Deux gimlets sur la 5e Avenue

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
À Paris, à l’automne 1961, Lucas retrouve Élisabeth, son amour de jeunesse, mais sa tentative de reconquête échoue. Automne 2001 à New York, Élisabeth retrouve Lucas. À 60 ans passés, peuvent-ils encore échanger davantage que des souvenirs ?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La parfaite imperfection de la vie

Dans ce court roman, Philippe Labro imagine les retrouvailles d’Élisabeth et Lucas en 2001 à New York, soit quarante ans après leur séparation à Paris. S’il nous prouve que la nostalgie est bien ce qu’elle était, il va aussi nous démontrer qu’à 60 ans, on est loin d’avoir vécu sa vie. Émouvant et revigorant.

Commençons par le titre. Si comme moi, vous ne savez pas ce qu’est un gimlet, c’est un « cocktail pas très à la mode. Il est simple : gin et jus de citron vert. » Lucas le commande par pur snobisme littéraire, car comme il l’explique, un certain Terry Lennox, client de Philip Marlowe, boit des gimlets dans The Long Goodbye (en français Le privé de Robert Altmann sorti en 1973). Ajoutons que Lucas est un passionné de cinéma, surtout de la période hollywoodienne en noir et blanc qui lui rappelle sa jeunesse et Élisabeth, son premier amour.
D’ailleurs ce court roman s’ouvre à Paris à l’automne 1961, lorsque Lucas reconnaît Élisabeth se promenant vers le Champ de Mars. Il va faire semblant de la croiser par hasard pour renouer une conversation brutalement interrompue quelques temps plus tôt. Il marchera jusqu’au pied de la tour Eiffel mais ne trouvera pas les mots pour la reconquérir. Pire, en étalant son savoir avec suffisance, le jeune homme va réussir à se brouiller à nouveau avec la belle, qu’il avait rencontrée dans une « boum » chez la fille d’un avocat. « Elle l’avait trouvé drôle et impertinent, curieux et différent. Surtout attendrissant par sa naïveté, qu’il s’efforçait de masquer, sa vulnérabilité qui l’avait touchée. »
Il ne leur avait pas fallu longtemps avant qu’il n’emménage dans son studio. Mais un jour, elle avait décidé que leur histoire avait vécu et qu’il pouvait regagner la chambre de bonne où il avait trouvé refuge après la mort de son frère aîné, qui n’était pas revenu d’Algérie. « Antoine n’était pas revenu de la guerre, Lucas en avait été exempté. Alors, il avait quitté «la maison » — l’appartement de ses parents, impasse Camoëns, dans le 16° arrondissement, vers l’âge de 18 ans. La tristesse qui régnait dans cet appartement à chaque heure du jour et de la nuit lui était devenue insupportable. »
En la voyant monter dans un bus, il sautera dans un taxi pour la suivre comme dans un film. Mais il n’est pas au cinéma et ne réussira qu’à l’apercevoir se recueillant devant une tombe au Père-Lachaise, une tombe comportant cette inscription Thomas Peshkow 1926-1960. Ce sera la dernière image qu’il emportera d’Élisabeth avant de partir pour New York, avide de découvrir le cœur battant du monde.
Le roman bascule alors quarante ans plus tard, en automne 2001, quand Élisabeth reconnaît Lucas du côté de Central Park.
Sans le savoir tous deux ont vécu des années dans la même ville. Ils se retrouvent alors qu’une plaie béante vient de s’ouvrir, bouleversant l’état du monde, l’attaque contre les Twin Towers. « 8 heures 46, tour nord. Une brèche entre le 93e et le 99e étage. 8 heures 49, tous les programmes de télé habituels sont interrompus. La vie s’arrête. Le pays subit la sidération universelle. 9 heures 08. Tour sud. 73e et 85e étages. America is under attack. En fin de matinée, abrutis et assommés par le spectacle, par cette vision — il y avait ces petites figures noires qui tombaient des étages, dans le vide, c’était suffocant, insupportable. »
À 60 ans passés, et encore sous le coup de ce drame, leur état d’esprit est bien différent. Désormais, ils peuvent tout se dire. « On s’est aimés gamins, on s’est quittés, mais on sait qui on a été, qui on est, on détricote les mailles du rendez-vous manqué. Il n’y a ni mensonge, ni comédie, juste une vaste mise au point. »
En mêlant ses grandes passions, le cinéma – surtout américain – le journalisme et les États-Unis, Philippe Labro réussit une merveille de novella. Avec toute l’élégance de sa plume, il nous prouve que, contrairement à ce qu’affirmait Simone Signoret, la nostalgie est bien ce qu’elle était. Il nous démontre aussi que Tino Rossi avait raison de chanter La vie commence à 60 ans.
En refermant ce petit bijou, on n’a qu’une envie, aller commander un gimlet au bar du Sherry Netherland. Avec dans la tête, cette phrase de Marcel Proust en exergue du livre :

« Pour tous les événements qui dans la vie et ses
situations contrastées se rapportent à l’amour,
le mieux est de ne pas essayer de comprendre,
puisque, dans ce qu’ils ont d’inexorable comme
d’inespéré, ils semblent régis par des lois plutôt
magiques que rationnelles. »

Deux gimlets sur la 5e Avenue
Philippe Labro
Éditions Gallimard
128 p., 17 €
EAN 9782073049995
Paru le 10/10/2024

Signalons aussi l’excellence version audio du livre lue par Grégori Baquet

Deux gimlets sur la 5e Avenue

Où ?
Le roman est situé à Paris et New York.

Quand ?
L’action se déroule en 1961, puis à 2001.

Ce qu’en dit l’éditeur
Paris, 1961. Lucas à Élisabeth : « Pourquoi m’as-tu quitté ?» New York, 2001. Élisabeth à Lucas : « Qu’es-tu devenu ?» Avec ce nouveau roman, Philippe Labro signe une traversée vertigineuse des années qui ont précédé le basculement de l’Occident dans le XXI ? siècle. C’est une histoire d’amour – un rendez-vous manqué, puis retrouvé – entre un homme et une femme dont les destins s’écrivent entre Paris et New York au rythme d’évènements et de portraits saisissants.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Première partie
Il se passe des choses étranges à Paris
1961
Il l’aperçut alors qu’elle marchait le long de l’École militaire et traversait la place Joffre pour se diriger vers le Champ-de-Mars.
Il avait reconnu son dos, immédiatement. Les gens, leur dos, on le reconnaît, même de loin, même dans une foule, même dans le noir. Un mouvement des hanches, ou des épaules, le souvenir d’une tête que l’on avait posée contre une poitrine, un soir de tendresse. Il se surprit à parler à haute voix pour lui-même:
— Ah ! La voilà, enfin !
Il pensa que, depuis plus d’un an, il n’avait cessé de la rechercher dans la ville. Elle portait une veste d’homme de couleur rouge, elle avait récemment adopté cette mode encore discrète d’emprunter des vêtements d’homme, et de les faire siens, à l’image de certaines stars US des années 40, Lauren Bacall, Katharine Hepburn.
Elle marchait assez vite, comme toujours, et comme toujours son corps droit, presque athlétique, presque celui d’une danseuse. Quand les danseurs marchent, ils conservent quelque chose de leur danse. Ils ne bougent pas tout à fait comme les autres. Il sentait son cœur battre un peu plus fort. Un coup, comme ça. Son souffle s’était raccourci. Il continuait de se parler à haute voix, indifférent aux regards des passants :
— Qu’est-ce que je vais pouvoir lui dire ? Je vais avoir l’air ridicule, il faudrait rester calme. Maîtriser ta maladresse. Calme-toi, mon vieux.
On était fin septembre, début octobre, et il faisait relativement beau mais frais. Il pressa le pas pour traverser à son tour et avancer dans sa direction. Elle avait emprunté une allée, et il décida d’accélérer en contournant la pelouse afin de pouvoir se trouver face à elle. Marcher vers elle et non plus dans son dos. Lui faire face. D’un geste rapide, il passa une main dans ses cheveux. De quoi ai-je l’air, pensa-t-il. Et qu’est-ce que je fais ? Quoi ? Toutes ces manœuvres, où ça peut me mener ?

Elle le vit alors, et il crut deviner un recul, comme un réflexe de son corps, comme si elle voulait l’éviter. Mais il était trop tard.
— Bonjour, dit Lucas à Élisabeth.
— Bonjour, répondit Élisabeth à Lucas.
Au seul son de sa voix, il eut presque les larmes aux yeux. Il s’était immobilisé. Il la regardait, avec l’air ahuri d’un homme qui découvre un trésor autour duquel il creusait depuis des années. Elle lui renvoyait son regard, immobile elle aussi, et il trouvait ce regard sévère et injuste. C’est comme ça, la vie, ce n’est pas drôle, il y a celui qui aime et l’autre qui est aimé. La balance n’est jamais égale. Cela vous est déjà arrivé de retrouver une femme que vous aimez encore ?
— Alors, lui dit-il, qu’est-ce que tu deviens ?
Elle semblait ne pas vouloir répondre. Il ajouta, en mangeant ses mots, à la manière d’un gamin à l’école, pétrifié sur son banc devant les autres élèves et devant le prof, ce gamin qu’il croyait être redevenu :
— Tu es encore bien plus belle qu’avant.
Elle sourit et, comme il était déjà saisi par une sorte d’hostilité, ce qui le surprenait, il trouva que son sourire était ce qu’on appelait à l’époque un « sourire Colgate ».
— Merci.
Et il se dit aussi que ce « merci » sonnait comme celui du groom en uniforme à la fin des publicités à l’entracte au cinéma ; le petit bonhomme déguisé de Jean Mineur, quand on mangeait des esquimaux achetés à l’ouvreuse aux yeux verts, celle du Cinéac Ternes, une ouvreuse qui avait fait rêver un de ses copains. Ce dernier avait voulu la rencontrer après le travail. Elle l’avait éconduit. Le copain en était resté vexé. Tout le monde s’était foutu de lui.
« Merr-ci ! »
Et plus il établissait de telles comparaisons, plus il sentait la rencontre lui échapper. Il voulut se ressaisir, chasser la confusion de ses sentiments. Tout cela ne se passait pas comme il eût fallu.
— Ça n’a pas l’air de te faire grand-chose de me revoir, dit-il.
— Mais si, répondit Élisabeth, qui avait les cheveux blonds, des yeux noirs avec un brin de pistache dans la pupille droite, des lèvres longues, le v parfaitement dessiné à la jonction, sous un nez aussi parfait, et qui mesurait à peu près 1 mètre 68, ce qui, à l’époque, était grand pour une Française.
— Ah, quand même, répondit Lucas, qui avait les cheveux châtains, des yeux bleu clair, des paupières légèrement rougies par une conjonctivite chronique et qui pesait 70 kilos, ce qui, à l’époque, était un poids raisonnable pour un homme d’1 mètre 77 et quelques. Quand on lui demandait sa taille exacte, il mentait, trichait, et disait 1 mètre 80 – mais ça n’était qu’1 mètre 77. Il mentait souvent. Il le savait. Il ne pouvait s’en empêcher. Je suis un fraudeur, un faux-monnayeur. Je donne le change. Il avait déjà appris à s’autocritiquer – ce qui, aux yeux de ses amis, le rendait sympathique, voire émouvant.
Ils avaient l’air jeunes, tous les deux, on leur aurait donné, quoi, entre 20 et 23 ans. Ils s’avançaient lentement côte à côte, dans l’allée conduisant à la tour Eiffel, le long de la vaste pelouse. Vus de haut, ils ressemblaient à deux convalescents qui font un tour dans le parc d’une clinique. Marche lente, hésitante. Où va-t-on ? Ça veut dire quoi ?

Le ciel était gris, gris blanc, lavé par des pluies récentes, on pouvait voir quelques flaques d’eau, ici et là, sur le sol. Le vent soufflait de la rive droite, à la hauteur du quai de New-York. La Seine avait des couleurs de goudron. Lucas enregistrait la moindre de ces choses. Il était gagné par la certitude que tout, autour de lui, prenait une importance considérable, qu’il ne devrait oublier aucun de ces instants, cet environnement, le Champ-de-Mars, vert et calme, quelques passants, une vieille dame avec un cabas, des enfants silencieux, ces odeurs d’herbe mouillée et puis ce parfum qui émanait d’Élisabeth et qui lui était inconnu (avait-elle changé de parfum ?), ces effluves d’automne autour d’eux, il lui fallait tout enregistrer, tout posséder, tout prendre à son compte, ne rien laisser s’égarer, se volatiliser, poussière du temps, poudre de riz. Il pensait qu’il était au cœur d’un évènement capital, un tournant dans sa vie qu’il jugeait incohérente. Il avait la modestie de comprendre que, pour l’heure, il n’était pas une « grande personne ».
Lucas dit à Élisabeth :
— Alors, alors, qu’est-ce que tu deviens ?
Il se rendit compte qu’il avait déjà posé cette question mais il n’avait reçu aucune réponse. Elle prenait son temps, comme si elle jouait avec ses impatiences.
— Oh, des tas de choses, finit-elle par dire, avec une voix douce, comme murmurant. Je travaille beaucoup.
— Ah bon, qu’est-ce que tu fais ?
— Oh, tu sais, je fais des dessins, des décorations, des vitrines, je suis très occupée, ça marche très bien et j’en suis très contente, je gagne bien ma vie, ça va fort, c’est très intéressant.
Il croyait qu’elle en rajoutait un peu. Quand les gens vous disent que « ça va fort », cela veut dire que ça ne va pas tellement fort. Son ton lui avait semblé un peu mélancolique, mais il pensa aussitôt qu’il se trompait. Il s’était tellement trompé sur elle. Il l’aurait voulue malheureuse, impuissante, égarée. Et sa tranquillité le désarçonnait.
— Et pourquoi tu ne m’as jamais appelé ? J’aurais pu t’aider, peut-être, tu sais je connais des tas de gens dans tous ces milieux-là.
— Ce n’était pas la peine, dit Élisabeth.
Lucas insista :
— On aurait pu se revoir. On aurait pu recommencer.
— Ce n’était pas la peine, répondit-elle.
Une bouffée de jalousie l’envahit. Il y avait eu, il y avait, il y aurait, évidemment, quelqu’un d’autre. Il se sentait incapable de lui poser la question. Il cherchait des mots, ne les trouvait pas. Elle avait pris un mètre d’avance sur lui. Il aurait voulu qu’elle ralentisse le pas, car ils étaient déjà parvenus à mi-chemin de l’allée vers la tour et il pressentait que d’ici quelques minutes, pour toutes sortes de raisons, elle pourrait lui échapper. Les choses allaient trop vite.
Il se rapprocha d’elle et la prit par le bras, délicatement, sans trop appuyer sous le coude.
— Tu ne veux pas aller au cinéma avec moi ce soir ? dit-il.
— Non, merci, tu es gentil, je suis prise ce soir.
— Et demain soir, alors ? dit-il.
— Demain soir, non plus, répondit-elle. Je suis aussi prise.
— Tu vas toujours au cinéma aussi souvent que quand on était ensemble ? Quand je t’apprenais tout, moi le fameux cinéphile averti ?
Il pensa qu’il n’aurait pas dû dire « ensemble » ; il insista, cependant. Le cinéma avait tellement compté dans leur « ensemble ».
— Qu’est-ce que tu as vu récemment ? Tu as vu de bons films ? Tu as vu L’année dernière à Marienbad ? Tout le monde en parle en ce moment.
— Oui, répondit Élisabeth. J’ai trouvé ça très beau.

Tout cela se passait aux environs d’octobre 1961 et, à ce moment précis, les gens, en effet, dans certains milieux parisiens, s’agitaient beaucoup autour de ce film. Les gens qui aiment le cinéma, bien sûr. Par provocation, quand on lui posait la question, Lucas disait qu’il avait préféré Come September, une comédie fadasse, une bluette, un navet typiquement hollywoodien. Film américain signé Robert Mulligan avec Gina Lollobrigida et Rock Hudson, en scope couleurs. En matière de football, le Racing faisait une bonne première partie de saison. En Algérie, les tueurs de l’OAS étaient aux prises avec l’armée française. Il y avait des hôpitaux brûlés, des voitures incendiées, des gens assassinés. Les bidasses, les recrues de l’armée, qui n’avaient qu’une obsession, sortir de là et retrouver la métropole, avaient été amenés à combattre d’autres Français. Lucas n’avait pas subi cette épreuve. Son frère aîné était mort plus tôt dans cette même guerre et Lucas avait donc été exempté d’aller là-bas. Son frère s’appelait Antoine. Lucas souffrait de son absence. Il avait la pudeur de n’en point parler à ses amis. Timidité et pudeur, il tentait de les masquer par insolence et provocation. Toute une nouvelle génération de chanteurs de variétés était en train de naître, on les appelait les yéyés. Il n’aimait pas leur musique. Il préférait se réfugier dans les grands standards américains des années 30, 40 et 50. Il avait cette tendance, acquise il ne savait quand, de se référer à un passé et une culture très éloignés. Les yéyés ? Non, donnez-moi plutôt Cole Porter, Rodgers et Hart, Hammerstein. Donnez-moi les adaptations de Nelson Riddle, le son de Glenn Miller, et pas les âneries de tous ces gamins venus de nulle part.
Lucas s’étonna qu’Élisabeth, pour une fois, reprenne le fil du dialogue.
— Ah oui, vraiment, dit-elle, je trouve ça beau, Marienbad.
Et elle appuya sur le « bad » de Marienbad. Comme ceci : « Marien-baaad ».
Il trouva ce « baaad » artificiel et imagina qu’elle en avait longuement parlé avec quelqu’un d’autre, et bien sûr, avec quel homme ? Son homme ? Elle s’était arrêtée, les yeux au loin. Il avait déclaré envers et contre tous que c’était un film insipide, à cause de son défaut puéril, cette volonté de se détacher de l’avis général. C’était un maniaque du cinéma américain. Il se tut. Il se souvenait maintenant qu’il avait sans doute emmené Élisabeth au cinéma plus de 400 fois en un an ou presque, ou plus d’un an.
Ils allaient voir au moins six à huit films par semaine, parfois plus, et il croyait lui avoir appris à aimer ce qu’il aimait, à trouver insipide ce qu’il jugeait insipide. C’était son adjectif favori. Les films étaient « insipides », ou ils étaient « géniaux ». Il croyait lui avoir imposé ses goûts et ses dégoûts. Toujours à l’arrêt, comme si elle avait longuement réfléchi, Élisabeth ajouta :
— Oh, et puis, la photo est belle, les photos sont belles.
Autrefois, il aurait protesté. On ne dit pas « les photos », on dit « la lumière », ou on dit « la photographie », et il aurait affirmé qu’au fond ce n’était pas important que les photos fussent belles. Mais il la regarda, soudain dépourvu d’émotions, il pensa que cela ne servirait à rien d’entamer de telles discussions et il s’en voulut.
— Tu n’as rien d’autre à me dire ?
Elle eut un sourire placide :
— Oh non, rien.
Il avait aimé ce tic verbal, son « oh », qui suivait ou précédait souvent ses paroles. Désormais, ce « oh » le renvoyait à leur amour ancien, et il ne parvenait pas à contenir ce mélange de jalousie, nostalgie, regret et amertume qui embrouillait son comportement. Il eut alors un geste autoritaire. Il serra plus fermement l’avant-bras d’Élisabeth.
— Allez, viens avec moi, suis-moi.
Elle résistait faiblement, il semblait vouloir l’entraîner hors de l’allée, en pleine pelouse. Il mit une sorte de mauvaise énergie dans ce geste, la prise en main, la maîtrise d’un instant. Elle le sentit, mais s’arrêta soudain, stupéfaite. Car au centre de l’étendue herbeuse, devant eux, à leurs pieds, il y avait des cadavres d’oiseaux. Trois, quatre, puis, à mesure qu’on avançait, à mesure que leur regard s’habituait, on aurait pu en compter des douzaines, voire une cinquantaine ou plus encore. Comme un champ de bataille. Une majorité de pigeons, mais aussi des étourneaux, des corneilles, des moineaux, un ou deux corbeaux.

On ne pouvait pas tous les identifier mais ils étaient là, étalés sous leurs yeux, formant une sorte d’obstacle à leur marche.
— Oh, mon Dieu, fit Élisabeth en s’agrippant au bras de Lucas. Ils sont tous morts. »

Extraits
Lucas levait la tête pour le regarder et l’admirer. C’était l’aîné ! Il avait dix ans de moins que lui, ses parents avaient tardivement décidé d’avoir un deuxième enfant. Antoine n’était pas revenu de la guerre, Lucas en avait été exempté. Alors, il avait quitté «la maison » — l’appartement de ses parents, impasse Camoëns, dans le 16° arrondissement, vers l’âge de 18 ans. La tristesse qui régnait dans cet appartement à chaque heure du jour et de la nuit lui était devenue insupportable. Il vivait depuis dans une chambre étroite, au 7° étage d’un immeuble de la rue de Sèvres, pas loin de la rue de Babylone. Il fallait monter à pied les dernières marches, l’ascenseur s’arrêtait au 5°. L’escalier se rétrécissait à mesure qu’on accédait au long cour loir étroit avec une enfilade de ce qu’on appelait des « chambres de bonnes ».
Lucas avait commencé à gagner de quoi vivre, libre, en évoluant rapidement de job en job. Il s’était découvert une capacité de s’adapter à tous les milieux : une boutique de vêtements, une grande librairie, les bureaux d’une agence de voyages, la salle de rédaction d’une revue de cinéma. Il bougeait. Il avait rencontré Élisabeth à la sortie d’une « boum » ridicule chez la fille d’un avocat, dans un appartement de l’avenue d’Eylau. Elle l’aval trouvé drôle et impertinent, curieux et différent. Surtout attendrissant par sa naïveté, qu’il s’efforçait de masquer, sa vulnérabilité qui l’avait touchée. » p. 38

« Elle buvait un latte macchiato et lui un gimlet. Un cocktail pas très à la mode. Il est simple : gin et jus de citron vert.
— J’en consomme, dit-il, par pur snobisme littéraire. C’est dans Raymond Chandler : un client de Philip Marlowe, un certain Terry Lennox, boit des gimlets dans The Long Goodbye. C’est typique chez moi, il faut que je me distingue. » p. 68

« Les deux hommes, la télé allumée, passèrent la matinée debout, l’un à côté de l’autre. Faisant face à ce qui était en train de changer, la marche du monde et du nouveau siècle. 8 heures 46, tour nord. Une brèche entre le 93e et le 99e étage. 8 heures 49, tous les programmes de télé habituels sont interrompus. La vie s’arrête. Le pays subit la sidération universelle. 9 heures 08. Tour sud. 73e et 85e étages. America is under attack. En fin de matinée, abrutis et assommés par le spectacle, par cette vision — il y avait ces petites figures noires qui tombaient des étages, dans le vide, c’était suffocant, insupportable. » p. 75

« Elle se surprenait seulement à aimer leur dialogue, leurs vérités échangées, ça lui avait manqué, elle ne l’avait pas vécu avec son psy, puisque tout le monde avait un psy mais que, comme tout le monde, elle l’avait délaissé. Et, curieusement, elle ressentait la même ouverture avec Lucas qu’avec le psy. On est là pour tout se dire. On peut tout se dire. On s’est aimés gamins, on s’est quittés, mais on sait qui on a été, qui on est, on détricote les mailles du rendez-vous manqué. Il n’y a ni mensonge, ni comédie, juste une vaste mise au point. Elle n’avait pas connu ces sentiments avec beaucoup d’hommes américains, pas tellement avec ses « filles », ou peut-être en partie. » p. 83

À propos de l’auteur
Philippe Labro © Photo Damien Grenon

Né le 27 août 1936, Philippe Labro est journaliste, écrivain et réalisateur. C’est aux Etats-Unis qu’il commence à faire ses preuves. Il a dix-huit ans, y reste quatre ans et voyage à travers tout le territoire américain. De retour en France, il devient reporter pour Europe 1, à Marie-France puis à France Soir. Alors qu’il enchaîne les succès : présentation du journal télévisé de 13 heures sur Antenne 2 en 1982–1983, directeur général des programmes de R.T.L. en 1985 puis vice-président de la station en 1996, Philippe Labro tombe gravement malade. Pendant un an et demi, il sombre dans la dépression et lutte pour survivre. Il raconte son combat dans Tomber Sept Fois, Se Relever Huit. En 2005, il lance Direct 8, nouvelle chaîne de télévision sur la TNT. Il a également publié de nombreux romans et est à la tête d’une filmographie impressionnante. On lui doit aussi des paroles de chansons, notamment pour Johnny Hallyday. (Source : Gala)

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