Indiana – George Sand [30-30]

Par Albertebly
Premier roman publié par George Sand, Indiana est une des œuvres emblématiques de sa période romantique. On connaissait jusqu'ici ses romans champêtres et ça faisait bien longtemps que l'on voulait s'aventurer du côté plus torturé de l'œuvre de Sand !

Et parmi ces œuvres plus torturées, Indiana était clairement celui qui nous faisait le plus de l'œil. Preuve en est, il figure dans notre liste " 30 livres pour nos 30 ans ". Alors malgré ce qu'on avait juré en début d'année, on a fait exception pour ce titre lorsqu'on l'a croisé en boîte à livres en juillet. Et on vous en parle donc aujourd'hui ! Comme d'habitude, place au résumé de l'éditeur :

Indiana, ça parle de quoi ?

Indiana, jeune créole issue d'une famille noble, a épousé pour son malheur un officier en retraite, âgé et brutal, le Colonel Delmare. Elle vit avec lui dans la tristesse d'un château de province. Ses seuls réconforts sont sa sœur de lait, Noun, et les visites de son cousin Ralph, jeune homme que de précoces chagrins ont rendu taciturne. Survient au château un séducteur volage, amant de Noun, Raymon de Ramière, qui, lassé de sa maîtresse, veut séduire Indiana...
Cette œuvre est le premier roman qu'Aurore Dupin signe de son pseudonyme : 'Indiana', dont le succès a été immense, a 'fait' George Sand. A travers l'écriture, cette dernière a véritablement conquis sa liberté et son identité.

Indiana, une enfant du siècle

Les auteur.ices du mouvement romantique mettent en scène des héros et héroïnes aux destins tragiques, rongé.es par la solitude et la souffrance, victimes de la fatalité, animé.es par des passions profondes et malheureuses.

" [Elle] connaissait si peu la société qu'elle se faisait de la vie un roman tragique [...] "
Indiana, George Sand, Folio classique, 1984, p. 90

Avec le mouvement romantique surgit le " mal du siècle " qu'évoquait Musset et dont on avait déjà pu observer une première apparition avec la publication du roman romantique par excellence : Les souffrances du jeune Werther. De fait, suite à la publication de cet ouvrage, par conséquent censuré dans plusieurs pays, des vagues de suicides se succèdent chez les jeunes européens d'alors. Ce phénomène donna naissance à l'expression " effet Werther " que l'on peut rapprocher du mal du siècle de Musset. Mais ce mal du siècle, on le traduirait comment aujourd'hui ? Un mal-être proche de la dépression que l'on nommait alors mélancolie, j'imagine. En tout cas, c'est ce à quoi on pense en lisant les romantiques, vous en conviendrez.

En ce sens, Indiana est l'héroïne romantique par excellence. La description que l'on nous fait d'elle, mais aussi de son cousin Ralph ne peuvent nous tromper sur la nature de ces personnages et de l'histoire que l'on s'apprête à lire. George Sand nous décrit ainsi Sir Ralph :

" [Un] homme malheureusement né, pour qui la vie n'avait jamais eu d'aspects brillants, de joies pleines et pénétrantes ; grande et obscure infortune que personne ne plaignait et qui ne se plaignait à personne ; destinée vraiment maudite, mais sans poésie, sans aventure ; destinée commune, bourgeoise et triste, qu'aucune amitié n'avait adoucie, qu'aucun amour n'avait charmée, qui se consumait en silence avec l'héroïsme que donnent l'amour de la vie et le besoin d'espérer ; être isolé qui avait eu un père et une mère comme tout le monde, un frère, une femme, un fils, une amie, et qui n'avait rien recueilli, rien gardé de toutes ces affections ; étranger dans la vie, qui passait mélancolique et nonchalant, n'ayant pas même ce sentiment exalté de son infortune qui fait trouver du charme dans la douleur. "
Indiana, George Sand, Folio classique, 1984, p. 176

A travers les mots d'Indiana enfin, on nous dit plus loin à son sujet, page 160 : " Son visage est jeune, mais son cœur est usé à force d'avoir souffert, et Ralph n'aime plus rien afin de ne plus souffrir. "

Chez Indiana elle-même, cette mélancolie se traduit par un mal-être physique. Le corps devient alors un reflet de l'âme, son apparence physique s'accordant avec ses tourments intérieurs :

" Aussi elle se mourait. Un mal inconnu dévorait sa jeunesse. Elle était sans force et sans sommeil. Les médecins lui cherchaient en vain une désorganisation apparente, il n'en existait pas ; toutes ses facultés s'appauvrissaient également, tous ses organes se lésaient avec lenteur ; son cœur brûlait à petit feu, ses yeux s'éteignaient, son sang ne circulait plus que par crise et par fièvre ; encore quelque temps, et la pauvre captive allait mourir. "
Indiana, George Sand, Folio classique, 1984, p. 176

Au mal-être de notre héroïne vient alors se substituer, ou plutôt se superposer l'exaltation des sentiments, une noyade dans la passion amoureuse à la rencontre de Raymon. Le trouble qu'elle ressent intérieurement s'exprime physiquement dès la première partie :

" [...] une voix la frappa d'un coup électrique, et elle fut obligée de s'appuyer sur sa table à ouvrage pour ne pas tomber. "
Indiana, George Sand, Folio classique, 1984, p. 87

Mais en bonne héroïne romantique, l'amour que ressent Indiana ne peut, vous vous en doutez désormais, qu'être tragiquement contrarié...

Le jeu de l'amour et du malheur

L'amour contrarié est un véritable motif du romantisme et là encore, Indiana est un livre qui se propose d'en faire l'exploration. Tombée sous le joug d'un homme séducteur, Indiana devient rapidement la victime de Raymon. A la lecture des conversations qui se jouent entre Indiana et Raymon, on ne peut s'empêcher de penser aux manipulations dont use le Vicomte de Valmont dans les Liaisons Dangereuses afin d'arriver à ses fins.

Ainsi, le roman de George Sand est un roman avant tout psychologique. On voit avec tristesse les démarches du séducteur invétéré faire leur œuvre sur notre héroïne naïve (pas toujours mais souvent) et donc crispante (mais pas toujours), vous êtes prévenu.es.

Un jeu de séduction se met alors en place entre les deux personnages, une chasse dans laquelle Indiana est évidemment la (nouvelle) proie de Raymon.

C'est dans sa faiblesse que Raymon lui trouve du charme. Sa pâleur, son aspect maladif la rendent attrayante car accessible aisément à un séducteur de sa trempe. Il se donne pour mission de triompher d'elle, d'atteindre son but ultime... Sa chambre à coucher. Encore une fois l'aspect extérieur et l'état moral, intérieur, de l'héroïne entrent en résonance sous la plume de Sand :

Indiana elle-même semble consciente de l'attrait que peut représenter son physique frêle. Dans la dernière partie du roman, alors qu'elle se rend à la rencontre de Raymon après ne l'avoir pas vu depuis un certains temps, Sand nous dit :

Enfin, le motif de la chasse est assez présent dans le roman. Avec cette scène d'ouverture marquante, tout d'abord, où l'on comprend que le vieil époux d'Indiana, le colonel Delmare, militaire de carrière, est un chasseur invétéré. C'est dans le mariage avec cet homme qu'Indiana est ferrée. Puis à travers le jeu de séduction qui se met en place avec Raymon où, comme nous l'avons dit précédemment, Indiana est une proie facile. Mais non sans une certaine malice, George Sand prend plaisir à faire de la proie la chasseuse dans la seconde partie de son roman, lors d'une partie de chasse qui fait presque perdre ses charmes à Indiana aux yeux de Raymon. Lorsque la proie se fait chasseuse, elle perd tout son attrait auprès du séducteur.

Et l'autrice de conclure plus universellement :

George Sand pointe du doigt la faiblesse de corps et d'esprit dans laquelle la société d'alors souhaite maintenir les femmes. De par leur éducation, tout d'abord, on maintient les filles et donc a fortiori les femmes dans l'ignorance. Indiana en est la parfaite illustration. Femme curieuse, elle ne peut néanmoins se vanter d'avoir des connaissances très élevées :

C'est ensuite par la servitude du mariage qu'elles sont maintenues dans l'ombre de leurs maris, et à plus fortes raison, des hommes. Le motif de la chasse n'est plus pertinent avec un animal déjà ferré. Celui de l'esclavage semble alors à l'autrice bien plus approprié pour décrire ces schémas relationnels.

Le mariage comme esclavage et servitude

Indiana a grandi dans une plantation. Fille de colons à laquelle on n'a que très peu prêté attention, on nous dit d'elle page 89 qu'elle a été " élevée au désert, négligée par son père, vivant au milieu des esclaves, pour qui elle n'avait d'autre secours, d'autre consolation que sa compassion et ses larmes [...] ". George Sand fait un parallèle qui nous paraît aujourd'hui, personnellement, abusif au vu des souffrances endurées par les esclaves noirs (instant auto-promo : pour en apprendre plus sur l'esclavage à travers un roman, on vous invite à lire Liens de Sang d'Octavia Butler) entre l'esclavage et l'institution du mariage.

Dès la première partie du roman, on voit qu'Indiana est considérée par son époux le colonel Delmare comme sa propriété, son bien. Cet état de fait prend la forme d'une déshumanisation, d'une objectification de la jeune épouse sous la plume grinçante de Sand :

Tout au long de son récit, Sand file cette métaphore du mariage comme forme d'esclavage, la soumission des femmes à leurs époux comme une relation maître-esclave. Page 90, on nous dit d'Indiana qu'elle n'est qu'une " femme-esclave " attendant de son amant qu'il l'aide à " briser sa chaîne ".

Ce n'est que dans la dernière partie du roman, alors que notre héroïne retrouve son ancien amant, que George Sand reprend alors le thème de l'esclavage mis provisoirement de côté pour laisser place à une narration visant à l'exotisme (au cœur de l'Ile Bourbon où retourne notre héroïne à la moitié du roman) également cher aux romantiques. Indiana semble alors prête à passer d'une chaîne à une autre. S'élançant éperdument dans sa relation avec Raymon dont on comprend, dès le début du roman, qu'elle ne pourra bien se finir, elle s'adresse à Raymon en ces termes :

" [...] c'est moi, c'est ton Indiana, c'est ton esclave que tu as rappelée de l'exil et qui est venue de trois mille lieues pour t'aimer et te servir [...] je viens pour te donner du bonheur, pour être tout ce que tu voudras, ta compagne, ta servante ou ta maîtresse. [...] Dispose de moi, de mon sang, de ma vie ; je suis à toi corps et âme. J'ai fait trois mille lieues pour t'appartenir, pour te dire cela ; prends-moi, je suis ton bien, tu es mon maître. "
Indiana, George Sand, Folio classique, 1984, p. 296-297

Ainsi Indiana est un roman qui critique avec virulence l' institution du mariage à travers la fiction. Dans la France du début XIXème, vous vous en doutez, c'est plutôt resté en travers de la gorge des critiques. L'occasion pour nous de vous parler rapidement de la réception de l'œuvre et de la position de l'autrice vis-à-vis d'elle.

Une œuvre féministe, en son temps

Il est amusant de lire les différentes préfaces que l'autrice a écrites en préambule à son œuvre au fil des rééditions. Ainsi en 1832, avec un peu de coquetterie, voire de fausse modestie, et comme tou.tes les auteur.ices de son temps, elle se défend de vouloir débaucher la jeunesse française en mettant à mal l'institution du mariage. Elle nous présente son œuvre comme bien plus inoffensive que ne le pensent les journalistes. La critique sociale est pourtant claire mais, dans un premier temps, elle n'en assume pas la responsabilité :

" Si, dans le cours de sa tâche, il [l'auteur] lui est arrivé d'exprimer des plaintes arrachées à ses personnages par le malaise social dont ils sont atteintes ; s'il n' pas craint de répéter leurs aspirations vers une existence meilleure, qu'on s'en prenne à la société pour ses inégalités, à la destinée pour ses caprices ! L'écrivain n'est qu'un miroir qui les reflète, une machine qui les décalque, et qui n'a rien à se faire pardonner si les empreintes sont exactes, si son reflet est fidèle. " Indiana, George Sand, Folio classique, 1984, p. 37

Avec la préface de 1842, l'autrice ne nous sert pas tout à fait la même limonade. Elle continue de jouer la modestie en accablant sa jeunesse et le fait que " [sa] raison fût à peine suffisamment développée pour écrire sur un sujet aussi sérieux ". Mais l'âge et l'engagement politique aidant, elle assume de plus en plus les propos tenus dans son roman comme remettant volontairement en question un système qui maintien les femmes dans la soumission :

Enfin, il me paraît amusant de souligner qu'en son temps, l'autrice a rejeté tous les parallèles que les critiques ont pu faire entre son héroïne et sa propre personne. Comme si George Sand exprimait dans Indiana un mal-être qu'elle ressentait elle-même. Un moyen aisé d'invalider son propos et de lui enlever de son aspect universel... Rejeter ces théories fumeuses toute sa vie, tout ça pour finir avec une édition d' Indiana, plus d'un siècle plus tard (mon édition date de 1984), ornée d'une peinture de George Sand elle-même... Voilà qui maintient le trouble entre l'autrice et sa protagoniste, entre l'autrice et son œuvre, entre fiction et réalité. Quelle vie ma pauv' George !

En conclusion, Indiana est un livre que j'ai pris grand plaisir à lire, y retrouvant une période littéraire, des thèmes et une ambiance qui me sont chers. C'est avec joie que j'ai eu envie de secouer Indiana comme un prunier, de voir Raymon payer son immoralité. Mon seul regret, celui qui fait que ce livre n'est pas un coup de cœur, c'est cette conclusion qui m'a vraiment déplu (d'ailleurs je ferai comme si elle n'existait pas dès à présent) et qui me semble annuler tout le propos de l'autrice sur le mariage.

Enfin, en lisant, gardez à l'esprit qu'Indiana doit être regardée pour ce qu'elle est, une œuvre romantique et féministe... pour son temps !

Pour rappel, cette chronique s'inscrit dans notre challenge 30 livres pour nos 30 ans. Vous pouvez découvrir les autres livres faisant partie de notre liste et nos autres chroniques en suivant ce lien !

J'espère que cette chronique légèrement scolaire ne vous aura pas trop ennuyée... Indiana est une œuvre dont j'ai eu envie d'explorer les richesses (et encore, on vous a épargné notre laïus sur le mythe d'Ophélie et sur les " belles-mortes " parce qu'on vous aurait divulgâché trop de l'histoire mais, VRAIMENT, si vous avez l'occasion de lire Indiana, vous y trouverez du grain à moudre) car ce sont elles qui m'enthousiasment en littérature.

Si vous avez lu ce roman ou qu'on vous a donné l'envie de le lire, on vous invite à venir en parler avec nous dans les commentaires ↓