Almah, une jeunesse viennoise

En deux mots
Almah voit le jour dans la banlieue chic de Vienne en 1911. Son père Julius est médecin, puis dirigera un hôpital, sa mère est pianiste. Elle soigne sa dépression chez Sigmund Freud jusqu’à l’arrivée de sa fille qui va mettre du soleil dans leur vie. On va suivre de la Première Guerre mondiale jusqu’aux prémices de la Seconde.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les jeunes années d’une déracinée

Comme cela arrive pour les franchises à succès au cinéma, Catherine Bardon nous propose un préquel à sa saga des Déracinés en imaginant les jeunes années d’Almah. L’occasion de plonger dans la Vienne de l’entre-deux-guerres.

En ce jour de 1911, la tension est à son comble au domicile des Kahn, dans le quartier chic de Vienne. Après deux échecs douloureux, Hannah met au monde une petite fille qu’elle prénomme Almah en hommage à Alma Mahler. Un choix que son mari Julius ne peut qu’entériner tant la détermination de son épouse, par ailleurs pianiste de talent, est grande. Et puis, il peut bien lui offrir ce cadeau, elle qui est déprimée depuis des années. Si elle va régulièrement consulter Sigmund Freud, il faut bien convenir que ses consultations n’apportent guère d’amélioration.
En revanche la petite Almah est un vrai rayon de soleil, vive, belle et joyeuse.
Elle grandit dans ce cocon, entourée de sa nourrice et de Teofila et Alois, le personnel de maison dont elle va être très proche.
Au fil des ans sa curiosité va s’aiguiser, ses traits s’affiner. Aussi est-ce le moment pour son père grand amateur d’art de commander un portrait de son enfant à Max Kurzweil.
« Ce tableau était une expérience de la beauté du monde, du miracle de la vie, de la grâce infinie de l’enfance. Julius y voyait le visage d’un être promis au bonheur. Et dans le regard d’Almah, chargé d’une gravité qui n’était pas de l’enfance, la conscience du temps, la prescience d’une catastrophe imminente, et une question vertigineuse : Et demain ? Personne n’aurait pu imaginer à ce moment-là le rôle que ce portrait d’enfant jouerait dans la vie d’Almah. »
Personne ? Si, les lecteurs des Déracinés qui se souviennent de la destinée de cette œuvre et apprécieront ce clin d’œil. Tout comme, ils prolongeront leur plaisir en découvrant Almah avant qu’elle n’apparaisse dans la saga, après sa rencontre avec le grand amour de sa vie.
On pourra trouver que ces quelque 200 pages n’ajoutent rien à cette formidable série romanesque, mais la plume de Catherine Bardon reste toujours aussi allègre et sait capter le lecteur, en mêlant la grande Histoire à la chronique familiale. On y voit la Grande Guerre traverser la jeunesse d’Almah, déchirée par l’absence de son père parti prêter main-forte aux équipes médicales, puis sa formation aux côtés de Stephan Berger, son précepteur bien-aimé et de Teofila et Alois, leurs deux employés de maison.
On voit la jeune fille se forger le solide caractère dont elle aura besoin pour affronter les années 1930 qui vont déboucher sur le drame que l’on sait. Déjà l’antisémitisme gagne du terrain et déjà il marque l’esprit d’Almah, bien plus soucieuse de ces manifestations xénophobes que son père qui va pourtant en être victime.
Toujours aussi bien documentée, la romancière nous plonge dans la Vienne de cette époque troublée.

Almah, une jeunesse viennoise
Catherine Bardon
Les Escales Éditions
Roman
192 p., 19,90 €
EAN 9782365699174
Paru le 10/10/2024

Où ?
Le roman est situé principalement en Autriche, en Suisse, à Vienne, Inzersdorf, Baden, Attersee, Altaussee et à Lugano.

Quand ?
L’action se déroule de 1911 à 1932.

Ce qu’en dit l’éditeur
Plus de deux millions de lecteurs conquis par la saga Les Déracinés. Découvrez la jeunesse de son inoubliable héroïne, Almah.
Vienne, 1911. Almah Kahn naît au sein d’une famille de la grande bourgeoisie juive. Son père, chirurgien réputé et grand amateur d’art, est aussi un mécène qui côtoie les plus grands artistes de l’époque. Sa mère, pianiste de talent, soigne son spleen auprès du docteur Freud dont elle est l’une des premières patientes.
Au cœur de ce bouillonnement culturel, Almah chemine vers l’âge adulte. Elle grandit dans une Autriche terriblement meurtrie par la guerre et marquée par la chute de la maison Habsbourg, tandis que se profile le spectre du nazisme.
À travers l’enfance et la jeunesse privilégiées d’Almah, ses amitiés, ses doutes et les premières épreuves infligées par la vie, Catherine Bardon dresse le tableau d’une Vienne qui jette ses derniers feux dans une Autriche au bord du gouffre, livrée aux soubresauts de l’Histoire.
Almah est le portrait puissant et ciselé d’une enfant puis d’une jeune femme vive, effrontée, indépendante et habitée par une soif d’absolu qui ne la quittera jamais.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Courrier picard (Nicolas Totet)

Les premières pages du livre
« AVRIL 1911
C’est une petite fille
Le docteur Julius Kahn tournait en rond. Le rez-de-chaussée empestait la fumée âcre des cigares qu’il mâchonnait sans relâche depuis des heures. Hannah avait refusé son assistance. Il ne manquerait plus que ça. Que son mari qui l’adulait la voie, corps en sueur, cheveux collés aux tempes, joues rouges d’effort, visage crispé, bouche déformée par la douleur. Pas question. C’était son combat. Et puis la présence du mari complique toujours les choses. Hannah luttait pour donner la vie dans une chambre du premier étage sous l’autorité d’un confrère de Julius et d’une infirmière.
La grossesse était arrivée à son terme sans la moindre alerte. Hannah se portait bien, le bébé aussi, il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Même l’âge un peu avancé de la future mère n’était pas un problème puisqu’il ne s’agissait pas d’un premier accouchement. Pourtant Julius, soucieux, arpentait les pièces du bas de la villa, de la salle à manger à son bureau, de son bureau au grand salon en passant par le petit, une pause dans la réception au pied de l’escalier qui menait aux chambres, et retour.

Lassé de ces déambulations, il se dirigea vers le guéridon Biedermeier qu’il adorait, un cadeau datant de son mariage avec Hannah. Il caressa avec délicatesse le plateau en merisier. Les années passaient, les temps se faisaient plus difficiles, mais les jolies choses restaient, immuables, belles. Il récupéra sur le meuble un vieux numéro de la revue Ver Sacrum. C’était l’organe officiel de la Sécession viennoise, créé en 1898 par son ami le peintre Max Kurzweil et Gustav Klimt, l’année même où ce dernier avait achevé le portrait sur lequel son regard s’arrêta un instant. Il datait de la période florale de la sécession viennoise. Assise au bord d’un fauteuil, Hannah en robe de mousseline blanche le regardait et s’apprêtait à quitter son cadre doré pour le rejoindre. Qu’elle était belle, son épouse ! Ce visage de madone rehaussé par une flamboyante chevelure blonde, ces lèvres pleines, ce nez droit, ces grands yeux limpides. Elle avait été, elle était toujours, l’une des plus belles femmes de Vienne.
Julius se laissa choir dans un fauteuil pour feuilleter sa revue. Il en avait été un des fidèles abonnés jusqu’en décembre 1903, date de la fin de la parution. Deux couronnes pour quarante pages illustrées, ce n’était pas cher payé, se rappela-t-il avec nostalgie. Il essaya de se concentrer sur le numéro qu’il avait en main. C’était le neuvième, daté d’octobre 1898. À l’occasion de la sixième exposition de la Sécession, on y retraçait mille ans d’art japonais. Mais l’art nippon n’y put rien, le docteur Kahn était avec Hannah, au premier étage de leur maison.

— Mazel Tov ! Monsieur, Mazel Tov ! C’est une petite fille ! Elle est magnifique !
Les cris de joie de Teofila résonnèrent dans l’escalier qu’elle dévalait. Toute la tension des dernières heures s’évapora dans l’instant. Sans retenue, la domestique se jeta dans les bras de Julius qui la serra contre lui avec émotion. Au diable les conventions ! Aujourd’hui était jour de fête.
— J’ai compté, dix petits doigts, dix petits orteils. Votre fille est parfaite, Monsieur
— Et Hannah ?
— Tout s’est bien passé, Madame se repose.
Julius reprit le contrôle de ses émotions. Il chargea Teofila de commander un bouquet de trente-six roses blanches chez Ziegler, le fleuriste le plus cher de Vienne, ainsi qu’une grosse boîte de chocolats chez Demel, la chocolaterie préférée d’Hannah, celle de la famille impériale et de la cour, précisait-elle chaque fois qu’elle en rapportait un paquet, et il chargea Alois, son chauffeur, d’aller les récupérer. Puis il grimpa jusqu’à l’étage, changea de chemise et de gilet car il empestait le tabac et ne voulait pas incommoder Hannah, et il frappa à la porte de la chambre de sa femme.

C’était une petite fille vigoureuse.
— Elle a vos yeux, très chère, remarqua Julius.
— Enfin Julius, ce n’est pas moi qui vais vous apprendre que tous les nouveau-nés ont les yeux bleus. Il est bien trop tôt pour savoir de qui elle tient.
Le bébé se mit à geindre en crispant ses poings minuscules. Sa petite bouche rouge s’arrondit et elle commença à hurler.
— Elle a faim, laissa tomber Hannah.
Des larmes silencieuses roulèrent sur ses joues. Julius lui tendit un mouchoir mais le flot ne tarissait pas.
— C’est le contrecoup, s’excusa-t-elle, mais je suis si heureuse !
Ses paupières frémirent pour se fermer sur son épuisement. Julius se délesta du nourrisson dans les bras de Teofila. La nourrice recrutée grâce à ses bons soins, sur les recommandations d’une voisine, attendait dans la pièce voisine.

Julius n’avait pas eu son mot à dire.
C’était Almah.
Ainsi en avait décidé Hannah.
En l’honneur d’Alma Mahler, artiste et figure féminine libre qu’elle admirait. Et avec un H final, comme à son propre prénom.
Julius était d’accord. Il était toujours d’accord avec les décisions de son épouse. Elle avait tenu à ce qu’ils ne choisissent pas de prénoms pour le bébé avant sa naissance. Cette naissance entourée de tant de craintes, d’angoisses, de précautions…
Hannah avait perdu un enfant, une première fille, une fausse couche à cinq mois de grossesse, huit ans plus tôt. Le choc avait été sévère. Mais elle était jeune et sa vitalité avait repris le dessus.
Lorsque son deuxième enfant, Oscar, né prématurément, était mort à six mois d’une scarlatine compliquée d’une diphtérie, Hannah avait sombré. Julius avait même, par période, craint pour la vie de son épouse.

Il avait gardé en mémoire le cas Anna O. qui avait fait école dans le milieu médical près de deux décennies plus tôt. Cette patiente du docteur Breuer avait été guérie de son hystérie au terme d’une cure psychanalytique, une première à l’époque. Les techniques avaient bien évolué depuis et le docteur Freud, disciple et ami de Breuer, avait affiné la méthode de son mentor pour en faire l’essentiel de sa pratique et asseoir sa renommée. Ses deux ouvrages, L’Interprétation des rêves et Psychopathologie de la vie quotidienne, trônaient en bonne place dans la bibliothèque de Julius qui s’était intéressé de près aux travaux de la Société viennoise de psychanalyse.
Il avait insisté pour qu’Hannah soit suivie par un thérapeute. Certes, elle n’était pas hystérique, mais ses sautes d’humeur, sa profonde mélancolie, ses brusques bouffées de joie, son mal-être permanent l’anéantissaient. Julius voulait l’amener sans qu’elle en prenne ombrage, sans la braquer, dans le cabinet du célèbre médecin. S’il y avait la moindre chance de guérir Hannah, au moins de la soulager, il ne pouvait, en tant que médecin, en tant que mari, la négliger.
Hannah avait donc consulté le docteur Freud. Un rendez-vous hebdomadaire au 19 Berggasse. Qui n’avait guère amélioré les choses au demeurant. Julius se tenait sur ses gardes en permanence. Quand il entendait sa femme jouer le lied no 4, le Chant pour des enfants morts de Malher, ce n’était pas bon signe, et pire encore quand Hannah le chantait. Puis venait un jour de sourire. Leur vie s’écrivait ainsi, des bas, des hauts, et encore des bas.
Jusqu’au jour où un nouveau bébé s’était annoncé. Hannah avait retrouvé sa joie de vivre en cultivant le frêle espoir de donner un autre enfant à son mari. Jamais grossesse n’avait été autant couvée, jamais épouse n’avait été autant choyée qu’Hannah Kahn durant toute cette période.
Elle ne voulait pas que Julius voie son corps déformé une nouvelle fois, elle n’était plus si jeune. La mort dans l’âme, Julius avait fait aménager une chambre face à la leur sous les directives de sa femme. Un immense lit, des fauteuils aux courbes gracieuses revêtus de velours bleu roi, un guéridon, un piano droit et son banc, un secrétaire et une large armoire, près des hautes fenêtres aux rideaux bleu clair une méridienne pour la lecture, le tout en bois blond… Hannah aurait pu y tenir un siège. Ils ne seraient pas si loin, disait-elle. Juste un couloir entre eux. Elle avait renouvelé sa garde-robe avec des tenues fluides et inventives qui masquaient ses rondeurs, elle avait modifié son alimentation jusqu’à devenir presque végétarienne, prenant la viande en dégoût. Elle avait renoncé à toute vie sociale dès que son état était devenu évident. Tout ce qu’elle désirait. Julius ne voulait la contrarier sous aucun prétexte.

La maison était retournée au silence. Teofila se dirigea à pas de loup vers le salon. Elle frappa à la porte, un coup discret, l’entrouvrit puis risqua une tête à l’intérieur.
— Monsieur a-t-il besoin…
Monsieur n’avait besoin de rien. Allongé sur la méridienne, Monsieur dormait du sommeil du juste, une revue ouverte sur les genoux. Un sourire béat flottait sous sa moustache.

1911
Deux cents bouteilles millésimées
Les premiers jours, ce fut le chaos à Hietzing.
La maison était sens dessus dessous, Madame ne quittait pas son lit et le bébé demandait une attention constante. Il avait fallu courir acheter le mobilier et le matériel de puériculture, un lit, une baignoire, une table à langer, une armoire, des couches, des langes, des brassières, des robes et tutti quanti. Car Hannah, pétrie d’angoisses, avait refusé d’acheter quoi que ce soit avant la naissance. Une précaution stupide selon Julius, qui avait pourtant respecté la volonté de sa femme. Ce fut donc un Julius un peu dépassé qui lança des ordres en urgence. Teofila avec son bon sens méthodique se chargea de la logistique, aidée par Alois. La nourrice prit ses quartiers dans une nursery aménagée dans une chambre du premier étage. Une bouche de plus à nourrir, bougonnait Teofila, nécessaire donc tolérée, mais qu’elle n’accapare pas le bébé et qu’elle ne s’avise pas de faire du gringue à Alois.

Un grand vide avait envahi Hannah qui accusait mal l’épreuve de la délivrance. Et maintenant ? Maintenant elle était responsable d’une vie, celle de son enfant, cet enfant que Julius avait tant désiré. Elle savait d’ores et déjà qu’elle ne serait pas à la hauteur. Elle avait failli par deux fois déjà. Mais elle savait aussi avec certitude que si un nouveau malheur advenait, elle en mourrait. Elle tâcherait de faire de son mieux. Julius lui enjoignait de ne pas quitter le lit, leur fille était entre de bonnes mains, celles de Teofila, en adoration jubilatoire devant le bébé, qu’elle appelait déjà en son for intérieur Yingele et celles de Lottie, sa nourrice.

Milena Khitrov, la mère d’Hannah, accourut dès qu’elle apprit la nouvelle. Almah était de loin la plus jeune de ses petits-enfants et, sans doute, la dernière. Elle gâtifiait et avait très vite fatigué sa fille de ses conseils. Hannah qui n’avait pas la force de se lever et d’affronter la journée qui commençait. Le matin, elle se faisait apporter le bébé, le prenait dans ses bras, admirait en silence le petit visage pâle, les tempes translucides où battait un lacis de veines bleutées, les paupières closes, les longs cils noirs qui jetaient une ombre légère sur le velours des joues, les petits poings enfermés dans des moufles de laine qui protégeaient le visage des griffures. Elle en dénouait les rubans, les enlevait, dépliait un à un les dix petits doigts. Ils étaient tous là. Le nez, à peine une petite bosse sur le visage. C’est un bébé parfait, ne cessait de répéter Teofila. Le premier jour Hannah avait voulu la voir toute nue, pour en être sûre. En effet, malgré ses cuisses de grenouille, Almah était parfaite. C’était un merveilleux cadeau de la vie, une victoire sur l’adversité. La malédiction avait-elle rendu les armes ? Hannah passait une quinzaine de minutes le nourrisson blotti contre sa poitrine, respirait son odeur de lait et de savon, embrassait son petit crâne chauve où se dressait un toupet de duvet brun, pressait son visage contre le sien. Puis elle tendait Almah à Teofila qui trottinait en direction de la nursery.
— Madame ne peut pas s’occuper du bébé. Elle est trop faible, déclarait-elle à la nourrice qui portait l’enfant à son sein puis la berçait avant de la recoucher.

Les jours passaient et Hannah ne s’animait toujours pas. Elle qui n’avait jamais vomi, pas eu de nausées, qui ne s’était jamais aussi mieux portée que pendant cette grossesse tardive, pourquoi se sentait-elle si mal maintenant que son bébé était là ? Les fameuses joies de la maternité viendraient-elles plus tard ? Elle quittait à peine son lit, faisait monter ses repas dans sa chambre, picorait dans son assiette qu’elle renvoyait sans y avoir touché, et replongeait dans un état d’hébétude qui ne laissait pas d’inquiéter Julius. Il était médecin, il connaissait cet état d’abattement consécutif aux couches. Mais sachant la santé psychique de sa femme fragile, il ne pouvait s’empêcher de s’alarmer.
Il réussit toutefois à arracher un vrai sourire à Hannah le jour où il lui annonça avoir commandé chez un récoltant de champagne français deux cents bouteilles millésimées de l’année de naissance d’Almah.
Almah qui allait devenir le ciment de leur amour, le sujet de leurs inquiétudes, leur lumière, leur émerveillement, leur part de bonheur, leur avenir.

1911
Un amour sans avenir
Malgré leur grande aisance financière et la somptueuse demeure que leurs familles leur avaient offerte dans le quartier bourgeois de Hietzing à l’occasion de leur mariage, Julius et Hannah étaient d’accord : ils n’avaient nul besoin d’un train de vie digne d’un empereur.
Ils n’employaient donc qu’un jardinier, Alois, qui était aussi chauffeur et, à l’occasion, homme à tout faire. Quand le besoin s’en faisait sentir, au printemps pour la taille des arbres et des massifs et pour la tonte des pelouses, à la fin des beaux jours pour rentrer les arbres en pots dans le jardin d’hiver et pour déblayer la neige, des journaliers lui prêtaient main-forte. Âgé d’une cinquantaine d’années, Alois était veuf et sans enfants. Une mauvaise grippe avait emporté son épouse que Julius et Hannah n’avaient pas connue. Il vivait dans une dépendance au fond du jardin, un pavillon de chasse miniature qu’il avait aménagé et isolé par une haie de troènes toujours parfaitement entretenue. Avait-il des aventures ? C’eût été normal pour un homme de son âge et de sa vigueur. Parfois il prenait des congés, un jour ici ou là, et des vacances en été, mais jamais ni Julius ni Hannah n’avaient vu une silhouette féminine dans les parages. Alois était un homme dévoué, fidèle et discret.

Teofila les avait rejoints dix ans plus tôt, remplaçant une vieille domestique qui avait pris sa retraite. Elle était alors âgée de dix-huit ans et venait, comme beaucoup de jeunes filles qui cherchaient une place, de sa lointaine Galicie, une province orientale aux confins de l’empire. À l’inverse de la plupart des Juifs originaires de cette contrée, ce n’était pas la pauvreté qui l’avait amenée à Vienne, mais l’attrait que la capitale impériale exerçait sur les jeunes avides d’avenir. Dernière enfant d’une fratrie de six, Teofila était née à Boutchatch, une bourgade prospère où s’étaient développées de nombreuses industries, fabriques de briques, de bougies, de savon, des moulins à farine, des usines textiles et même une brasserie. Sa mère était morte en la mettant au monde. Son père, un modeste chapelier qui possédait son propre atelier, lui avait appris les rudiments de la couture. Teofila parlait yiddish, ukrainien et des bribes d’allemand glanées ici et là. Elle se sentait ukrainienne, austro-hongroise et surtout juive. Au tournant du siècle, elle avait trouvé un emploi dans la fabrique de jouets en bois de sa ville natale, mais ce travail aux gestes répétitifs ne la satisfaisait pas. Elle voulait connaître les fastes de Vienne dont ceux qui revenaient en visite dans leur famille parlaient avec des étoiles dans les yeux. Rien ne la retenait à Boutchatch où vivaient ses aînés assez nombreux pour s’occuper du père en cas de nécessité. Teofila était partie avec l’enthousiasme de sa jeunesse, accueillie par une cousine qui habitait dans une communauté juive de la banlieue viennoise. Une recommandation, des relations, nul ne savait plus comment elle avait atterri chez les Kahn, où le poste de domestique qu’on lui proposa l’avait séduite. Le salaire et le logis aussi. Et puis, Madame et Monsieur avaient l’air si gentils. Son visage, qui gardait encore les rondeurs de l’enfance, son sourire modeste et la vivacité de son regard avaient inspiré confiance à Hannah. Ce serait une bonne action que de donner du travail à cette jeune fille, une sorte de mitzvah.
Teofila avait soutenu Madame dans sa longue maladie nerveuse après la mort tragique du petit Oscar. Elle l’avait visitée chaque jour au sanatorium privé d’Inzersdorf où Hannah avait été internée à deux reprises. Pendant ses hospitalisations, Teofila prenait soin de Julius, elle le dorlotait comme un enfant. »

Extrait
« Julius sut instantanément que cette peinture occuperait une place particulière dans sa collection, pourtant riche d’œuvres magnifiques. Ce tableau était une expérience de la beauté du monde, du miracle de la vie, de la grâce infinie de l’enfance. Julius y voyait le visage d’un être promis au bonheur. Et dans le regard d’Almah, chargé d’une gravité qui n’était pas de l’enfance, la conscience du temps, la prescience d’une catastrophe imminente, et une question vertigineuse : Et demain ?
Personne n’aurait pu imaginer à ce moment-là le rôle que ce portrait d’enfant jouerait dans la vie d’Almah. » p. 54-55

À propos de l’autrice

Catherine Bardon © Photo DR

Après une carrière dans la communication, Catherine Bardon se consacre désormais à l’écriture et partage son temps entre la France et la République dominicaine. Elle est l’autrice de la saga Les Déracinés qui s’est vendue à plus de 600 000 exemplaires et qui a été distinguée à de nombreuses reprises, notamment par le Prix Wizo et par le Festival du premier roman de Chambéry en 2019. En quelques romans, Catherine Bardon s’est imposée comme une voix puissante du paysage romanesque français. En 2024, elle a remporté le prix La Boétie pour La Fille de l’ogre. Ses ouvrages ont été traduits dans plusieurs langues. (Source : Éditions Les Escales)

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