la part d’un soldat destinée à une autre femme, décida d’y répondre et vécut une relation épistolaire pendant vingt ans avec un homme qu’elle ne rencontra jamais. Celle d’un pistolero aux cheveux bouclés, amoureux d’une Péruvienne de Colca, Lea Simonetta, qui passa sa vie entière à écrire la fable d’un pays où ils pourraient s’aimer librement. Celle d’une ravissante Dominiquaise, appelée Dulce Concepcién, qui partit pour Canaima afin de renouer un ancien amour avec une violoniste sur qui elle avait tiré deux coups de revolver, et mille autres histoires bouleversantes de beauté, si baroques et si invraisemblables qu’Antonio aurait voulu bâtir une bibliothèque au milieu de la gare pour pouvoir toutes les conserver. » p. 73-74

À propos de l’auteur
BONNEFOY_miguel_©joel_sagetMiguel Bonnefoy © Photo Joël Saget

Miguel Bonnefoy, auteur franco-vénézuélien, a écrit plusieurs romans très remarqués et récompensés, tous parus aux éditions Rivages, dont Les voyages d’Octavio (2015, Prix de la Vocation 2016), Sucre noir (2017) et Héritage (2020, Prix des Libraires 2021). Il est traduit dans plus de vingt langues. (Source : Éditions Rivages)

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