Cabane

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En lice pour le Grand Prix du roman de l’Académie française 2024
En lice pour le Prix interallié 2024
En lice pour le Prix du livre les Visionnaires 2024
Finaliste du Prix Landerneau des lecteurs 2024

En deux mots
En 1972 paraît le « rapport 21 ». Cet ouvrage, cosigné par Mildred et Eugene Dundee, Paul Quérillot et Johannes Gudsonn, est le fruit de plusieurs années de recherche à Berkeley. Prouesse scientifique et technologique, il modélise l’évolution de la planète et lance un signal d’alarme qui ne sera pas entendu. 50 ans après un journaliste veut savoir ce que les auteurs sont devenus.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les prophètes maudits

S’appuyant sur le rapport Meadows paru en 1972 et annonçant l’épuisement des ressources, Abel Quentin imagine quatre scientifiques réunis à Berkeley jusqu’à la publication de ce best-seller, leur réaction à la réception de l’ouvrage et leur vie durant le demi-siècle qui a suivi. Haletant et angoissant, mais avant tout épatant !

Ils sont quatre, quatre comme les cavaliers de l’apocalypse. Mildred et Eugene Dundee, Paul Quérillot et Johannes Gudsonn se sont retrouvés à Berkeley dans les années 1970 pour un projet un peu fou, essayer de modéliser les ressources de la planète, l’évolution de la démographie et leur interaction. Avec l’aide de l’informatique, encore balbutiante à l’époque, ils vont développer des scénarios qui les font frémir. Aussi, ils refont leurs calculs et vérifient leurs courbes avant de publier leur « rapport 21 ». Un travail qui annonce le dérèglement climatique, met en garde contre l’épuisement des ressources. L’ouvrage devient vite un best-seller, mais a finalement autant d’effet qu’un film d’horreur. On joue à se faire peur.
Les grandes entreprises pas davantage que les politiques ne s’affolent. Tout au plus, ils reconnaissent la qualité de ce travail prospectif et s’en inspirent pour relayer la mise en garde, tout en continuant à chercher des points de croissance.
Abel Quentin a la bonne idée de suivre les quatre auteurs au fil des ans. Eugene et Mildred vont inlassablement défendre leur œuvre, parcourir le monde, donner des conférences. Jusqu’au jour ou Eugene meurt. Mildred va alors quitter la scène, se réfugier dans le silence. Le norvégien Johannes Gudsonn va retourner dans son pays pour y poursuivre ses recherches. Pendant quelques temps, on le localise à Bergen avant de perdre sa trace. La rumeur dit qu’il aurait rejoint une communauté prônant la décroissance. Paul Quérillot, le Français, va capitaliser sur son savoir-faire et en faire profiter l’industrie pétrolière avant de se mettre à son propre compte et faire fortune comme consultant.
Dans la seconde partie du livre, qui se déroule en 2022, le rédacteur en chef d’un magazine en perte de vitesse, confie à un journaliste le soin d’enquêter pour un reportage marquant les 50 ans du rapport, à charge pour lui de retrouver les auteurs et d’essayer de comprendre comment ils ont vécu la réception encourageante de leurs recherches et l’inaction qui a suivi durant des décennies. Une enquête étonnante à bien des égards que je vous laisse découvrir.
Après s’être confronté à la l’islam radical dans Sœur et au wokisme dans Le Voyant d’Etampes, Abel Quentin s’intéresse aux limites à la croissance et au risque d’effondrement effectivement pointés en 1972 par le très officiel rapport Meadows commandé par le Club de Rome. Mais il le fait en romancier, en inventant des personnages qui, chacun à leur manière, vont concentrer les espoirs et les contradictions, les peurs et l’incompréhension que leurs révélations ont suscitées.
Quand on court à la catastrophe en toute connaissance de cause – la maison brûle et on regarde ailleurs — alors on peut être tenté par l’extrémisme, sombrer dans la dépression ou la folie. Abel Quentin a une nouvelle fois réussi un grand roman qui se lit comme un polar. Et ce n’est pas sans angoisse qu’on le referme, ayant compris qu’il est vraisemblablement déjà trop tard pour éviter l’apocalypse annoncé.

Cabane
Abel Quentin
Éditions de l’Observatoire
Roman
478 p., 22 €
EAN 9791032925430
Paru le 21/08/2024

Où ?
Le roman est situé aux États-Unis, à Berkeley et dans l’Utah, mais aussi en Norvège, du côté de Bergen, et près de Lonevåg, sur l’île d’Osterøy ainsi qu’en France, notamment à Paris, Dieulefit et dans le Puy-de-Dôme.

Quand ?
L’action se déroule années 1970 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Berkeley, 1973. Département de dynamique des systèmes. Quatre jeunes chercheurs mettent les dernières touches au rapport qui va changer leur vie.
Les résultats de l’IBM 360, alias « Gros Bébé », sont sans appel : si la croissance industrielle et démographique ne ralentit pas, le monde tel qu’on le connaît s’effondrera au cours du XXIe siècle. Au sein de l’équipe, chacun réagit selon son tempérament ; le couple d’Américains, Mildred et Eugene Dundee, décide de monter sur le ring pour alerter l’opinion ; le Français Paul Quérillot songe à sa carrière et rêve de vivre vite ; et l’énigmatique Johannes Gudsonn, le Norvégien, surdoué des maths ? Gudsonn, on ne sait pas trop. Certains disent qu’il est devenu fou.
De la tiède insouciance des seventies à la gueule de bois des années 2020, Cabane est le récit d’une traque, et la satire féroce d’une humanité qui danse au bord de l’abime.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
Le Devoir (Christian Desmeules)
Blog motspourmots (Nicole Grundlinger)


Abel Quentin présente « Cabane » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Le Rapport
1
Le 1er juillet 2007, le Français Paul Quérillot rendit visite au couple Dundee, à l’occasion d’un colloque qui l’avait conduit à traverser l’Atlantique pour se rendre non loin de leur élevage de porcs, au sud de Salt Lake City.

À cette date, les quatre auteurs du « rapport 21 » étaient encore en vie.

Quérillot habitait près de Paris, dans une vaste maison de la banlieue ouest.
Le Norvégien Johannes Gudsonn avait été signalé à Londres, à Bergen, et près de Lonevåg, sur l’île d’Osterøy.
Les Américains Eugene et Mildred Dundee vivaient dans l’Utah, avec leur fils Dan.

2
Eugene Dundee était venu prendre Quérillot au Hilton de Salt Lake City, après son colloque, et ils roulaient depuis deux heures à travers une plaine brune qui coulait au pied des Rocheuses, à bord d’un 4 × 4 Defender couleur sable à la peinture écaillée.
Eugene Dundee allait sur ses soixante-cinq ans mais il s’en sortait pas mal, pensa Paul Quérillot en observant son ancien collègue à la dérobée. Les manches retroussées de sa chemise bûcheron découvraient des avant-bras musculeux, où moutonnaient des poils blancs. Toujours la face longue, les lunettes à double foyer, le nez en lame de couteau. Mais les traits étaient plus énergiques, comme si les années l’avaient libéré de cette timidité inquiète qui l’empêchait d’agir franchement. Son torse s’était développé. Il avait pris des épaules. Était-ce le bénéfice de la vie d’éleveur, loin des paillasses universitaires ? Le Français réalisa que Eugene (« You-djin », à l’américaine) était probablement en meilleure forme que trente-cinq ans plus tôt, à Berkeley.
Lui-même, Paul Quérillot, avait davantage accusé le coup. Trois décennies passées le cul sur une chaise de bureau n’avaient pas pardonné. Le corps était taillé dans un bloc de gras blême. Il portait son pantalon au-dessus du nombril. Il savait ce qui l’attendait : comme nombre de mâles blancs imberbes, aux sourcils trop clairs, avec de l’embonpoint, il finirait par ressembler à une vieille geisha. Six mois plus tôt, un praticien de l’avenue de Wagram l’avait délesté de 10 000 euros pour lui remonter les joues. Le résultat était acceptable. Il n’était pas transfiguré non plus.
— Mildred sera contente de te voir, dit Eugene.
La route était rythmée par de grands panneaux publicitaires où dominaient les réclames pour assureurs ou pour avocats (« INJURED IN A CRASH? CALL ASH! » ; « LIFE IS SHORT. GET A DIVORCE »). Quérillot respirait bruyamment, mâchonnait un chewing-gum mentholé, tapotait le rebord de la fenêtre. Clôturé deux heures plus tôt, le colloque s’était bien passé, même si cette raclure pédante de Caleb Espinozi l’avait présenté comme un « dirigeant de société » sans mentionner sa formation de chercheur, omission perfide destinée à lui rappeler, au besoin, qu’il ne faisait plus partie de la famille. Plus tard, Quérillot s’était vengé en se levant pour aller pisser pendant l’exposé de l’Américain. Il avait regretté de ne pas porter des chaussures qui couinent, comme les clowns.
— Moi aussi, je suis content, mentit le Français.
Il n’avait jamais trop aimé se replonger dans le passé. Il avait prévenu ses anciens collègues de sa présence en Utah au dernier moment, par e-mail, au fond il espérait qu’ils ne seraient pas disponibles, cependant il jugea qu’il ne pouvait pas les snober, que les Dundee entendraient parler de sa visite : le colloque réunissant chercheurs et acteurs du secteur privé autour de l’avenir de la dynamique des systèmes ferait certainement l’objet d’une mention dans les revues spécialisées. Quérillot s’était figuré que les Dundee avaient sans doute gardé, malgré leur reconversion dans l’élevage porcin, une forme de lien avec la vie universitaire et scientifique. Voilà, ça s’était machiné ainsi, et il n’était plus question de revenir en arrière.

Depuis la publication du rapport 21, au début des années 1970, il avait revu le couple une seule fois. C’était en 1993, lors de l’hommage scientifique organisé à l’université de Berkeley après la mort de leur mentor, Daniel W. Stoddard, le fondateur de la dynamique des systèmes. Entre les interventions, les participants s’étaient retrouvés autour d’une table de buffet pour boire un café et échanger leurs souvenirs du « vieux Dany ». Les meilleurs spécialistes mondiaux de la discipline étaient là, réunis dans le petit patio attenant à la salle de conférence ; petite troupe cosmopolite qui déclinait son jus de cerveau dans un anglais standard. L’ombrageux Fiodor Morinović, ancien transfuge de l’URSS, qui avait fondé l’un des premiers départements de la discipline. Hans Norton, l’Allemand sautillant et couperosé, qui l’avait quasiment introduite en Europe. Le New-Yorkais Caleb Espinozi et son éternel T-shirt de vieil ado fatigué, qu’il portait comme s’il voulait dire au monde qu’il était Paul Espinozi, si sûr de sa valeur qu’il n’était pas tenu de faire un effort, comme les autres. Certains s’étaient déjà croisés aux obsèques, un an plus tôt. Pour d’autres, comme Quérillot, l’hommage scientifique était une session de rattrapage.
L’ambiance était bon enfant mais les Dundee et Quérillot s’étaient soigneusement évités. L’ombre de Stoddard était entre eux, ainsi qu’un nœud serré de rancœurs anciennes : les Dundee reprochant à Quérillot de ne pas les avoir défendus après la publication du rapport, et même d’avoir trahi ; Quérillot reprochant aux Dundee de l’avoir mis sur la touche, de ne jamais l’avoir cité dans leurs interviews, d’avoir effacé son nom du tableau. Les piques du Français n’avaient rien arrangé. Pendant des années, il avait répété que Stoddard n’avait pas eu de véritable héritier – Mildred Dundee s’était, à raison, sentie personnellement visée.
Le temps avait passé, ils étaient de vieux chevaux à présent, et cette brouille était un peu ridicule. Il leur avait écrit qu’il serait ravi de passer un moment avec eux, entre anciens collègues. Ils avaient répondu rapidement. Lui avaient-ils pardonné ? Il avait bien pardonné, lui. « Puéril, pensa Quérillot en mâchonnant son chewing-gum. Tout cela est puéril. » Il était fébrile, et le soleil cognait à la verticale sur le Defender.
Les yeux fixés sur la route, Eugene parla un peu. Il s’énerva en évoquant une gigantesque ferme porcine située à quelques dizaines de kilomètres, qui vendait des bêtes gavées d’antibiotiques aux consommateurs américains. Puis il se tut et demeura silencieux le reste du trajet. On aurait dit qu’il voulait attendre sa femme pour célébrer ces retrouvailles ; comme s’ils ne pouvaient se retrouver vraiment en l’absence de celle qui fut, si ce n’est l’élément le plus brillant, du moins l’âme du rapport 21.
*
Mildred avait pas mal morflé. Elle les attendait devant la ferme, son corps maigre flottant dans une salopette en jean. Elle portait une casquette délavée : Daffy Duck, le canard facétieux, y subsistait à l’état de vestige. Des rides tombaient en draperie fine aux coins de sa bouche et en marchant au-devant d’elle Quérillot sentit une grande tristesse et une bouffée de sympathie, ou de solidarité, l’envie de la serrer dans ses bras en lui disant qu’ils en étaient tous là, qu’il savait qu’elle savait qu’il savait, que c’était terrible mais que c’était leur lot commun. Cependant la voix de Mildred retentit et cette voix était enjouée, et tonique.
— Hi, Paul !
Quérillot comprit qu’elle ne s’était pas vue vieillir, et ce constat arrêta net l’élan du Français. Il lui tomba tout de même dans les bras et ils se donnèrent l’accolade. Puis ils s’écartèrent pour se jauger de pied en cap, comme deux vieux copains.

Il eut droit à une courte visite. Les lieux consistaient en une belle bâtisse en bois peint, et deux hangars en béton coiffés par un toit en tôle ondulée, dont l’un servait de remise pour le matériel. L’autre abritait une porcherie nouvelle génération, réservé aux naissances et aux premières semaines d’allaitement. Les truies gestantes étaient particulièrement choyées : elles étaient réunies par petits groupes de deux ou trois dans de larges boxes tapissés de paille fraîche. Mildred lui montra une machine.
— C’est un distributeur de rations individualisées. Pour limiter les agressions entre les animaux, précisa l’Américaine.
— Moi, je n’en voulais pas, grogna Eugene.
— On en a déjà parlé, soupira Mildred.

À six semaines, les porcelets et leurs mères rejoignaient leurs congénères, élevés en plein air sur un terrain de huit hectares. Eugene avait fait l’acquisition de cabanes mobiles qu’il déplaçait périodiquement avec un vieux tracteur, de marque John Deere, pour varier les zones de pâturage. Les porcs broutaient une luzerne fraîche, régime complété par du fourrage et des céréales sans intrants agricoles (« ou autres saloperies », ajouta Eugene et sa bouche se tordit, comme si on le forçait à manger une pleine cuillérée d’engrais). La mise à mort était effectuée sur place, par une société d’abattage mobile.
— Un système assez novateur. Pas de long trajet en camion. Autant de stress en moins pour les bêtes, précisa l’Américain.
— Bien sûr, elles sont anesthésiées préalablement, compléta Mildred.
Paul Quérillot se souvint alors que le premier article de Mildred, celui qui l’avait fait repérer par Daniel W. Stoddard, traitait de la dynamique de l’industrie du porc aux États-Unis, décrivant avec minutie le fonctionnement de la chaîne d’approvisionnement, des parcs d’engraissement jusqu’au détaillant. Il était émouvant qu’elle finisse par élever ces cochons qui avaient été son objet d’études, envisagés comme des « unités ». Il le fit remarquer à Mildred qui se contenta de sourire, étonnée qu’il se souvienne d’un papier obscur publié dans la revue de Stoddard, à la fin des années 1960.
*
Ils dînèrent de travers de porc miellés et de mashed potatoes, arrosés de vin californien.
— Nous avons nos propres ruches, l’informa Mildred, fière de servir un repas dont seul le vin provenait de l’extérieur.
Quérillot nota que son rire se prolongeait parfois au-delà du raisonnable, trahissant un dérèglement nerveux. Peut-être qu’elle s’était vue vieillir, tout compte fait. Le couple avait l’air de vivre dans une grande solitude, et agissait comme des gens qui avaient perdu l’habitude de recevoir du monde.
Au moins, Mildred faisait la conversation. Elle parlait de l’université de Berkeley, qui avait bien changé.
— C’est devenu beaucoup plus sage. Tu croises des jeunes gens pressés, qui veulent tous travailler dans la Silicon Valley. Quelqu’un m’a dit que l’administration de l’université voulait virer les clodos de People’s Park.
Elle lui demanda s’il avait des nouvelles de Gudsonn, leur collègue norvégien. Quérillot lui retourna la question.
— Aucune, soupira Mildred. Aucune nouvelle.
Trente-cinq ans plus tôt, Quérillot avait eu envie de coucher avec sa collègue américaine. Moins à cause de ses charmes (encore qu’elle n’était pas mal, avec sa bouche ourlée et sa légère bosse au sommet de l’arête nasale) qu’en raison de la longue promiscuité imposée par leurs travaux de recherche. Plus d’une fois il l’avait imaginée allongée dans l’herbe du campus, échevelée, les petites mains griffues plantées dans ses reins. Un soir, il avait cru la chose proche de se produire, au terme d’une journée d’intense labeur, après qu’ils avaient passé trois heures à débattre du nombre d’hectares de terres nécessaires pour nourrir la population américaine, à rendement céréalier constant. Ils se trouvaient dans une salle vide du Evans Hall. L’épuisement, la tension étaient à leur comble : comme un orage prêt à crever. Les ions négatifs tourbillonnaient autour d’eux, nuée d’invisibles cupidons farceurs. À moins qu’il ait imaginé cela tout seul. Bien sûr, il ne s’était rien passé. À présent il cherchait en vain la petite brune piquante de ses souvenirs. De leur jeunesse, il ne restait plus grand-chose : quelques photos prises avec un Polaroid, dans un album « Berkeley 1970-1973 » qu’il n’ouvrait jamais.

Eugene mastiquait lentement, parlait peu. De temps à autre, il levait la tête de son assiette et regardait droit devant lui, par-dessus l’épaule du Français, vers la porte laissée entrouverte sur la plaine ; il semblait incrusté dans sa chaise, plus ancien que la ferme. Primitif, farouche. À chaque fois que Mildred s’éclipsait pour aller en cuisine, un lourd silence s’installait, et Quérillot guettait le frottement des sandales annonçant le retour de la maîtresse des lieux. Il respira un peu lorsque la conversation roula sur Stoddard. C’était un bon sujet, le sujet rassembleur par excellence. Tout le monde aimait Stoddard. Tout le monde admirait Stoddard. Daniel W. Stoddard et son humour, Daniel W. Stoddard et son charisme bourru, son charme paysan qu’il surjouait pour leur plus grand bonheur, le bon sens paysan du Nebraska contre les intellectuels et la morgue universitaire, son numéro de faux candide. Stoddard, le professeur dans l’âme et le chercheur passionné. Les cours de Stoddard, les digressions de Stoddard. Les blagues de Stoddard, aussi.
— Qu’y a-t-il de plus borné qu’un économètre ? imita Quérillot, en prenant une grosse voix.
— Deux économètres, répondit Mildred.
Ils rirent de bon cœur.
— Chacun se souvient de son Stoddard, conclut l’Américaine. Chacun de nous avait une relation spéciale avec lui.
Et ils restèrent quelque temps silencieux, plongés dans leurs souvenirs.
Ils n’évoquèrent pas une seule fois le rapport 21, du moins pas de manière frontale, se contentant d’allusions discrètes à l’amélioration spectaculaire des outils de recherche, et aux conflits entre générations (qu’ils abordèrent indirectement, à propos de leur fils Dan). Le garçon faisait leur fierté : étudiant en agronomie à l’université d’État de l’Utah, il venait régulièrement donner le coup de main, le week-end. Deux heures après l’arrivée de Quérillot, les gravillons de la cour avaient crissé à nouveau et Dan était apparu dans l’encadrure de la porte, un casque de moto à la main : immense et baraqué, face poupine. Sur son T-shirt, un slogan rappelait qu’il n’y avait « pas de planète B ». Il broya la main de Quérillot, avant de regagner sa chambre.

Après le dîner, ils prirent le café dehors. Quelques ampoules de couleur éclairaient faiblement une pergola en bois sombre et lui donnaient une atmosphère de guinguette montmartroise, au cœur de l’Utah. Deux ampoules grésillèrent, avant de claquer. Quérillot accueillit avec gratitude l’obscurité qui mangeait les visages et rendait plus supportables les longs silences qui menaçaient de s’installer. Il aurait fallu crever l’abcès, expliquer son choix de travailler pour l’industrie pétrolière de 1975 à 1987, dire pourquoi il n’avait pas soutenu les Dundee quand ils avaient été attaqués. Il n’en fit rien. Au fond il n’avait aucune envie de se justifier, ni de gâcher l’équilibre faux et confortable de ce dîner.
Debout derrière Eugene, Mildred avait passé ses mains autour du cou de son mari. Lèvres minces, pommettes hautes et osseuses, joues creusées : elle était le visage même de la sobriété dont elle s’était fait, trente-cinq ans plus tôt, l’apôtre internationale. Le Français regarda le couple immuable et pensa à tout ce qu’ils avaient traversé. Les deux Américains se ressemblaient. Ils avaient l’air d’un frère et d’une sœur ; deux enfants atteints de vieillissement prématuré, qui vivraient dans un monde imaginaire. Déjà, au temps de leur collaboration, la sexualité des Dundee lui avait semblé mystérieuse, et il ne pouvait se la représenter que de deux façons : inexistante ou bien totalement débridée, faite de jeux déviants et régressifs. Une chose était certaine : ces deux-là s’aimaient profondément. Cela, il en était sûr.
À 23 heures, les Dundee installèrent Paul Quérillot dans sa chambre, à l’étage. Le Français demeura longtemps devant la fenêtre entrouverte, les yeux plongés dans la plaine, à écouter les chiens de prairie qui criaient comme des petites filles pour signaler un prédateur. Il songea qu’après une trop longue séparation les souvenirs communs, au lieu de réunir les gens, dressaient entre eux une barrière invisible, et il regretta d’avoir imposé ce dîner. Il partit le lendemain aux aurores, conduit par Dan qui avait à faire en ville. Le jeune homme le déposa dans le centre, où Quérillot eut le temps de flâner un peu, et visita un temple mormon. Puis il prit un taxi pour l’aéroport.

Eugene Dundee mourut deux heures plus tard, la cage thoracique broyée sous le poids de son tracteur John Deere.

3
Paul Quérillot apprit la nouvelle en regardant une chaîne de télévision américaine, dans le petit salon réservé par American Airlines aux clients premium, à l’aéroport de Salt Lake City. Il suivait une allocution du président George W. Bush sans l’écouter vraiment, davantage attaché à scruter l’expression du visage martial, à déceler l’ancien alcoolique derrière le chef d’État, appréciant le mélange de légère imbécillité et d’honnêteté que dégageait le tombeur de Saddam Hussein. Soudain, son attention fut attirée par le bandeau qui défilait sous l’image.
« LE SCIENTIFIQUE EUGENE DUNDEE MEURT DANS UN ACCIDENT DE TRACTEUR »
Les mots sonnaient comme un mauvais canular. Il consulta son BlackBerry : la nouvelle était diffusée dans différents médias en ligne. Ils reprenaient tous la même dépêche d’Associated Press, un texte court et strictement informationnel, l’accident de tracteur, un bref rappel biographique, l’influence de Stoddard, le rapport 21, le Nobel jamais obtenu, le prix de l’institut Kiel comme lot de consolation, un fils, son épouse et collègue Mildred qui n’a pas souhaité s’exprimer. « Accident », « tracteur », « décès immédiat ». Quérillot tenta d’apprivoiser l’information qui s’invitait dans l’espace détente, de façon scandaleuse.

Dans un accident de tracteur.
L’idée le traversa que les mots de la dépêche avaient tué Eugene, ils étaient trop précis, ils avaient précipité le drame qu’ils décrivaient, si un journaliste d’Associated Press n’avait pas annoncé la mort de Dundee en termes aussi définitifs peut-être ne serait-il pas mort tout à fait, son cas serait demeuré réversible, incertain, dans une zone intermédiaire entre les mots et la réalité – un purgatoire.

La veille, il avait observé les avant-bras arrimés au volant, pleins de sève. Il avait pensé que Eugene avait quinze ou vingt ans devant lui, peut-être plus, et d’ailleurs Eugene avait besoin de ce temps-là, il lui avait dit qu’il voulait continuer à former leur fils, Dan, que celui-ci n’était pas encore prêt. Son ancien collègue était un homme délicat et une intelligence aiguisée, et surtout une somme d’expériences considérable qui s’étaient sédimentées pour aboutir au vieil Eugene Dundee, ancien scientifique qui ressemblait à un pionnier de l’Ouest, hiératique et taiseux. Une vie est un processus de sédimentation subtil et fastidieux, pensa le Français, et ce processus était anéanti d’un seul coup, d’une façon si absurde que c’en était insultant. Il avait déjà perdu des proches, brutalement pour l’un d’entre eux, et à chaque fois il avait ressenti, presque autant que la tristesse, une profonde amertume, un sentiment de gâchis.

Bien sûr, Quérillot fut sidéré par la coïncidence qui l’avait vu visiter Eugene Dundee la veille de sa disparition. Ils s’étaient perdus de vue pendant trente-cinq ans, et puis ils s’étaient retrouvés et le lendemain Eugene était mort. Il pensa : « Je l’ai tué, j’ai été le messager du Royaume des morts », puis : « Il m’attendait pour mourir, il voulait se confronter au passé une dernière fois avant de partir. » Enfin : « Il m’a consacré sa dernière soirée. J’ai gâché ce qui aurait dû être son ultime tête-à-tête avec Mildred. Elle me haïra pour cela. » Il ricana nerveusement, les mains crispées sur les accoudoirs de son fauteuil massant. En plus d’être stupides, ces considérations trahissaient le besoin de jouer un rôle central dans tous les événements qui survenaient en périphérie de son existence, signe d’un ego pathologique.

Hier, j’ai dîné avec Eugene et nous avons mangé des travers de porc.
« La mort est une conversation interrompue », lui avait dit un jour son père, au retour d’un enterrement. S’agissant de Eugene, la conversation n’avait jamais vraiment commencé. Il était un ancien collègue, mais il n’était pas un ami, ou alors ce mot n’avait plus aucun sens. Cette soirée avait seulement été l’occasion de mesurer la distance qui s’était installée entre eux. Le rapport 21 et sa sombre prophétie les avaient réunis, pendant deux années de recherche, et les avaient séparés, brutalement. Les Dundee avaient choisi de le porter comme un flambeau avant de se retirer à la campagne, au milieu des cochons. Quérillot, lui, avait fui ses responsabilités. Il s’était réfugié dans une frénésie d’ambition et de jouissance – toutes choses que condamnait, en un sens, le rapport.

Eugene m’a montré sa ferme, et il est mort.
Et Mildred ? Elle serait secouée, mais elle survivrait. Il avait entendu sa voix forte et calme tandis qu’elle parlait des aménagements de leur élevage de porcs. D’une certaine façon, il était préférable que Eugene Dundee soit décédé avant Mildred, car celle-ci semblait contenir des ressources d’énergie supérieures : elle pourrait s’adapter à l’absence de son double. Dan prendrait la place du père et entourerait la veuve Dundee (ce mot !) de toute son affection. Ils devraient se méfier de l’isolement, cependant. Elle était déjà engagée sur une pente glissante. La veille, après le dîner, le couple avait semblé hésiter sur la conduite à tenir, comme s’ils avaient oublié les usages basiques de sociabilité. Mildred avait cherché pendant de longues minutes s’il y avait quelque part une bouteille de digestif, avant de renoncer.

Quérillot gagna le hall et jeta un œil sur le tableau d’affichage : l’embarquement n’aurait pas lieu avant une bonne heure. Se trouvant encore dans l’Utah, il aurait pu prolonger son séjour pour assister aux obsèques, peut-être même qu’il aurait dû le faire. Oui, il aurait dû tourner les talons et procéder à l’annulation de son vol. Au lieu de quoi il décida qu’il n’avait pas reçu l’information à temps et demeura là, dans une torpeur lâche et agréable, jusqu’à l’embarquement. Il enverrait un message à Mildred à son atterrissage à Paris. Lorsque les hôtesses de l’air entamèrent leur ballet gracieux, indiquant les issues de secours avec des gestes chorégraphiés de pantomimes, Quérillot songea qu’ils n’étaient plus que trois êtres vivants à avoir participé à l’élaboration du rapport sur l’avenir du monde au XXIe siècle.

4
Trente-cinq ans plus tôt, les deux Américains avaient été les plus ébranlés par les conclusions de leurs travaux. Celles-ci n’avaient pas été obtenues en un jour ; la sombre prédiction s’était dévoilée par étapes, et cependant Quérillot se souvenait d’un moment précis, au mois de mai 1972, après la première modélisation des données confiées au programme Global3.
*
Dehors, le soir n’était pas tombé mais la fête était déjà dans l’air sec et chaud. Des groupes se formaient sur les pelouses du campus, de jeunes professeurs en chemisette s’y mêlaient et draguaient les étudiantes. Symbole de l’université de Berkeley, l’horloge du campanile allait bientôt libérer un nouveau flot d’étudiants braillards, décidés à envahir la nuit. La plupart se répandraient dans les colocations enfumées, les fraternités ou les bars de la ville. Quelques-uns s’entasseraient dans une voiture puant le tabac et la marie-jeanne, traverseraient la Baie et pousseraient jusqu’à Haight-Hashbury.
Berkeley ! Un des endroits les plus exaltants de la Terre, foyer mondial de la contestation contre l’ordre, la guerre. « Un paradis pour les sympathisants communistes, les protestataires et les déviants sexuels », avait résumé le gouverneur de Californie, Ronald Reagan. Trois ans plus tôt, le « jeudi sanglant » de People’s Park avait donné à l’université ses galons de bastion hippie ; Reagan avait envoyé la troupe pour évacuer le parc et une centaine d’étudiants avaient été blessés. Il y avait eu un mort, aussi. À présent, le pic de contestation était passé, les hippies étaient un peu moins présents mais la culture insurrectionnelle demeurait. Elle était bien implantée au sud du campus, du côté de Telegraph Avenue. Berkeley : la Harvard de l’Ouest. Le corps enseignant comptait onze Nobel. L’excellence des universités de la côte est, sans leur morgue et leur arrogance WASP. La flamme de la connaissance, au milieu des danses indiennes et du crachotement des ghetto-blasters. La physique atomique et Jimi Hendrix.
Mildred, Eugene, Paul et Johannes s’étaient installés dans une salle de cours déserte, au rez-de-jardin. Sur le tableau noir trop hâtivement effacé, des bribes de mots témoignaient qu’un cours de sciences humaines s’était tenu là, quelques heures plus tôt : on y avait manié des concepts complexes de linguistique, et des étudiants de premier cycle s’étaient pignolés sur du Noam Chomsky.

Les quatre trimaient depuis près de deux ans sur la mission que leur avaient confiée les commanditaires : « analyser les causes et les conséquences à long terme de la croissance sur la démographie et sur l’économie mondiale », et aussi sur la question incidente, posée dans les termes d’une brutale simplicité, par des gens qui ne se payaient pas d’à-peu-près : « Les activités humaines peuvent-elles poursuivre leur croissance de façon durable, face aux limites des ressources naturelles non renouvelables, de la surface des terres arables et de la capacité d’absorption de la pollution par les écosystèmes ? » Une première réponse leur avait été livrée par l’ordinateur IBM, la machine futuriste à deux millions de dollars, équipée de bandes magnétiques et de son propre système d’exploitation, qu’ils avaient alimentée de données contenues sur des cartes perforées, six jours par semaine, pendant douze mois. Cette réponse n’était pas vraiment réjouissante. Mildred avait découvert le schéma no 8, dit « business as usual », et sa courbe en forme de cloche qui n’annonçait rien de bon. Ce schéma décrivait ce qui se passerait si la croissance industrielle et démographique suivait son cours, sans que l’on fasse rien pour la juguler. Symbolisés par des courbes en trait plein, les indices de l’abondance (consommation alimentaire par terrien, production industrielle, espérance de vie, etc.) dépassaient la capacité de charge de la planète vers 2020, indiquée par une courbe en pointillé. Puis ils chutaient brutalement, en 2050. Ce qui signifiait un effondrement des conditions matérielles d’existence et une diminution brutale de la population mondiale, dans la deuxième partie du XXIe siècle.
— C’est la chose la plus effrayante que j’ai vue de ma vie, avait dit Mildred.

Quérillot et Eugene s’étaient regardés par-dessus l’épaule de Mildred, qui contemplait le gouffre. Des éclats de rire s’échappaient d’un bureau voisin, où des doctorants fêtaient un anniversaire. Gudsonn, le Norvégien, se tenait en retrait, le menton dans une main, un bras replié sur le torse. Cheveux raides, hérissés sur le crâne, coupés ras à la nuque et aux tempes. Ses oreilles étaient larges et décollées. Les rayons du soleil balayaient la pièce jusqu’à mi-hauteur. Ils étaient filtrés par un grand érable rouge, et les visages étaient criblés de taches de lumière.
Ils étaient quatre, comme les Beatles ou les évangélistes. Eugene avait travaillé sur la pollution, Mildred sur la production industrielle et la consommation, Quérillot sur les ressources non renouvelables, Gudsonn s’était occupé de la démographie mondiale et s’assurait de la rigueur mathématique du programme de simulation. Pendant un an, ils y avaient sacrifié leurs journées et une partie de leurs nuits.

Mildred avait levé la tête : elle était au bord des larmes. Elle avait cherché le regard de son jeune mari. Celui-ci avait baissé les yeux, il ne voulait pas céder à l’émotion, ni se livrer à une scène de couple devant ses deux collègues européens. Il avait marmonné quelques mots dérisoires :
— That’s OK, Mildred. That’s OK.
— C’est juste une hypothèse, avait appuyé Quérillot.
— Une parmi neuf autres, avait renchéri Eugene.
— La courbe ressemble à une grosse vague, une grosse vague californienne, avait complété Quérillot avec son gros accent, en espérant détendre l’atmosphère.
Le Norvégien n’avait rien dit. Son visage émacié était presque douloureux, tordu par une extrême concentration.
*
Trois jours plus tard, Mildred s’était reprise, elle avait même retrouvé son allant habituel. Elle était optimiste, elle croyait en l’homme, disait-elle avec son sourire franc et courageux. Il suffisait d’informer les gens, si les gens étaient informés ils agiraient en conséquence. C’était son nouveau credo : « Quand les gens sauront, il y aura une onde de choc et il y aura une réaction », lançait-elle en rejetant sa mèche en arrière, d’un coup de tête (et alors Quérillot avait l’impression qu’avec ce geste elle rejetait sa féminité encombrante, au lieu de quoi elle ne parvenait qu’à être plus désirable encore). Pour elle, les choses étaient simples : les sociétés humaines n’allaient pas sombrer sans réagir. Le scénario catastrophe, ce-qui-se-passera-si-les-choses-suivent-leur-cours-tranquille, était un épouvantail utile. Il indiquait la voie du redressement. Mais il ne se produirait pas. Hein, Eugene ? Tout à coup elle interrogeait son jeune mari, et doutait à nouveau. Que pensait Eugene de tout cela ? C’était difficile de le savoir, il n’était pas du genre à donner son opinion sur ce qui ne relevait pas de sa spécialité, la dynamique des systèmes. Quérillot ne disait rien. Il savait, lui, que les sociétés humaines pouvaient décider très délibérément d’ignorer un problème et se suicider (et il supposait que Gudsonn le savait aussi parce que leur continent d’origine en avait fait l’expérience au début du siècle, l’Europe prospère s’était suicidée, peut-être même que l’histoire des hommes était une série de suicides collectifs, si l’on considérait qu’il n’y a guère d’événements que n’eût évités un sursaut). Cela, les deux Américains le comprenaient plus difficilement, à cause de ce que Quérillot appelait leur optimisme à la con.
Des années plus tard, dans une interview publiée dans la revue Science, Quérillot leur avait adressé un tacle déguisé, en espérant qu’ils le recevraient, de l’autre côté de l’Atlantique. « Mes deux collègues ont été heurtés dans leur naïveté et leurs croyances les plus profondes. Pour nos amis américains, éduqués dans un esprit de conquête, chaque limite dépassée en dévoile une autre. Pour de tels individus, il est particulièrement déstabilisant de découvrir que nous vivons dans un monde fini, dont les limites physiques ne peuvent être dépassées. » Comme si cela ne l’avait pas déstabilisé, lui !

5
« Vous connaissez la légende du sage Sissa ? » avait demandé Daniel W. Stoddard deux ans plus tôt, en 1970, lorsqu’il les avait réunis pour la première fois dans son bureau au cinquième étage du Evans Hall, le bâtiment consacré à la recherche en économie et mathématiques. La tour en béton jurait avec le style Beaux-Arts qui dominait sur le campus. Depuis trois ans, elle hébergeait le minuscule département de dynamique des systèmes, qui se résumait à la personne de Daniel W. Stoddard.
— La légende du sage Sissa, répéta le professeur.
Il tapotait sur la table avec un stylo, comme un télégraphiste.
— Vraiment, personne ?
Le vieux Dany était rose et massif, avec un nez court et retroussé qui lui donnait un air vulgaire : mais quand il parlait, son charme éclipsait tout. Il immobilisa le stylo, bascula sa chaise en arrière.
— Un roi des Indes s’ennuyait. Il promit donc une récompense exceptionnelle à qui lui proposerait une bonne distraction. Lorsque Sissa lui présenta le jeu d’échecs, le souverain demanda au sage ce que celui-ci souhaitait en échange de ce jeu extraordinaire. Alors Sissa demanda au prince de déposer un grain de riz sur la première case, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième, et ainsi de suite pour remplir l’échiquier en doublant la quantité de grain à chaque case. Le prince accorda immédiatement cette récompense en apparence modeste. Atterré, son conseiller lui expliqua qu’il venait de signer la mort du royaume : des siècles de récolte ne suffiraient pas à s’acquitter du prix du jeu.
— Dix-huit milliards de milliards de grains, murmura le Norvégien qui avait calculé, de tête.
— À peu près, concéda Stoddard.
Les deux Américains et le Français avaient grogné. Tous connaissaient le mécanisme vertigineux d’une fonction exponentielle, mais ils ne voyaient pas où Stoddard voulait en venir.
— Il n’y a rien de plus monstrueux qu’une fonction exponentielle, poursuivit le maître. Or, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous sommes entrés dans une ère de croissance exponentielle. Mais nous ne nous en inquiétons pas, pour une raison très simple : le bon sens ne craint pas ce qu’il ne peut pas se représenter. La seule chose qui nous intéresse, c’est de constater que l’humanité s’enrichit. Qu’elle a, en moyenne, la vie plus douce qu’avant. Et, cependant, la planète a une surface limitée, avec des ressources limitées. Les limites naturelles sont comme un plafond, qu’on ne peut pas crever. Disons qu’on peut le faire, mais pas longtemps, et surtout pas impunément. Oh, je sais ce que vous vous dites : j’aurais mieux fait de rester au plumard. Si le père Stoddard nous a fait lever pour nous expliquer qu’il existe des limites naturelles aux activités humaines, il se paie bien nos têtes. Des philosophes l’ont déjà dit cent fois. Réfléchissez, pourtant. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce qui vous paraît une évidence n’inquiète pas grand monde. Je dirais même qu’à part quelques-uns de vos petits copains aux cheveux longs, tout le monde s’en fout. Ici même, au cinquième étage de notre glorieux Evans Hall, dans le département d’économie où l’on se vante de traiter des questions très sérieuses et très importantes, ça n’a pas l’air de préoccuper mes collègues. Pourquoi ? Parce que nos braves économistes ont décidé, quelque part au XIXe siècle, que les ressources naturelles étaient inépuisables. Ces gens-là pensaient que la nature était… comment dire ? Un plateau de jeu de société. Un espace théorique, qui ne peut pas être altéré. Voilà, c’est ça. Or la nature n’est pas un espace théorique. Elle n’est pas non plus un magasin dans lequel on peut puiser éternellement, et qui serait réapprovisionné à l’infini. C’est une putain de planète, ronde comme une boule à facettes, d’une superficie qu’on ne pourra jamais augmenter. Cinq cent quarante millions de kilomètres carrés, dont cent quarante-neuf millions de plancher des vaches, pas un de plus.
Il laissa un silence, mais ses mots continuaient de travailler.
— Je ne suis pas le premier à penser que nous allons au-devant de très graves problèmes. De l’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle, peut-être. Seulement, personne n’a jamais pu le démontrer. Scientifiquement, je veux dire. C’est ce que je vous propose de faire.
*
— Vous allez suer, avait prévenu Daniel W. Stoddard, en tétant un de ses légendaires cigarillos. Mais, dans cette tâche, nous avons un allié de poids.
L’allié en question était l’IBM 360, modèle 75, surnommé « Gros Bébé ». « Un pur-sang capable d’exécuter sept cent mille opérations par seconde », aimait dire Stoddard, comme s’il parlait de son aîné surdoué. Il occupait un niveau entier du centre informatique, le Campbell Hall, à cinquante mètres du Evans Hall où ils travaillaient. Pendant vingt ans, bien avant qu’il obtienne de créer son minuscule département de dynamique des systèmes, cela avait été un des combats de Stoddard : faire de Berkeley l’université la mieux équipée d’Amérique. En 1956, il avait largement contribué à convaincre le conseil d’administration de créer un centre informatique et d’acquérir un IBM 701. Puis il avait poursuivi sa croisade, harcelant les organes de décision de l’université pour qu’ils achètent ou louent des ordinateurs toujours plus performants. C’est sous son impulsion que Berkeley avait débauché le mathématicien Abraham Taub, qui avait fait des étincelles à la tête du laboratoire informatique de l’université de l’Illinois. C’est lui, encore, qui avait poussé pour que soit créé un département informatique indépendant, avec son budget et ses propres cursus. En quinze ans, Berkeley avait rattrapé son retard : la rivale californienne, UCLA, pouvait aller se rhabiller.

Les quatre avaient sué. La tâche était démesurée, alors ils avaient décidé de mener une vie parallèle de rongeurs scientifiques, entièrement articulée autour du rapport. Ils dormaient régulièrement sur des futons installés à même le sol, dans leurs bureaux. De l’autre côté de la pelouse, tapi au sous-sol du Campbell Hall, Gros Bébé digérait les cartes perforées. Son vaste tableau de bord chromé semblait animé d’une vie autonome : des voyants lumineux s’allumaient et s’éteignaient tandis qu’il besognait dans le bruit des souffleries, des trieuses et des lecteurs de cartes. Les vibrations de ses gros organes se transmettaient aux pièces adjacentes, malgré les mesures d’isolation. Gros Bébé : le titan qui suppléait à la puissance de dix mille cerveaux. Il travaillait sans relâche. Les résultats étaient communiqués aux quatre chercheurs le matin, dans leurs casiers.
Il leur avait fallu d’abord concevoir Global3, le programme simulant les rapports de réciprocité entretenus entre les cinq principaux facteurs : démographie, pollution globale, production industrielle, usage de ressources non renouvelables et production alimentaire. Celui-ci s’inspirait largement de Global1 puis Global2, conçus par Stoddard un an plus tôt. Mais, bien sûr, il était extraordinairement plus sophistiqué. Il s’agissait de faire un modèle qui traduise la complexité du monde. Ce fut un travail peu gratifiant ; il consistait la plupart du temps à confirmer les intuitions que Stoddard avait jetées sur le papier, le temps d’un trajet en avion. Et, pour ce faire, mettre sur pied un système de cent quarante-neuf équations différentielles de premier degré, toutes interdépendantes. Un gigantesque mécanisme d’horlogerie, dont les rouages étaient réglés au millimètre. « Une cathédrale de dynamique des systèmes », avait dit Stoddard.
— Il faut que le modèle soit parfait. D’abord, on modélise le fonctionnement des couples : par exemple, le niveau de pollution et la production industrielle. Lorsque le fonctionnement d’un couple est arrêté, vous ajoutez un troisième élément, voire un quatrième. Précautionneusement, amoureusement. Vous obtenez des systèmes intermédiaires. Lorsqu’ils roulent bien, vous agrégez ces systèmes intermédiaires. L’idée est la suivante : les couples, nous savons à peu près comment ils fonctionnent. L’inconnue, c’est ce qu’ils donnent ensemble, quand ils sont dans une fête.
Il avait dit cela avec un clin d’œil, en suçant le cylindre de tabac bien après qu’il fut éteint. Calme, sûr de lui, paternel. Il n’était pas contre une petite allusion grivoise, de temps en temps.
— Pour y parvenir, les étapes sont assez simples. Bâtir un modèle de simulation. Traduire les boucles de rétroaction de ce modèle en langage mathématique ; ça, c’est Gudsonn qui nous aidera. Traduire le langage mathématique en langage informatique ; ça, c’est Eugene qui vous montrera. Gros Bébé fera le reste.

Chacun des quatre chercheurs pilotait une équipe de cinq étudiants de premier cycle, qui y consacraient deux ou trois journées par semaine, à côté de leur cursus universitaire. Au total, une vingtaine de crânes d’œuf surmotivés occupaient six bureaux, au cinquième étage du Evans Hall (les économistes s’étaient poussés un peu). Les nuits étaient courtes, et le quatuor travaillait rarement moins de quinze heures par jour. À vingt-sept ans, Eugene et Mildred étaient déjà assistants de professeur : ils devaient, en plus de leurs travaux, dispenser quatre heures de cours par semaine. Gudsonn et Quérillot, vingt-trois et vingt-quatre ans, étaient encore doctorants.
*
Le rapport avait été commandé par le Club transatlantique, un cercle de réflexion composé d’industriels, de hauts fonctionnaires et de banquiers, d’inspiration sociale-démocrate. Son fondateur était Giuseppe Simeoni : Italien affable, avec un front large et de grosses joues d’enfant. Dans les années 1960, il avait dirigé un des principaux constructeurs automobiles d’Europe. Énergique, cultivé, passionné de sciences et de technologie, il était friand de prospective, obsédé à l’idée de deviner le XXIe siècle qu’il ne connaîtrait pas. « Simeoni est un homme de la Renaissance », disaient ses amis, et par là ils voulaient dire que s’il avait vécu au XVIe siècle il aurait construit des machines visionnaires et inexploitables, lu des traités d’alchimie, correspondu avec Montaigne tout en prêtant de l’argent aux rois. Tout le monde l’aimait : même les syndicalistes qu’il avait affrontés pendant un quart de siècle dans ses usines du Piémont. À vingt ans, il avait combattu les nazis, dans les rangs de Giustizia e Libertà. Il en parlait à la tombée du soir, en faisant admirer la robe du vin qu’il produisait dans la région d’Alba. Il disait souvent que sa réussite lui conférait une responsabilité particulière. Le Club transatlantique était à son image : il réunissait des décideurs soucieux du devenir de l’humanité, rêvant d’une société mondiale fraternelle après Auschwitz et Hiroshima. La plupart étaient effroyablement riches.

Daniel W. Stoddard, le fondateur de la dynamique des systèmes, avait convaincu Simeoni que sa jeune science, enrichie par les progrès de l’informatique, pouvait accomplir de grandes choses. Par exemple, dire ce que pourrait être l’avenir du monde, si la production industrielle poursuivait sa fulgurante ascension. La rencontre avait eu lieu au mois d’octobre 1969 en Allemagne de l’Ouest, à Cologne où Stoddard assistait à un congrès. Une conversation s’était nouée, sur la terrasse d’un hôtel qui dominait le Rhin. Stoddard avait raconté à Simeoni la légende du sage Sissa. Il avait dit son sentiment que le monde était un moteur en surchauffe. Il avait désigné une péniche, qui remontait le fleuve.
— Regardez cette péniche. Que transporte-t-elle ? De l’électronique japonaise. Ou bien des bananes de Saint-Domingue. Chaque année davantage de bananes, davantage d’électronique japonaise. Mon intuition, c’est que cette opulence est une bombe à retardement. En tous cas, il n’est pas inutile de le vérifier.
Quand Stoddard eut terminé, l’Italien lui demanda de rester deux jours de plus à Cologne, le temps de faire venir une délégation du Club. L’Américain les rencontra dans le même hôtel, à la même terrasse, et leur fit le même exposé qu’à Simeoni. Puis il rencontra des membres de la fondation Agnetti, partenaire financier du Club, dont le soutien était facilité par le lien de cousinage entre Simeoni et Don Lorenzo Agnetti, homme élégant, mélomane, lecteur de Dante et démocrate-chrétien. Il s’enthousiasma, lui aussi, pour la dynamique des systèmes. Un budget de 400 000 dollars fut débloqué par la fondation. « Pour commencer », précisa le dandy italien.

Dans l’avion du retour, Daniel W. Stoddard commanda un filet de cabillaud et se mit à tracer des signes sur une feuille de papier, d’une écriture serrée et disgracieuse. Lorsque l’avion survola le Québec, il avait jeté les bases du modèle Global1 : une simulation des interactions entre population, croissance industrielle, production alimentaire et ressources non renouvelables.
Il rangea le modèle dans une serviette en cuir souple et s’endormit, sans avoir touché au poisson. À l’aéroport de San Francisco, il fila aux cabines téléphoniques et passa son premier coup de fil à Mildred Dundee. Il lui demanda de l’aider à recruter une équipe de chercheurs, un « petit commando compact et sûr ».
— Quel est l’objet du travail de recherche ? demanda Mildred.
— Décrire l’état du monde dans cent ans. En gros, dit Daniel W. Stoddard, en clignant des yeux, le combiné coincé entre l’épaule et la joue.
Dans le box téléphonique voisin, une femme hurlait quelque chose à propos d’une portière enfoncée, d’un chéquier et d’un ex-mari.
*
Du recrutement de ce « petit commando compact et sûr », Mildred ne décida pas grand-chose, à l’exception de Eugene qu’elle parvint à imposer au patron. Elle argumenta, non sans raison, qu’il serait utile d’avoir un garçon capable de comprendre deux ou trois choses au langage informatique MODELO, conçu par Stoddard pour servir de sabir commun entre Gros Bébé et ses maîtres humanoïdes. Mildred s’abstint d’ajouter qu’elle voulait Eugene à ses côtés parce qu’à deux ils seraient plus forts pour garder la main, et qu’elle aurait un allié naturel en cas de tensions au sein de l’équipe de recherche. Pour les autres, Stoddard eut le dernier mot. Mildred connaissait Quérillot de vue, car ce doctorant en économie avait suivi un cours d’introduction aux systèmes dynamiques. Elle n’en pensait pas grand-chose, si ce n’est qu’il était français et ressemblait à un bouquetin volubile et malsain. Il avait lu la petite réclame qu’elle avait rédigée et punaisée dans le département d’économie, au mois de juin 1970, sur le grand tableau de liège où l’on trouvait, entre deux photos de motos à vendre, des annonces académiques.

« À L’ATTENTION DES DOCTORANTS ET POST-DOCTORANTS DES DÉPARTEMENTS D’ÉCONOMIE ET DE DYNAMIQUE DES SYSTÈMES
PROGRAMME DE RECHERCHE, SOUS LA DIRECTION DE D. W. STODDARD. SIMULATION DU SYSTÈME-MONDE.
CONNAISSANCE DES TECHNIQUES INFORMATIQUES APPRÉCIÉE.
RÉMUNÉRATION : 500 DOLLARS PAR MOIS.
CONTACTER MILDRED DUNDEE. ASSISTANTE DE PROFESSEUR AUPRÈS DE D. W. STODDARD »

Le Français s’était pointé dans le petit bureau qu’elle occupait dans le Evans Hall, à quelques mètres de celui de Stoddard. Il lui avait expliqué qu’il voulait intégrer le groupe de recherche. Qu’est-ce qu’elle avait dit à Eugene, plus tard ? « Un petit baratineur arrogant. » Elle tolérait aisément le côté macho de Stoddard car il s’accompagnait de la rude cordialité américaine, celle du gars qui ne déteste pas manger, de temps à autre, une tranche de maïs grillé en regardant un match des Giants de San Francisco. Quérillot, c’était différent. C’était le genre nerveux, qui roule des mécaniques en bramant.
— Je ne le sens pas, avait-elle dit à son jeune mari.
— Voyons-le quand même, avait répondu Eugene. D’ailleurs Stoddard veut qu’on rencontre tout le monde.
Ils s’étaient retrouvés dans un café italien, devant des Peroni glacées. Ils l’avaient passé à la moulinette. Mildred posait les questions, Eugene se taisait et observait les réactions du candidat. Par moments, ils ressemblaient à un tandem de flics.
— Est-ce que tu as lu System Dynamics ?
— Oui.
— Est-ce que tu as lu Business Dynamics ?
— Oui.
— Est-ce que tu as l’habitude du travail d’équipe ?
— Oui.
— Est-ce que tu as déjà travaillé sur un programme informatique, avec des cartes perforées ?
— Oui.
— Est-ce que tu as déjà entendu parler du langage Modelo ?
— Oui.
— Est-ce que tu es familier avec les travaux de Stoddard sur la pauvreté dans la ville de Pittsburgh ?
— Oui.
Et ainsi de suite.

Plus tard, le Français avait reconnu avoir menti sur les cartes perforées, le langage Modelo et la pauvreté dans la ville de Pittsburgh. Eugene l’avait trouvé bon, et sa bonne connaissance du marché de l’énergie était un atout sérieux. Insuffisant pour Mildred, qui avait voulu le remplacer par sa copine Dory, une doctorante bûcheuse et joviale, spécialiste de politique monétaire, qui venait de Saint-Louis, comme elle. Mais Stoddard avait tranché :
— On prend Quérillot (il prononçait : « Ke-wri-yow »). C’est un Européen, et les gars du Club transatlantique veulent que notre équipe soit internationale. C’est Simeoni qui a insisté. C’est une histoire d’image et de politique, il y tient vraiment. Il ne faut pas que notre rapport sente trop l’Amérique, si on veut qu’il puisse être lu partout, sans a priori.
Ça s’était arrangé comme cela. Stoddard avait imposé Quérillot et il avait imposé Gudsonn, aussi. Mais lui, il n’avait pas passé d’entretien préliminaire. D’ailleurs, il ne venait ni du département d’économie, ni de celui de dynamique des systèmes. Gudsonn, c’était un peu différent. Gudsonn, on était allé le chercher.
*
Lorsque Stoddard convoqua Mildred pour lui parler du jeune prodige scandinave, elle s’était un peu vexée. « Le Môôôzart de la géométrie algébrique », se moqua-t-elle en imitant le maître, les yeux chavirés, lorsqu’elle raconta l’entretien à Eugene. Pendant une demi-heure, Stoddard lui avait vanté les mérites de Gudsonn, qui s’était pointé en auditeur libre dans son cours et qui l’avait bluffé, en lui posant une colle sur la solidité mathématique de ses modèles. « On a besoin d’un type comme ça », répétait Stoddard. Il lui avait demandé d’être gentille avec lui, comme si l’intéressé était un artiste virtuose, fragile et délicat, qu’il faudrait manier avec précaution. Cela avait agacé Mildred, que Gudsonn ne vienne pas se présenter lui-même. Et qu’il soit précédé d’une légende, aussi : celle d’un garçon qui, à vingt ans, correspondait avec l’un des plus grands mathématiciens du monde, Alexandre Grothendieck. Un garçon introverti, aux prodigieuses capacités. Et un tennisman respecté, qui avait écrasé en deux sets, sur le court no 3 du campus, cet abruti de Jim Monnerville, un étudiant en droit qui se vantait d’avoir subi le rituel d’initiation des Skull & Keys, la fraternité des gros tarés de Berkeley.
Elle avait essayé d’argumenter : il n’était pas nécessaire de s’adjoindre les services du futur génie des mathématiques. À la rigueur, un démographe ou un géophysicien manquait davantage aux talents du « commando ». Stoddard avait insisté, il avait même élevé la voix. « Je ne l’ai jamais vu comme ça », avait-elle dit le soir à Eugene, dans leur salon, assise sur le rebord de la fenêtre à guillotine, qui recueillait un peu d’air du Pacifique.
*
À l’été 1970, Stoddard organisa un barbecue afin que les quatre fassent connaissance dans un cadre informel. Il leur ouvrit pour l’occasion son domicile de Kensington, au nord de Berkeley : une vieille maison jaune pâle, d’une chaleureuse rusticité, que Mrs. Stoddard qualifiait pompeusement de « victorienne » à cause d’une corniche sculptée.
Quand ils poussèrent le portillon, le ciel rosissait déjà. Il faisait bon, et les lauriers libéraient leur haleine camphrée. Stoddard les accueillit en bras de chemise. Sa femme était un tonnelet coiffé d’une coupe au bol, un modèle « pot à tabac » qui confessait volontiers ne rien comprendre aux travaux de son « Dany ». Elle avait préparé une plâtrée de côtelettes. Tandis qu’il discutait avec ses étudiants, elle les recouvrait d’une marinade au pinceau, avec un soin extrême, comme si elle peignait une porcelaine. Affalé sur une chaise en rotin, à l’ombre d’un chêne vert, Stoddard lançait d’énormes éclats de rire et commençait chacune de ses phrases par « mes enfants ». Il était détendu, dans un de ses rôles favoris : en professeur à l’ancienne, taquin et affectueux, qui aime avoir ses poulains auprès de lui. Un air de jazz leur parvenait depuis la fenêtre de la cuisine, et le vin de Monterey arrondissait les angles. Mildred avait fini par digérer le recrutement de Quérillot, qu’elle trouvait assez drôle (Quérillot, pas le recrutement). Le Français fit des portraits de mandarins de l’université parisienne, et ne lésina pas sur l’accent pour amuser la galerie : « Zis is how it works in my dear town of Parisse. » Puis, soucieux de montrer qu’il n’avait pas non plus vocation à être le rigolo de la bande, il embraya sur son sujet de prédilection : les ressources pétrolières et gazières. C’était la partie qui lui revenait, et il avait écopé d’un gros morceau : le plus gros, à son avis. Il tenait à le faire savoir :
— La première des limites physiques à l’expansion économique, ce sont les énergies non renouvelables. Et la première d’entre elles, la reine des reines : le pétrole. Parce que les réserves augmentent, on a le sentiment que les ressources augmentent. C’est une grossière erreur : les réserves augmentent alors que les ressources diminuent, inexorablement.
— Le stock n’est pas la seule limite physique, corrigea Eugene, soucieux de marquer son territoire. Si la pollution atteint un niveau insoutenable, tu dois renoncer à exploiter ton stock avant même qu’il soit épuisé.
Ils avaient l’impression de jouer à un jeu de stratégie. Entre deux bouchées, ils extrayaient des millions de barils, décrétaient la fermeture d’un millier de plateformes de forage, déplaçaient des populations. C’était le privilège des savants.
— Du calme, les enfants, s’amusa Stoddard, en passant dans ses cheveux ses gros doigts jaunis par les cigarillos.
Pas mécontent de ce combat de coqs, qui promettait une belle émulation.

La bonne ambiance ne gagnait pas le Norvégien. Il était assis bien droit devant son assiette, séparant le gras de sa viande, avec des gestes cérémonieux de médecin légiste. Au moment des présentations, il avait décliné ses diplômes, lycée scientifique d’Oslo, premier cycle en mathématiques, avec une majeure en géométrie algébrique. Comment pouvait-on être aussi guindé ? Mildred avait réprimé un fou rire. Il ne sortit de son silence qu’à la faveur d’une pique de l’Américaine, qui se moquait de l’idée d’élégance mathématique.
— Gudsonn sera garant de l’élégance mathématique de nos modèles, dit Stoddard en se tournant aimablement vers le Norvégien, pour l’associer à la conversation.
Mildred mordit, comme une chatte jalouse. Elle dit que l’élégance mathématique était une invention des mathématiciens pour dominer les autres, et revendiquer un statut d’artiste. Elle se tourna vers Stoddard, et le prit à partie :
— Vous me l’avez dit vous-même, professeur, je m’en souviens parfaitement : « Encore une de leurs inventions tordues, Mildred. »
Le maître n’eut pas le temps de protester : Gudsonn se réveilla et d’une voix blanche il rétorqua que l’élégance mathématique existait bel et bien, et qu’il ne pouvait pas mieux la définir que comme un art de l’ordre et de la simplicité.
— Les mathématiciens élégants aspirent à l’unité et à la simplicité, poursuivit Gudsonn. C’est cela qui m’a poussé vers l’étude des mathématiques, et plus spécifiquement la géométrie algébrique. À mon avis, la passion des structures géométriques revient à tenter de retrouver l’enfance du monde.

Un silence gêné suivit. Gudsonn respirait un peu fort. Tous l’observaient, de biais. Crête blonde, front légèrement bombé. Mâchoire étroite, actionnée par des muscles fins et puissants. Ses yeux bleus étaient froids et pourtant ils brûlaient en leur centre, à l’endroit où deux pupilles avaient été percées. Sa présence à Berkeley, la fac des hippies, avait quelque chose d’incongru. Il avait l’allure d’un prêtre réfractaire ou d’un loup famélique. Stoddard fusilla Mildred du regard.
— Après tout, s’il fait le job, dit Eugene à leur retour, chauffé par les grillades et le vin rouge.
— Oui. On n’est pas obligés de devenir copains.

6
Les derniers mois de travail furent consacrés à vérifier la solidité de ces conclusions, chacun espérant que le perfectionnement du modèle invaliderait les premiers résultats. On le sophistiquait, en introduisant de nouveaux paramètres.
— Beaucoup de phénomènes agissent de façon différée, avait noté Eugene. Prenez la baisse de la mortalité infantile. On sait qu’elle conduit les couples à faire moins d’enfants. Mais on sait aussi que cet effet n’est pas immédiat. Il faut, a minima, qu’une génération se passe. Donc, il faut introduire des délais dans le modèle.
Les délais furent introduits dans l’engrenage subtil. Et Eugene descendait rendre visite à Gros Bébé, au sous-sol du Campbell Hall, les bras chargés de cartes perforées. Chauffe, Gros Bébé, chauffe ! Apporte-nous de belles nouvelles pour la planète Terre !
Cependant, la courbe du scénario no 8 demeurait menaçante. « Atrocement apocalyptique », disait Stoddard à qui ils rendaient compte de l’état de leurs recherches, lors d’une réunion hebdomadaire, dans le bureau du maître.

Gagnés par la fébrilité, ils « essayèrent » de nouvelles hypothèses : et si la population se stabilisait rapidement, avec un enfant par femme ? Et si l’on freinait drastiquement la production industrielle ? Et si l’on parvenait à endiguer les niveaux de pollution grâce à l’innovation technologique ? Et si l’on découvrait d’immenses gisements de ressources énergétiques facilement exploitables ? Peut-être que les hypothèses étaient trop pessimistes, hasarda Quérillot. Doublons les réserves d’énergie non renouvelable ! proposa Eugene. Doublons-les, triplons-les, et voyons !
Gros Bébé était formel : aucune de ces mesures ne pouvait, seule, éviter l’effondrement. Pour espérer une issue favorable, elles devaient être mises en œuvre SIMULTANÉMENT… et IMMÉDIATEMENT. En d’autres termes, il fallait ralentir immédiatement la croissance mondiale. Et, dans le même temps, introduire un contrôle drastique des naissances, ajoutait Eugene, soucieux, presque vieilli. Quérillot se mit à fumer. Plus personne n’avait envie de rire, pas même Mildred, la plus enjouée des quatre.
Ces résultats les isolaient du reste du monde. Autour d’eux le campus était une ruche joyeuse, pleine de filles en combishort et de gars barbus en jean et T-shirt, qui papotaient gaiement à la sortie des cours. Certes, il y avait des gens en colère, qui interpellaient les passants sur Telegraph Avenue. Ils avaient même des raisons de l’être : contre le Vietnam, les manœuvres de la CIA en Amérique latine, la course au nucléaire, les ghettos. De ce côté-ci de la Baie, des groupuscules radicaux rêvaient de renverser l’ordre établi, et opéraient dans la clandestinité ; les militants du Weather Underground et aussi les guérilleros de la mystérieuse Armée de libération symbionaise (ceux-là même qui kidnappèrent en plein Berkeley, deux ans plus tard, la fille d’un magnat des médias, avant d’être arrêtés ou de mourir brûlés vifs dans l’incendie de leur planque, encerclée par cinq cents policiers, au terme d’une longue cavale et d’une fusillade qui laissa sur le sol sept mille cinq cents munitions percutées). Mais ce n’était jamais que la part irréductible de violence, celle que la prospérité ne pourrait jamais supprimer, et qui parfois se nourrissait d’elle : on trouvait dans leurs rangs quelques fils à papa qui voulaient se faire pardonner d’avoir grandi dans des villas douillettes, à Carmel ou Santa Monica. Au fond, ce n’était pas grand-chose. La Californie respirait l’indolence et la vie bien mûre, bien forte. Or, les quatre le savaient à présent : cette indolence, à long terme, était menacée. Mildred aurait voulu arrêter les étudiants, éteindre leurs sourires tranquilles, les alerter sur ce qu’ils avaient trouvé. « La chose la plus effrayante qu’elle ait vue de sa vie. »
Le Norvégien, seul, était imperturbable : on se demandait s’il ressentait des choses, parfois.
*
Au début du mois de décembre 1972, lorsque Gros Bébé rota une dernière fois, régurgitant sous la forme de colonnes de chiffres l’ultime charrette de cartes perforées, il fallut se rendre à l’évidence : les recherches étaient terminées. Mildred se chargea de la rédaction (de l’avis de tous, elle avait la meilleure plume). En trois semaines, leurs travaux furent ramassés en un document d’une trentaine de pages, qui exposait la méthode suivie et leurs conclusions, à travers un commentaire des dix scénarios prédictifs. Neuf d’entre eux prévoyaient une dégradation des conditions matérielles de la vie humaine au milieu du XXIe siècle. Et, pour l’un d’entre eux, leur effondrement, accompagné d’une diminution brutale de la population mondiale. Un seul scénario permettait d’envisager une issue favorable : mais c’était au prix d’un contrôle des naissances immédiat et draconien, et d’un changement non moins radical des modes de vie, de consommation et de production des habitants de la planète.
*
En janvier 1973, Eugene fit une dépression nerveuse. Il avait tenu, dans un premier temps, pour rassurer Mildred. À présent il sombrait, comme s’il avait insufflé son énergie vitale à sa femme pour la remettre sur pied ; on peut dire qu’elle s’était retapée à mesure qu’il plongeait, lui.
Il faut comprendre que Eugene était un être complexe, élevé par des parents mormons, qui se méfiaient du bonheur comme d’une chose louche et obscène. Ils lui avaient appris à vivre dans la certitude de l’état de péché. Il n’avait jamais été frappé par son père, mais il avait été élevé sous un joug beaucoup plus pernicieux qui consistait à le rendre responsable de la tristesse de sa mère, dépressive chronique. « Tu as fait pleurer ta mère », se contentait de dire son père, membre zélé de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, au moindre pas de côté du garçonnet. À force d’être répétée, cette idée s’était installée durablement dans son esprit. Il était la cause de la souffrance de sa mère, et il ne servait à rien de se défendre en expliquant qu’il ne l’avait jamais voulu, c’était ainsi, il était un monstre qui faisait souffrir ses proches et il lui fallait apprendre à se méfier de chacune de ses intuitions, de chacun de ses mots. Cette culpabilité érigée en principe éducatif avait façonné un être timoré et triste, que ne quittait jamais le sentiment d’avoir fait quelque chose de mal. Qu’il ne sache pas quelle était sa faute, au lieu de le rassurer, l’effrayait – comme un homme qui se réveillerait après une nuit d’ivresse, sans aucun souvenir ; il vivait la tête rentrée dans les épaules, en attendant un coup de knout qui le punirait de quelque faute oubliée, et dont il savait d’avance qu’il était justifié. Bien sûr, un homme tel que lui n’était pas armé pour supporter, seul avec quelques autres, la connaissance d’un chaos prochain. Il se mordillait sans cesse la base de l’index, au point qu’une petite callosité s’était formée sur la première phalange. Il ne repassait plus ses chemises.
Un soir, il alla se balader avec Mildred au Fisherman’s Wharf, pour se changer les idées. Ils mangèrent une soupe de palourdes servie dans un bol de pain sur une toile cirée crasseuse. Sur le chemin du retour, Mildred ne put s’empêcher de reprendre son discours habituel, sur la « responsabilité écrasante » que le rapport faisait peser sur eux. « Une responsabilité devant l’Histoire », crut-elle bon d’ajouter. Eugene s’effondra :
— Je ne veux pas être responsable, moi. Je veux qu’on me laisse dans mon coin. Je veux qu’on me donne un nouveau sujet d’étude, et qu’on me laisse dans ma grotte. Tu comprends.
Il y eut un silence.
— En fait, je crois que je préférerais qu’on oublie ce rapport. Qu’il ne nous explose pas à la tête. Qu’il reste enterré, sagement. Que nous reprenions le cours de nos existences.
Immédiatement, il eut honte de cette pensée.
— Tu dois penser que je suis lamentable, hein ?
Mildred émit un grognement gêné, censé exprimer une dénégation. Le mot « lamentable » était un peu fort, mais Eugene n’avait pas l’air très combatif, c’est vrai. À présent le ciel était traversé de longues et fines bandes violacées. Ils s’engouffrèrent dans la voiture, et le moteur feula dans l’air du soir. Eugene renifla et tritura le bouton de la radio. Elle passait un morceau de soul psychédélique du groupe The 5th Dimension ; le chœur y annonçait l’avènement de l’ère du Verseau : un nouvel âge de l’Humanité où triompheraient l’amour, l’harmonie et la paix.

7
Il fallut restituer ces résultats au Club transatlantique, ce que les quatre chercheurs firent au mois de février 1973, sans joie, c’était un peu comme annoncer à un proche qu’il avait contracté une maladie orpheline. La conférence eut lieu à New York, devant les membres du Club, dans l’auditorium d’un grand bâtiment néoclassique qui abritait une fondation proche des milieux d’affaires et du Parti démocrate. Il fut décidé que Mildred s’y collerait, elle était la plus sympathique des quatre, et c’était elle qui avait été contactée par Stoddard, à l’origine, pour former l’équipe de chercheurs. Elle s’aida d’un paperboard dont Eugene tournait servilement les pages tandis que le Norvégien et le Français se tenaient en retrait, les bras croisés. Johannes Gudsonn était plus taiseux que jamais. On eût dit qu’une fois sa tâche terminée, il s’était barricadé au fond de lui-même. Eugene était d’une pâleur inquiétante. Quelques minutes avant la conférence, il s’était senti mal. Il s’était éclipsé et Quérillot l’avait retrouvé dans les toilettes, assis sur la cuvette, le regard vide : il avait déchiqueté une feuille de papier hygiénique en tout petits morceaux. Il se leva comme si de rien n’était, grimaça un sourire et suivit le Français.

Mildred expliqua leur méthode, avec ce luxe de précautions oratoires qui précèdent la révélation d’une mauvaise nouvelle. Elle assura qu’ils étaient prêts à voir leurs travaux débattus, du moment que cette critique était conduite par des collègues compétents, en dehors de toute idéologie. Elle rappela (Eugene le lui avait demandé) que le système-monde était d’une infinie complexité, et qu’ils ne comptaient pas faire œuvre de divination. « Nous ne prétendons pas prévoir la date du pic pétrolier, le nombre exact d’habitants de la planète en 2050, ou le taux d’érosion des sols en 2060. Il faut accepter une marge d’incertitude. Ce que nous faisons, c’est décrire le comportement général du système-monde, et définir ses interconnexions fondamentales. Nos prévisions ne sont pas à l’année près, vous l’aurez compris. » Elle s’excusait presque du résultat, comme un élève qui rend une copie médiocre. Ils avaient travaillé d’arrache-pied pour satisfaire à la feuille de route de leurs commanditaires, et les conclusions étaient là, accablantes.

L’auditoire commença à s’agacer, un industriel autrichien aux cheveux luisants entreprit de se dandiner de plus en plus ouvertement dans son fauteuil, alors Mildred lâcha le morceau et résuma le contenu du rapport. Elle ajouta qu’ils avaient procédé à de multiples vérifications mais que la réalité était là, la « capacité de charge », la croissance, l’augmentation de la population… Si l’humanité ne s’engageait pas rapidement dans une ère nouvelle de sobriété, ces courbes finiraient par se croiser, et alors…
— Et alors, ce serait la fin du monde ? ironisa l’industriel autrichien, dans un anglais de cuisine.
— Tel que nous le connaissons, en tout cas, répliqua Mildred après quelques secondes de réflexion.
*
Après la présentation, un cocktail fut servi dans un vaste hall, où se trouvait une statue en pied de Franklin Delano Roosevelt. Mildred errait, recueillant des félicitations polies pour la rigueur et la qualité de sa prise de parole. Il y avait beaucoup de monde, Simeoni les avait prévenus, il comptait faire un maximum de battage alors il avait agité ses réseaux et rameuté des universitaires, des journalistes, des politiciens. Un spritz à la main, Quérillot discutait avec une jeune femme. Mildred s’éloigna. Elle reconnut alors un sénateur aux cheveux argentés, un type qui passait à la télé et occupait une place importante dans une commission du Sénat, peut-être celle des finances, un grand échalas chaleureux avec un sourire large comme le National Mall ; leurs regards se croisèrent et comme ni l’un ni l’autre n’étaient engagés dans une conversation il fallait bien faire quelque chose alors elle marcha vers lui, et lui lança : « Mildred Dundee, enchantée », et elle ajouta « Maintenant, c’est à vous de jouer ! »
Elle avait dit cela avec son bon sourire franc de fille du Missouri, elle avait fait son travail de scientifique et elle confiait le rapport à ceux dont le métier était de changer les choses ; elle le faisait en toute confiance, convaincue qu’ils étaient tous dans la même équipe, comme elle envoyait la balle à une coéquipière lorsqu’elle jouait deuxième base dans l’équipe de base-ball de son lycée, à Saint-Louis. Persuadée qu’ils en tireraient toutes les conséquences. Mais le sénateur lui jeta un regard froid et il eut un rire bref, il arrêta sa main qui s’apprêtait à enfourner un bretzel dans sa grande bouche avide, la retira lentement pour fixer Mildred droit dans les yeux et il articula lentement quelques mots, « Votre exposé était intéressant, Mademoiselle. » Et ce fut comme s’il avait refusé d’attraper la balle lancée par Mildred, la jeune femme avait lancé la balle mais le relayeur au lieu de s’en saisir l’avait regardée tomber et rouler à ses pieds, sans bouger. Puis il tourna les talons et elle resta quelques instants debout, troublée, sa coupe de champagne à la main. Elle suivit du regard le sénateur, tandis qu’il disparaissait dans la marée de dos. Elle venait de comprendre quelque chose d’important.
— On dirait que tu as vu le diable, s’amusa Quérillot qui la bouscula pour attraper un autre spritz.
*
Les jours qui suivirent la présentation, les mots du sénateur ne la quittèrent pas. Ils laissaient entrevoir un monde de compromis, de petites transactions immorales. Mildred avait appris que l’homme avait fait carrière chez un géant de l’agroalimentaire, et gardait des liens étroits avec son ancien employeur. Elle pressentit qu’ils ne pourraient compter que sur eux-mêmes pour assurer la publicité de leur découverte. Elle comprit que le monde extérieur était peut-être un nid de serpents venimeux, que ceux-là mêmes qui leur avaient commandé ces travaux pourraient être tentés d’en enterrer les résultats. Au téléphone, le président Simeoni lui confirma que plusieurs membres du Club avaient jugé le rapport exagérément alarmiste. Don Lorenzo Agnetti l’avait même qualifié d’ « excentrique ». Ils souhaitaient qu’un autre rapport soit réalisé, sous la forme d’une contre-expertise, et confié à une autre équipe de recherche. Le nom de Steve Halshey, un économiste de l’école de Chicago, avait été prononcé. L’arrangeant et ambitieux Halshey était adulé par Wall Street, les milieux d’affaires européens et l’aile droite du Parti démocrate : il saurait, très certainement, apporter des réponses plus raisonnables. Simeoni était atterré. Il soufflait dans le combiné :
— Ils sont affreusement dogmatiques. Il faut se mettre à leur place. Certains ont fait la guerre, comme moi. C’est comme si… s’il était trop tôt pour accueillir une mauvaise nouvelle.

Mildred en parla à Eugene. L’Américaine eut l’idée de prendre les devants et de transformer le rapport en un livre clair et pédagogique, pour lui assurer une large audience. Cette tâche fut accomplie en quelques semaines, et ce fut la dernière fois que les quatre travaillèrent ensemble. Chaque chercheur avait pour consigne d’exposer les résultats des travaux qui lui incombaient dans un texte d’une cinquantaine de pages, percutant et accessible (c’est-à-dire expurgé de toute formule mathématique). À nouveau, Mildred supervisa la rédaction. Eugene s’attela à un avant-propos qu’elle remania pour le rendre incendiaire, presque lyrique, en clamant sa foi dans l’Homme, qui puiserait dans l’amour pour trouver la force d’un sursaut. Le courage, la formation et le travail en réseau seraient des clés essentielles au printemps écologique. Simeoni se chargea de leur trouver un éditeur, et le livre fut publié au mois d’avril 1973, aux éditions Golden Heights & Associates.

Il se vendit à quinze millions d’exemplaires. »

À propos de l’auteur
Abel Quentin © Photo Céline Nieszawer

Après Sœur (sélection prix Goncourt 2019) et Le Voyant d’étampes (prix de Flore, finaliste Renaudot et sélection Goncourt 2021), Cabane est le troisième roman d’Abel Quentin. (Source : Éditions de l’Observatoire)

Page Wikipédia de l’auteur 



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