Ceux du lac

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En lice pour le Prix Giono 2024

En lice pour le Prix littéraire des écrivains de marine 2024

En deux mots
Les Șerban, le père et ses six enfants, vivent dans une cabane sur le delta proche de Bucarest. Le gouvernement, avec l’aide de l’Union européenne, veut réhabiliter l’endroit et la transformer en réserve naturelle ouvert au tourisme, mais ce projet exige le départ des Șerban qui ne l’entendent pas de cette oreille et vont se révolter.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les combats de la tribu Șerban

Corinne Royer nous propose un voyage en Roumanie, au sein d’une famille de tsiganes installés au bord d’un lac, non loin de Bucarest. Faisant suite à « Pleine terre », ce roman creuse le sillon de l’attachement à la terre, à la modernité destructrice et aux croyances toujours vivaces au pays des Carpates.

Sasho était l’aîné. Il avait dix-sept ans. C’était le premier fils des Șerban. Après lui venaient Marcus, 15 ans, et Ruben 14 ans, mais il « était de loin le plus têtu et le plus intrépide. C’étaient les Șerban du milieu ». Ceux placés entre l’aîné et les jumeaux Aki et Zoran, 12 ans. À ces cinq frères, il convient d’ajouter leur sœur Naya. Une fratrie qui vit non loin de Bucarest avec leur père et leur chien Moroï. Ils ont construit une cabane en pleine nature, sur un delta qui leur offre de quoi vivre de chasse et de pêche ainsi que des animaux sculptés par le chef de famille. « Une vie choisie, défendue, voulue ainsi, âpre et sauvage, parfois féroce ; loin des rythmes endiablés de la ville, mais également loin des appartenances claniques avec leur lot d’allégeances aux barons qui régentaient partout les communautés tsiganes. Les Șerban n’étaient ni d’un monde ni d’un autre. » Mais cette singularité inquiète leur tante Marta qui s’était exilée en France en 1964 pour y faire des études de lettres. Elle leur apprend à lire, encourage Naya à suivre son rêve d’être footballeuse et veut scolariser ses frères, encouragée par l’assistante sociale.
Mais c’est un autre fonctionnaire qui va bousculer leur quotidien, celui qui vient leur présenter le grand projet de réserve naturelle « Un grand projet, oui, l’Europe, comme on vous l’a déjà dit, monsieur Șerban, l’Europe sera de la partie, il faut bien financer ! Des sentiers pour les piétons et un long circuit praticable à vélo avec des postes d’observation. On pourra accueillir des enfants, des touristes, tout ça aux portes de Bucarest, un modèle de réserve naturelle urbaine aux yeux du monde. Bien sûr, il faudra détruire la cabane et déménager, la faune a besoin de calme pour se reproduire, et il faut bien rendre tout ça parfaitement propre, vous comprenez, monsieur Șerban, vous comprenez ? Madame Ponor vous trouvera un logement en ville et vos enfants iront enfin à l’école, les plus grands pourront travailler pour la réserve, pourquoi pas, hein, monsieur Șerban, pourquoi pas ? »
Le père a beau expliquer qu’attirer les touristes sur une zone vierge ferait bien davantage de dégâts que leur cabane, ils doivent se résoudre à quitter leur cabane pour une nouvelle vie qui ne saurait leur convenir.
C’est à partir d’une histoire vraie que Corinne Royer a construit son nouveau roman autour de son thème de prédilection, à savoir l’attachement à la nature que l’on trouvait déjà dans Pleine terre. On y ajoutera ici les préjugés autour des Tsiganes, la dépossession, les illusions de la modernité et le poids des traditions. Car en Roumanie, il y a toujours un peu de sorcellerie ou de croyances dans le quotidien post-communisme. Et face au mal, il reste la poésie et l’amour. C’est ainsi que le roman est scindé de voyages en train qui donnent l’occasion de livrer un ressenti, toujours en vers libres. Ils disent l’adversité, la violence et les drames qui frappent les Șerban, mais aussi leurs espoirs et leurs rêves.
Sasho va les déposer dans les bras de Monica, la femme aux attraits irrésistibles : « Ses seins étaient aussi lourds que ceux de tante Marta, sa taille était fine comme les silhouettes des hérons, et sa chevelure rousse pareille au poil des renards. Sa bouche avait le contour sombre et l’humidité des sous-bois. »
Avec elle, il va s’évader, se dire que tout n’est peut-être pas perdu. Qu’il était temps de tenir sa promesse et d’aller voir les bisons des Carpates…

Ceux du lac
Corinne Royer
Éditions du Seuil
Roman
280 p., 20 €
EAN 9782021560084
Paru le 19/08/2024

Où ?
Le roman est situé principalement en Roumanie, à Bucarest et environs. On y évoque aussi Paris et les Carpates.

Quand ?
L’action se déroule de 1964 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un père solitaire, une fratrie de six, un vieux chien nommé Moroï. À quelques kilomètres du centre-ville de Bucarest, les Șerban habitent une cabane au bord d’un lac où la nature a depuis longtemps repris ses droits. Sasho, Naya et leurs frères traquent les poissons dans la rivière Dâmbovița, apprivoisent les mots des poètes dans les livres de tante Marta, assumant le choix âpre et singulier d’une vie en marge. Jusqu’au jour où les autorités, pour créer une réserve naturelle, les somment de quitter ce coin d’eau et de terre, le plus beau qui soit, le leur.
Inspiré d’une histoire vraie, Ceux du lac raconte l’impossible adieu d’une famille tsigane à un royaume désormais interdit. Au cœur des contradictions de la Roumanie contemporaine et d’une époque qui confisque au prétexte de sauvegarder, les Șerban ne peuvent ni s’adapter ni complètement résister. Reste une ultime promesse, lumineuse : celle faite par Sasho à sa petite sœur Naya de marcher dans les traces des bisons des Carpates.
Convoquant tour à tour le réalisme et l’onirique, le burlesque et le tragique, la poésie et le folklore, Corinne Royer écrit un roman brûlant, porté par un amour profond de la nature et des mots, qui bouscule notre lien à l’autre et au sauvage.

Les critiques
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Bande-annonce du roman « Ceux du lac » de Corinne Royer © Production Éditions du Seuil

Les premières pages du livre
« VĂCĂREȘTI
1
De loin, on aurait pu croire que c’était un chien. Une masse sombre. Une tête émergeant au ras de l’eau, mais pas une tête entière, seulement un crâne, ou plus exactement l’arrière d’un crâne couvert d’une toison noire ; et la toison noire flottait sur un large cercle tronqué par les courants et elle paraissait démesurée par rapport à la taille du crâne.
Un chien donc. Voilà tout ce qu’on voyait.
Il remontait la rivière. En se rapprochant, on parvenait à suivre son déplacement. Les formes se précisaient et l’image se faisait plus complète. La première intuition se révélait alors trompeuse, car ce qui frappait la surface de façon répétée n’avait rien de comparable à des pattes d’animal. Il s’agissait de bras et de jambes d’homme. Il nageait. Les mains battaient les flots et les pieds les agitaient, créant des remous continus dans le cours d’eau. Tout laissait supposer que le nageur était pourvu d’une seule paire de bras et d’une seule paire de jambes, puisqu’un seul crâne ne pouvait être associé à davantage de membres, mais il était en réalité impossible de les compter tant les mouvements étaient rapides.
On en avait vu d’autres, ici, des êtres étranges sortis de la prison ou du monastère, ou encore du lac et des marécages. Les légendes de Văcărești étaient peuplées de créatures difformes, comme l’étaient nombre de légendes du monde. On disait que les cynocéphales ayant traversé le Danube en des temps anciens avaient non seulement une tête de chien, mais quatre jambes et quatre mains. On disait ça et son contraire. On disait tant d’autres choses. Les étrangetés dont on avait témoigné par le passé étaient devenues des mythes à force de sauter d’une bouche à l’autre, d’un siècle à l’autre, d’une rive à l’autre ; et on continuerait d’en témoigner tant qu’il y aurait sur ces terres des hommes en soif de croyances.

Les brumes se rassemblaient. Elles cernaient le nageur. Elles s’éloignaient et revenaient à la charge, puis elles l’encerclaient de plus près. Il nageait, sans se soucier de cette armada au teint hâve. Comme un chien, il nageait. L’arrière du crâne continuait d’affleurer au ras de l’eau. Seuls les membres venaient découper l’éther. Battaient encore. Agitaient encore. Rien à faire des tourbillons qui le happaient vers le fond, rien à faire des spectres à peine dissous dans le jour naissant. Il poursuivait sa nage régulière et têtue.
Soudain, le corps oscilla sur le côté, brassant la Dâmbovița sur toute sa largeur, avant de se replacer face au courant. Et, de nouveau, cette foutue lutte contre le fort débit des eaux. Le crâne disparut en totalité, le nageur perdit la tête. Lorsqu’il reprit sa respiration, on le vit jaillir quelques secondes, puis il projeta ses cheveux vers l’arrière. La chevelure se déploya alors avec ampleur sur le haut des épaules et la traîne charbonneuse fut boutée par les flots sitôt que le visage se repositionna sous la surface. En se rapprochant davantage, on pouvait les imaginer, ce visage et ce corps cernés d’eau ; la concentration hypnotique, l’attention à scruter les profondeurs troubles, la ténacité à doser chaque effort dans ce qui ressemblait à un grand désordre, mais nécessitait en réalité une coordination parfaite.
Pieds. Mains. Respiration.
Car il s’agissait de créer l’onde juste, ni trop puissante ni trop légère. Il savait ce qu’il faisait, Sasho ; il suivait le cours de ses pensées en même temps qu’il remontait celui de la rivière. Tout ce qu’il y avait en lui de déterminé et de vaillant se renforçait dans les flots de la Dâmbovița. Il ne sentait plus le manque d’air atrophiant ses poumons, ni le battement cognant contre ses tempes, ni même la boue qui se logeait dans ses yeux. Il était tout à son désir et son désir était impérieux et multiple : battre son record d’apnée, forcer le corps à dépasser ses limites, pousser les poissons jusqu’au piège mortel, impressionner ses frères qui l’attendaient plus haut.
Tandis qu’il se répétait mentalement, Muscle ton dos, Sasho, muscle tes bras, muscle tes jambes, il éprouvait un sentiment de toute-puissance jusqu’alors méconnu. Il lui semblait qu’il aurait pu tout dévorer de ce qui l’entourait, dévorer et dévorer encore ; non pas dans un élan furieux, mais calmement, le plus calmement du monde. Dévorer les batraciens et les poissons. Dévorer les herbes et les pierres. Dévorer le ciel et les nuages. Dévorer les frères. Tout dévorer. Il avait faim, et cette faim ne migrait pas dans l’abdomen. Elle stagnait dans son cerveau comme une poche de sève pas encore percée. Il voulait bourgeonner, éclore dans la lumière. Il voulait reprendre aux âmes errantes les territoires conquis par leurs offensives nocturnes. Il voulait en finir avec la fatalité, comme avec les injonctions d’un père autoritaire dont il ne supportait plus les excès.
Souvent, il rêvait d’une revanche éclatante.
Dans son rêve, il se débattait comme un diable, s’imaginant beaucoup plus aguerri qu’il ne l’était. Il sortait vainqueur de la démonstration de force qui rythmait la marche du monde et façonnait les existences de telle façon que chacun serait soit perdant, soit gagnant. Pas de demi-mesure, rien de possible entre les deux. Il voulait en être. Il voulait éprouver ses facultés de domination, dussent-elles se révéler fratricides, puisqu’il savait que ses frères réclameraient eux aussi leurs heures de gloire et d’héroïsme. Ils se jugeraient à leur tour légitimes de représenter la lignée des Șerban, d’en infléchir la destinée pour affermir les contours d’un avenir devenu incertain depuis que le père avait baissé la garde et s’était procuré une bouteille de țuică.
Aucun des enfants Șerban ne l’avait encore vu y goûter mais, par la simple acquisition de ce litre d’alcool de prune, le père avait cessé d’incarner la figure tutélaire qu’il avait été, celle d’un homme respecté des siens, ferme en toute décision ; pas toujours éclairé mais guidé par un instinct sûr. Un homme désormais effondré. Méconnaissable. Un homme frappé au cœur, après que les agents de la ville de Bucarest l’avaient sommé de quitter le delta de Văcărești destiné à un grand projet de réserve naturelle. Il devait abandonner le lac et la cabane, renoncer à cette vie dans ce coin d’eau et de terre estimé le plus beau au monde au seul motif qu’il était sien. Renoncer à la liberté et aux grands espaces, au rythme quiet des saisons inscrit dans la laitance de la lune, à la fierté de ne rien devoir à personne.
En écho à la douleur du père, l’annonce avait cheminé dans les entrailles de Sasho et elle lui avait pesé sur l’estomac. Elle en avait fait un ogre. Le père finirait par céder s’il se mettait à diluer son courage dans l’alcool. Mais Sasho, lui, ne céderait rien. Voilà pourquoi il voulait dévorer. Tout dévorer. Jusqu’à la moelle. Dévorer les frères s’il le faut, se disait-il encore. Dévorer la vie avant qu’elle ne le broie et ne l’engloutisse.
Muscle ton ventre, Sasho, muscle ton torse.
Ta détermination, muscle-la.

Il marqua une pause et se planta sur ses jambes, solidement amarré au fond pierreux. L’échine émergea dans une immense gerbe d’eau. Le buste demeurait au contact des flots qu’il remuait pour maintenir sa position en équerre. Des sons étranges jaillirent sur ses lèvres et ricochèrent au ras de l’onde.
Co-co-co-cocori-cocoricooo !
Puis il reprit son avancée avec les mêmes battements, le même visage et le même corps de nouveau immergés.
Et dans son crâne, toujours la faim.
Il s’appelait Sasho. On le surnommait Sash. C’est à l’esprit fantasque de tante Marta qu’il devait ce surnom. Marta n’était pas vraiment de la famille, plutôt une tante de substitution. Elle constituait pour la fratrie Șerban un ancrage dans le vrai monde ; celui soumis à la folle allure, aux tentations de la modernité, aux semaines harassantes pour des vacances chèrement payées. Le monde de la vie normale des personnes normales dans le tumulte des villes que Sasho voyait comme des fourmilières détraquées.
Sash, celui qui sait ! disait Marta dans un français parfait, aussi fière de sa trouvaille que de cet élève brillant auquel elle enseignait une langue qui n’était pas celle de sa patrie mais celle de son grand amour. Ici est le lieu de mes deux passions, ma patrie roumaine et mon grand amour de France ! lançait-elle souvent dans un rire pointu, soulevant des deux mains le côté gauche de sa poitrine où le cœur cognait comme un forcené sous l’épaisseur des chairs.
Sash savait. Sash était savant. Il parlait roumain, jurait et insultait peu mais toujours en romani comme son père, et il maîtrisait désormais le français aussi bien que tante Marta. Lorsqu’il n’avait pas le nez plongé dans les livres, il pratiquait la technique de pêche dite la nage du chien au cri de coq.
Longtemps, il avait été bègue ; puis les poèmes de Ghérasim Luca, que tante Marta surnommait le « poète au bégaiement fantastique », l’avaient guéri.
Il était l’aîné. Il avait dix-sept ans.
C’était le premier fils des Șerban.
*
Une végétation d’herbes hautes, d’un vert pâle à un jaune ambré, s’étalait de chaque côté des rives, ondulant sous les assauts du vent qui gémissait par rafales et créait de grandes turbulences où les chaumes et les épillets se tordaient, puis se déchiraient comme des loques. En amont du lac et des marécages, la rivière était contenue dans un méandre étroit. Les dépôts d’alluvions, formés par les crues printanières, constituaient une aubaine pour les terres environnantes. Les herbacées raflaient la mise, abritant toute une faune de petits rongeurs. Au fur et à mesure des clapotis produits par le nageur, des lapins détalèrent, bifurquant en une succession de courses sinueuses. Les plus apeurés se tapissaient dans l’herbe, oreilles rabattues pour tenter d’échapper au prédateur invisible.
Mais Sasho convoitait un autre butin. Il remonta encore la Dâmbovița sur une vingtaine de mètres. Il voyait les formes argentées qui opéraient parfois une volte-face soudaine et se pressaient alors dans le sens de sa nage. Paniqués par les battements incessants, les poissons luttaient à leur tour contre le courant et ils y laissaient un peu de force ; assez pour que plus haut, là où le cours de la rivière s’évasait subitement et la profondeur se réduisait à une trentaine de centimètres, ils deviennent des prises faciles. À ce point précis d’élargissement, les deux frères s’impatientaient. Ils se dressaient à leur poste, au milieu des eaux, hurlant d’excitation sitôt qu’ils entendirent les cris de coq de Sasho.
Ça y est, il est là. Bouge-toi ! Allez, tambourine ! Tambourine plus fort ! Plus fort ! dit l’un.
Où ça ? J’vois pas ! Il est où ? dit l’autre.
Tu vois pas, mais t’entends, non ?
Non, j’entends rien !
T’es un vieux singe aveugle à qui on a coupé une oreille, ou quoi ?
Ça y est ! J’l’entends !

Ils frappaient des pieds de toutes leurs forces afin d’inciter les poissons à les contourner. Ils les contraignaient à passer par les côtés et à s’enliser dans les pièges formés par les trous d’eau herbeux en bordure de berges. Lorsqu’une proie parvenait à se faufiler entre leurs jambes, ils se retournaient. Ils bondissaient et ils la suivaient sur plusieurs mètres. Ils rampaient sous la faible hauteur d’eau et ils se raclaient le torse aux pierres qui couvraient le fond. Après avoir fouillé le moindre interstice, ils crachaient et juraient, puis ils se remémoraient soudain les instructions de Sasho, Quoi qu’il arrive, chacun reste à son poste !
Ils se replaçaient à la hâte. Ils tambourinaient comme s’ils n’avaient jamais quitté leur position, tentant de dissimuler l’exaltation de la traque censée revenir exclusivement à Sasho, puisque leur mission se limitait à assister ce grand frère solide et ingénieux. Pour prouver qu’ils étaient eux aussi des gars solides, ils exhibaient les griffures qui leur barraient la poitrine et les cuisses. Ainsi balafrés comme des gladiateurs, ils sentaient se poser sur eux le regard admiratif des dieux. Ils paradaient, hardis et crânes. Ils devenaient des guerriers valeureux, qui ne tarderaient pas à revendiquer leurs exploits dans une arène où se jouait bien davantage que la conquête des fonds poissonneux de la Dâmbovița ; c’était une lutte de pouvoir qui ne disait pas son nom, mais qui couvait comme un vin chaud dans les veines des garçons. Ils étaient jeunes et ils étaient fougueux. La vie leur souriait. Ils lui rendaient son sourire toutes dents dehors, arborant le visage radieux de la confiance en une aube appelée chaque jour à renaître.
Les deux frères se nommaient Marcus et Ruben. Ils étaient un peu moins bruns que Sasho. Seul Ruben avait hérité des yeux pers de sa mère. Sur leur âge, les apparences étaient trompeuses. Marcus avait quinze ans. Ruben, qui le dépassait de plus d’une tête, approchait les quatorze ; il était de loin le plus têtu et le plus intrépide.
C’étaient les Șerban du milieu. Ceux placés entre l’aîné et les jumeaux.
*
Ça sautait de toute part, ça frétillait dans le moindre trou. Les corps squameux luisaient comme des cuirasses d’argent. Certains gisaient déjà le ventre en l’air. Il ne restait plus qu’aux deux autres frères, arc-boutés de part et d’autre des rives, à attraper les proies à pleines mains ou à fourrer leurs doigts dans les branchies pour maîtriser les spécimens les plus retors.
Hé, regarde celui-là. T’as vu la bête ? Regarde-moi un peu ce monstre !
Ouais ! On va s’le garder. Pas question d’le vendre à Mémé Zizi !
C’est un sacré gros mâle !
C’est pas un mâle ! Il a pas d’couilles !
Les poissons, ils peuvent être les deux à la fois, des mâles et des f’melles !
Ouais, mais les f’melles, elles baisent qu’avec les plus beaux, t’as d’la veine de pas être un poisson, mon gars !
Les poissons, ça baise pas ! Les moches, ils viennent tourner autour et ils larguent leur truc et hop !
Si ! Y en a qui baisent ! Ils ont une nageoire comme une bite et ils la mettent dans la f’melle.
Ouais ! Ben Naya, elle dit qu’ils ont une âme aussi, ça fait beaucoup pour des p’tits poissons !
Ils les soulevaient et ils les caressaient avec de grands frissons dans tout le corps, puis ils les saisissaient d’une main ferme et les assommaient sur une pierre d’un coup sec et nerveux. Une seule frappe suffisait. Ça faisait un bruit mat, et après plus rien. Seulement la comptabilité macabre des deux gamins rythmant les mises à mort comme un métronome funèbre.
De trois ! De quatre ! De cinq ! De six !
Les proies visqueuses leur échappaient parfois. Des jurons faisaient alors écho au bruit du plongeon, puis ils s’efforçaient de récupérer les fugitifs dans un simulacre de rixe qui s’achevait le cul dans l’eau.
L’un se nommait Aki. L’autre, Zoran. Ils avaient douze ans. Ils étaient toujours portés par le même élan et avaient toujours la même façon frénétique d’exister, si bien que les compliments ou les remontrances qu’on leur adressait ne désignaient généralement ni l’un ni l’autre, au point qu’on en oubliait leurs prénoms. Il suffisait de dire les jumeaux ceci ou les jumeaux cela.
C’étaient les deux petits Șerban, dont on affirmait qu’ils ne faisaient qu’un.
*
Naya était assise au milieu des poissons assommés, dans la brouette trimbalée par ses frères. Elle s’arma d’une fine lame dont le manche en bois était à demi rongé. Elle entreprit d’ouvrir les ventres. Elle commença à extraire les viscères et gratta les écailles avec le côté plat de la lame.
Toi, Aki, tu boufferas les boyaux ! T’auras que ça pendant quinze jours.
C’est plutôt Zoran qui va les bouffer. Ça lui fera encore un plus gros bide !
Celui-là, il bouge encore. Va l’assommer ! Moi, j’ouvre pas le ventre d’un poisson pas mort.
T’as qu’à apprendre à l’faire toi-même !

Naya ne voulait pas apprendre à donner la mort, et pourtant la tentation était grande. En refusant de s’y exercer, elle avait la sensation de n’être pas tout à fait vivante. En tout cas, pas aussi présente au monde que ne l’étaient ses frères ; comme si s’abstenir de cet acte de prédation sur une autre vie que la sienne revenait à nier sa propre existence. Elle s’amputait de quelque chose qu’elle ne parvenait pas à cerner et qui n’était rien d’autre que la volonté farouche d’en découdre avec le vivant.
Écraser. Étouffer. Broyer. Assommer.
Tous ces gestes que les garçons répétaient à longueur de journée, avec un détachement enjoué, et qui consistaient à prélever leur part parmi les araignées et les campagnols, les sauterelles et les grenouilles, les poissons et les lapins ; ou encore les papillons de nuit que Ruben ingurgitait comme un affamé, parce qu’ils étaient des proies de choix pour le croquant de leur abdomen.
Naya aurait voulu tuer pour se sentir complète. Pour que rien ne manque. Elle aurait voulu éprouver, dans ses muscles et dans sa chair, le vertige qui gonflait le torse des garçons lorsqu’ils se laissaient aller à cette inclination, à la fois prodigieuse et mauvaise, visant à disposer de la vie d’un être. Mais les Șerban avaient été élevés dans la religion catholique et Naya, plus que ses frères, désirait rester fidèle à l’esprit charitable de sainte Sara. L’esprit de la sainte, elle le voyait partout : aussi bien dans les nervures des feuilles et les cristaux des pierres que dans les yeux des bêtes. Alors, Naya se contentait des basses besognes. Elle ouvrait les ventres. Elle les vidait. Elle alignait les corps dans la brouette et elle veillait sur chacun d’eux pendant le trajet du retour, priant pour la résurrection de leurs âmes au cours des embardées sur le sentier défoncé. Elle prenait soin des vies soustraites par les garçons, telle une petite embaumeuse aux doigts parfois trop empressés, persuadée que cette allégeance à sa condition de fille lui permettrait de s’attirer les bonnes grâces de la sainte ou, en tout cas, d’échapper à son jugement, voire à ses maléfices.
La foi de Naya n’était mue que par la crainte. Jamais elle n’avait cru par amour ou par communion sincère. Sitôt qu’elle ne redouterait plus la disgrâce divine et l’infortune, ou sitôt qu’elle sentirait faiblir les pouvoirs de Sara la Noire, elle tuerait aussi sûrement que ses frères. Peut-être mieux encore. Plus cruellement et en plus grand nombre. Elle attendait avec une impatience brûlante ce temps de la fureur et des massacres, et elle ne doutait pas que son jour viendrait.
Sa longue chevelure rousse contrastait avec la couleur des cheveux des garçons. Son teint était plus pâle. Elle aurait bientôt dix ans, mais sa constitution malingre faisait qu’on lui en donnait facilement un ou deux de moins.
C’était la dernière des Șerban, la fille.

2
Ils se rassemblèrent autour de la brouette. Tous les membres de la fratrie riaient. Ils comptaient les proies une à une. Ils ne savaient pas à quoi tenaient leur plus grande joie et leur plus grande fierté : ramener une pêche miraculeuse ou être capable d’en effectuer le comptage. Maîtriser à la perfection les chiffres et les nombres constituait un miracle bien plus vaste que la razzia du jour, et ce miracle reposait tout entier dans les mains de Sasho. Les connaissances que tante Marta lui avait enseignées, la géographie, les mathématiques, le français, l’histoire, et les ravages du communisme considérés comme une matière à part entière, il en avait à son tour instruit ses frères et sa sœur, malgré la désapprobation du père affirmant que les foutaises écrites dans les livres allaient leur raboter le cerveau de la même façon qu’une varlope sur une planche vermoulue. On pourra allumer le poêle avec les copeaux de votre cervelle ! disait-il. La menace avait longtemps effrayé Naya.
Elle passait des heures à observer le travail méticuleux dans le minuscule atelier à l’arrière de la cabane où le père sculptait, dans des bois arrachés au delta, les figurines d’animaux vendues en ville les jours de marché. Naya ramassait les copeaux qui serviraient à démarrer le feu dans le vieux poêle en fonte. Elle avait alors l’impression de balayer les résidus de cervelle issus de son propre crâne. Il avait fallu toute la force de persuasion de Sasho pour qu’elle fît enfin confiance aux choses imprimées dans les livres. C’était finalement une revue illustrée, décrivant la réintroduction des bisons d’Europe dans les Carpates, qui avait scellé sa conversion aux enseignements écrits ou représentés. Elle avait été fascinée par la puissance des grands bovidés dont elle n’aurait jamais soupçonné l’existence sans les dizaines de dessins et de descriptions qui remplissaient les pages. Elle avait alors estimé qu’une telle découverte valait bien le sacrifice de quelques copeaux de cervelle. Elle peignait désormais sans relâche les fabuleux ruminants sur les parois de la grotte ouverte dans la roche, où Sasho cachait ses livres et donnait des leçons à Naya et ses frères à l’insu du père. Ils recouvraient l’entrée d’un amas de branches et d’herbes hautes après chacun de leurs passages. Seule tante Marta avait eu droit d’y pénétrer. Elle s’était attardée devant les peintures rupestres et, dans une suite d’exclamations admiratives, elle les avait jugées dignes de la grotte de Lascaux.
*
Le vieux Moroï les avait rejoints. Il promenait sa truffe contre les mollets des garçons en quémandant sa ration de viscères. Ses deux canines supérieures débordaient sur la lèvre inférieure comme sur une mâchoire de vampire. C’était un chien pataud, presque plus large que haut, de race assez indéfinissable pour le rattacher d’emblée à une lignée de bons bâtards ; le qualifier de bon n’étant pas vraiment à la hauteur de son tempérament tant cette bête respirait la fidélité et la bravoure. Il se pliait sans rechigner au peu de discipline imposé par ses maîtres parmi les grands espaces du delta. Il lui arrivait bien de se faufiler sous le grillage du poulailler lorsqu’il avait l’estomac vide, mais il dévorait sa pitance sans jamais laisser de restes ; on ne l’avait jamais surpris à tuer davantage qu’il ne pouvait engloutir. Le père l’avait baptisé Moroï, à cause de la proéminence de ses canines, mais aussi en référence à son refus de se voir ôter la vie sitôt après l’avoir reçue. Il avait fait partie d’une portée de sept chiots que le père s’était résigné à noyer dans la rivière, celui-ci était remonté à la surface et personne n’avait eu le courage de réitérer la tentative. »

Extraits
« Les hommes devaient donc vivre séparés des bêtes et des arbres. Le pacte de cohabitation qui avait perduré pendant vingt ans dans le delta allait être abrogé au profit d’une mise en scène où se tiendraient d’un côté les hommes mués en spectateurs et, de l’autre, les animaux se donnant en spectacle. (…) Elle (Tante Marta) s’était désolée pour les Șerban, mais également pour la préservation du delta, puisque les aménagements pédagogiques et la venue de centaines de visiteurs perturberaient la vie sauvage davantage que la présence d’une famille au sein d’une cabane. »

« Mais Monica possédait, aux yeux de Sasho, de plus puissants attraits que sa fréquentation d’Andrei ne pouvait lui conférer de tares ou de défauts. Ses seins étaient aussi lourds que ceux de tante Marta, sa taille était fine comme les silhouettes des hérons, et sa chevelure rousse pareille au poil des renards. Sa bouche avait le contour sombre et l’humidité des sous-bois. Sasho rêvait d’y déposer ses lèvres. Pas seulement sur la bouche, mais partout où la peau se faisait gracieuse et pâle : le cou, les épaules, la nuque, le décolleté ; ces parcelles du corps de Monica qu’il observait secrètement et qu’il nommait les envoûtements. Parfois, il mimait les baisers qu’il lui donnerait, les gestes qu’il accomplirait, C’était une répétition de tics amoureux dont il mettait ensuite longtemps à se défaire, car ses nerfs en gardaient la mémoire. » p. 40

« Elle s’inquiétait qu’il puisse un jour advenir un malheur dans le delta qui bouleverserait l’équilibre précaire de la vie libre et aventureuse, mais périlleuse, des Șerban. Une vie choisie, défendue, voulue ainsi, âpre et sauvage, parfois féroce ; loin des rythmes endiablés de la ville, mais également loin des appartenances claniques avec leur lot d’allégeances aux barons qui régentaient partout les communautés tsiganes. Les Șerban n’étaient ni d’un monde ni d’un autre. Ce grand écart tenu par la seule force d’une foi naïve en la possibilité d’une destinée singulière signifiait, aux yeux de Marta, l’éventualité toujours effrayante d’une chute, un effondrement pouvant anéantir l’espoir d’une existence dans les marges. » p. 41

« De son arrivée à Paris en 1964, au cours de sa dixième année, elle gardait le souvenir d’une forme de dégoût. Tout lui était apparu louche et frelaté : les images, les sons, les parfums. Il faisait froid, c’était l’hiver. Sa famille avait été contrainte à l’exil par le régime de Radu Gheorghiu-Dej installé à Bucarest sous la pression des chars soviétiques. En France, Marta avait fait des études de lettres, elle avait souhaité marcher dans les pas de sa mère dont les poèmes et les nouvelles avaient été censurés. Au fil du temps, elle avait fait sienne la phrase de l’opposante Sanda Stolojan, Je constate qu’un grand pan de mon roumanisme se détache de moi comme un morceau de fresque. Ce constat avait bouleversé Marta. Elle avait tenté de lutter contre son propre délabrement identitaire par de menus actes quotidiens, dont la lecture de Blaga et de Cioran. Plus tard, elle avait ressenti le besoin de se consacrer à quelque chose ou à quelqu’un, se donner un objectif et s’y tenir. » p. 77

« Ah oui, monsieur Șerban, si vous pouviez nous trouver des loutres ! Vraiment, ce serait formidable ! Un grand projet, oui, l’Europe, comme on vous l’a déjà dit, monsieur Șerban, l’Europe sera de la partie, il faut bien financer ! Des sentiers pour les piétons et un long circuit praticable à vélo avec des postes d’observation. On pourra accueillir des enfants, des touristes, tout ça aux portes de Bucarest, un modèle de réserve naturelle urbaine aux yeux du monde. Bien sûr, il faudra détruire la cabane et déménager, la faune a besoin de calme pour se reproduire, et il faut bien rendre tout ça parfaitement propre, vous comprenez, monsieur Șerban, vous comprenez ? Madame Ponor vous trouvera un logement en ville et vos enfants iront enfin à l’école, les plus grands pourront travailler pour la réserve, pourquoi pas, hein, monsieur Șerban, pourquoi pas ? » p. 124

À propos de l’autrice
Corinne Royer © Photo Laurent D’Oliveira

Corinne Royer vit dans le parc naturel régional du Pilat, au sud de Saint-Étienne. Ceux du lac est son sixième ouvrage, après Pleine terre (Actes sud, 2021), lauréat du prix Mouans-Sartoux du Livre engagé pour la planète. (Source : Éditions du Seuil).

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