En deux mots
La vie de Masahisa Fukase (1934-2012), comme les milliers de photos qu’il a prises, se teinte de noir et blanc. Noir, comme les drames qu’il a traversés et comme les corbeaux à qui il s’adresse à l’heure du bilan. Blanc, comme la solitude qui est désormais sa compagne et comme la folie qui le guette. Il est l’un des plus grands photographes japonais.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Le photographe qui parlait au corbeau
Dans ce court et intense premier roman, Sophie Gallé-Soas raconte la vie de Masahisa Fukase, l’un des plus grands photographes japonais. L’occasion de plonger dans le Japon d’après-guerre, la frénésie de l’essor industriel et la recherche artistique. Jusqu’à la folie et la solitude.
« Je suis né le 25 février 1934, à Bifuka, sur l’île de Hokkaidõ. Et c’est là que j’aurais aimé retourner avec toi, encore une fois. Un gros bourg sur la route de Wakkanai, à cent cinquante bornes de la Russie, et mille de Tokyo. Mon grand-père maternel, Tsunemitsu, est venu s’y installer, comme des milliers de paysans à qui on avait fait miroiter la terre promise. »
Au soir de sa vie, Masahisa Fukase est seul. Alors il se confie à un corbeau, son dernier compagnon et sujet de l’une de ses dernières séries de photos.
C’est en 1908 que la photo est entrée dans la famille, quand son grand-père a ouvert un studio de photographie à Bifuka. C’est à son gendre qu’il confiera son affaire. Après avoir été photographe itinérant et après avoir embauché Masahisa pour le seconder, tout laisser à penser qu’une troisième génération allait reprendre le studio.
Mais Masahisa ne l’entend pas de cette oreille. Il veut quitter sa province pour la grande ville, parfaire sa formation et témoigner de la frénésie qui s’est emparée de son pays. « Quand je suis arrivé à Tokyo, la guerre était terminée depuis sept ans mais la ville commençait à peine à se relever. Les rues étaient encore encombrées de gravats. Le marché noir fonctionnait à plein régime du côté ouest de la gare de Shinjuku. Des filles racolaient dans le parc d’Ueno. Au bord de l’étang d’Asakusa, se croisaient musiciens de rue et prostituées déglinguées. »
Il va réaliser des milliers de clichés, trouver l’amour en la personne de Yukiyo – un autre sujet plus intime pour son objectif – et travailler pour une agence de publicité qui va lui confier de nombreux sujets et reportages. « Tokyo était un gigantesque studio à ciel ouvert où personne ne s’arrêtait, où personne ne prenait la pose. Ça vivait, ça allait vite et j’aimais ça. Chaque jour apportait son lot de surprises (…) Je m’immergeais dans ce Tokyo-là, séduit par ses charmes et son chaos. »
Jusqu’au jour où leur enfant arrive mort-né. Il sombre dans la dépression et se retrouve seul. « Au bout de huit années de vie commune, celle qui avait offert nuit et jour son corps nu à mon sexe et à l’objectif de mon appareil photo est partie sans laisser d’adresse. » Alors, il passe à l’abstraction et expérimente de nouvelles choses.
Quand, à l’occasion d’une séance de pose, il rencontre Yōko, une nouvelle vie de couple s’offre à lui. Elle se terminera cependant comme la précédente.
Après le départ de Yōko, il va sombrer corps et biens. Une chute dans un escalier entraînera des lésions cérébrales et emportera son reste de raison.
Une fin tragique sur laquelle Sophie Gallé-Soas ne s’attarde guère, préférant retracer les pérégrinations du photographe à travers le Japon, sa soif de témoigner, son envie aussi, dix ans après son départ, de renouer avec sa famille. Fukase est alors au sommet de son art, expose à New York et voyage à travers le monde.
Une quinzaine de photos accompagnent cette évocation sensible d’un artiste attachant, témoin d’une époque et précurseur a bien des égards. Une jolie découverte.
L’homme au corbeau
Sophie Gallé-Soas
Éditions Arléa
Premier roman
Avec quinze photographies
128 p., 20 €
EAN 9782363083821
Paru le 12/09/2024
Où ?
Au Japon, de Bifuka à Tokyo, en passant par de nombreuses villes du pays. On y évoque aussi New York et une tournée mondiale passant par Paris, Londres, Bruxelles, Pompéi jusqu’en Inde.
Quand ?
L’action se déroule du sortir de la Seconde Guerre mondiale jusqu’en 2012.
Ce qu’en dit l’éditeur
Considéré comme l’un des photographes les plus talentueux et les plus radicaux de son époque, Masahisa Fukase, né à Hokkaidō au Japon, laisse derrière lui une œuvre immense, introspective, excentrique – des milliers de photographies de ses chats, de sa famille, de Yōko, la femme de sa vie, et de grands oiseaux noirs.
Cet homme facétieux et romantique, solaire et dépressif, est à la fois au cœur du monde et solitaire. La fuite du temps le désespère, son seul remède est la photographie. Il explore la folie qui sommeille au plus profond de lui, invente avant l’heure le selfie et confie ses misères à son alter ego : un corbeau.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Boojum
Le Matricule des Anges (Richard Blin)
Blog Kimamori (Norbert Czarny)
Les premières pages du livre
« Fukase. Masahisa Fukase, c’est mon nom. J’ai cinquante-sept ans. Du plus loin que je me souvienne, je suis entouré des miens : ma famille, mes voisins, l’acacia devant la maison, mes camarades de classe sous l’orme, énorme, à l’entrée de l’école primaire. C’est fou ce que je les aime, je les aime tous, et les arbres aussi. Cinquante-sept ans. Je suppose que ce regain d’attachement, cette mélancolie, c’est ce qui arrive, quand tout se délite.
Le temps m’échappe. Ma vie part en vrille, en volutes de fumée. Plus je tire sur ma cigarette, plus je m’éloigne de la réalité, bien que ce soit mon obsession, moi qui ai tenté d’en saisir chaque fragment, sans relâche, avec obstination. Qui ai voulu tout retenir, tout graver sur le papier, la moindre mimique de mon chat, le moindre geste de Yõko. Mais de tout cela que reste-t-il ? À part toi, mon corbeau, mon alter ego. Toi que je vois depuis la fenêtre, chaque soir, rejoindre le sanctuaire Meiji et sa forêt éternelle, où tu niches avec les tiens. J’envie cet envol, à la tombée du jour. Ma nuit s’est épaissie et mes semelles sont de plomb.
Ta silhouette s’est peu à peu glissée dans mon champ de vision, incrustée dans le paysage triste de ma solitude, imposée en sous ou surimpression. Quand je ferme les yeux, je ne vois plus que toi, flou, à travers mes paupières. Et ma famille, Que j’ai quittée pour ne pas revenir de sitôt.
Tu vois cette photo ? Là ce sont mes parents, mon jeune frère, sa femme, son fils et sa fille, ma sœur, son mari, leurs enfants. Onze en tout ! Et là, c’est moi, pieds nus, pattes d’eph, fine moustache. Nous fixons l’objectif, l’air si sérieux, un léger sourire aux lèvres, quand même. La plus souriante, c’est ma mère. La seule qui montre ses dents, un vrai râtelier en métal. Elle est drôle. Au centre. Ses yeux pétillent. Dire qu’elle est maintenant dans une institution pour personnes âgées… Mon père est mort il y a quatre ans et Toshiteru, mon frère, celui qui avait repris le studio Fukase, est divorcé. Ma sœur Kanako et son mari sont devenus gérants de supermarché, à Sapporo.
Et Yõko et moi, c’est fini depuis longtemps déjà.
Voilà pourquoi je m’accroche à ces images qui me font pourtant plus de mal que de bien. À part toi, je n’ai personne avec qui les regarder.
Tu as vu, Yõko, comme elle est belle, les hanches enveloppées dans le fin tissu blanc d’un koshimaki. Sa chevelure brune dissimule sa poitrine. Là, elle est de dos, la seule de dos. Takuya, mon neveu, tire la langue, avec cette drôle de salopette et ses genouillères à carreaux. À côté, mon père. Sa dent en or me fascinait. C’était la mode, et sans doute une façon de montrer que ça n’allait pas trop mal financièrement. Mes parents m’ont l’air bien décomplexés, ma mère, surtout, avec sa coiffure et ses lunettes typiques des années 1970, monture dorée à sourcil noir. Très occidentalisée.
Yõko de dos, encore une fois. Son épaisse crinière atteint la chute de ses reins. Pourquoi l’ai-je mise dans un coin ? Pourquoi l’ai-je séparée du groupe compact formé par ma famille, de cette descendance à laquelle nous ne prendrions jamais part ? Sur cette photo (tiens, je l’avais oubliée), tout le monde fait face au mur, sauf elle. Les grands yeux de Yōko défient mon propre regard. Ses cheveux laissent entrevoir l’aréole de son sein gauche. Son avant-bras repose lourdement sur la tête de Takuya et ses doigts effleurent le contour de son oreille, Il en a perdu une bretelle. Lui aussi est pieds nus,
Là, regarde, tous de dos, même Y6ko dont l’épaule saillante fend la chevelure. Une aile. L’ombre d’un oiseau. Regarde-la bien car celle-là, c’est la dernière. La dernière photo de famille où Yõko apparaît. Pour les suivantes, j’ai loué les services d’une danseuse, d’une chanteuse, d’actrices, de modèles. Je vais te montrer. Quand cette jeune femme pose nue à côté de nous tous en 1985, quatorze ans nous séparent des premiers clichés. Mon père, amaigri, diminué par sa chute, a les traits d’un vieillard. J’occupe sa place, à droite, et moi aussi j’ai pris un sacré coup de vieux. Ma sœur Kanako tient fermement entre ses mains un portrait de Miyako, sa fille, morte dix ans plus tôt. Sur les genoux de Kyōko, la fille de Toshiteru, le chat, dépositaire de notre tristesse.
Ce matin, je voulais repartir à Hokkaidõ, sans savoir ce que j’allais y chercher. Mon frère a fait faillite, le studio Fukase a été définitivement cédé. La vieille chambre photographique Anthony à soufflet qui trônait dans le studio, le sh4j6, comme on disait, a trouvé refuge dans la vitrine d’un magasin d’habillement. Hanté sans doute par le fantôme de mon père qui continue de voir défiler sous cape tout Bifuka. C’est bien que tu sois là. Ne me laisse pas tomber. Ne me laisse pas seul.
***
Je suis né le 25 février 1934, à Bifuka, sur l’île de Hokkaidõ. Et c’est là que j’aurais aimé retourner avec toi, encore une fois. Un gros bourg sur la route de Wakkanai, à cent cinquante bornes de la Russie, et mille de Tokyo. Mon grand-père maternel, Tsunemitsu, est venu s’y installer, comme des milliers de paysans à qui on avait fait miroiter la terre promise. Tu parles d’une mission ! Apporter la civilisation agraire aux Aïnous, et surtout coloniser leurs terres. Lui et ma grand-mère, fille d’un fantassin, étaient originaires de Yamagata. Le mont Zaõ, ça te dit quelque chose ? Tu as bien dû survoler son cratère, et son lac taillé dans une pierre de jade. Ils font du bon saké là-bas. Oui, je sais, j’en ai pas mal abusé… Une fille qui tenait un bar à Tokyo était de la région. Yamagata, c’était déjà le Nord avec ses paquets de neige, l’hiver. Alors, Hokkaidõ, ça ne leur faisait pas peur. Mon grand-père a combattu pendant la guerre russo-japonaise. On ne sait pas trop pourquoi ni comment il a ouvert un studio de photographie à Bifuka en 1908, tout en continuant de cultiver son lopin de terre. Ma mère est née en 1911 et mon père l’année suivante. Il est le troisième d’une famille de cultivateurs modestes. Dès la fin de la scolarité obligatoire, il est mis en apprentissage chez un photographe — nourri et logé. Deux ans plus tard, il met les voiles pour Sapporo et travaille dans un salon de thé où les clients se font tirer le portrait et repartent avec. Puis, de ville en village, de matsuri en mariage, mon père devient photographe itinérant. Quand j’étais môme, sans doute pour m’aguerrir, pour faire de moi un homme — et un jour son successeur —, il m’envoyait dans la campagne et les villes environnantes, sa chambre de voyage, héritée de son beau-père, chargée sur mon épaule. C’était pesant dans tous les sens du terme et j’y allais à contrecœur. À cet âge, et surtout à l’époque, on ne se rebiffait guère. C’est venu plus tard, une fois parti, une fois loin de Bifuka. Et encore. Lui dire « non » de vive voix, et même par écrit, j’en étais bien incapable, tant il m’impressionnait. Devant mon père, j’étais timide et lâche. J’ai fui le face-à-face, je me suis évanoui dans la nature, par crainte de lui, et sans doute aussi par peur de le blesser. En plein hiver, donc, il m’envoyait près de la gare d’Otoineppu, avec une pancarte : « Annexe du studio Fukase ». J’attendais le chaland, dans la neige, tu imagines comme ça caillait. Je tapais des pieds comme un forcené pour essayer de me réchauffer. L’été, pendant les matsuri, il insistait pour que je m’installe près du stand de barbe à papa. Et ça ne loupait pas : tous les parents voulaient que j’immortalise leurs mômes endimanchés, avec ce gros nuage en sucre qui leur collait aux doigts. Et moi, je m’exécutais. Mais j’aurais mille fois préféré m’amuser avec les jeunes de mon âge et profiter des festivités.
Je n’ai jamais su — et il n’y a personne pour me le dire maintenant —comment mes parents se sont rencontrés. En épousant ma mère, mon père a été adopté en tant que fils de la maison. Un moyen comme un autre de transmettre une affaire indépendamment des liens de sang. C’était pratique. Tout le monde y trouvait son compte. Ils se sont maries un jour favorable de mai 1933. Et tu penses bien que c’est mon grand-père qui a pris les photos, trop content de céder la boutique à son gendre : deuxième génération ! Je suis né dans ces eaux-là. Oui. Mon père était sévère et se mettait en colère pour un rien — ou disons que moi, je ne comprenais pas pourquoi. J’étais plutôt docile, et pas trop bête, disait-on. C’est vrai qu’étant jeune il en avait bavé, et en comparaison, j’étais gâté. Alors, chez lui, certaines choses remontaient certainement à la surface. Au fond, c’était un tendre, maïs il se montrait autoritaire et parfois cruel — comme l’était ce pays — pour ne pas faire de moi un mou, moi qui étais l’aîné, avec un avenir tout tracé. D’ailleurs, regarde cette photo prise des années plus tard. On est en petite tenue, mon père et moi. À l’époque, une publicité faisait fureur : « Porter un slip kangourou peut faire rire. » Avec mes rouflaquettes, même à poil, j’ai l’air d’un beatnik. Quand je vois mon père posant à mes côtés dans cet accoutrement, je me dis que nos relations s’étaient plutôt améliorées. On est tous les deux à peu près de la même taille, lui plus sec, mais qu’est-ce qu’on se ressemble… »
Extraits
« Quand je suis arrivé à Tokyo, la guerre était terminée depuis sept ans mais la ville commençait à peine à se relever. Les rues étaient encore encombrées de gravats. Le marché noir fonctionnait à plein régime du côté ouest de la gare de Shinjuku. Des filles racolaient dans le parc d’Ueno. Au bord de l’étang d’Asakusa, se croisaient musiciens de rue et prostituées déglinguées. » p. 31
« Moi qui venais d’une petite ville, j’avais été propulsé dans une autre dimension. Un monde foisonnant d’images fulgurantes. Tokyo était un gigantesque studio à ciel ouvert où personne ne s’arrêtait, où personne ne prenait la pose. Ça vivait, ça allait vite et j’aimais ça. Chaque jour apportait son lot de surprises, et tout garantissait l’anonymat : l’entrelacs des ruelles, ces quartiers imbriqués les uns dans les autres, ces mondes interlopes, les rescapés, les boiteux, les pauvres hères, tous ces jeunes gens assoiffés et ces jolies filles qui me fascinaient. Je m’immergeais dans ce Tokyo-là, séduit par ses charmes et son chaos. » p. 34
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Sophie Gallé-Soas © Photo DR
Sophie Gallé-Soas est journaliste et spécialiste de la culture japonaise. (Source : Éditions Arléa)
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