Les Éphémères

En deux mots
Dans une Écosse sinistrée – nous sommes en été 1986, durant les difficiles années Thatcher – Tully Dawson décide de ne pas se laisser abattre et organise avec ses copains un voyage à Manchester pour aller assister à un festival de musique. Un événement fondateur dont il se souvient 30 ans plus tard, au moment où la maladie le ronge.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

À l’amitié !

Dans cette brillante ode à l’amitié, l’Écossais Andrew O’Hagan met en scène un groupe d’amis partant de leur Écosse natale pour assister à un festival de musique à Manchester. Trente ans plus tard, ils se souviennent de cet épisode fondateur. Avec ironie et émotion.

Nous sommes à Glasgow en 1986. C’est là que vivent Tully Dawson et ses amis. Ils ont alors la vie devant eux, mais les perspectives sont bien sombres. Leurs parents ont, pour la plupart, fait les frais de la politique de Margaret Thatcher et se retrouvent au chômage et tentent de noyer leur mal-être dans l’alcool.
Pour fuir cette misère économique, Tully décide d’aller faire la fête au festival de musique qui se déroule au complexe de la Convention centrale de Manchester où se produisent notamment The Fall, New Order, ou encore The Smiths. C’est l’ère du rock post-punk. Un souvenir inoubliable pour la bande de copains. Autour de Tully, on trouve Jimmy, le narrateur à l’ironie douce-amère, Limbo, sorte de surréaliste chaotique sombrant volontiers dans l’alcool, le Dr Clogs, l’intello-informaticien qui va passer des journées entières devant son Apple II, Tibbs, que l’on peut considérer comme le plus engagé en politique, un poil marxiste et Hogg, sans doute le plus nostalgique de ces années 1980.
De leur virée à Manchester, on retiendra leur expédition chez Piccadilly Records, alors le quartier général des amateurs de musique branchée, l’escalade par Tully d’une statue de James Watt, les filles de passage avec lesquelles ils couchent, mais aussi ce jeu qui deviendra une sorte de marque de fabrique, les listes qu’ils s’amusent à établir. On y trouve pêle-mêle les trois meilleures scènes de fumée dans les films, les trois meilleurs films avec Robert De Niro, les trois meilleurs buts jamais marqués par un joueur écossais ou encore les trois meilleurs biscuits.
Avec la fougue et l’énergie de la jeunesse, auxquelles se mêlent la drogue et l’alcool, ils se construisent des souvenirs que l’on imagine sous le sceau de la révolte, mais qui vont finalement se révéler tendres et mêmes fragiles.
L’occasion d’une transition tout en douceur vers la seconde partie du livre qui se déroule en 2017, quelques trente années après leur escapade. Devenus bedonnants, perdant leurs cheveux et leurs illusions ils entendent garder leur humour et leur faconde, même si Tully a de mauvaises nouvelles à annoncer. La maladie le ronge. Aussi a-t-il une faveur particulière à demander à son vieil ami.
Andrew O’Hagan signe là un roman plein de verve, émouvant et drôle, féroce et subtil qui met l’amitié sur un piédestal. N’hésitez pas à monter dans le bus pour Manchester avec cette troupe à l’énergie communicative.

Les Éphémères
Andrew O’Hagan
Éditions Métailié
Roman
Traduit de l’anglais (Écosse) par Céline Schwaller
286 p., 21,50 €
EAN 9791022613866
Paru le 19/08/2024

Où ?
Le roman est situé principalement en Écosse, à Glasgow et dans les environs. Puis on part à Manchester. On y évoque aussi l’île d’Aran et un voyage en Italie.

Quand ?
L’action se déroule de 1986 à 2017.

Ce qu’en dit l’éditeur
« On dit qu’on ne sait rien à dix-huit ans. Mais il y a des choses qu’on sait à dix-huit ans et qu’on ne saura plus jamais. »
Tout le monde rêve d’avoir dans sa vie un Tully Dawson, le type d’ami qui vous marque à jamais, qui vous rappelle que la vie peut être différente.
Écosse, été 1986. Sur fond de thatchérisme sauvage, un groupe de jeunes gars de la classe ouvrière décide de suivre Tully pour fêter la fin du lycée dans un festival de musique mythique à Manchester, la Mecque du punk rock, de la new wave, de la musique qu’on met à fond ! Ce voyage vibrant sera aussi le début de la vie adulte et la promesse que les passions qu’ils partagent – la musique, le cinéma, l’humour, la provoc – résisteront toujours.
Trente ans plus tard, le téléphone sonne. Tully annonce une nouvelle importante, une nouvelle qui va tout renverser…
Un roman brillant, drôle et émouvant, un hommage à la puissance et à la beauté intemporelle de l’amitié.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Franceinfo Culture (Mohamed Berkani)
Transfuge (Sophie Pujas)
Benzine mag (Alain Marciano)
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Les premières pages du livre
« Été 1986
1
Tully Dawson choisit de se présenter au monde sous un jour nouveau, et mûr pour les gloires de cet été-là, en montrant qu’il n’était pas comme son père. Il n’y avait pas lieu d’argumenter : certaines familles sont composées d’étrangers et rien ne peut changer cela. Mais je pense que ça a toujours ennuyé Tully que Woodbine ne puisse pas l’encourager quand il venait voir le match au terrain de foot. Le vieux se contentait de secouer la tête d’un air entendu et de regarder fixement le Firth of Clyde d’un air blessé. Tully l’avait appelé comme les cigarettes ; ils avaient tous leur surnom, ces pères réticents. Ils restaient à la maison à ouvrir des canettes de bière et à maudire nos soirées du samedi. J’imagine que nous aurions pu nous déporter jusqu’à la ligne de touche pour lui demander ce qu’il en pensait, mais être jeune est une sorte de guerre dans laquelle le grand ennemi est l’expérience. Les joues en feu, nous le regardions marcher vers la lumière immaculée du port.
L’année 1984 marqua la fin du vieux Woodbine, ou 1985, quand la grève se termina et que les hommes de l’Ayrshire retournèrent un par un dans les mines, accueillis à l’entrée par des femmes distribuant des œillets. Les mineurs s’étaient âprement battus, mais ils s’étaient tous fait licencier en l’espace d’un mois. “Il rejette sa honte sur nous, dit Tully. Je suppose que Thatcher n’a jamais vraiment pigé ce qu’était l’ennemi de l’intérieur.” Et ce commentaire, c’était du Tully tout craché. On imaginait bien comment son esprit tout entier, de même que son physique indéniablement avantageux et ses yeux verts, résultaient d’un rêve de cette liberté qui existait juste hors de portée de son père. Mais les photos racontent une histoire plus triste – la plus triste qui soit –, car Woodbine avait lui aussi les yeux verts.
La ville nouvelle d’Irvine, à l’est de l’éternité. Tully avait vingt ans et était tourneur. Il imitait le personnage d’Arthur Seaton dans le film Samedi soir, dimanche matin en narguant son patron toute la semaine et en buvant des pintes de Black and Tan tout le week-end. Il ressemblait à l’acteur Albert Finney avec ses cheveux gominés, sauf que dans le cas de Tully ils étaient hérissés au savon pour former des pointes. À l’époque, il avait ce genre de style qui plaît à tous les sexes et à tous les âges, et son effronterie naturelle incitait les gens à s’ouvrir. Il faisait partie d’un groupe, évidemment. Celui-ci avait vu le jour l’hiver précédent. Il s’appelait les Bicycle Factory, une autre référence à Samedi soir et, plus tard, le groupe flirterait avec le succès et changerait de nom à plusieurs reprises, tandis que Tully passerait lui-même de chanteur à batteur. Quand les gens demandaient pourquoi il était si souvent témoin aux mariages, il était clair qu’ils n’avaient pas connu Tully Dawson dans la fleur de l’âge. Il possédait un charisme naturel, une collection de disques exceptionnelle, une audace absolue dans les débats politiques, et il savait vous aimer plus que n’importe qui. Les autres types pouvaient être drôles, brillants et meilleurs à ceci et à cela, mais Tully vous aimait. Il avait ce truc qu’ont les leaders, quand il était jeune, le cran du mec qui tient le devant de la scène, et quand nous nous retrouvions à quelques-uns, nous voulions aussitôt savoir où il était. Certaines personnes atteignent ce statut grâce au pouvoir ou à l’argent, mais Tully l’avait atteint grâce à son seul culot. Son langage particulièrement haut en couleur faisait paraître ennuyeux les gens plus âgés. Son père tentait de contraindre l’avenir avec une déception mécanique, buvant toute la journée au Twa Dogs, et Tully était prêt à prendre son envol. Il n’était pas tant le papillon que l’air qui le porte. Et, cet été-là, il était prêt pour une aventure au-delà des haies de l’Ayrshire.
Je n’étais pas destiné à aller à l’université. Ce n’était pas le genre de la famille. Très vite, nous n’avons plus été une famille du tout. Mon père était parti à la recherche de lui-même. “Tu pourrais peut-être commencer par regarder dans tes fesses”, lui avait dit ma mère, Norma ; puis elle avait décidé que la vie de mère célibataire n’était pas faite pour elle et était partie s’installer sur l’île d’Arran. Je pense qu’ils avaient une idée légèrement exagérée de mon autonomie (je venais d’avoir dix-huit ans), mais cela était cohérent avec le comportement qu’ils avaient eu tout au long de mon enfance, préférant s’effondrer psychologiquement ou prendre la tangente. Mon père et ma mère s’imaginaient que j’allais adorer traîner tout seul dans un logement social. En fait, je passais de plus en plus de temps chez Tully et, au bout de quelques semaines, je sentis que j’en avais fini avec eux.
– J’ai divorcé de mon père et ma mère, dis-je à Tully un soir au cinéma.
C’était Mona Lisa pour la énième fois.
– Arrête tes bêtises, répondit-il. They’ll be back, comme Schwarzy.
– Nan. Je veux pas qu’ils reviennent. C’est la vie en solo maintenant.
– Hors de question !
– Je suis sérieux. Ils peuvent payer les factures pendant quelques mois et puis c’est bon. Ils n’ont jamais voulu former une famille et ils se torturent mutuellement depuis des années. Je vais rester ici jusqu’à ce que j’aille à la fac. Tout ça, c’est terminé, mec. Ils ont merdé.
– Tu peux venir dormir chez moi quand tu veux. Si tu ne veux pas rester, viens au moins dîner. Ma mère t’adore.
– Merci, vieux.
Il se pencha vers moi et m’embrassa sur le front.
– C’est toi qui commandes, Noodles. Fais ta vie à ta façon.
J’ignorais que j’étais en quête d’approbation jusqu’à ce que Tully me donne la sienne. Je ne savais pas que la vie pouvait être comme ça. Cela fait partie du rêve de l’adolescence, de trouver un pote qui fait véritablement attention à vous.
– Tu crois que Bob Hoskins est un bon père de famille ? voulus-je savoir.
– Dans ses rêves, répondit Tully en fixant l’écran. Tout le monde l’est, dans ses rêves.
C’était seulement le dernier changement en date : le divorce. J’avais toujours adoré lire. J’étais un de ces enfants qui se cognent aux réverbères en rentrant de la bibliothèque. Je lisais tous les livres qu’ils avaient, y compris les romans d’aventures de Zane Grey et les romans à l’eau de rose. Je lisais des livres d’ornithologie ainsi que des ouvrages sur le vin français et l’histoire du parfum. Je ne savais pas quoi faire de tout ça et pourtant, d’une certaine manière, cela contribua à broder une image de l’avenir.
J’avais trouvé du courage auprès d’une charmante enseignante, Mme O’Connor, qui était professeur d’anglais à St Cuthbert, un lycée catholique implanté au beau milieu d’un lotissement pavillonnaire. Pauvre St Cud. Avec la grâce de Dieu, les religieuses livraient une lutte sans merci contre la popularité du Buckfast, ce vin fortifié à la caféine fabriqué à l’abbaye du même nom, et nous préparaient à un monde dans lequel la piété compenserait peut-être des lacunes en arithmétique de base. Chaque année, le garçon qui ne s’était pas fait renvoyer et la fille qui n’était pas tombée enceinte étaient conjointement nommés majors de promotion, et l’équipe de foot ajoutait à sa réputation en déclenchant des émeutes dans les villes voisines. À la maison, l’idée avait toujours été que je devais quitter l’école le plus vite possible et me trouver un emploi. Ainsi, l’année précédant ce dernier été, alors que j’avais dix-sept ans, je m’étais rendu à un entretien dans le bureau d’une fabrique de clôtures située près de la gare. À vrai dire, c’était une cabine en préfabriqué ou, pour être tout à fait honnête, plutôt une niche pour chien, et ça sentait les vieilles chaussettes et les cigarettes roulées.
Le jour de l’entretien, je me présentai vêtu d’un costume emprunté avec un livre dépassant d’une des poches. Il faisait chaud, pour une fois. Je portais une énorme vieille cravate appartenant à mon père – je pense qu’elle était plus vieille que moi – et mes cheveux étaient lissés avec un gel appelé Country Born.
– Tu veux quoi ? me demanda le contremaître. Il avait une tête de voyou et sa chemise évoquait vaguement un marécage.
– Je suis passé à l’agence pour l’emploi. Vous avez mis une annonce pour un assistant de bureau.
– On veut juste une p’tite nénette pour faire le thé.
Je vis les calendriers de femmes aux seins nus sur les murs et pris une grande inspiration.
– Je peux faire le thé, dis-je.
– C’est quoi, ça, dans ta poche ?
Je sortis le livre. Je jure devant Dieu que c’était un exemplaire en lambeaux de La Nausée de Jean-Paul Sartre.
– Oh, bordel de merde, s’exclama-t-il. Tire-toi à la fac ou ailleurs. Tu me fais perdre mon temps.
– C’est juste un livre. Ça parle de l’existentialisme.
Il fit la grimace. Respira bruyamment. Et la partie de moi qui hante les bibliothèques restera à jamais coincée là-bas, dans une cabine sans air, dans un monde sans Dieu, tandis que ce contremaître s’étrangle de rire en se tapant sur la cuisse. En un rien de temps, il était plié en deux, victime d’une mauvaise quinte de toux, tandis que je battais en retraite jusqu’à une porte poisseuse couverte de posters de Samantha Fox.
À cette époque-là, dans ma vie, Mme O’Connor incarnait la voix de la raison. Je me souviens que je la regardais comme si tout son éthos, son aplomb face à l’adversité et sa féminité avaient été capables de traverser la classe, comme son parfum, pour venir me rafraîchir. Elle était grande et resplendissante dans un cardigan rouge et brillait par son amour des métaphores. Elle avait une certaine tendresse pour les gens bizarres, une sorte de croyance thérapeutique dans la valeur d’être soi-même de façon inconditionnelle, et j’étais souvent à sa recherche, même quand ce n’était pas l’heure du cours d’anglais. L’école était pleine d’enfants qui avaient oublié leurs livres et détestaient les cours, et elle se tenait à l’avant de la salle avec un ouvrage de Shakespeare, défiant un ou deux d’entre nous de mettre notre incrédulité entre parenthèses et de faire un plan. Le lendemain de mon entretien raté, je lui dis que je n’étais même pas capable d’obtenir un emploi comme boniche pour un fabricant de barrières, et elle me fit asseoir à l’un des bureaux.
– Écoute, me dit-elle, tu adores observer les gens et faire preuve d’insolence, mais la vérité, c’est que tu as lu plus de livres que moi.
Je revois encore ses cheveux roux illuminés par la lumière derrière eux, le soleil qui se déversait par la fenêtre de cette salle de classe où elle exerçait son métier avec sensibilité.
– Vous avez bien dû en lire quelques-uns, dis-je, pour vous retrouver dans ce trou.
– Je n’ai jamais lu comme toi tu lis, répondit-elle. Henry James. E. M. Forster. Des trucs comme ça. Pourquoi vas-tu à des entretiens d’embauche stupides ? Tu dois aller à l’université. Pourquoi ne passes-tu pas ton bac ?
Je levai les yeux vers elle.
– Les choses sont…
– Dures à la maison ?
– Je n’ai pas dit ça.
J’attendis une seconde et elle me prit la main. Personne ne m’avait pris la main depuis Mary Stobbs dans la pièce de la nativité que nous avions jouée en primaire. Mary était audacieuse, mais Mme O’Connor donnait dans quelque chose d’encore plus mystérieux : la gentillesse.
– Ma mère et mon père n’ont rien à se dire et ils vivent dans des parties différentes de la maison.
Elle hocha la tête. Je lui dis qu’ils étaient mal placés pour me conseiller, et que c’était très bien ainsi. Je voulais vivre ma propre vie, de toute façon. Je devais partir en quête de celle-ci. Pas de drame. Ils avaient fait leur part. Je sentais des bouffées de son parfum et scrutais son visage en quête de signes dénonçant le ridicule de mes propos. Mais elle me regarda calmement.
– Écoute, je me fiche de ce que disent les psys. Pour certaines personnes, la vie tourne autour de leurs parents et pour d’autres non. Je sais que je ne devrais pas te dire ça, mais pars. Réussis tes examens et pars. Ne regarde pas en arrière. Tu es bizarre et les gens bizarres doivent s’échapper.
– C’est trop gentil.
– Franchement. Tu écoutes du Chostakovitch. Moi aussi, mais je n’ai pas dix-sept ans. Tu empruntes des piles d’ouvrages à la bibliothèque. L’autre jour, tu as fait allusion à Edith Sitwell. Personne dans l’histoire de cette école ne l’avait jamais mentionnée. Moi-même, je savais à peine qui c’était. Je connais Shakespeare et j’adore les livres, mais… Edith Sitwell ? Elle avait un grand nez et portait beaucoup de bagues et… tu ne peux pas devenir l’assistant administratif d’un vendeur de barrières, tu m’entends ? Tu vas mourir. Tu es trop étrange et tu aimes le style de Jean Rhys. Tu aimes… Norman Mailer et Maya Angelou et tu dois être avec des gens qui… s’en rendent compte.
Ce soir-là, Tully me téléphona pendant son service de nuit.
– Je t’appelle juste pour m’assurer que tu vas bien, dit-il, et pour te dire que t’es con.
– Merci. Qu’est-ce qui se passe ?
– Je deviens fou, ici. Y a des zombies partout dans l’usine.
Je lui parlai de cette enseignante qui me soutenait et il me répondit que je devais accepter toute l’aide qu’on me proposait. Mettre Tully sur l’affaire, c’était comme avoir un grand frère. Pendant qu’il parlait, je voyais toutes les choses que j’avais écrites sur le dos de ma main à la suite des cours et des conversations de la journée. C’était comme si j’avais été sur le point d’entreprendre un grand projet, et Tully adorait les plans et les projets.
Chaque fois que je sens du nettoyant pour sol parfumé au pin, je pense à Mme O’Connor. Après cette conversation, je me mis à aller dans sa classe après les cours, quelques minutes au début, puis une demi-heure et, assez vite, je bûchais mes spécialités pour le bac, assis à l’avant de la salle pendant deux heures chaque soir, explorant en détail Thomas Hardy, Shakespeare et Yeats, “Voile pour Byzance” et “Les cygnes sauvages à Coole”. Nous discutions de tourbillons et de tragédie. Nous faisions un projet sur Antoine et Cléopâtre. Elle m’aidait également à remplir des formulaires et me faisait passer les anciennes épreuves des autres matières, gardant une lumière allumée dans cette salle de classe, au milieu de ce lotissement, au milieu des années 1980. Les femmes de ménage étaient dans les couloirs en train de laver les sols et l’odeur de pin sylvestre passait sous la porte, devenant le parfum de ces heures sublimes et inattendues. Je nous imaginais tout en haut d’une forêt où l’air était pur et où personne ne pouvait anéantir vos espoirs ni troubler votre liberté.
Après les résultats, je me rendis à l’école pour la dernière fois. Elle était assise devant une énorme pile de cahiers.
– Ah, James, dit-elle. J’en conclus que tu as été pris.
– Strathclyde.
Elle bondit de son bureau et me serra dans ses bras juste à côté du tableau noir.
– Susan, dis-je.
– C’est Mme O’Connor, pour toi.
Elle souriait. Je ne savais pas quoi dire. Il faut parfois toute une vie pour savoir comment remercier quelqu’un.
– C’est bien, dis-je, et elle s’assit à nouveau puis reprit son stylo. J’allai jusqu’à la porte et la franchis avant de pointer la tête à nouveau dans la classe.
– Tu as oublié quelque chose ?
– Vous savez, elle avait des frères.
– Qui ça ?
– Dame Edith Sitwell. La poétesse aux bagues.
– Allez, file, James, dit-elle.
– Ils s’appelaient Osbert et Sacheverell. – Nous échangeâmes un sourire. – Voilà deux beaux prénoms écossais pour vous.
Elle rejeta la tête en arrière. Son rire me suivit dans le couloir, jusqu’à ce que je débouche brutalement dehors en plein soleil.

2
C’est Tully qui avait imaginé ce voyage à Manchester. Le festival était annoncé dans le New Musical Express, plus connu sous le nom de NME, et John Peel, véritable catalyseur de la scène musicale indépendante britannique à l’époque, en avait parlé à la radio. Nous nous retrouvâmes au Glebe. À cette époque-là, les clients étaient bourrés avant même la première commande, et sur toutes les surfaces il y avait des bulletins de paris froissés et des cendriers remplis, pleins de cigarettes écrasées et de stylos de bookmaker. Les anciens ouvriers regardaient fixement la télévision, puis leurs pintes éventées.
Nous nous installions dans la salle du fond sur des tables de couture récupérées dans une usine locale. Il y avait chez Tully quelque chose d’héroïque, dans sa soif de vie. Il faisait le lien entre l’ancien et le nouveau et s’était fixé pour mission de rester moralement vigilant. Ce soir-là, nous n’étions que tous les deux. Je traversai la fumée de clopes et le vis dans le coin. Il portait son tee-shirt “Nous sommes tous des prostituées” et jouait aux dominos avec un gars appelé Stedman McCalla. C’est vrai, les autres hommes du bar étaient héroïques pour Tully et moi : c’étaient pour la plupart des ouvriers qui s’étaient fait virer, des types en galère dans une ville tout juste désignée comme étant une poche de chômage. Tully avait pourtant mis au jour une certaine ironie : c’étaient des victimes, ces vétérans de la lutte contre Thatcher, mais il était la première personne que je connaissais, et peut-être la seule, à voir qu’ils pouvaient aussi être des bourreaux. Tully comprenait que des difficultés ne neutralisaient pas d’autres difficultés. Il avait le goût de l’ambivalence, et je n’avais jamais rencontré quelqu’un possédant cette qualité de façon aussi naturelle. Steady McCalla était un coiffeur jamaïcain qui vivait en Grande-Bretagne depuis 1959, année où il était arrivé à l’âge de vingt ans. À nos yeux, c’était un cador : il s’y connaissait en reggae et il était arrivé à Southampton sur le SS Begoña depuis Kingston en passant, je l’entends encore nous le raconter, par Carthagène puis Puerto Cabello et Port d’Espagne. Il nous décrivait la cheminée noire du paquebot. Il nous parlait d’un ragoût de cheval épicé qu’ils avaient mangé quand le navire avait quitté le port de Vigo, du bar clandestin sous le pont, et du voyage avec sa famille jusqu’à Glasgow via Lambeth, à Londres, où vivait son cousin, et enfin l’installation d’un salon de coiffure pour hommes dans West Nile Street.
– Ça a toujours été comme ça ? demanda Tully. Plein de p’tains de racistes ?
– Ils ne savent pas ce qu’ils font, répondit Steady. Ce sont des enfants. Des mômes. Et les enfants sont durs.
Tully le harcelait presque pour recueillir des informations. À leur arrivée en Écosse, le père de Steady avait trouvé un emploi à la Compagnie des bus, mais le syndicat s’était plaint.
– Vous entendez ça ? dit Tully aux gars du bar. Le Syndicat des transporteurs a dit qu’ils se mettraient tous en grève si des hommes de la Barbade et de la Jamaïque avaient des emplois dans les bus.
Un homme se retourna et secoua la tête. C’était le genre de problème dont on n’entendait jamais parler chez nous, jusqu’à ce que Tully en parle. Steady buvait un demi et un rhum-Coca tous les soirs au Glebe et, d’après ce que je voyais, aucun de ces hommes ne lui parlait jamais. Ils ne l’incluaient jamais dans leur discussion et ne se tournaient jamais vers lui, mais Tully se faisait un devoir d’aller directement le voir, de lui offrir un verre et de lui demander si le siège à côté de lui était libre. Je suis sûr que Steady ne voulait pas de compagnie, la plupart du temps. Mais Tully avait besoin que les gens du bar, ces piliers de bistrot, sachent qu’eux aussi étaient capables de faire souffrir et que nous avions tous nos propres fautes à affronter. Et Steady – qui nous paraissait vieux alors qu’il n’avait pas encore cinquante ans, avec des touches de gris dans sa moustache – était le meilleur conteur qu’aucun de nous avait jamais rencontré et un personnage d’une incroyable originalité.
– Hé, Steady, dit Tully ce soir-là. Je disais à Noodles l’autre jour que ton père avait le foot dans le sang.
– C’est vrai, répondit Steady. Il avait le don, tu vois.
– Comme mon vieux, remarqua Tully.
– Mon paternel aurait pu devenir professionnel. Dans une autre vie, il aurait pu jouer dans une équipe, je te le dis. J’ai grandi en admirant tous les sportifs, surtout ceux qui perçaient à l’étranger. Je veux parler de Lindy Delapenha, le footballeur. Ou de Randy Turpin, le boxeur des années 1950. Quand ils gagnaient ou quand ils marquaient, ils étaient britanniques, mais quand ils perdaient, ils étaient caribéens !
Il laissa échapper un énorme éclat de rire et frappa sur la table. Après les dominos, Steady nous fit signe de partir pour reprendre la lecture de son livre.
– J’aime bien sa façon de vivre, dit Tully une fois installé à notre nouvelle table dans un coin vide, en feuilletant le NME.
On y voyait les frères des Jesus and Mary Chain assis sous une guitare Gibson.
– On peut aller au Barrowland voir ces petites racailles jouer un quart d’heure en tournant le dos au public, estima Tully, ou aller à Manchester pour ce qui sera certainement le meilleur concert de l’histoire. – Une célébration du punk rock qui se tiendrait au nouveau centre d’exposition, le G-Mex. – Ça fait dix ans que les Sex Pistols sont passés au Lesser Free Trade Hall. Et la veille du concert au G-Mex, les Shop Assistants passent à l’International.
– Ça aussi, c’est à Manchester ?
– Ouais. Donc ça, c’est le vendredi, et le samedi il y a New Order, les Smiths, les Fall, Magazine. Plus quelque chose comme six autres groupes. Je dis pas ça pour rire, mais si on rate ça, autant mourir.
Il attrapa sa chope en posant les doigts dans les petites alvéoles du verre et la but d’un trait, comme s’il venait d’inventer le bon sens.
– Combien ? voulus-je savoir.
– C’est treize livres, Noodles. (Il m’appelait Noodles en référence au personnage de Robert De Niro dans Il était une fois en Amérique. Noodles était le copain d’enfance du gangster Max, un nom que Tully se donnait de temps en temps.) Ne t’en fais pas pour ça. J’ai exposé les options qui s’offrent à nous. Je vais à présent conclure mon plaidoyer. On va à Manchester.
Deux ans, ça fait une grande différence quand on en a dix-huit. Tully était un employé de vingt ans et il payait souvent pour moi. Nous nous mîmes d’accord sur l’organisation et bûmes plusieurs autres verres avant que Tully ne se lève brusquement. Il se dirigea vers la cheminée où des flammes grondaient même si personne n’en profitait et qu’il faisait beau. D’un geste désinvolte, il jeta dans le feu une poignée de balles à blanc que quelqu’un de son usine lui avait données, puis il me traîna par le bras jusqu’au comptoir et me dit de regarder. Au bout de quelques minutes, de fortes détonations dans l’âtre firent sursauter les hommes accoudés au comptoir. Ça pétait comme un feu d’artifice et le barman regarda Tully droit dans les yeux. Nous fîmes un pas en arrière. Les clients se couvrirent la bouche.
– Ne vous avisez pas de revenir ici, vous deux ! criait le barman. Je ne plaisante pas : vous êtes interdits de séjour !
Mais là encore, c’était du Tully tout craché. Il se tenait là, les bras en croix, l’image de l’innocence, l’âme même de l’anarchie, et alors que nous nous précipitions vers la porte, nous vîmes Steady dans le coin en train de se tapoter la poitrine d’une main ouverte et de hocher la tête comme si quelque chose d’agréable s’était produit.
Par un coup du sort, le directeur de l’agence pour l’emploi m’offrit un travail cette semaine-là. Il s’agissait seulement d’un job d’été. Ils m’avaient vu regarder les tableaux d’affichage et avaient décidé, après un bref et éloquent entretien au cours duquel je n’avais pas fait allusion à Karl Marx, qu’une personne aussi passionnée par la poésie serait peut-être plus en sécurité si elle ne traînait pas dans les rues. Cette histoire ne dura pas longtemps, Tully s’en assura, et il évoquerait plus tard cette période comme celle où j’étais jeune commandant dans les SS.
– D’un autre côté, je pense que tu serais capable de les corrompre de l’intérieur.
– C’est l’agence pour l’emploi d’Irvine, Tully. Trois clodos et un chien. Pas vraiment le centre névralgique du capitalisme international.
Arborant une cravate et un sourire suffisant, je tenais le Point Info Emploi. Nous n’avions pas d’emplois pour autant : le thatchérisme avait traversé la ville comme les fléaux de l’Exode. Nous avions eu le sang et les grenouilles, et nous attendions les furoncles et les sauterelles. Un jour, je m’affairais à trier la boîte de non-emplois et à organiser des non-entretiens pour les chômeurs de longue durée quand l’un des cadres dirigeants, M. Bike – un homme avec l’arrière de sa chemise qui pendait, une conscience claudicante et le visage grêlé d’acné –, exigea que les demandeurs d’emploi qui n’avaient pas travaillé depuis plus de deux ans soient convoqués.
– Qu’est-ce qu’il manigance ? dis-je à la collègue qui se trouvait à côté de moi. Elle se vernissait les ongles sous le bureau.
– La Solution finale, répondit-elle en soufflant sur le bout de ses doigts couleur cerise. Plus de deux ans de chômage. C’est Tebbit, ou un autre enfoiré à la solde de Thatcher, qui a inventé ce truc : ils doivent prouver qu’ils “cherchent activement” du travail. – Elle replia ses doigts, traçant des guillemets en l’air. – Et s’ils ne peuvent pas le prouver, leurs allocations leur seront coupées.
– Merde.
– Ils “font baisser” les chiffres du chômage. – Et quand elle traça les guillemets cette fois-ci, elle retourna les mains face à elle pour terminer par un double doigt d’honneur. – Qu’ils aillent se faire mettre.
Le premier jour de ces entretiens, nous fîmes face à une rangée de visages endormis. M. Bike nous ordonna de ne rien dire aux demandeurs d’emploi.
– S’ils arrivent en affirmant qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour trouver du travail, on sera bien obligés de l’accepter. Mais s’ils disent que ce n’est pas le cas, on pourra les pincer.
J’étais déjà en train d’élaborer un plan pour déjouer sa stratégie quand j’entrai dans la salle d’entretien avec le verre d’eau qu’il avait demandé. Il y avait un yucca et une table basse sur laquelle était ostensiblement posée une boîte de mouchoirs. La fille aux ongles vernis et moi étions postés à l’extérieur avec une poignée de stylos à bille pour inscrire les gens et les aider à remplir leurs formulaires. Mais nous prîmes plaisir à déformer le message de Bike.
– Dites-leur que vous êtes obsédé par les pages d’offres d’emploi, disait ma collègue, Rosa Luxemburg, la grande insurgée que désormais j’adorais.
– C’est ça, disais-je à mon tour. Et ils ne pourront pas toucher à votre argent. Car c’est votre argent. – Même un décrocheur scolaire avec un vague intérêt pour les Décadents aurait vu qu’on touchait le fond dans les annales de la décence.
– Vous les rencardez sur le sujet ? me demanda Bike plus tard dans la semaine.
– Mais pas du tout.
– On peut leur tomber dessus comme la misère sur le monde si on découvre qu’ils passent toute la journée chez eux à rien foutre.
– Chouette travail.
– Je vous ai à l’œil, dit-il. Je ne suis pas sûr que vous soyez fait pour ça.
Woodbine restait à l’écart. Il rentrait du pub et montait directement dans la chambre où il avait un fauteuil, un cendrier et un petit téléviseur portable en noir et blanc. Il ne s’opposa jamais vraiment à ce que je vienne après le travail et passe beaucoup de temps chez lui, comme si cela ajoutait seulement au chaos, à la façon de faire propre à Tully. En bas, Barbara, la mère de Tully, et moi avions formé un club, une alliance de fortune, où nous tirions le meilleur parti des circonstances.
Je lui téléphonai un jour du bureau pour lui demander si elle avait des bouillons-cubes Oxo. Elle me répondit qu’elle en avait deux. Tully et moi avions prévu de nous retrouver en bas de Caldon Road à dix-huit heures et de voler autant de légumes que possible sur le chemin du retour. Les gens avaient tous un coin potager dans leur jardin. Il ne faisait pas nuit et nous n’étions pas très doués comme voleurs. La méthode de Tully était un modèle de bravade et d’insouciance : il ouvrait le portail, toussait assez fort, s’approchait des parcelles clôturées et déterrait un navet ou quelques carottes. J’étais dans le jardin d’à côté, en quête d’un radis, et souvent nous entendions soudain frapper à la fenêtre d’un salon quand ces cultivateurs à temps partiel nous apercevaient.
Je n’oublierai jamais cette soupe. Nous déposâmes une énorme quantité de légumes sur la table de la cuisine et Barbara n’en crut pas ses yeux. Elle alla emprunter un économe supplémentaire à sa voisine. Nous étalâmes des journaux sur le sol pour les épluchures puis épluchâmes les légumes avec la radio à fond tandis que Barbara poussait des petits gloussements de plaisir en mettant deux oignons à cuire dans sa plus grande casserole.
– On va tous finir en prison à cause de vous deux, dit-elle en se séchant les yeux du coin de sa manche. Au-dessus de nous, sur le mur, la photo d’un garçon en pleurs offrait du réconfort, ou faisait froid dans le dos, selon l’état d’esprit du moment. Barbara avait laqué le cadre en blanc. Tully fit remarquer, remportant l’approbation générale, qu’il trouvait excessivement écossais que chaque repas soit supervisé par l’image d’un pauvre enfant en détresse.
À un moment, Woodbine descendit l’escalier et entra dans la pagaille d’épluchures.
– On se croirait dans une laverie chinoise, là-dedans, dit-il.
– C’est le bouillon de Jimmy, répondit Tully.
J’étais assis là avec ma chemise et ma cravate, Tully avait encore son bleu de travail et Barbara était debout devant l’évier.
– Familles heureuses, lança Woodbine.
Plus tard, elle lui monta un plateau avec précaution, espérant qu’il mangerait un peu de soupe avant d’aller au pub. Elle revint regarder la télé avec nous pendant que Tully et moi faisions le repassage à tour de rôle et déposions les vêtements dans une corbeille en plastique.
Je n’avais jamais eu une famille comme ça. Avec la venue de l’été, Barbara prit l’habitude de m’appeler pour s’assurer que je venais bien dîner le soir. Connaissant nos habitudes, elle nous envoyait à l’étage avant vingt-deux heures pour écouter l’émission de John Peel, et lorsqu’il m’arrivait de dire que je ferais mieux de rentrer chez moi, elle répondait d’accord avant d’établir le programme pour les jours à venir, ce que nous allions manger et ce que nous allions regarder. Ensemble, Tully et Barbara avaient discrètement prévu de m’inclure dans leur famille à mesure que mes parents disparaissaient. Je n’eus jamais l’impression de traverser une crise et n’y vis jamais quoi que ce soit d’étrange car ils appelaient ça “rester chez eux” et le formulaient comme une invitation à passer du bon temps. Fiona, la sœur de Tully, venait parfois avec son petit ami Scott, et elle disait que la maison n’avait jamais été aussi vivante.
– Vous trois, vous devriez faire votre propre spectacle, dit-elle.
– On est les Marx Brothers, répondit Tully. Maman, c’est Harpo.
Une nuit, je croisai Barbara dans l’escalier. Tully dormait déjà et elle attendait le retour de Woodbine. J’allai chercher un verre d’eau et m’assis sur la dernière marche pour l’écouter parler de son mari, et elle m’expliqua qu’avant, il avait été comme Tully, il chantait, connaissait des tas de blagues et savait les raconter.
– Vous vous inquiétez pour lui ? demandai-je.
– Oh, il est vraiment casse-bonbons, répondit-elle. Mais elle ne le pensait pas. Elle joignit les mains, comme pour prier, et toucha ses lèvres du bout des doigts. – Quand il sort comme ça, on ne sait jamais s’il est tombé dans un trou, s’il s’est fait renverser par un bus ou quoi.
– Ma mère ne s’est jamais inquiétée pour mon père…
– Elle a dû, à un moment donné.
– Non.
– Eh bien, peut-être qu’il ne l’aimait pas assez.
Elle dit cela très gentiment, en connaissance de cause : comme si c’était le seul genre de preuve qui comptait.
– Je n’ai jamais vu d’amour entre eux. Pas une seule fois. Jamais je ne les ai vus s’embrasser, rire ensemble ou planifier des vacances. Rien de tout ça. J’imagine qu’ils ont été mis sur terre juste pour la rendre plus petite qu’elle ne l’est.
– C’est un commentaire bien sévère.
– Je sais.
– Mais c’est bizarre, qu’ils s’en aillent comme ça.
– Incroyable, répondis-je. Mais ils ne prennent aucun plaisir à être en famille. Ils ont perdu tous les numéros de téléphone de leurs proches à Glasgow, leurs oncles et tantes, leurs cousins. Ils ont vécu dans ce genre de négligence toute leur vie.
– Tu es trop jeune pour parler comme ça, dit-elle.
– J’espère que je ne vous contrarie pas. Ce n’est pas bon de contrarier les gens. Surtout la nuit. Vous êtes si gentille avec moi, Barbara.
– Oh, ne dis pas de bêtises.
Elle me donna une tape sur les deux bras. Elle fit remonter ses mains jusqu’à mes épaules puis jusqu’à mes joues. Je tournai mon visage, automatiquement je pense, pour le presser contre sa paume. Ce fut une impulsion de quelques secondes, et cela me parut à la fois naturel et légèrement déplacé.
– Ne dis pas de bêtises, répéta-t-elle en me pinçant l’oreille avant d’enfoncer ses mains dans les poches de sa robe de chambre. – Tu as une telle joie de vivre, Jimmy, ajouta-t-elle en regardant le puits noir en bas de l’escalier. Fais-en ton moteur. J’ai vu des gens dont l’existence était gâchée par la déception, des gens qui voulaient aller ailleurs.
– Je ne sais pas, répondis-je. Ici, c’est un endroit comme un autre.
Elle s’appuya contre le papier peint granuleux de la marque Anaglypta, ce truc qui tapissait nos vies à l’époque, et une ombre passa sur son visage quand elle regarda sa montre.
– Il fait nuit, observa-t-elle.
Elle secoua la tête et me parla pendant près d’une heure. Elle me parla de Woodbine quand il était plus jeune, dans les quartiers est de Glasgow, à l’époque où il était plein d’espoir et facile à aimer. Elle me parla de leur première maison, une “chambre et cuisine”. En dépit de tout, semblait-elle dire, se souvenir des bons moments était un devoir de diligence.
– Ewan a ces… crises, comme dit le docteur, où il perd complètement la boule, poursuivit-elle. Il peut avoir des hallucinations. Il se prend pour quelqu’un d’autre ou croit qu’il a des tâches importantes à accomplir.
– C’est terrible.
– C’est pour ça que je n’arrive pas à dormir. On ne sait jamais.

3
Tully avait des ennemis à l’extérieur, principalement les voisins, qui détestaient sa musique presque autant que lui l’aimait. Avec 27,50 livres par semaine pour raboter un tas de métal, il s’était constitué une collection de disques et bâti une vie à lui. Sa guitare était un instrument de torture pour son entourage, sauf pour Barbara qui aimait tout ce qu’il faisait. Sa chambre était tapissée de posters de Killing Joke et il y avait aussi l’image d’un gigantesque Christ crucifié avec l’inscription “Si vous voulez tomber à genoux, tombez à genoux et priez”. Nous regardions Le Parrain en boucle, ou des classiques dans la mouvance du réalisme social anglais. Une pile de cassettes vidéo était posée à côté d’un petit ampli sur lequel il avait écrit au Tipp-Ex “Merdes et sous-merdes”. Nous connaissions tellement bien les dialogues des films que nous les regardions sans le son, nous donnant la réplique jusqu’à ce que Woodbine tape contre le mur.
Le voyage à Manchester était en préparation lorsque Barbara m’invita à un dîner plus officiel. Dans la plupart des familles du coin, le dîner était une affaire secrète, un rituel à exécuter vers six heures du soir, où l’on réchauffait rapidement des tourtes, où l’on épluchait des pommes de terre avec rancune et où l’on touillait des haricots dans une atmosphère d’apitoiement sur soi. Mais, ce soir-là, Barbara précisa qu’il y aurait une bouteille de vin. C’était une soirée agréable, avec la fenêtre ouverte : des gamins jouaient sur le terrain vague à côté de leur rangée de maisons mitoyennes et on entendait le grondement de la circulation sur la rocade. Quand le père de Tully se mit à table, il posa ses cigarettes à côté de son assiette et prit ses lunettes dans la poche de son cardigan. Il jeta un coup d’œil à la photo du garçon en pleurs, puis me regarda.
– C’est quoi, ça, sur ta main ? demanda-t-il.
Elle était couverte d’encre.
– Des choses que j’ai notées, répondis-je. C’est une mauvaise habitude.
– Alors tu vas aller à l’université après l’été ?
– Oui, monsieur Dawson.
– Pour étudier quoi ?
– L’anglais et le russe.
Je ne sais pas pourquoi je rougis, mais cela me parut approprié. Il tenait son couteau comme un stylo et sembla l’espace d’un instant ne pas savoir trop quoi dire. Ses lèvres remuèrent vaguement sans émettre aucun son. Je voyais Tully fixer sa crêpe au curry mutilée. Il avait les cheveux plats (il ne les hérissait que le week-end) et portait un pull avec des boutons sur l’épaule. L’atmosphère s’alourdit lorsque Barbara remit un peu de purée dans l’assiette de son mari et laissa la cuillère dans le plat en pyrex.
– Alors j’ai moins à manger que lui ? dit-il en désignant l’assiette de Tully. Parce qu’il travaille ?
– Oh, Ewan !
– Ces garçons se croient tout permis dans cette maison.
Il y eut un cliquetis de couverts.
– Qu’est-ce que t’insinues, vieux salaud ? demanda Tully.
Barbara agita un torchon à vaisselle au-dessus de la table avant de resservir une tournée de Concorde, et ce fut un avertissement suffisant. Elle me demanda de façon très sérieuse si le russe était une langue utile et je lui répondis que les choses étaient en train de changer en Union soviétique.
– Tu pourrais peut-être y aller à la fin de tes études, dit-elle. Et si tu veux toujours être écrivain, tu pourrais raconter ton expérience.
– Comme John Reed, ajouta doucement Woodbine. Il a assisté à la révolution bolchevique. Il a écrit Dix jours qui ébranlèrent le monde, non ?
Tully le regarda et je vis qu’il y avait chez lui un soupçon d’admiration en plus de tout le reste. Il avait hérité de son père beaucoup plus que l’un ou l’autre ne serait jamais capable de le reconnaître. Les priorités de Woodbine étaient claires. Il avait été délégué syndical et supporter des Rangers.
– Faudra faire gaffe en Union soviétique, ajouta-t-il. Les goulags. Les espions.
– Il va seulement à Strathclyde, tempéra Tully.
– Un petit pas pour l’homme, dis-je.
– Vous et vos voyages à l’étranger… fit Woodbine en s’en allumant une. Il restait à manger dans son assiette, mais il la repoussa. – Moscou. Glasgow. Manchester. – Il se tourna vers moi et me désigna du bout de sa clope allumée. – La Lune ! Tout ça, c’est de l’arnaque.
Il parla ensuite d’un de ses frères qui avait travaillé pendant vingt ans en mer du Nord.
– Tu ne sais rien de la vie tant que tu n’as pas travaillé sur les plates-formes.
Après ça, il partit au pub et nous laissa tous les trois à attendre Brookside et une bûche glacée.
– J’ai toujours voulu vous demander, Barbara, commençai-je. Pourquoi est-ce que Tully s’appelle Tully ? Je veux dire, ce n’est pas un surnom, et c’est généralement un nom de famille ?
– Tu vas me trouver bête, répondit-elle, mais, quand j’étais enceinte de lui, j’avais emprunté un livre à la bibliothèque… une espèce d’histoire d’amour, tu sais. Et le personnage principal du livre, le héros, était un danseur italien appelé Tullius qui avait percé à Monte-Carlo.
– P’tain, maman ! Noodles va penser que tu es folle.
– Eh bien, peut-être que je le suis. Tout le monde l’appelait Tully dans le livre. Et je me suis dit : “Si cet enfant est un garçon, il s’appellera Tully. Ce sera un danseur fantastique et il m’emmènera dans tous les grands casinos.”
Elle leva sa tasse de thé et m’adressa un clin d’œil.
– Ça a super bien marché, dit Tully.
– Il est né coiffé. Tu le savais, Jimmy ? C’est quelque chose de rare pour un bébé, de naître comme ça.
– Tais-toi, maman, dit-il.
Certains jours à l’agence pour l’emploi ressemblaient à la théorie de Darwin montée sur ressorts. “La survie des plus audacieux”, dis-je à Rosa qui était venue travailler avec les cheveux teints en rouge. En milieu de matinée, un ingénieur des mines arriva avec un enfant dans les bras. Il expliqua qu’il avait tenté d’obtenir un poste d’assistant dans une animalerie du coin et s’était entendu répondre qu’il n’avait pas assez d’expérience. J’informai le directeur de ce zoo de clebs, par téléphone, que dire à cet ingénieur qu’il était sous-qualifié pour changer l’eau des poissons, c’était comme si le pasteur local avait dit à Dieu qu’il manquait d’expérience.
– Je vais me p-plaindre à votre p-patron, dit-il.
– Faites donc.
Après cela, la journée s’améliora. Une femme d’un mètre cinquante avec des lunettes roses, venue pour son entretien avec M. Bike, m’expliqua qu’elle voulait travailler pour la NASA. Je lui demandai si elle avait écrit aux gens de cap Canaveral.
– Ouais, dit-elle, mais ils m’ont pas encore répondu.
Je sentis qu’il y avait beaucoup de poids sur le mot “encore”. La dame reconnut qu’elle ne possédait aucune expérience dans l’aérospatiale, mais elle était déterminée.
– J’ai d’la peine pour tous ces astronautes, là, qu’ont explosé, et je pense qu’ils ont besoin de gens nouveaux, de gens courageux.
– Eh bien, vous êtes courageuse, madame Gunion. Aucun doute là-dessus. »

À propos de l’auteur
ÉphémèresAndrew O’Hagan © Photo Jon Tonks

Andrew O’Hagan est né à Glasgow en 1968. Ses romans, traduits dans plus de 15 pays, ont été trois fois finalistes du Booker Prize. Il écrit régulièrement pour la London Review of Books et The New Yorker. Les Éphémères, best-seller littéraire célébré par la critique et le public, a remporté le Christopher Isherwood Prize et le Waterstones Scottish Book Award. Il a été élu « livre de l’année » par The Guardian, The Spectator, The Sunday Times, Financial Times et Evening Standard. (Source : Éditions Métailié)

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