Le mal joli

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En lice pour le Prix Femina 2024
Prix de la rentrée du festival des écrivains chez Gonzague Saint Bris

En deux mots
Emma rencontre Antonin de Quincy d’Avricourt lors d’une soirée littéraire. Les deux écrivains vont devenir amants et tenter de cacher leur relation à leur époux / épouse. Pour ne pas sombrer, Emma décide de raconter au jour le jour ces instants de vertige clandestins qui ne peuvent pas durer.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le cul et le recul

Depuis « La Maison » on sait qu’Emma Becker parle de sexe sans tabou. En décidant de raconter au jour le jour la relation qu’elle entretient avec un écrivain, elle s’interroge aussi sur cet amour clandestin, sur le « mal joli » qu’elle vit et qu’elle fait.

Un soir pluvieux et un rendez-vous ennuyeux, l’humeur d’Emma est morose quand arrive Antonin, un écrivain qui va lui permettre d’échapper au discours en lui proposant de fuir les mondanités. Un peu plus tard Sophie, son attachée de presse, lui avouera que ce beau quadragénaire a la réputation d’être un bon coup.
De quoi éveiller la curiosité de la romancière qui commence à s’ennuyer de Pierre-André, son amant actuel qui se satisfait de leurs rendez-vous rapides à son bureau et n’a guère envie de modifier son planning.
Très vite, un rendez-vous est organisé et après quelques verres et une ivresse bienvenue, Emma se retrouve dans les bras d’Antonin de Quincy d’Avricourt. Une nouvelle expérience qu’elle a très vite envie de raconter, à la manière des Fragments d’un discours amoureux, de Barthes pour « décrire les étapes de la passion —, quelque chose de vif, de fulgurant, quelque chose comme Le Fou de Vincent d’Hervé Guibert, et dans lequel je consignerais toutes mes observations sur cette forme heureuse d’empoisonnement. (…) Dans ce contexte, aimer Antonin, c’est de la documentation. »
Autre caractéristique de ce nouvel amant, il est de droite. Dans son appartement, on trouve une lettre de Brasillach à Rebatet, le timbre du Maréchal Pétain, une large bibliothèque. Il va du reste lui offrir un petit livre de Morand, Hécate et ses chiens.
Entre les rendez-vous parisiens et la vie de famille avec mari et enfants, à quelque 800 km de la capitale, la vie d’Emma est parfaitement réglée. Aux contingences professionnelles viennent s’ajouter celles du « Paris des maîtresses » que forment « le café où s’effondrer après l’amour, le regard vague, la chair pesante, le caviste où dénicher une délicieuse bouteille, une pharmacie cossue où se faire refiler, dans un silence de confessionnal, la pilule du lendemain pour contrer les vagues de foutre dont on se laisse inonder sans plus le moindre scrupule. »
Bie entendu, les scènes de sexe sont présentes car elles font partie du pacte conclu entre les amants. Emma est libre de tout raconter, car « elle est si belle, cette histoire d’Antonin de Quincy d’Avricourt et d’Emma Becker qui se rencontrent chez Castel et s’oublient et se retrouvent et se draguent en buvant des coups près de chez leur éditeur et trouvent bel et bon de rentrer baiser et tombent éperdument amoureux. Ce père de famille en couple depuis cinq ans et cette femme mariée, croyant s’accorder un de ces pas de côté savoureux apportés sur un plateau par l’existence, et pour qui le monde bientôt devient un pas de côté. Baisons donc, dit cette invitation au Rosebud. Mais comment ma chère, avec joie ! répond ce petit Jägermeister, tandis que le feu de cheminée se frotte les mains. »
Mais qu’on ne s’y trompe pas, au milieu de cette félicité viennent très vite se heurter les scrupules. Pas tant celle de la femme ou du mari trompé – encore que – mais celle de la mère qui délaisse ses enfants. De l’autre côté de la balance, il y a cette envie de retrouver au plus vite les bras de l’amant, cet agacement lorsqu’il part avec son épouse pour de longues vacances et qu’elle doit supporter pendant ce temps sa belle-famille. Alors même le Propos sur le bonheur du philosophe Alain ne peut soulager son manque. D’autant qu’elle pressent que cette liaison ne peut pas durer et qu’il lui faut profiter de chaque occasion.
En femme libre – c’est le côté féministe du roman – elle choisit de ne pas choisir, laissant toute sa place au désir, à l’amour. Ce faisant, Emma doit aussi faire comme cette autre Emma, Bovary, mentir et trahir. Le cul et le recul en quelque sorte.

Playlist du roman
Come on Eileen Dexys Midnight Runners
Du bout des lèvres Barbara
Dream lover Bobby Darin

Le mal joli
Emma Becker
Éditions Albin Michel
Roman
416 p., 21,90 €
EAN 9782226489784
Paru le 21/08/2024

Où ?
Le roman est situé à Paris ainsi que dans le Var. On y évoque de nombreuses escapades, notamment lors de salons du livre ainsi que Fresnes et Nogent, sans oublier une île au large du Mexique.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pendant combien de temps peut-on supporter deux amours inconditionnelles ? Pendant combien de temps une femme peut-elle vivre écartelée entre une passion amoureuse et un amour absolu pour ses enfants ?
Dans ce nouveau roman, Emma Becker regarde en face et dévoile sans complaisance les moments les plus dangereux, les plus intenses et les plus beaux d’une vie.
Elle ausculte ici le mal joli, cette traversée des plaisirs incandescents et des peines inavouables qui scandent un amour interdit. Et elle nous conte cette histoire d’amour, ou plutôt nous la fait vivre en temps réel, durant un printemps, un été et un automne.
Trois saisons privée des siens auprès de l’homme qu’elle aime, privée de lui auprès des siens.
Trois saisons dans la vie d’une femme.
Trois saisons d’extase et de déchirement.
Emma Becker va encore plus loin dans l’écriture de l’intime et jamais elle ne nous avait tendu un miroir aussi universel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Transfuge (Fabrice Gaignault)
Franceinfo culture (Christophe Airaud)
La Règle du jeu (Valentine Carrion)
France culture (Les midis de culture)
Harper’s Bazaar (Julie Blondeau)
Vogue (Sophie Rosemont)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Actualitté (Livres dans la Boucle – entretien avec l’autrice)
Actualitté (Nicolas Gary)
Le Point (Élise Lépine)
Radio Canada
Blog de Grégoire Delacourt 
Blog Shangols
Blog Tu vas t’abîmer les yeux 


Emma Becker présente « Le Mal joli » © Production Éditions Albin Michel
Emma Becker présente « Le Mal joli » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Printemps
Il me semble a posteriori que tout allait bien lorsque j’ai rencontré Antonin pour la première fois. C’est déjà faire preuve de relativisme : m’aurait-on posé la question ce soir-là, cafardeuse et assommée d’herbe comme je l’étais, j’aurais eu un sourire triste et répondu qu’on m’avait déjà enculée plus aimablement. Ce qui était vrai : toute une rentrée à se faire agiter des prix sous le nez, pour finir, comme c’est l’usage, avec peau de zob, et cette soirée où j’avais accepté de me rendre pour avoir l’air fair-play… Mais j’aimais mon mari, mes enfants éclataient de santé, le livre marchait, je bourdonnais de projets sans lever un doigt pour les mener à bien, l’important était qu’ils soient là au chaud dans ma tête, où personne ne pouvait me les prendre. Cette soirée interminable de remise d’un prix que je n’aurais pas, c’était fâcheux, d’accord, mais qu’est-ce que ça pouvait faire ? À l’échelle de l’univers ? Ou à la mienne ?

Sophie, mon attachée de presse, m’avait rejointe devant le restaurant. Une pluie grise déposait sur ses cheveux tout un halo de perles minuscules, ça la rendait plus jolie encore ; moi je me sentais comme un chien mouillé dont l’odeur incommode tout le monde. On attendait mon ami Benjamin qui tardait à arriver, et au moment où j’avais dit, s’il n’est pas là dans cinq minutes je m’en vais, Benjamin était apparu au bout de la rue. Derrière lui marchaient deux autres gars, un éditeur et un écrivain dont la bobine me disait quelque chose, ça ne m’intéressait pas tellement. Je me sentais laide et quand je me sens laide ça me rend méchante, indifférente aux autres – j’avais envie d’en finir avec ce pince-fesses, de retourner dans ma chambre, de me faire livrer un kebab, et de fumer jusqu’à en oublier ma propre existence.
Une fois à l’intérieur on m’avait coincée dans une conversation sans intérêt, et j’étais restée en trépignant, cherchant Sophie des yeux pour qu’elle poursuive les bavardages à ma place. Dans mon état de nerfs il me semblait que c’était quand même un peu son boulot. J’avais opéré un déplacement stratégique vers la porte et m’étais cognée à cet écrivain au visage familier. Il faisait sombre, mais la monture de ses lunettes dorées attrapait la lueur rouge des veilleuses, et j’étais tellement hébétée que je n’avais rien trouvé d’autre à dire que oh, elles sont jolies, vos lunettes, réalisant que je n’avais, moi, rien que l’on puisse complimenter en retour, pas un trait de crayon, pas de robe élégante, et j’avais baissé les yeux sur mes tennis usées. J’avais l’impression de tout éteindre sur mon passage et je cherchais une bonne façon de m’échapper lorsqu’on m’avait appelée au fond de la salle, le mot « discours » avait été prononcé. Le sang se figeant dans mes veines je m’étais tournée vers l’écrivain blond, il est hors de question que je fasse un discours, il s’était incliné vers moi et avait répondu, mais rien ne vous y oblige, venez, on sort, alors nous étions sortis dans la rue, où il faisait froid mais tout de même meilleur que là-dedans, Sophie était arrivée, ils avaient parlé tous les deux et puis l’écrivain avait disparu.
De sorte que mon premier souvenir d’Antonin, c’est une courtoisie souriante, un peu embêtée pour moi.

Deuxième souvenir, plus vivace, dans le taxi du retour ; les grands yeux de Sophie scintillent de vin blanc, elle est affalée sur la banquette à mes côtés, toute joyeuse. Et moi, je pense à cette journée de lose, ne sortent de ma bouche que des grognements inintelligibles et j’ai peur de contaminer, à force, cette fille superbe dont les cuisses touchent les miennes. Il faut que je trouve quelque chose de léger à dire dans les huit cents mètres qui nous séparent encore de mon hôtel. Alors je cherche, je cherche, me reviennent en mémoire l’écrivain blond, ses lunettes dorées, ce mètre quatre-vingt-dix s’inclinant aimablement au-dessus de moi comme pour me garantir de ce discours qu’on voulait m’extorquer, et je lâche, négligemment :
– Il est mignon, ce type, là.
– Lequel ?
– Ton copain écrivain, Antonin.
Les lèvres appétissantes s’écartent en un sourire de coquine, Sophie baisse la voix, se penche vers moi – dans l’odeur élégante de cette femme sur laquelle tous les hommes ce soir se sont retournés, je me sens comme la créature des marais :
– Tu sais qu’apparemment, ce serait un coup formidable.
– Tu te l’es fait ?
– Moi ? Non. Une copine.
On n’a pas inventé plus réjouissant que l’idée d’avoir innocemment serré la main d’un bon amant. Tout mon beau cynisme se fait la malle lorsqu’on me parle d’un type qui baise bien, j’accorde alors une confiance aveugle à mes consœurs. Ragaillardie, je réponds :
– Un mec bien élevé comme ça, ça serait logique. Tu aurais quelques détails ?

Quelques heures plus tard, embarrassée par ma curiosité de poissarde, j’écris à Sophie qu’au-delà de cette rumeur flatteuse, Antonin a vraiment l’air d’un mec sympa. Et Sophie, sans doute travaillée par la gêne d’avoir joué l’entremetteuse, me renvoie « Antonin est un compagnon délicieux, sans prétention, sans affèterie, et d’une grande bienveillance ».
Je réponds qu’on n’a jamais assez d’amis.

Come on Eileen des Dexys Midnight Runners est sorti en 1982, et c’est l’une de ces chansons qui me rappelaient l’adolescence des hommes que j’avais aimés ; je les entendais dès les premières notes glapir, ah putain vous vous souvenez ? On avait quoi, quinze ans ?
Il faut avouer que j’organise en pensée des fêtes où pour une raison ou une autre tous ces hommes sont présents, et ça me fait plaisir de leur jouer des morceaux qu’ils reconnaissent et aiment et qui les font se sentir aussi jeunes que moi. Ainsi je ne suis pas seulement faite pour eux ; je suis eux.
Aujourd’hui, Come on Eileen évoque le souvenir de ce retour en voiture, un samedi après-midi, d’un village voisin du mien. Je manœuvrais admirablement dans les virages en épingle de la petite route vicieuse, la musique à fond, par les vitres baissées s’engouffrait un air de printemps précoce chargé de mimosa. Je me demandais ce que j’allais bien pouvoir faire à dîner, mais ça n’était pas une pensée pesante ; j’avais fait la veille de ces grosses courses qui donnent l’impression à l’Homme qu’il lui faudra une vie et non une semaine pour tout bouffer, les enfants à l’arrière avaient l’air fatigués, on avait pensé à un bon film pour le soir, en somme j’étais très satisfaite. D’autant plus satisfaite que mon obsession du moment, le type que j’invitais à mes fêtes imaginaires et à qui mes choix musicaux enlevaient quarante ans, venait de me confirmer le rendez-vous du lendemain. Pour le rejoindre, j’avais à peine dix minutes en bagnole depuis chez moi. J’étais donc ravie de baiser bientôt, mais plus encore d’avoir trouvé une bonne raison de rentrer à la maison.
Je me demande si déjà, ce samedi après-midi-là, j’avais reniflé les premiers effluves du danger. Je devais sentir que ça n’était pas normal, ce calme plat. Que ça ne me ressemblait pas.
C’était ce mec que je baisais quand j’ai rencontré Antonin. Il y avait eu quelques jours pendant lesquels j’avais cru que je pourrais aimer ces deux hommes, Antonin et Pierre-André, que ça me ferait un marin dans chaque port.
Come on Eileen, c’est la bande-son d’une époque où il me semble avoir connu un bonheur tranquille. Tranquille, d’accord, mais c’était du bonheur, indubitablement.

Je tiens à préciser que j’ai vraiment essayé. À vrai dire, tous mes efforts étaient réunis en ce choix d’un amant local, et par ses yeux je voyais désormais les couchers de soleil, les jolis noms des lieux-dits où n’habitaient que des moutons. Il m’est arrivé à cette époque, lorsque je me baladais en famille, de poser un pied sur un talus pour absorber des yeux l’horizon, comme dans le tableau de Caspar David Friedrich, en m’exclamant que nom de Dieu, on n’était quand même pas les plus mal lotis avec un tel décor ! Il fallait voir, aussi, la brume enroulée autour des montagnes qui ressemblaient aux seins d’une belle femme alanguie, écrasée par la chaleur du jour, et les vignes à perte de vue, toute cette pastorale dans laquelle je pouvais pointer du doigt la maison, sa petite cheminée fumante.
Je ne sais pas ce que je pensais exactement, je vivais heure après heure, car c’est ainsi que la vie est faite lorsqu’on a un tout-petit dans une poussette, comme une grenade dégoupillée, et que le moindre frôlement pouvait tout faire éclater. Pierre-André étant marié, nous n’avions pour alcôve que des demi-heures rapides entre ses rendez-vous professionnels. Le plan était le suivant : je sonnais pour me signaler, j’entrais dans l’agence, à peine le temps de croiser les jambes qu’il ouvrait sa porte avec son grand sourire, s’effaçait pour me laisser passer – et alors c’était une question de secondes avant que je sente ses mains attraper mon visage. Je repartais de là couverte de sueur, irradiant l’after-shave, j’étais contente de ce petit frisson sans conséquence, contente de la proximité qui me permettait de l’apercevoir dans les rues, à l’improviste.
J’ai commencé à mincir, et peut-être que c’est là que tout s’est mis à sentir le roussi. Brusquement je n’ai plus eu envie d’étreintes furtives dans la semi-pénombre du bureau, je voulais pouvoir m’étendre, me montrer en pleine lumière, être regardée longuement. Lorsque j’ai proposé à Pierre-André de nous retrouver ailleurs, j’ai vu que je perturbais une mécanique bien huilée. Dans la tête de cet homme marié, dont la femme, même après quarante ans de mariage profané avec tout un escadron de clientes, gardait une jalousie de jeune épouse, sortir de l’agence, c’était le début de la vraie tromperie. Voir une femme plus d’une demi-heure, c’était l’investir, et peut-être commencer à penser à elle en dehors de ses visites. Je n’ai jamais eu l’occasion d’en parler avec lui, de ces règles qu’il s’était fixées pour que les réjouissances ne deviennent jamais une source de frustrations ou de tristesse. Faire tenir un autre soi dans une étreinte entre midi et deux, et n’éprouver que la reconnaissance que tout ça soit possible. Ne pas en venir à questionner les choix d’une vie : savoir quelle femme occupe quel rôle, sans les confondre jamais. On n’adopte pas une telle discipline sans s’être retrouvé une ou deux fois au moins dans une situation à la con où les repas avec maman dans le canapé perdent leur saveur, où on se prend à penser à une autre en remplissant son devoir conjugal.
Lorsqu’il m’a fait comprendre qu’il aimait mieux me voir à son boulot, je l’ai trouvé lâche. Lâche et bête ; qu’est-ce qu’il voulait, au fond, ce grand escogriffe ? Du spectacle ? C’était tout ce que je pouvais donner dans ce contexte, j’étais incapable de jouir en dix minutes, le flingue sur la tempe. Je croyais sincèrement ne vouloir que ça, jouir, j’imaginais qu’une chambre à nous serait beaucoup plus propice, ma capacité d’abandon était à ce prix. Je n’ai pas pensé une seconde qu’il nous rendait service – et pendant une semaine j’ai boudé. Puisque c’était trop compliqué de me faire honneur en allant à l’hôtel, il n’avait qu’à se branler, tiens. Et puis je m’étais emmerdée une fois de plus, j’étais retournée le voir.
Je crois que les hommes mariés de cet âge ont appris la sagesse – ce que je prenais, moi, pour de la résignation. La vérité, c’est qu’une fois passé le frisson de l’avoir eu, ne restait que la perspective d’être baisée à la va-vite, chose que je pouvais très bien faire chez moi sans devoir prendre une douche après, alors quel était le bénéfice ? L’histoire avec Pierre-André, semblable à toutes celles qu’il avait pu avoir avec les autres femmes de la région, sentait le confort, les petits arrangements qui ne blessent personne. Et ne blesser personne, c’est moralement juste, ça n’empêche ni de dormir, ni d’aimer ses enfants et son mari – mais comment j’allais faire pour m’esquinter, moi ? Puisqu’il semblerait que toute ma vie s’articule autour de la contemplation de ma personne morcelée, recomposée, éclatée à nouveau.
C’est à cette période-là, sentant l’afflux d’adrénaline s’amoindrir, que je me suis rappelé le gloussement de Sophie dans le taxi alors qu’elle se penchait vers moi, l’odeur de sa bouche en disant Antonin. Je n’avais aucun moyen d’entrer en contact avec lui, j’ai trouvé sur Facebook un compte à son nom et je lui ai écrit, je me disais que Pierre-André m’intéresserait encore au moins le temps qu’Antonin me réponde – ce qu’il n’a jamais fait. Aujourd’hui, je ne sais toujours pas qui a lu ces messages.

Arrive mon nouveau livre, deux mois plus tard, et je me fais donner l’adresse d’Antonin pour lui envoyer un exemplaire, assorti d’une dédicace où je déploie des trésors de rouerie :
« Pour Antonin de Quincy d’Avricourt,
Si je n’avais pas été si vilaine, si triste et si honteuse à la soirée Castel, sachez que je vous aurais dragué sans le moindre scrupule. À la place, je vous envoie un peu de lecture – entre collègues, ça se fait. Avec toute mon amitié, Emma Becker. »

Si j’ai pu souvent manquer de jugeote, je me targue de savoir renifler, même à distance, mon interlocuteur. Et je n’attends pas longtemps ; quelques jours suivant mon court passage à Paris, Antonin me remercie de cette délicate attention en des termes précieux, pleins d’esprit, tortueux et alambiqués, un vrai message de joueur impénitent que j’imagine à distance se frotter les mains :
« Bonjour Emma, ici Antonin de Quincy d’Avricourt. Je me suis permis de demander votre téléphone à Sophie, et je me permets de vous envoyer un petit sms, car j’ai reçu ce matin votre roman. Je n’ai pas pour habitude de répondre à tous les auteurs qui gentiment m’envoient leur livre, mais votre dédicace m’a fait tellement rire qu’elle appelait une prompte réponse. Peut-être avez-vous écrit la même à d’autres ? Peut-être l’avez-vous déjà oubliée ? En tous les cas, je ne peux que regretter que vous vous soyez sentie si vilaine et triste et honteuse le soir du prix Castel. Et je trouvais dommage de ne pas vous le dire. Sur ce, je vous laisse tranquille, et je vais aller tout aussi tranquillement lire votre livre. Gageons qu’un prix littéraire (ou tout autre raout parisien) nous réunira à nouveau, qui sait ? Haut les cœurs pour ce nouvel ouvrage, chère collègue, et mille amitiés bien sincères. »
Je suis dans ma bagnole à l’arrêt, attendant la fin d’une chanson pour aller chercher du pain, j’ai déjà une cuisse dehors mais je la rapatrie immédiatement dans l’habitacle pour m’adonner à mon art préféré, le ferrage de beau garçon désœuvré.

Deux semaines durant, moi dans le Var, lui à Paris, nous nous écrivons avec une régularité de métronome, cachant l’excitation naissante sous un exercice de style affable. Nous sommes un homme et une femme, mais nous sommes surtout écrivains, et diable, il faudra, lors de mon prochain passage à Paris, nous trouver une occasion de trinquer ensemble à l’existence facétieuse qui crée ainsi des amitiés.
L’occasion ne tarde pas, puisqu’il me faut remonter pour le lancement du bouquin incriminé et l’enregistrement audio que j’en fais dans un studio de Montrouge. Évidemment, au bout d’une dizaine de messages, j’ai déplacé les obligations professionnelles dans un coin de ma tête, tout ce qui m’intéresse, c’est le verre qu’Antonin et moi allons prendre.

Nous sommes mardi soir, tout début du printemps, et me voici remontant la rue Delambre, un peu fébrile à l’idée de reconnaître la grande silhouette devant les marquises rouges du Rosebud. Antonin m’attend en tripotant son portable, tout habillé de couleurs vives.
C’est drôle, lorsqu’on a envoyé tant de messages, lourd de tant d’allusions, de prononcer ce prénom qu’on se contentait de lire et de voir le visage correspondant se tendre, les yeux, derrière les lunettes, chercher à droite, à gauche. Petit menuet de fausse politesse, les baisers qui claquent sur les deux joues, comment allez-vous ? Vous m’attendez depuis longtemps ? Et nous pénétrons dans ce bar sombre, où résonne une musique discrète et sans âge. Nous sommes presque les seuls clients, et les serveurs se déplacent sans bruit, comme en lévitation.
– Qu’est-ce que vous buvez ?
Je vois, dans les quelques secondes que laisse passer Antonin avant de répondre, l’étonnement ravi que nous conservions ce vouvoiement.
– Et vous ?
– Un Black Russian, s’il vous plaît, dis-je au serveur, et le Black Russian, c’est déjà une reddition, l’assurance de finir beurrée d’ici moins d’une heure.
Il me faut bien ça pour garder ma contenance, puisqu’en face de moi est assis un beau garçon au grand nez, avec une veste en velours et une cravate légèrement défaite, et que son sourire me rappelle que je suis une femme, prodige avec lequel je vis quotidiennement sans en faire grand cas, mais lorsque cet état de fait me frappe, c’est comme si soudain j’étais toute nue.
Et puis, il y a beau garçon et beau garçon. J’ai fait entrer dans ce concept tout un tas d’individus, pas tant pour leur beauté formelle que pour ce qu’ils réveillaient de beau en moi, or Antonin est vraiment beau. Je le sais, parce que lorsque je le regarde c’est comme si le reste autour devenait flou ; c’est ainsi que les beaux mecs se déplacent dans le monde, avec un spot éternellement braqué sur eux, des relents de fête battant son plein. Depuis l’autre côté de la table me parvient une odeur de jolie poule poudrée, dont je ne rechignerais pas à attraper les doigts, mais parce que je ne veux pas être démasquée trop vite je baisse les yeux, je me cache derrière mes cils, un peu inquiète maintenant qu’on voie que j’ai fumé avant de venir, parce que j’avais le trac. Il me semble que nous flirtons, et pour les gens autour c’est sans doute une évidence, mais à ce moment-là, encore sobre, je me dis qu’Antonin me prend peut-être vraiment pour une simple collègue, connue lors d’une soirée où elle n’avait vraiment pas eu de chance.
Et puis c’est l’heure du second cocktail : immédiatement la raison me revient.
– Vous avez une copine ?
– Depuis cinq ans, répond Antonin avec un demi-sourire qui ressemble un peu à une excuse. Vous êtes mariée vous-même, n’est-ce pas ?
– Oui, et j’ai deux enfants.
Maintenant que notre état civil est établi, il n’y a plus aucune raison de nous faire des mines.

Une heure après, un troisième verre devant nous, je suis totalement ivre et mon disque s’enraye :
– Et sinon, vous avez quelqu’un ?
– Vous m’avez déjà posé la question, oui, depuis cinq ans.
– Ah mince, pardon.
– Et vous êtes mariée.
– Oui, je n’ai pas oublié ça, quand même.
Il me semble judicieux de compenser mon ivrognerie par une indiscrétion flatteuse, tout aussi imbibée :
– Vous savez qu’en sortant de la soirée où nous nous sommes rencontrés en novembre, Sophie m’a confié qu’elle avait entendu des rumeurs très intrigantes à votre égard.
– Ah oui ? Lesquelles ?
– Une dame de votre connaissance ne tarissait pas d’éloges sur votre vigueur.
– Ma vigueur ?
Les lunettes dorées d’Antonin sont légèrement de traviole sur son visage de jeune homme, il pose son joli menton dans sa main, soudain très intéressé.
– Je ne sais pas s’il s’agissait de votre vigueur ou de votre compagnie, en tout cas vous lui avez laissé un souvenir impérissable.
– Mais qui était cette dame ?
– Aucune idée, Sophie ne se souvient pas.
– Mais pourquoi est-ce qu’elle vous racontait ça, Sophie ?
– Je crois que c’est parce que j’étais un peu triste, et que je vous avais trouvé charmant.
– Je me félicite que vous ayez été triste. Auriez-vous été joyeuse, nous n’en serions peut-être pas là.
Il a le sourire chaud, familier, d’un homme qui soupèse les chances de se faire son interlocutrice.

Dans un brouillard de Kahlúa j’entends Antonin me suggérer une petite balade : est-ce que je préfère visiter son bureau d’écrivain sous les toits ou bien causer devant un feu de cheminée, chez lui ? Les deux sont à équidistance. À ce point du récit, peu m’importe, ma curiosité vient de se réveiller. Je me demande bien ce que cache sous ce riche pantalon un tel animal. Penser que derrière des bonnes manières presque désuètes patiente un homme qu’on peut saisir comme ça par la racine pour faire voltiger ses lunettes, ça serait presque sacrilège s’il n’avait pas l’œil aussi frisant. Ça se voit que ce type est prédisposé aux embrouilles soldées par des accouplements sympathiques, sans engagement, il aura fallu trente-quatre ans pour que le ciel me fasse rencontrer mon homologue masculin, si tant est que la balade vaille le coup – mais qu’ai-je de mieux à faire, de toute façon, un mardi soir à Paris, à presque minuit ?

À la sortie de la rue Delambre, alors que nous arrivons sur le boulevard du Montparnasse, une dame élégante arrête Antonin d’un glapissement joyeux, ça fait mille ans qu’on ne vous a pas vus avec Juliette ! Antonin remonte ses lunettes d’un doigt, fourre les mains dans ses poches pour accorder à la passante une petite discussion badine, pendant que je me tiens comme un fantôme, à l’écart, trop ivre pour mal prendre le fait qu’on ne me présente pas.
Sitôt les mondanités satisfaites, Antonin m’entraîne par le bras et nous titubons le long du boulevard Raspail. Non content d’être, de mémoire de femme, le garçon le plus smart avec lequel j’aie eu la chance d’être vue, il me fait tellement rire que je dois m’arrêter sous un porche pour me tenir l’urètre à deux mains, et à ce moment précis je me dis que la dame mystérieuse qui s’est confiée à Sophie, quels que soient ses goûts, n’a pas pu se tromper complètement. Voilà le genre de type avec lequel on se tord de rire et, avant même d’avoir pu dire ouf, on est assise dessus, riant toujours, et on se retrouve avec un nouvel amant.
Si Antonin a exactement la tête des messages qu’il envoie, il ressemble tout autant à son appartement, orné de tableaux anciens, fleurant le feu de cheminée, avec une chambre qu’on ne remarque qu’une fois de grandes persiennes ouvertes, une alcôve de marquis troussant les domestiques. Glenn Gould pianote dans les enceintes, ajoutant à cette ambiance de salle d’attente trop chargée, et parce que je me sens regardée, soupesée, parce que j’ai bu comme un trou, je papillonne de bibelot en bibelot, n’osant pas m’asseoir.

Une fois bus les deux Jägermeister que le maître de maison nous sert à température ambiante en s’excusant (on dirait du lave-vitre, mais j’ai bien besoin de ça pour m’accrocher une paire de couilles), je me dis qu’il faut que l’un de nous fasse le premier pas. Ça ne sera visiblement pas Antonin, qui reste sagement sur son canapé, mais ça n’est qu’une pudeur de grand garçon timide, qui ne veut pas s’imposer. Lorsqu’il se relève pour retourner une bûche, qu’il se pose un instant au bord du petit fauteuil devant la cheminée pour attendre que le feu reprenne, je me dis que c’est mon moment, il faut agir. À genoux, je m’avance jusqu’à lui.
Antonin me regarde faire, ce sont quelques secondes graves où il semble se demander, sans y croire, si je m’apprête réellement à le toucher. Et moi, je me dis, qu’est-ce qui peut se passer de terrible ? Il me repoussera ? Ce type m’a vue avec quinze kilos de plus et le mauvais œil chevillé au corps, au pire ma vexation me tiendra compagnie sur le chemin du retour.
Je ne me souviens plus exactement ; je crois que je pose ma joue sur sa cuisse, un œil levé pour voir la tête qu’il tire. Antonin est tout circonspect, tout calme soudain. Je glisse mon nez dans son cou.
– Vous sentez bon.
– C’est Égoïste, de Chanel.
– Vous sentez comme les étudiants dont on tombe follement amoureuse.
Dans l’encolure de la chemise, la peau s’annonce douce, mouchetée de taches de rousseur. Morsure froide des lunettes dans mon cou.
– Vous sentez très bon aussi, murmure Antonin en glissant à son tour son nez sous mon menton.
– Santal Royal, je bredouille, et nous nous embrassons.

Antonin soutient que je l’ai sucé, là, devant sa cheminée. J’aurais sorti sa queue de son pantalon et il aurait basculé en arrière, le tronc dans un fauteuil, le cul sur sa liseuse. Ça ne m’étonnerait pas de moi.
Je revois sa chambre et l’empoignade dans la penderie, et lui qui me tient par les hanches et me pénètre à me faire mal, allongé sur moi, comme un jeune époux sur sa femme encore vierge. Est-ce parce qu’il sentait si bon, qu’il était par ailleurs si poli ? Cette ruade de bête jalouse, au milieu des vieux tableaux et des beaux livres, a tout de suite fait remonter en moi des idées de première fois, d’allégeance à l’homme, j’ai senti que je vibrais différemment et – ça sonne redoutablement con, mais longtemps j’ai cru que c’était ça, ma niaiserie, qui me sauverait – j’ai pensé c’est lui, c’est lui.
Avant ce premier soir, nous avions échangé une trentaine de messages très longs, très alambiqués, de vrais messages de garnements – et puis soudain, à trois heures du matin le mercredi, cette petite bafouille que j’envoie dans le taxi du retour, toute chaude de vodka et de plaisir, après m’être demandé gravement s’il fallait continuer à jouer la bonne amie ou si ces manières étaient à présent superflues. Faut-il vouvoyer ou poursuivre avec ce tutoiement grondé dans son épaule lorsqu’il était en moi, de quoi ai-je peur, qu’est-ce que je risque, et puis merde à la fin, la ville endormie que je traverse en voiture me paraît trop jolie pour m’économiser :
« Personne ne m’a jamais baisée comme ça. »
Quelques minutes plus tard, parce qu’il me semble avoir déjà dit et écrit cela, à tort et à travers, trop de fois pour m’en souvenir :
« Personne. »

Passent deux jours de calme malsain, Antonin s’est installé dans ma tête comme un chat, toujours dans un coin, zébrant soudain mes pensées d’un bondissement feutré. J’ai pourtant beaucoup à faire, terminer l’enregistrement du livre audio, et puis la soirée de lancement. Avant même que je puisse retrouver mon ami Paul dans la foule – qui n’est pas vraiment une foule, disons un groupement très compact de gens que je connais un peu –, je repère Benjamin, lui fais un signe de la main qui signifie viens, j’ai roulé un joint. Nous nous isolons, comme à notre habitude, et Benjamin, après m’avoir désigné du doigt une dame qu’il faudrait que j’aille saluer, me dit :
– Tu as une mine superbe !
Je reçois le commentaire avec un sourire de femme nouvellement engrossée gardant pour elle l’imperceptible fourmillement. Ces battements de cils coquets ne trompent pas Benjamin.
– Qu’est-ce que tu as fait, encore ?
– Mais rien !
– Mon œil.
J’allume le joint, dont la fumée nimbe le trottoir de relents provençaux.
– Bon, d’accord. J’ai baisé un type.
– Tiens donc. Et c’était bien ?
Je vois parfaitement qu’il espère que non : il faut dire que nous passons des heures exquises à fumer en comparant nos fiascos, les détails que je lui livre lui font lever les yeux au ciel, s’étonner, soupirer, il trouve que les mecs sont quand même incroyables – lui qui n’a que des souvenirs de gratitude de ses maîtresses, même des moins adroites. Mais cette fois-ci, il s’avère que c’était chouette, et Benjamin voudrait que je lui raconte. Or quand on me baise bien, ce qui est rare, je n’ai jamais grand-chose à en dire. Ce qu’il faudrait pouvoir consigner échappe aux mots, la plupart du temps c’était une question de chimie, et nous savons que ces choses-là sont indescriptibles. Il sentait bon, j’aimais son haleine, j’aimais sa façon de respirer – tout cela n’évoque rien, et c’est pourtant un langage universel, alors on fait confiance à l’interlocuteur pour le déchiffrer. Je souris.
– C’était génial.
– C’est qui, je le connais ?
– Je ne crois pas. De nom, peut-être.
– Raconte ! Tu me caches des choses, maintenant ?
C’est vrai que je ne cache rien à Benjamin, aucune raison de commencer maintenant. Simplement, je sais le portrait qu’il se fera d’Antonin aussitôt que j’aurai dit son nom, parce que je me suis fait le même, moi, lorsque avant de le rencontrer je regardais des photos de lui sur Google. À quarante-huit ans, Antonin n’est plus un jeune homme, il n’est pas vieux non plus, mais le soin qu’il met à s’habiller et qui fait autant sa renommée que sa bibliographie foutraque ferait dire à Benjamin que c’est un vieux garçon, un vieux garçon vieille France, parce qu’il écrit sur la collaboration, la gastronomie, l’opéra. Et Benjamin, qui a commencé comme anarchiste féru de Bakounine, aurait vite fait de le classer comme vieux garçon vieille France de droite, ce en quoi il n’aurait pas tort. Ça ne rate pas : à la mention d’Antonin et de ses particules, il lève un sourcil, cet aristo mondain à pochette en soie ? Tiens donc ! Benjamin me croit à l’orée d’une nouvelle investigation sociologique, moi aussi d’ailleurs. À la mention extatique d’une grosse bite bien grasse, il rit mais je le connais, je vois ce pli nouveau sur son front. Il aurait aimé que mon nouvel amant ait été mal loti, il ne l’avouera pas mais je le sais – tout comme j’ai toujours préféré entendre que les petites-bourgeoises qu’il s’est mises sur le bout vingt ans plus tôt l’ont toutes mal sucé.

Plus tard, bras dessus bras dessous avec Paul, je dresse un rapport circonstancié de ce qui me semble être en effet une expérience sociale : Antonin est notre premier aristocrate (j’en fais un récit tellement détaillé que Paul aurait tout aussi bien pu se le faire aussi), et tout me semble plus drôle, plus coloré, plus vivant, d’avoir comme ça traversé ce territoire inconnu, pistant cette créature à chevalière qui baise en écoutant du Wagner. Je dissimule mon rien d’inquiétude derrière une caricature rieuse, comme si à travers moi le peuple envieux avait pénétré le grand monde et n’en revenait pas. Mais des souvenirs m’interrompent en pleine description, alors je reste pantelante, les yeux dans le vide, jusqu’à ce que Paul me donne un petit coup de coude. C’est le début des emmerdes, ce retour permanent dans le passé dès qu’on cesse de me parler – et j’écarte la menace en me disant que j’ai peut-être trop bu avec Antonin pour me faire confiance, peut-être que c’est ça, le miracle, seulement l’ivresse, et peut-être que dans deux jours, lorsque nous nous reverrons à l’heure du déjeuner dans son bureau, je m’apercevrai ravie qu’Antonin est de cette race des amis que l’on honore quand on n’a rien de mieux à faire, dans la bonne humeur, sans en être bouleversée. C’est déjà confusément ce que j’espère, un fiasco rieur, suivi de déjeuners de loin en loin, conclus par une bise amicale.

Il fait déjà chaud sous les toits, lorsque Antonin m’ouvre en bras de chemise.
Une Gymnopédie de Satie passe en sourdine, et dans cette ambiance cordiale nous ne nous embrassons pas, je me faufile entre la porte et lui, intimidée par les odeurs qu’Antonin transporte et qu’il me semble connaître depuis toujours. Égoïste de Chanel, ça a longtemps été chez nous un running gag, un patient en avait offert une bouteille à Papounet et comme ma grand-mère détestait ce parfum, il ne l’utilisait que pour désinfecter notre épaule avant de nous vacciner ; sur notre passage, Mamounette glapissait, vous sentez la courtisane. Mais il y a aussi les tommettes au sol, semblables à celles de ma chambre, il y a les pages jaunies des livres sur les étagères, d’imposants ouvrages d’auteurs collaborationnistes et des albums de Gotlib, mélange improbable que je me souviens d’avoir vu toute mon enfance dans la bibliothèque de la maison de Nogent. Petite, ces noms ne me disaient pas grand-chose, et lorsqu’ils ont commencé à résonner en moi, je n’avais pas très envie de comprendre ce qu’ils faisaient là, au-dessus des BD pornos de mon oncle. Mais puisque je ne suis pas encore prête à me déshabiller, ce léger atermoiement me paraît une diversion tout à fait valable :
– Dites, vous n’aimez pas qu’un peu Brasillach !
Antonin, appuyé contre la table où fume une tasse d’Earl Grey, éclate d’un rire qui découvre ses jolies dents et me fait un peu sursauter.
– Je gère le patrimoine d’un journaliste écrivain qui l’a très bien connu. D’où la correspondance, un peu partout, précise-t-il en me montrant les cadres accrochés aux murs. D’ailleurs tenez, j’ai trouvé ça pour vous.
Antonin m’a acheté un petit livre de Morand, Hécate et ses chiens. Comme ça le tableau est complet, je me dis : la lettre de Brasillach à Rebatet, le timbre du Maréchal, le bouquin de Morand, ça me fera une touche de bleu à ajouter à mon portrait d’un amant de droite.

Dès qu’Antonin s’approche, je m’enfuis pour me rematérialiser à l’autre bout de la pièce, et ces pièces sont minuscules, surchargées de tableaux, de miroirs. Dans les tentures et les fleurs séchées en bouquets sages sur les petits guéridons, se lit le soin qu’Antonin accorde à cet endroit où il reçoit ses bonnes amies, tanière d’ancien étudiant accueillant les femmes comme des oiseaux rares, avec le souci qu’elles s’y sentent chez elles. La pièce où s’étend le canapé-lit est tapissée de rose et de rouge, un petit voilage d’organdi adoucit le soleil en une pénombre corail : c’est là que les dames savourent un instant leur torpeur d’après-déjeuner, tendant une cuisse dodue, roucoulant qu’elles ont bien mangé, d’une voix qui demande des caresses. Elle est si jolie, cette pièce, et si belle la haute silhouette que je sens se profiler derrière moi, qu’une étrange pudeur me précipite contre les bibliothèques, où je déchiffre à voix haute les dos des livres, regardant Antonin du coin de l’œil, me demandant quand il osera me toucher, quand se reproduira cette merveille de la première fois, qui crépite silencieusement entre nous.
Antonin m’accompagne de loin, dans l’œil un scintillement d’appétit qu’il est trop poli pour satisfaire séance tenante.
– Je peux vous offrir un thé ?
– Avec plaisir !
Je déteste le thé, surtout lorsqu’on m’en sert une tasse bouillante, et je m’en débarrasse aussitôt au hasard d’une console, plus intriguée par un bouquin de Martin Monestier sur les excréments. Antonin, parce que le volume est placé trop haut, colle son ventre contre mon dos. Sa main très précautionneusement s’empare de ma nuque : sans serrer, juste pour dire je suis là.
En sentant sa queue dure contre mes fesses, je me demande si j’ai envie de ce mec pour son exotisme, un nouveau jouet venu de contrées mystérieuses, le velours côtelé et les épreuves de Brasillach, je me dis que c’est peut-être ça, l’attrait irrésistible que prennent les choses défendues. En tout cas je l’espère un peu, car il me semble, déjà, que les choses qui me préoccupaient avant de voir Antonin ont cessé de m’intéresser. Qu’il ne se trouve, au-delà de ces deux heures avec lui, que la vie un peu fade des gens à qui il vient d’arriver quelque chose de fascinant.
Et la tasse de thé fume, fume, à côté du lit qui s’affaisse.

La baise est finie, on entend, de l’autre côté de la cloison, les voisins qui n’ont jamais cessé de discuter. Il est quatorze heures, et par la fenêtre entrouverte passent un air doux de printemps, le vacarme des tables en terrasse qui ne désemplissent pas. Antonin me caresse les flancs ; il se félicite d’avoir annulé son déjeuner. Avec qui ? suis-je un instant tentée de demander, dans cette mollesse exquise où s’effondrent toutes mes politesses. Je pourrais et je devrais me taire, mais bien sûr le silence entre nous m’angoisse, je prends ces caresses pour la courtoisie forcée des hommes qu’on vient de faire jouir. Je compte les minutes qui me séparent de mon train, avec une envie de partir avant qu’il puisse penser, comme c’est mon cas, que peut-être, maintenant que l’euphorie sensuelle est passée nous n’avons rien à nous dire. J’ai peur qu’un battement de mes cils, une respiration trop forte ne lui déplaisent, et pour qu’il ne soit pas contaminé par mon abattement, je le soûle de paroles avec la certitude de me ridiculiser. C’est quoi, ce livre ? Et celui-là ? Oh, qu’il est joli ce miroir, il vient d’où ? Et cette gravure ?

Extraits
« L’idée, c’est une sorte de Fragments d’un discours amoureux — c’est dire mon état d’exaltation à la perspective d’avoir trouvé un cadre pour cet embrasement : décrire les étapes de la passion —, quelque chose de vif, de fulgurant, quelque chose comme le Fou de Vincent d’Hervé Guibert, et dans lequel je consignerais toutes mes observations sur cette forme heureuse d’empoisonnement. Je n’ai pas, au fond, besoin du concours d’Antonin, c’est un projet solitaire, qui n’engagera que moi. Je ne suis pas amoureuse, certes, mais s’il me plaît de faire semblant de l’être, juste pour écrire, tel est mon bon plaisir et cela ne fait de moi rien d’autre qu’une femme inflammable, racontant les processus qu’elle s’impose dans le simple but d’en parler. Je fais mon travail, en somme, et c’est exactement là que je situe mon issue de secours. Un jour, pour d’excellentes raisons, Antonin se lassera de moi, ou bien cela deviendra trop compliqué, de toute façon il partira ; ce qui me sauvera du désespoir, et de ma tentation de le transformer en amour fou, ce sera ce livre. Dans ce contexte, aimer Antonin, c’est de la documentation. » p. 45-46

« Je vis dans le Paris des maîtresses, un petit enclos où tout est idéalement placé : le café où s’effondrer après l’amour, le regard vague, la chair pesante, le caviste où dénicher une délicieuse bouteille, une pharmacie cossue où se faire refiler, dans un silence de confessionnal, la pilule du lendemain pour contrer les vagues de foutre dont on se laisse inonder sans plus le moindre scrupule. » p. 56

« Elle est si belle, cette histoire d’Antonin de Quincy d’Avricourt et d’Emma Becker qui se rencontrent chez Castel et s’oublient et se retrouvent et se draguent en buvant des coups près de chez leur éditeur et trouvent bel et bon de rentrer baiser et tombent éperdument amoureux. Ce père de famille en couple depuis cinq ans et cette femme mariée, croyant s’accorder un de ces pas de côté savoureux apportés sur un plateau par l’existence, et pour qui le monde bientôt devient un pas de côté. Baisons donc, dit cette invitation au Rosebud. Mais comment ma chère, avec joie ! répond ce petit Jägermeister, tandis que le feu de cheminée se frotte les mains. » p. 219

À propos de l’autrice
Emma Becker © Photo Pascal Ito

Emma Becker est née en région parisienne. Mr parait aux éditions Denoël l’année de ses 23 ans. Très remarqué, ce premier roman est traduit en 20 langues. En 2015 parait Alice,toujours aux éditions Denoël. En 2013, Emma Becker part vivre à Berlin. En 2019 La maison, roman dans lequel elle retrace son expérience heureuse de la prostitution est publié par Flammarion et reçoit le Prix France Culture Télérama. En 2022 L’inconduite est publié chez Albin Michel et, en 2023, paraît Odile l’été dans la collection Fauteuse de trouble chez Julliard. (Source : Éditions Albin Michel)

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