Après tout, ne s'agit-il pas de quelques-unes des raisons pour lesquelles nous sommes aussi friands de science-fiction, d'heroic fantasy ou de bandes dessinées de super-héros ? La découverte de mondes imaginaires et fantastiques - voire fantasmagoriques - ou encore la présence de héros aux corps idéalisés, dont la puissance et la virilité rencontrent la féminité exacerbée de splendides créatures désinhibées ? Tout ceci fait partie de l'essence même des œuvres de Richard Corben, dont Den est assurément une des plus grandes réussites. Le second volume, intégralement publié à l'époque (en épisodes) dans la revue Métal Hurlant, et qui bénéficie donc d'une unité artistique et d'intention encore plus évidente que le premier, nous ramène à Neverwhere (Nullepart), un territoire qui n'existe pas tout en étant incontournable, un lieu qui emprunte aux légendes, aux récits ancestraux, à nos fantasmes les plus inavoués. On y découvre la vie à l'état sauvage et donc la nudité, le merveilleux qui s'étend jusqu'à l'horizon, mais aussi sa face sombre : des créatures monstrueuses ou sanguinaires, des métamorphoses à vous en retourner l'estomac, des pratiques ignobles ou se mêlent liturgie, sexualité et survie du plus fort. Au milieu de tout cela, David/Den. Simple individu frustré et sans épaisseur sur Terre, il est devenu l'incarnation d'une idée de la perfection répandue dans les années 1970 (souvenez-vous des publicités promettant mont et merveilles grâce à la pratique du body building, dans les pages de nos vieux comic books). Avec à ses côtés Kath, sa compagne, qui elle est prête à retourner sur Terre et abandonner ce qui lui semble désormais une comédie stérile, dans laquelle elle est assignée à jouer le rôle d'un objet de désir qui ne lui correspond plus. Il est d'ailleurs très drôle de voir Den vêtu d'un costume cravate, condamné à l'attente et à un regain de frustration, qu'il ne connaissait plus depuis son arrivée dans ce nouveau monde extraordinaire. Petite remarque personnelle et hors-sujet, comme j'aurais rêvé avoir entre les mains une adaptation des grandes œuvres de Philip Jose Farmer (le cycle des Hommes-Dieux, par exemple, ou Les amants étrangers) réalisée par Corben. Regrets éternels.
C'est dans l'exagération, le rêve enfiévré d'un monde aussi improbable que dantesque, que Corben transcende et pétrit ce qui est du domaine de la légende et de l'inconscient collectif. La terreur, que dis-je, l'horreur, est présente dans bien des pages et très souvent, elle est liée à l'aspect sexuel : non seulement les corps se désirent mais les corps se détruisent, non seulement l'attrait physique est un des moteurs de l'histoire, mais il en est aussi sa conclusion, ou plutôt son aboutissement mortifère. Muvovum monte d'un cran dans le fantastique, le symbolique, l'onirique, mais aussi l'atroce; certaines planches ressemblent à des gravures religieuses apocryphes, certaines scènes sont des ballets sanglants ou sauvages, et l'ensemble est toujours magnifié par des couleurs de toute beauté, qui ont été enrichies par plusieurs niveaux de gris et l'encrage de l'artiste, lors d'une phase préliminaire nécessaire pour un rendu original aussi méticuleux. Même si nous accédons ici à un plan d'existence transcendantal, les enjeux restent aussi terre à terre, comme peut l'être par exemple la jalousie. Ainsi, Tarn est amoureux de Muuta, mais cette dernière ne peut pas rester de marbre devant les atouts physiques de Den, en particulier sa puissance virile, son membre, qui laisse supposer qu'il est en mesure de lui donner ce qu'aucun autre mâle ne pourrait lui offrir. Tarn est pourtant l'ami de Den, il lui a même sauvé la vie, mais il est beaucoup plus humain. C'est en fait une transposition de l'homme dans sa relative banalité, au sein d'un décor fantastique où il apparaît inapproprié. La rivalité devient viscéral, elle s'incarne et se fixe dans la chair, dans la force, dans les attributs primordiaux. Et ne peut se conclure que dans la possession (De de Muuta, par Den) ou par l'absorption/destruction (Tarn devient l'hôte des Dramites, des créatures qui dévorent et parasitent tout). Cette magnifique édition de Den 2 est enrichie par une préface de Guillermo Del Toro, une introduction de Walter Simonson et un très long texte lumineux de Dana Marie Andra, qui revient sur la carrière de Richard Corben. Bien évidemment, l'œuvre a été directement et entièrement restaurée à partir des originaux par José Villarubia et bénéficie d'une nouvelle traduction, signée Doug Headline. Il existe des ouvrages qui sont destinés à transcender les générations et à rester parmi les pierres angulaires du média que nous chérissons tous; Den et Den 2 Muvovum font partie de cette catégorie et il est rassurant de savoir que c'est Délirium qui s'est chargé du travail patrimonial.
Pour Den 1 : lire ici
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