Les enfants du large

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem


En lice pour le prix Le Temps retrouvé 2024
En lice pour le Prix littéraire des écrivains de marine 2024

En deux mots
En juillet 1991 Per et Carmen Tangvald meurent sous les yeux de Thomas, leur fils et frère. En apprenant la nouvelle Virginia part interroger son frère, rescapé du naufrage. Elle veut tenter de comprendre les circonstances de ce drame et au-delà, quelle malédiction frappe la famille.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quand l’aventure vire au cauchemar

Virginia Tangvald et une rescapée à plusieurs titres. Dans ce roman-enquête, elle cherche des explications à la mort de sa sœur, de son père et de plusieurs femmes de cet aventurier. Mais n’est-ce pas d’abord une quête intime?

Tout commence par un drame sur la côte est de l’île de Bonaire en juillet 1991. Il est résumé ainsi par le préfet de Kralendijk: « Selon le témoignage de Thomas Tangvald, seul survivant, sur le premier bateau, nommé Artémis de Pythéas, étaient embarqués son père et sa sœur. Thomas Tangvald était sur son propre bateau, tiré par l’Artémis de Pythéas à l’aide d’une corde. Les deux bateaux ont été intégralement détruits. Aucun document ne permet de renseigner l’identité des deux corps qui ont été trouvés. Seul Thomas Tangvald a pu les identifier formellement comme étant Per Tangvald (employant aussi les noms Peter et Pierre), né à Oslo en 1924, et sa fille, Carmen Tangvald, née à Horta en 1983. »
Ce n’est que de longs mois plus tard, au hasard d’une lecture d’un magazine, que Virginia et sa mère, qui vivaient séparés de leur père et mari, apprendront le double décès au cours de cet accident jugé inexplicable. « L’article s’intitulait : « Morts en mer : la tragédie frappe à nouveau pour Peter Tangvald et sa fille. » En couverture figurait une photo de lui torse nu, regardant au loin, un bébé blotti contre sa poitrine. Mais le bébé n’était pas ma sœur, c’était moi. »
Mais ce qui rend l’histoire encore plus folle, c’est qu’elle est précédée d’autres drames. En longeant la côte de Bornéo, l’aventurier avait vu Lydia – la mère de Thomas – assassinée par des pirates. Sa deuxième épouse, la mère de Carmen, était tombée par-dessus bord pendant une traversée de l’Atlantique en 1985.
Virginia doit désormais vivre parmi les fantômes. « Tellement longtemps et tellement fort que je suis peut-être devenue moi-même fantôme. Un pied dans le monde des vivants, un pied dans le monde des morts. »
Mais elle a envie de comprendre et part à Porto Rico voir son frère. Mais elle n’en apprendra pas davantage d’un homme déchiré qui se soigne avec l’alcool et la drogue.
Cet échec ne va toutefois pas la détourner de son objectif, car ce mystère est comme une plaie ouverte : « J’avais souvent froid. J’avais peur de rester toute ma vie sans pays, sans racines, sans identité. »
Elle va interroger d’autres témoins qui ont croisé la route du navigateur, consulter les rapports de police, le dossier des affaires étrangères, retrouver les boîtes d’archives laissées en héritage. « J’inspectai des enveloppes avec le nom de Simonne écrit de la main de mon père, des diapositives, un enregistrement audio de la BBC sur ruban daté de 1965, des centaines de pages de manuscrits, des journaux de bord, des articles de presse. »
Alors qu’elle cherche à construire son intime conviction, elle apprend la disparition en mer de Thomas qui avait quitté la Guyane française en direction du Brésil, et dont avait perdu la trace depuis. Un nouveau mystère qui vient renforcer le sentiment de malédiction qui frappe la famille et que Virginia réussit à rendre avec maestria. On partage ses doutes, on s’interroge avec elle. Et si jamais elle ne va au-delà des hypothèses, on sent bien que la vérité pourrait être une horreur absolue. L’émotion, toujours à fleur de peau, nous étreint alors, béats d’admiration devant le courage et la ténacité de l’autrice.

Signalons aussi le film documentaire de 97 minutes au titre éponyme. Il sera présenté au Cinéma Cineplex Odeon Quartier latin, le vendredi 18 octobre à 18 h 30.

Les enfants du large
Virginia Tangvald
Éditions JC Lattès
Premier roman
200 p., 20 €
EAN 9782709672580
Paru le 21/08/2024

Où ?
Le roman est situé sur les mers du globe ainsi qu’à Porto Rico, Montréal, Toronto et au Costa Rica, à Andorre, à Trans-en-Provence, Neuilly-sur-Seine, Asker, Beverly Hills, Rémire-Montjoly, Cayenne, Tréguier, Port-Grimaud ou encore Marseille.

Quand ?
L’action se déroule de 1991 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Virginia a vu le jour à bord du bateau construit par son père, Peter Tangvald, célèbre aventurier ayant fait plusieurs fois le tour du monde. De lui, elle n’a aucun souvenir : sa mère s’est enfuie avec elle bébé, avant que son père périsse dans un naufrage qui prendra aussi la vie de sa sœur. Seul survivant, son frère continuera à naviguer jusqu’à disparaître à son tour en mer.
De cette histoire de liberté à tout prix, d’errance et de perte, Virginia rassemble les pièces éparpillées sur les quatre océans dans un premier roman sidérant. Une enquête familiale pour conjurer le sort, combler les blancs des archives et ancrer son identité. Une odyssée fascinante, de l’île de Bonaire à Porto Rico en passant par Toronto et la Norvège, où la romancière embarque le lecteur sur la trace des siens pour se trouver elle-même.
Une ode à ce pouvoir des mots : fixer des vies entre deux eaux.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Franceinfo culture (Christophe Airaud)
Page des libraires (Marie-Ève Charbonnier, librairie Paroles à Saint-Mandé)
20 minutes
Blog Serial Lectrice


Virginia Tangvald présente « Les enfants du large » © Production Librairie Mollat
Virginia Tangvald est l’invitée de TV5 Monde Info

Les premières pages du livre
« CHAPITRE 1
Bonaire, côte est de l’île, juillet 1991
Un crabe bleu, visqueux et luisant, campé sur les rochers. Les enfants l’ont vu, ils s’approchent lentement. Ils sont trois. Le corail est tranchant comme un poignard. Il suffit de l’effleurer pour saigner. Ils veillent à ne pas se couper. Le corail est mort depuis longtemps ; des squelettes blancs et friables, les bras tendus vers le ciel comme s’ils ne savaient pas qu’ils étaient morts. Ils craquent sous les pas des enfants, leurs éclats roulant en cascade avec un tintement de clochette. Le crabe déguerpit et disparaît dans les crevasses.
Les rires des enfants se mêlent au vent. Leur peau est collante et leurs lèvres salées. Entre chaque vague qui se fracasse sur la côte, la brume reste suspendue dans les airs, immobile et scintillante au soleil. Ils n’ont pas conscience de la chaleur tant le vent est incessant. S’ils ne font pas attention, ils finiront par s’étourdir.
Les alizés, chauds et chargés de sel, arrivent de loin. On entend leurs grondements au large, telle une nuée inquiétante. Ils ont traversé l’Atlantique et se déversent sur l’île en un flot continu et puissant. Ils dévorent tout au passage. Les enfants crient pour se faire entendre, mais le vent emporte tout avec lui ; leurs paroles et même leurs pensées.
Ils sont allés se perdre sur la côte est de l’île, sauvage et hostile. Les arbres ne peuvent y survivre qu’en rampant. Le littoral est constellé de déchets venus du large ; des capsules de bouteilles, des souliers, du bois flottant, des pacotilles sont échoués là.
Le rivage est si plat que la nuit, il se confond avec l’océan. De nombreux bateaux y ont fait naufrage avant la construction du phare. Une légende raconte que les sirènes attiraient les navires vers ces eaux traîtresses pour que les habitants puissent subsister en pillant les épaves éventrées sur la plage.
Les crabes ont disparu. Les enfants continuent leur chemin, donnant des coups de pied aux objets éparpillés. Soudain, une lueur blanche dans l’eau cristalline ; une forme est piégée dans les récifs. Ils accourent. L’océan leur apporte quelque chose.
Une robe bleu poudré à volants se laisse ballotter sans résistance. Un corps qui flotte. Un petit corps d’une blancheur éclatante, piqué de mousse verte. Il n’a plus de cheveux. Il n’a plus de visage. Les enfants déguerpissent, affolés.
C’est le corps de ma sœur, Carmen.

Il ne restait plus qu’elle à retrouver. Le corps de notre père avait été découvert dès le lendemain du naufrage, trois jours plus tôt. Mon frère, Thomas, était le seul survivant.
C’est la femme du fermier qui avait appelé la police. Au petit matin, son mari avait surpris dans la cour avant un adolescent nu et ensanglanté. Il cherchait « les autres ». Est-ce qu’ils étaient déjà arrivés ?
Ils avaient fait naufrage dans la nuit. Une nuit sans lune. Le garçon avait dû attendre l’aube dans l’eau noire, plongé dans l’obscurité la plus totale. Aux premières lueurs du jour, il avait escaladé le mur de corail et traversé, pieds nus, la plaine désertique et couverte de cactus vers la seule habitation visible depuis le rivage. Tout son corps était supplicié.
Le fermier l’avait assis dans une chaise à bascule et lui avait apporté un café chaud et une couverture. Il l’avait laissé seul le temps de monter lui chercher des vêtements et de réveiller sa femme. Quand ils étaient redescendus, le garçon était en train de se bercer, les yeux dans le vide. Il était calme, terriblement calme. Avec ses cheveux blonds bouclés, ses traits délicats comme ceux d’une fille et ses yeux bleus, il ressemblait à un ange maculé. Le fermier était tétanisé par la vision de cet enfant. Il ne savait pas quoi faire d’autre à part l’observer, debout, partagé entre la pitié et l’effroi, pendant que sa femme appelait les urgences.
Elle avait tenté, tant bien que mal, de rassembler les bribes de l’histoire rapportée par l’enfant. Il y avait deux bateaux. Sur le premier, son père et sa sœur, et lui sur le second. Quelque chose avait mal tourné. Peut-être que le phare ne fonctionnait pas. Peut-être que le père avait fait un malaise. Ils s’étaient fracassés contre les récifs. Il cherchait sa sœur et son père.
Quand les urgences récupérèrent l’enfant, le fermier alla voir ce qui restait du bateau dans les récifs. Un bateau en bois de quarante-cinq pieds broyé. Des traces de sang sur le sable où le garçon avait marché. Ici et là quelques vêtements, une casserole, une pendule marine. Il trouvera une petite sandale blanche de fillette et une sandale d’homme en cuir brun. Il ne saura jamais pourquoi, mais il les emportera avec lui machinalement et les clouera à une poutre à l’entrée du cabanon au fond du jardin.

Trente ans plus tard, je découvrirai, effarée, ces sandales clouées sur cette poutre, dévorées par l’air salin et le temps. Une vision d’horreur, qui m’apparut comme une menace : « N’entre pas ici. N’entre pas dans cette histoire. La mort te guette. La mort t’attend. »

Mrs Elizabeth Moore
Ambassade des États-Unis
Préfecture de Bonaire

Lundi 29 juillet 1991

Chère ambassadrice,
Je vous écris concernant une tragédie qui vient de se produire à Bonaire impliquant une famille vivant à bord de deux bateaux qui viennent de faire naufrage sur nos côtes.
Selon le témoignage de Thomas Tangvald, seul survivant, sur le premier bateau, nommé Artémis de Pythéas, étaient embarqués son père et sa sœur. Thomas Tangvald était sur son propre bateau, tiré par l’Artémis de Pythéas à l’aide d’une corde.
Les deux bateaux ont été intégralement détruits. Aucun document ne permet de renseigner l’identité des deux corps qui ont été trouvés. Seul Thomas Tangvald a pu les identifier formellement comme étant Per Tangvald (employant aussi les noms Peter et Pierre), né à Oslo en 1924, et sa fille, Carmen Tangvald, née à Horta en 1983. Per Tangvald avait obtenu la nationalité américaine quand il a vécu aux É.-U. dans les années 1950.
Thomas Tangvald, qui a seulement 15 ans, est en état de choc. Nous le gardons à l’hôpital faute de savoir à quelle autorité le remettre. Il déclare être né sur l’océan Indien. Sa mère, Lydia Balta, née en mer en Nouvelle-Calédonie en 1953, est décédée ainsi que la mère de Carmen, Ann Ho Chau, née en Malaisie en 1946.
Nous cherchons actuellement la dernière femme de Per, Florence Tangvald, née en Belgique en 1967 et leur fille Virginia Tangvald, née sur la mer des Antilles en 1986. Le couple était séparé et n’était plus en contact depuis plusieurs années. Thomas ne sait pas où ils vivent actuellement.
Il ne semble pas avoir d’autre famille. Il nous a toutefois transmis les coordonnées de son parrain et de sa femme Edward et Clare Allcard, qui ont été informés de la situation et planifient un voyage imminent à Bonaire.
Nous vous demandons votre aide pour lui faire un passeport américain, Thomas Tangvald étant fils de ressortissant américain.
Merci,
Le préfet de Kralendijk

L’histoire du naufrage et du jeune orphelin qui avait survécu s’était rapidement répandue sur l’île et avait bouleversé ses habitants. Tous les jours, par dizaines, ils longeaient la côte dans l’espoir de rassembler ce qu’il restait de l’Artémis pour le remettre à Thomas quand il sortirait de l’hôpital.
On se demandait ce qu’ils faisaient de ce côté de l’île pendant la saison des cyclones. L’accident était inexplicable. Peter connaissait pourtant bien le coin. Il y avait navigué souvent. Certains se souvenaient de cette famille nomade qui ancrait toujours au loin. Ils avaient fait plusieurs fois le tour du monde jusqu’au jour où celui-ci s’était refermé sur eux. Il n’y avait plus de nouvelles terres à découvrir. Ils ne pouvaient plus qu’errer de port en port. Le père était taciturne. Il rejoignait le quai à la rame pour faire des provisions, passer à la poste et repartait aussitôt. On se souvenait davantage de la petite fille, Carmen, dont on voyait la frêle silhouette danser sur le pont.
Pourquoi Peter avait-il emprunté cette route si dangereuse ? Certains avaient formulé la thèse du suicide. D’autres allaient même jusqu’à se demander si ce n’était pas le gamin qui les avait tués. Il n’y aurait pas d’autopsie sur le père. Impossible vu l’état dans lequel le corps avait été trouvé ; sur le dos, empalé par les coraux, la tête écrasée. La seule certitude était que la petite était morte noyée. Elle avait de l’eau dans les poumons.

Dans un coin de la chambre d’hôpital de Thomas, quelques objets de leur vie à bord s’entassaient ; une boîte hermétique contenant des diapositives, un hublot, une petite pochette rouge d’enfant, etc. Les habitants les déposaient à la réception en espérant apercevoir le garçon par la porte de sa chambre.
Il avait cet air astral qui rendait son âge difficile à déterminer. L’enfant était mince et agile, ses traits fins exprimaient parfois l’égarement, l’innocence, ou un état contemplatif qui ne semblait pas propre à son âge. Malgré eux, les aides-soignants ressentaient en sa présence une sorte de menace diffuse. Une étrange impression qu’ils tentaient de chasser immédiatement face à cet enfant venu de nulle part et échoué à leurs pieds.
D’abord il avait dessiné. Un bateau, des flots, des récifs. Une infirmière avait eu l’idée de lui apporter du papier et des crayons. Puis, petit à petit, Thomas avait commencé à raconter cette nuit. Il parlait d’une nuit sans lune, de l’obscurité totale. D’un ciel noir comme un velours infini au-dessus de sa tête. Il était sorti sur le pont quand il avait senti les vagues grossir et avait vu au loin l’horrible ligne blanche formée par l’écume contre un rivage invisible. Il ne comprenait pas pourquoi l’Artémis ne changeait pas de cap, pourquoi il continuait droit vers la côte, inexorablement. Il avait aperçu son père, sur le pont, éclairer l’eau autour de lui à l’aide d’une torche avant de s’engouffrer dans la cale une dernière fois.
Quand il avait vu le bateau s’écraser et entendu le bruit assourdissant du bois craquer, il s’était jeté à l’eau avec sa planche à voile. Au premier impact, le grand mât s’était cassé en deux. La corde tendue qui reliait les deux bateaux s’était soudain relâchée. Flottant dans l’eau tiède, il avait regardé la mer aspirer la carcasse du navire et la recracher sur les récifs, faisant résonner encore le sinistre craquement du bois. Chaque vague réitérait ce motif. Il entendait sa sœur crier par-dessus le vacarme. Il savait qu’elle était enfermée dans la cabine avant. Quand les cris avaient cessé, il comprit que la cabine s’était percée puis remplie d’eau. Il ne restait plus que lui dans les flots noirs et indifférents. Même la lune et les étoiles qui l’avaient accompagné toute sa vie l’avaient délaissé, ce soir-là.

À présent il dort. Ses blessures commencent à cicatriser. Il dort profondément malgré la lumière blafarde des néons et le bourdonnement des machines de l’hôpital.

Clare est venue chercher Thomas quand les autorités l’ont contactée en tant qu’amie de Peter. Elle regarde le garçon dans le rétroviseur. Son visage est sans émotion et sa tête dodeline au gré de la route jaune et poussiéreuse.
Les terrains vagues et des champs de tir se succèdent à l’infini entre le village et le littoral. Des cactus géants bordent le chemin, des mains de squelettes jaillissant du sol et implorant le ciel. C’est le chemin que Thomas a emprunté quand il a marché vers la ferme. Il se souvient du bruit du vent qui se faufilait lentement entre les griffes des cactus, tel un serpent lourd et invisible.
Le rivage apparaît soudain après le dernier virage. Un portail vers l’enfer, pense Clare en sortant de la voiture. Elle n’a jamais vu un récif aussi maudit.
Thomas part devant. Sur la côte, il n’est plus l’enfant céleste qu’elle a d’abord vu en lui. Il se déplace à la manière d’un chien de chasse nerveux flairant un animal. Il sait exactement où aller. Les roches calcaires s’effritent pareilles à de la craie sous ses pas. Il ne prête pas attention aux carcasses nacrées d’ânes sauvages, purifiées par le soleil et les charognards, qui ponctuent l’étendue séparant la route de l’océan. Les vagues deviennent assourdissantes à mesure qu’ils avancent. La mer, mue par une force inéluctable, se fracasse sur un récif en un enchaînement sans fin, furieux et écumant, pareille au soir du naufrage, hypnotisante, répétitive comme une comptine.
Thomas trouve l’épave dont il ne reste plus que des éclats de bois éparpillés flottant dans les cratères profonds et luisants du corail. Il en prend quelques-uns pour les examiner au creux de ses paumes avant de les lancer en l’air. Il est toujours terriblement calme.

Ma mère déchirait les lettres de mon père à mesure qu’elle les recevait. Les morceaux de papier jonchaient le sol, des ailes blanches et fragiles qu’on aurait arrachées à des papillons. Elle pleurait, recroquevillée sur elle-même, la tête baissée, le visage enfoui dans ses mains. Elle ressemblait à une fontaine triste avec ses longs cheveux bruns et brillants en cascade autour de ses épaules. Je savais que quelque chose se passait sans comprendre quoi. J’avais l’impression qu’elle se pétrifiait de chagrin. Mes petites mains frénétiques cherchaient sur son corps une brèche par laquelle je pourrais la dénouer. Je l’appelais en panique. Je voulais la prendre dans mes bras, tenir son visage entre mes paumes mais elle ne m’entendait pas. Je finissais par aller m’allonger dans le placard, porte fermée. Je ne sais pas si c’était grâce au silence, à l’obscurité parfaite ou bien au manque d’oxygène mais je pouvais m’oublier quand j’étais là.
Quand elle sortait de sa transe, elle mettait les morceaux de la lettre dans un sac en cuir bleu qu’elle rangeait sous le lit et elle faisait mine que rien ne s’était passé. Plus tard, en cachette, je sortais les papiers du sac pour voir l’écriture de mon père et les dessins de ma sœur au verso. L’un d’eux représentait ma mère enceinte de moi : une silhouette barbouillée de rouge, les cheveux comme une boule de sang, et une autre à la place du ventre. « Maman avec bébé dans le ventre. » Mon père nous implorait de revenir. Il ne supportait pas qu’on puisse lui échapper.

Ma mère l’avait quitté sur un coup de tête, sans le prévenir, à Porto Rico, quand j’avais 2 ans. Elle avait appelé sa propre mère depuis une cabine téléphonique pour lui demander d’acheter un billet d’avion et avait sauté dans le premier vol vers Toronto pour la rejoindre. Elle était déjà loin quand mon père comprit qu’elle était partie. Elle n’aimait pas cette ville. Elle répétait qu’on en partirait bientôt, quand elle saurait où elle aimerait vivre et ce qu’elle aimerait faire de sa vie. Elle avait 22 ans.
Un jour, les lettres ont cessé.

Un soir, elle m’emmena dans un restaurant dont les murs étaient couverts de velours rouge. Elle observait mes moindres gestes, essayant de deviner ce qui me ferait plaisir, me proposant du lait ou de la limonade. Elle me regarda un long moment comme si elle découvrait mon visage tandis qu’elle se préparait à briser mon cœur d’enfant.
— J’ai quelque chose de difficile à te dire, a-t-elle commencé d’une voix très douce. Je suis désolée mon cœur, le bateau a fait naufrage. Ton père et Carmen sont morts.
Je ne sais quel regard implorait le plus l’autre dans ce moment suspendu entre le déni et l’effarement. J’ai eu l’impression qu’un voile tombait entre le monde et moi. Que je le voyais tel qu’il était pour la première fois, dans ce restaurant de demi-sous-sol au décor surchargé. Ils étaient morts depuis l’an dernier, m’a-t-elle dit. Une amie à elle l’avait appris en lisant un article publié dans une revue dédiée à la voile, entre une recette de flan au rhum et une pub de rouge à lèvres.
Jusque-là, il y avait toujours eu une place en moi, comme une île tropicale où le reste de ma famille m’attendait et où le vent était toujours chaud. Un espace qui me laissait imaginer que je n’étais que de passage dans la banlieue torontoise.
— Mais je croyais que j’allais les revoir un jour.
C’est ce que je me suis entendu lui répondre, plongée dans l’espoir inutile d’un retour en arrière. Comme s’il y avait moyen de remonter dans le temps, avant le drame. J’ai voulu tenir la mort à distance le plus longtemps possible, avant qu’elle ne s’ancre dans sa finalité. Mais je voyais déjà l’île en feu, les toucans s’envoler dans la fumée, les palmiers embrasés et crépitants. Des cendres partout. Je me suis mise à pleurer. Les yeux de ma mère brillaient aussi comme du cristal. Au moment où le serveur a posé mon verre de lait devant moi, elle m’a proposé d’aller sécher mes larmes aux toilettes.
En traversant le restaurant, j’ai regardé les gens qui dînaient près de nous rire ensemble à la lueur des chandelles. Je ne ferais jamais partie de ce monde. J’ai croisé les statues de gnomes qui décoraient le restaurant, leur visage déformé par des rires grotesques. Ils avaient la taille d’un enfant. La même que moi.
On était ici, définitivement.

On m’a dit qu’on ne savait pas ce qui leur était arrivé. Que le drame était incompréhensible. Que mon père avait dû faire une erreur de calcul. Que le bateau avait coulé et que Thomas avait survécu en grimpant au mât. Qu’il avait flotté seul dans la mer et avait été secouru par un bateau qui passait par là. Peut-être qu’ils s’étaient pris pour des poissons et jetés à l’eau. On m’a dit n’importe quoi. Et dans ce n’importe quoi, la réalité s’était dissoute. Plus de mort, donc plus de vie. Juste des histoires errantes autour de moi. Personne ne semblait savoir qui était mon père. Même ceux qui l’avaient le mieux connu. L’article par lequel on avait appris le naufrage s’intitulait : « Morts en mer : la tragédie frappe à nouveau pour Peter Tangvald et sa fille. » En couverture figurait une photo de lui torse nu, regardant au loin, un bébé blotti contre sa poitrine. Mais le bébé n’était pas ma sœur, c’était moi.
Je vivrais longtemps comme ça, avec eux, parmi les fantômes. Tellement longtemps et tellement fort que je suis peut-être devenue moi-même fantôme. Un pied dans le monde des vivants, un pied dans le monde des morts.

L’article présente le naufrage comme la fin d’une épopée de vingt-sept ans pour celui qui avait été surnommé « le marin le plus triste au monde ». L’un des derniers survivants à incarner la « génération d’Ulysse », une génération de navigateurs apparue après la Seconde Guerre mondiale, d’authentiques aventuriers en quête d’une expérience individuelle profonde, prêts à mettre en danger leur vie pour la trouver.
Je redécouvre la façon dont mon père avait construit son bateau de ses propres mains à partir des arbres qu’il avait lui-même sélectionnés dans la forêt guyanaise. Comment sa destinée a basculé ensuite, quand, en route vers l’Australie, le long de la côte de Bornéo, sa femme et mère de leur enfant, Thomas, avait été assassinée par des pirates. Comment il avait perdu une deuxième épouse en mer en 1985, tombée par-dessus bord pendant une traversée de l’Atlantique. Ne sachant pas nager, elle avait disparu dans les flots. C’était la mère de Carmen.
La journaliste qui avait rédigé le papier avait croisé plusieurs fois mon père à Porto Rico. Elle confiait qu’il était facile de comprendre pourquoi toutes ces jeunes femmes avaient été attirées par lui. À 65 ans, il était encore très beau, dans le genre viking nordique : grand, mince et très athlétique, avec des cheveux blonds et des yeux bleu ciel. Il semblait surtout avoir une confiance en lui absolue. Sans vanité, juste une totale assurance en son être.
Elle parle de Thomas à 13 ans, timide et étrange, mais qui s’illuminait quand on discutait d’architecture navale et qui affichait des connaissances et des aptitudes dépassant largement son âge. Elle décrit Carmen, 6 ans, comme étant d’une beauté désarmante avec sa peau olive et ses yeux en amande.
Elle évoque ma mère, partie avec le bébé. La première fois que la journaliste avait rencontré Peter, elle était encore à ses côtés, très belle avec de longs cheveux bruns et des joues rondes. Une vraie gamine. Du jour au lendemain, selon lui, elle s’était éclipsée. Elle avait décidé de rejoindre sa mère au Canada. Là où j’ai grandi, sans eux.

Extraits
« L’article par lequel on avait appris le naufrage s’intitulait : « Morts en mer : la tragédie frappe à nouveau pour Peter Tangvald et sa fille. » En couverture figurait une photo de lui torse nu, regardant au loin, un bébé blotti contre sa poitrine. Mais le bébé n’était pas ma sœur, c’était moi.
Je vivrais longtemps comme ça, avec eux, parmi les fantômes. Tellement longtemps et tellement fort que je suis peut-être devenue moi-même fantôme. Un pied dans le monde des vivants, un pied dans le monde des morts. »

« Je redécouvre la façon dont mon père avait construit son bateau de ses propres mains à partir des arbres qu’il avait lui-même sélectionnés dans la forêt guyanaise. Comment sa destinée a basculé ensuite, quand, en route vers l’Australie, le long de la côte de Bornéo, sa femme et mère de leur enfant, Thomas, avait été assassinée par des pirates. Comment il avait perdu une deuxième épouse en mer en 1985, tombée par-dessus bord pendant une traversée de l’Atlantique. Ne sachant pas nager, elle avait disparu dans les flots. C’était la mère de Carmen. »

« J’avais souvent froid. J’avais peur de rester toute ma vie sans pays, sans racines, sans identité. »

À propos de l’autrice

Virginia Tangvald © Photo Patrice Normand

Née en mer en 1986, Virginia Tangvald grandit au Canada. Après des années dans la musique, elle est devenue réalisatrice. Les Enfants du large est son premier roman. (Source : Éditions JC Lattès)

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