Les stripteaseuses ont toujours besoin de conseils juridiques

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
Quand Marcus lui propose 1000 dollars par semaine pour prodiguer des conseils juridiques à ses stripteaseuses et dormir dans son motel situé en face du club, Justin Sykes, qui travaille à l’aide juridictionnelle, se dit qu’il va pouvoir arrondir ses fins de mois. Mais au fur et à mesure de ses consultations, il va se rendre compte dans quel pétrin il s’est fourré. Et il n’est pas le seul !

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’offre était trop alléchante pour être honnête

Gagner 1000 dollars par semaine pour prodiguer des conseils juridiques à ses stripteaseuses, voilà l’offre faite à un avocat de l’aide juridictionnelle et le point de départ d’un roman qui dézingue le système judicaire américain. Iain Levison y est au meilleur de sa forme !

Justin Sykes est avocat. Il est commis d’office pour des affaires plutôt banales, car il est employé à l’aide juridictionnelle à Philadelphie. On apprendra plus tard pourquoi il s’est résigné à accepter ce poste, après avoir travaillé pour chez Gibson Foods, une grande entreprise de Caroline du Nord où il bénéficiait d’un salaire confortable
Croulant sous les dossiers, il fait de son mieux pour réduire les peines ou faire acquitter ses clients. Une sorte de sacerdoce. « Voilà comment je gagne ma vie. Je défends des gars qui s’exhibent devant des enfants, qui cambriolent des magasins de spiritueux et je les aide à naviguer dans le système judiciaire pour qu’ils retrouvent la liberté aussi vite que possible. Vous ne voyez peut-être rien d’héroïque là-dedans. Et vous avez sans doute raison. Les flics ne m’apprécient guère et je suis payé une misère. Mais mes clients croulent sous le poids considérable de la justice, et du capitalisme, et du monde qui les accable autant qu’il le peut, et quelqu’un, quelque part, se doit de soulager leur fardeau. »
Alors le jour où Marcus, le propriétaire d’un club de striptease et d’un motel, lui propose 1000 dollars par semaine pour donner des conseils juridiques à ses danseuses et dormir dans son motel, il accepte. N’étant pas né de la dernière pluie, il se dit bien qu’il y a anguille sous roche, mais ne voit pas ce qui peut être répréhensible dans cette mission. Les premiers rendez-vous confirment ce sentiment. Il est approché pour une histoire de divorce et pour du racolage, une accusation qu’il va réussir à faire requalifier et ainsi minimiser la sanction. Car Justin est un homme d’expérience. Il connaît bien les rouages de la justice, sait comment amadouer les juges et a compris qu’en y mettant les moyens, on peut réussir à contourner le système. « Je ne dis pas que le système est raciste, mais qu’il vaut mieux être riche et noir que pauvre et blanc. Le système aime plus l’argent qu’il ne hait les noirs, ce qui est certainement ce que je peux dire de mieux à ce sujet. » Il sait aussi que dans un État fédéral la législation varie ou qu’un procureur qui veut faire carrière doit se montrer particulièrement sévère, quitte à proposer des peines totalement hors rapport avec le délit pour lequel l’accusé est poursuivi. N’oublions pas non plus qu’aux États-Unis toute peine peut se négocier…
Mais revenons à sa curieuse mission. C’est durant ses nuits au Motel qu’il va se rendre compte qu’il n’est pas seul à bénéficier des largesses de Marcus. L’homme qu’il croise au club se retrouve aussi au motel. De même qu’une femme qui joue les discrètes. Plus bizarre encore, au lieu de retrouver l’enveloppe promise dans sa boîte à gants en reprenant sa voiture, il est suivi sur la route qui le ramène en ville et trouve les mille dollars après s’être garé dans son parking. Et le siège passager semble avoir été changé… autant d’indices qui vont le mettre sur la piste d’une toute autre mission.
Avec beaucoup d’humour, Iain Levison dézingue un système judiciaire à bout de souffle et son vrai-faux polar est un petit bijou. Si l’on rit, c’est surtout d’un rire jaune en découvrant les juges corrompus, les flics menteurs, les procureurs prêts à tout pour un poste plus prestigieux. Sans oublie les vraies crapules qui utilisent ce système à leur avantage. Si on se laisse une fois de plus prendre par cette comédie noire, c’est par la magie d’une écriture directe qui décrit avec précision les situations. On le suit comme on suivrait une série à suspense et on comprend pourquoi les réalisateurs s’emparent de ses romans pour les porter sur grand écran. Après Arrêtez-moi là, Un petit boulot et Une canaille et demie, un nouveau projet est en cours de finalisation. -et assurément, ces stripteaseuses ont le même potentiel.

Les stripteaseuses ont toujours besoin de conseils juridiques
Iain Levison
Éditions Liana Levi
Roman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson
240 p., 22 €
EAN 9791034909537
Paru le 29/08/2024

Où ?
Le roman est situé aux États-Unis, en Pennsylvanie, notamment à Philadelphie et environs. On y évoque aussi la Caroline du Nord.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mille dollars de l’heure. Un tarif qui ne se refuse pas quand on est avocat commis d’office obligé de passer ses journées, dimanches compris, à plancher sur les dossiers attristants de petits malfaiteurs sans envergure. Puis à négocier des peines avec un procureur plus puissant que soi mais tellement moins compétent. Alors Justin Sykes, lassé par ce quotidien déprimant, accepte pour ce tarif de se mettre un soir par semaine au service des filles d’un gentlemen’s club et de passer la nuit dans le motel d’en face. Sans trop chercher à comprendre. Parce que, c’est bien connu, les stripteaseuses ont toujours besoin de conseils juridiques.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Franceinfo Culture (Gilbert Chevalier)
En Attendant Nadeau (Claude Grimal)
Karen Lajon
Blog sur la route de Jostein
Blog Nyctalopes
Blog Ce que j’en dis
Blog Blacknovel1
Blog Mediapart

Les premières pages du livre
« 1
« C’est un garçon tellement gentil. Tellement doux. Il a toujours été facile. » Par-dessus mon bureau en désordre, Mme Nowak me regarde avec ses grands yeux tristes. Son fils vient d’être arrêté, pour la troisième fois, après s’être exhibé dans le bus devant des lycéennes. En l’occurrence, il n’y a pas moyen d’élaborer une défense à proprement parler. Eric apparaît sur la vidéosurveillance du bus, et il y a sept témoins dont deux officiers de police. Il nous faut donc plaider coupable et supplier le juge de se montrer clément. Nous présenterons les circonstances atténuantes demain.
Je veux que ce soit Mme Nowak qui s’y colle. Elle incarne à merveille la mère courage, mais surtout, elle est jolie. Elle a une bonne cinquantaine mais en paraît dix de moins, et le juge Weaver est un vieux pervers blasé qui ne reprend du poil de la bête qu’en présence de jolies femmes. C’est la meilleure stratégie juridique que je puisse imaginer. Pour citer Oliver Wendell Holmes, ou peut-être est-ce un personnage dans La Loi de Los Angeles, « Le droit, c’est une question de personnes ».
« N’oubliez pas de parler de tout ça à l’audience demain », dis-je. Je me penche en avant, les lèvres pincées, cherchant comment faire passer mon message avec tact. « Préparez à l’avance ce que vous allez dire. Vous aurez environ deux minutes. Regardez le juge dans les yeux. »
Elle hoche la tête. « Dans les yeux, répète-t-elle, comme si le sujet était clos.
– Et… et portez quelque chose, enfin, de pas trop… guindé. »
Mme Nowak me regarde, légèrement déroutée l’espace d’un instant. « Pas trop guindé ? Quoi, un pull rouge par exemple ? » Je me mordille la lèvre et inspire. S’habiller pour le tribunal est tout un art, et la plupart du temps les gens ne se rendent pas compte à quel point c’est important. Un beau costume peut réduire une peine de plusieurs années. Si la moitié de mes clients avaient sur le dos, en commettant leurs forfaits, les vêtements que je leur suggère de porter au tribunal, ils ne se feraient même pas arrêter. Regardez les émissions de téléréalité policière vous remarquerez que le type qui se fait plaquer au sol par quatre flics n’est jamais en costume Armani.
Mais avec les proches de l’accusé, il faut faire preuve de plus de délicatesse.
Mme Nowak remarque ma réaction au sujet du pull rouge. « C’est le même juge, Weaver ? demande-t-elle. Le vieux ? »
J’acquiesce. Elle réfléchit une seconde, puis son visage s’illumine. « Il n’arrêtait pas de me reluquer à la dernière audience. »
J’acquiesce de nouveau. Elle voit ce que je veux dire. « J’ai ce qu’il faut, ajoute-t-elle.
– Mais attention, pas une robe de cocktail », je précise, soudain inquiet qu’elle aille trop loin. Il faut être subtil, sans quoi le stratagème peut facilement être contreproductif, le juge peut penser que vous essayez de le manipuler.
Elle ricane devant mon ignorance. « Je sais ce qu’aime ce genre de type, me rassure-t-elle en se levant pour partir. Neuf heures demain matin ? Devant le tribunal ? » Elle a fait ça tant de fois, elle connaît la routine.
« Disons plutôt neuf heures moins dix, comme ça on pourra répéter. »
J’ai l’impression qu’elle a compris. C’est une femme qui en a vu d’autres. J’ai confiance. Si tout se passe bien, son fils pourrait s’en tirer avec dix-huit mois. Pour une troisième infraction, ce ne serait pas si mal. Dick Farrell, le procureur, requiert trois ans.
« À demain », lance Mme Nowak en laissant la lourde porte de mon bureau claquer derrière elle. J’entends ses hauts talons résonner et s’éloigner dans le couloir vide, puis la sonnerie de l’ascenseur et enfin le silence. Il est dix-neuf heures. Tout le monde sauf moi est parti. Je parcours le dossier d’Eric Nowak.
La première fois il a pris six mois, la deuxième un an. Il n’en a tiré aucune leçon, ni la première ni la deuxième fois, et il n’apprendra rien non plus cette fois-ci. La vérité, c’est qu’Eric Nowak est un jeune homme profondément dérangé qui, à force d’être condamné à un ou deux ans de détention pour avoir montré son sexe à des adolescentes, finira par passer peu ou prou toute sa vie en prison. Ils trouveront peut-être un jour un médicament à lui administrer, mais celui-ci provoquera des effets secondaires et Eric interrompra son traitement, remontera dans un bus et remettra ça. Jamais il n’aura d’emploi digne de ce nom. Avec un casier judiciaire truffé de délits sexuels, personne ne voudra l’embaucher. Une fois au courant, aucune femme ne l’aimera jamais ni même ne sortira avec lui. Personne n’acceptera de lui louer d’appartement, et dans le cas contraire, comme son nom figurera sur un fichier de délinquants sexuels, n’importe quel voisin équipé d’une connexion internet pourra se pointer chez lui pour lui casser la gueule. Voilà ce qui arrive à mes clients coupables de délits sexuels. En fait, une fois que vous vous êtes exhibé dans le bus devant des adolescentes, votre vie est fichue. Si vous avez de la chance, vous bosserez pour un salaire de misère jusqu’à la fin de vos jours et vous mourrez seul dans un centre social, vos chaussures soigneusement rangées sous un lit impeccablement fait, signe symptomatique du placement en institution.
Je ferme le dossier et me lève. Je vérifie mon emploi du temps de demain matin. À huit heures j’ai un nouveau client, Donald Bryce, poursuivi pour violences contre les forces de l’ordre ainsi qu’une ribambelle d’autres chefs d’accusation. Bon sang. Ça ne va pas être triste. Puis, à neuf heures moins dix, audience avec Mme Nowak.
J’avance dans le couloir vide en écoutant l’écho de mes pas sur le vieux carrelage. Devant l’ascenseur j’observe mon reflet dans les portes en acier inoxydable : mes yeux sont injectés de sang. Je devrais travailler moins. J’ai besoin d’une pause. De passer un week-end à me détendre tout simplement, sans m’asseoir à ma table de cuisine pour essayer de rattraper mon retard. Il faudrait que ça change.
La sonnerie de l’ascenseur retentit, les portes s’ouvrent et je pénètre dans la cabine pour descendre au parking. Je cherche à me rappeler si j’ai des restes dans le frigo. Peu importe, me dis-je, je n’ai pas si faim et je vais sûrement m’endormir à peine rentré à la maison.

2
Les cellules du dépôt au tribunal sont bondées. Les voix des hommes qui s’interpellent, les portes qui claquent et le bourdonnement des interphones de sécurité résonnent tous azimuts. Je m’approche du gardien à l’accueil – un grand type d’une cinquantaine d’années au crâne rasé se tenant derrière une paroi en plexiglas éraflée – et le salue. Il actionne l’ouverture automatique de la porte pour me faire entrer. Il me connaît comme je le connais, c’est-à-dire que nous nous voyons toutes les semaines depuis dix ans, rien de plus. J’ai mon badge aujourd’hui, mais parfois je l’oublie. Ça fait des années que personne ne me le réclame de toute façon.
En dehors des cellules, le dépôt ressemble à une cafétéria lugubre. Des tables avec de solides bancs en acier inoxydable fixés au sol sont disséminées ici et là. Tout en prison est conçu pour être mis à rude épreuve. Je pose ma mallette sur une table et salue de la tête l’agente Griffin. Elle aussi sait qui je suis. Il y a quelques années j’ai négocié à titre gracieux une réduction de peine pour son cousin, arrêté pour vol à l’étalage. Depuis, je bénéficie d’un traitement de faveur au dépôt.
« Bonjour Maître », souffle-t-elle d’une voix fatiguée et résignée. « Vous êtes là pour qui ? » Elle termine son service dans quelques minutes.
« Bonjour à vous. » J’ouvre ma mallette. « Pour Donald Bryce. »
Griffin se tourne vers les hommes en uniforme marron de détenu agglutinés derrière les barreaux. « BRYCE ! » brame-t-elle. Elle mesure à peine un mètre cinquante-cinq mais elle a appris à se servir de sa voix. Certains prisonniers l’observent, mais personne ne répond. « BRYCE, DONALD BRYCE », hurle-t-elle derechef.
Au fond, une voix retentit : « OUAIS ! » Puis les hommes s’écartent et je vois mon client approcher. La vache, quelqu’un lui a mis une sacrée rouste. Il a un œil noir et enflé, une lèvre ensanglantée. Griffin actionne l’ouverture automatique de la cellule et les autres reculent pour le laisser sortir.
Je m’installe à la table et lui fais signe de s’asseoir sur le banc en face de moi. Je me présente : je suis son avocat commis d’office, et il me serre la main.
« Que s’est-il passé ? je demande en désignant ses plaies.
– La police m’a protégé. »
Il blague. La plupart des véhicules de police arborent un logo « Pour la protection de tous » sur leur portière, et c’est pourquoi, lorsqu’un suspect se fait tabasser par les forces de l’ordre, il aime à reprendre ce slogan pour expliquer l’état dans lequel il se trouve. Détail cocasse : la police n’a aucune obligation légale de protéger quiconque. En réalité, il s’agit d’une décision que la Cour suprême a prise dans l’affaire Castle Rock v. Gonzales. Mme Gonzales a appelé les policiers pour leur dire que son ex-mari avait kidnappé ses trois filles, et les policiers n’ont rien fait. L’ex-mari a tué les filles avant de débarquer au commissariat et de tirer sur les flics. Ces derniers l’ont abattu, démontrant ainsi qui les flics protègent en réalité.
Voilà pourquoi « Pour la protection de tous » ne veut strictement rien dire, et Donald Bryce ainsi que tous les hommes enfermés derrière moi le savent. La formule est initialement apparue dans une série policière télévisée des années 1960. Un accessoiriste qui trouvait ça sympa l’avait peinte sur les voitures de patrouille. Ensuite les services de l’autorité publique de tout le pays l’ont adoptée sans prendre la peine de consulter la Cour suprême.
Autre épisode cocasse : les Vikings n’ont jamais porté de casque à cornes. C’est un autre accessoiriste qui au XIXe siècle confectionnait des casques pour un opéra de Wagner et qui s’est dit lui aussi que les casques à cornes, c’était sympa. Le show-business façonne notre réalité depuis plus longtemps que bon nombre d’entre nous ne le soupçonnent.
Je dévisage Donald Bryce, sceptique. Sa version des événements omet quelques détails-clé. « Que faisiez-vous quand la police vous a arrêté ?
– Je cambriolais un magasin de spiritueux », répond-il sans vergogne, comme s’il parlait de son métier et qu’il gagnait honnêtement sa vie à ouvrir quotidiennement avec un pied-de-biche les portes de service des magasins de spiritueux. « Les flics ont déboulé et je les ai laissés m’arrêter, mais y en a un qu’a pas pu s’empêcher d’essayer de me foutre par terre. Je résistais même pas, et il essayait de me faire tomber. Il aurait pu m’arrêter debout tout simplement, vous voyez ce que je veux dire ? Donc j’ai voulu me dégager, je l’ai poussé et c’est là que lui et son équipier ont commencé à me donner des coups de matraque. » Il désigne son visage amoché. « Tout ça pour l’avoir un peu bousculé. »
Je le crois. Mais peu importe ce qui s’est passé. Je jette un coup d’œil à son casier judiciaire ; depuis 2006 il a été plusieurs fois condamné pour vol avec effraction. La parole d’un cambrioleur récidiviste contre celle de deux officiers de police ? Même pas la peine d’essayer. Je lève les yeux et je vois bien qu’il a compris à quoi je pense. Il roule sa bosse depuis assez longtemps pour savoir comment ça marche. C’est toujours un soulagement de ne pas avoir à expliquer à ses clients que la vérité ne compte pas.
Je lui demande : « Et pour la caution ? Vous avez de quoi payer ?
– J’ai une voiture, mais mon ex-femme en a besoin pour aller travailler.
– Une maison ? Un appartement ? Un compte en banque ?
– Un appartement ? Vieux, je cambriole des magasins de spiritueux. »
Évidemment. Je ne lui aurais pas été commis d’office s’il avait eu des biens. Dans ce cas-là, il n’aurait pas pu bénéficier de mes services. Tous mes clients sont fauchés, mais il y a fauché et fauché, et la plupart des gens parviennent à trouver de l’argent pour sortir de taule. Les autres se retrouvent coincés, avec moi.
« D’accord, dis-je. On va déjà demander votre mise en liberté sous caution, ensuite on verra si j’arrive à vous faire transférer à l’hôpital. » J’observe son visage. « Vous pensez pouvoir vous faire saigner un peu devant le juge ? Ça peut aider pour le transfert.
– Bien sûr, réplique-t-il et nous rions tous les deux.
– Ça serait peut-être mieux pour vous de rester un peu ici. Au moins vous aurez accès aux soins. » Je sais qu’il y a déjà pensé. Les types comme lui, je les connais, ils ne détestent pas être incarcérés. Le gîte et le couvert, plus un médecin, sont le genre de choses auxquelles Bryce n’est probablement pas habitué, et il lui suffit pour en bénéficier de la fermer, de ne pas broncher sur le fait que les flics se sont servis de lui comme d’un punching-ball. Tout ce qui lui manque, c’est l’alcool. Mais il s’en procurera dès qu’il sortira. En cambriolant un autre magasin de spiritueux, parce que c’est ce qui se passe lorsqu’on dépose un alcoolique sans un sou en poche à un arrêt de bus, et c’est exactement ce qu’ils feront avec lui une fois que le juge aura prononcé une ordonnance de mise en liberté.
Bryce acquiesce d’un air morose. « C’est peut-être mieux ici pour l’instant.
– On se revoit à l’audience. » Confiant, je le salue en me levant, et je crois entrevoir sur son visage meurtri une lueur d’espoir, comme s’il venait de se faire un ami. C’est peut-être juste mon imagination.
Mme Nowak s’est surpassée. Elle porte une veste en cuir noir et une robe pas trop voyante mais suffisamment ajustée pour attirer l’attention du juge. Elle me sourit.
« Regardez », dit-elle. Elle enlève sa veste, dégage ses épaules, mettant ainsi en valeur son opulente poitrine, et l’une des bretelles de sa robe lui glisse sur le bras. Elle prend un air de gamine triste. Puis, faussement contrariée, elle réajuste sa bretelle. « Les mecs adorent ça », lance-t-elle avec un sourire triomphant.
Je ris. Elle a sans doute raison. Je la conduis dans le prétoire, qui est plein à craquer. Nous trouvons une place contre le mur du fond et observons le déroulement de l’audience qui nous précède. Une femme noire âgée dit au juge Weaver que son petit-fils, debout en combinaison de détenu devant la table des accusés, a toujours été un bon garçon. Le juge hoche la tête et le condamne à cinq ans pour détention de drogue. La grand-mère se met à sangloter. Les huissiers s’approchent d’elle pour l’escorter vers la sortie. Alors qu’elle passe devant nous, je vois les larmes dégouliner sur son visage.
« Nowak, Eric, crie le greffier.
– C’est à nous », dis-je à Mme Nowak et nous nous rapprochons de la barre au centre de la salle. Je remarque que le juge Weaver l’a reconnue et semble s’être quelque peu ragaillardi. Mme Nowak fait semblant d’avoir chaud. Elle enlève sa veste en cuir noir et la plie soigneusement sur son bras. Le juge Weaver l’observe tel un chat épiant un oiseau par une fenêtre.
Deux agents de police font entrer Eric Nowak. Ils lui ôtent les menottes et se positionnent derrière lui comme s’il représentait une quelconque menace. Le spectacle judiciaire commence. Eric Nowak, l’exhibitionniste, est petit et replet, et que je sache ne s’en est jamais pris physiquement à quiconque, de sorte que le voir flanqué de deux armoires à glace est presque comique. Nous nous saluons de la tête et je prends place près de lui tandis qu’il s’efforce de croiser le regard de sa mère. Elle lève rapidement les yeux et lui sourit pour l’encourager.
Je me tourne vers la table du ministère public. Dick Farrell n’est pas là. L’une de ses substituts, une jeune femme que j’ai rencontrée à quelques reprises dans son bureau, le remplace. C’est sans doute la première fois qu’elle assure seule une audience, et elle fait de son mieux pour paraître sûre d’elle.
« Justin Sykes, pour la défense, votre honneur », dis-je au juge Weaver. J’ai plaidé devant lui au moins une centaine de fois, il me connaît et je crois qu’il m’apprécie. Je suis toujours préparé, je me montre respectueux, et les peines qu’il prononce sont d’ordinaire justes. Les clients blancs comme Nowak ont tendance à mieux s’en sortir, c’est la norme en matière de justice. « La mère de mon client voudrait dire quelques mots pour requérir votre clémence avant le verdict.
– Allons-y », réplique le juge Weaver.
Mme Nowak commence. Elle s’exprime bien en public, et elle a répété, ça se voit. Elle évoque ses difficultés à élever seule trois garçons, ce qui peut plaider en faveur d’un allègement de peine, tout en signalant au juge qu’elle est célibataire. Subtil. Ça me plaît. Ses deux autres fils ont des casiers judiciaires vierges, affirme-t-elle, donc de toute évidence il s’agit d’un problème médical pour Eric, mais en voyant le juge grimacer, elle revient aussitôt à ses difficultés de mère célibataire. Puis elle se redresse légèrement, la bretelle tombe, révélant presque un sein, et elle soupire, agacée, avant de réajuster sa robe.
Le juge est sous le charme. Elle ne lui a laissé aucune chance. Mme Nowak lui lance un sourire aguicheur avant de le remercier de l’avoir écoutée, et il condamne Eric Nowak à six mois.
« Votre honneur, proteste la jeune femme à la table du procureur. C’est sa troisième infraction. Il a eu six mois pour la première… »
Le juge Weaver brandit une main pour la faire taire. Les femmes aussi exercent le métier d’avocat, c’est un concept auquel il n’est pas encore habitué, et ça ne lui plaît pas du tout. « Six mois, vocifère-t-il. Affaire suivante. »
Je remercie à mon tour le juge, et Mme Nowak demande à enlacer Eric avant de partir ; le juge l’y autorise en s’efforçant de paraître irrité, mais visiblement il est ravi d’avoir l’occasion de se montrer miséricordieux. Mme Nowak serre son fils dans ses bras et le juge la suit des yeux tandis que nous nous dirigeons vers la sortie. Ce faisant, je sens sur nous les regards de tous les Noirs présents dans la salle d’audience.
Dans le couloir je lâche : « Le juge en pince pour vous, je crois. »
Elle hausse les épaules. « Six mois. Pas mal. » Elle se détourne pour partir. « À dans six mois et deux jours, quand il recommencera. Merci encore, mon chou. » Et elle s’en va, descendant l’escalier du tribunal, passant devant la statue de la déesse de la justice aux yeux bandés (qui si elle ne voit rien sent toutefois l’odeur de la pauvreté et elle n’aime pas ça) et devant la phrase en latin figurant sur le socle : Rien ne marche comme ça devrait, et les responsables s’en foutent.
Voilà comment je gagne ma vie. Je défends des gars qui s’exhibent devant des enfants, qui cambriolent des magasins de spiritueux et je les aide à naviguer dans le système judiciaire pour qu’ils retrouvent la liberté aussi vite que possible. Vous ne voyez peut-être rien d’héroïque là-dedans. Et vous avez sans doute raison. Les flics ne m’apprécient guère et je suis payé une misère. Mais mes clients croulent sous le poids considérable de la justice, et du capitalisme, et du monde qui les accable autant qu’il le peut, et quelqu’un, quelque part, se doit de soulager leur fardeau.

3
Je suis dans le bureau de Dick Farrell Junior, le procureur-adjoint, pour négocier quelques peines. S’il y a bien une chose sur laquelle sont d’accord les avocats commis d’office et les procureurs, c’est qu’il faut faire en sorte d’éviter le procès. Les procès exigent du travail. Les procès sont difficiles. Et c’est pourquoi nous cherchons avant tout à nous entendre, …

Extrait
« Si Donald Bryce était noir, il pourrait probablement rester libre. Je ne dis pas que le système est raciste, mais qu’il vaut mieux être riche et noir que pauvre et blanc. Le système aime plus l’argent qu’il ne hait les Noirs, ce qui est certainement ce que je peux dire de mieux à ce sujet La poisse de Donald Bryce perdure. » p. 70-71

À propos de l’auteur
Iain Levison © Photo DR

Iain Levison est né en Écosse en 1963 et a grandi aux États-Unis. Avec son premier livre, Un petit boulot, il rencontre un succès immédiat en France. Critiques drôles et cinglantes de la société américaine, trois de ses romans ont été adaptés au cinéma. (Source : Éditions Liana Levi)

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