Finaliste du Grand Prix de littérature américaine 2024
En deux mots
Patricia suit son mari au Vietnam où il vient d’être affecté. En cette année 1963, sa vie se résume à honorer des invitations à des garden-parties, des soirées, des événements mondains rassemblant la même communauté d’expatriés. Quand Charlene lui propose de se joindre à elle pour ses activités philanthropiques, elle y trouve le moyen de chasser son ennui. Ce n’est que bien des années plus tard qu’elle se rendra compte de la dimension colonialiste de ses activités.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Une oie blanche à Saïgon
Alice McDermott brosse le portrait d’une américaine qui suit son mari à Saïgon en 1963. Entre oisiveté et volonté philanthropique, elle va participer à de sombres trafics. Bien des années plus tard, elle va chercher l’absolution.
Quand elle a quitté les États-Unis pour suivre Peter, son mari au Vietnam, Patricia, la narratrice, ne se doutait sûrement pas que les poupées Barbie allaient l’occuper bien davantage que lorsqu’elle était petite fille.
Il faut dire que la vie des expatriés n’offre guère d’autres perspectives que celles proposées par le microcosme de la petite colonie américaine. On passe d’un cocktail à un office religieux, d’une soirée à une sortie à but philanthropique, d’un dîner à une fête de charité. En dehors de la communauté, il n’y a guère d’échappatoire, car toutes ces femmes délaissées par des maris qui ne se confient pas ou peu sur leurs activités, passent leur temps à s’observer. À chacune de rivaliser dans le raffinement, l’envie de briller au sein de cette société. Alors la mode et le besoin d’être habillées à la dernière revêt une grande importance. Sur le modèle de Jackie Kennedy, les maîtresses de maison rivalisent de coquetterie. Aussi quand un bébé régurgite sur la robe de Patricia, l’incident vire quasiment au drame. Fort heureusement Charlene a des ressources. Elle entraîne la malheureuse dans un recoin de sa villa et son personnel, aux petits soins, va laver sa robe, lui trouver une tenue et lui permettre de retrouver les invités. Lily, la couturière, va faire des merveilles.
C’est d’ailleurs cette dernière qui réalise les tenues des fameuses « Barbies de Saigon ». Les poupées envoyées par la sœur de Charlene, travaillant chez Macy’s à New York sont revêtues de tenues vietnamiennes et commercialisées au profit des bonnes œuvres pour les pauvres et malades. Avec les bénéfices de ces ventes et du marché noir qu’elle a développé, Charlene achète petits cadeaux et bonbons. Avec Patricia, elle les distribue aux enfants blessés de guerre et à leur famille ainsi qu’aux lépreux.
Les choses vont toutefois prendre une tournure plus grave le jour où Charlene imagine qu’elle pourrait « soulager » les pauvres vietnamiennes en leur achetant « généreusement » leur enfant pour le proposer à l’adoption aux États-Unis. Une initiative qui fait suite à la fausse couche de Patricia et plonge cette dernière dans un abîme de réflexions sur le bien-fondé de ce plan, sur le bien et le mal alors que s’amorce la débâcle américaine.
Alice McDermott situe son histoire plusieurs décennies plus tard. Dans la première partie Patricia, devenue veuve, raconte à Rainey, la fille de Charlene, elle aussi décédée, leur vie à Saigon et leur départ précipité. Cette approche narrative permet de prendre du recul sur les événements et de souligner a maintes reprises le rôle de potiche qui était assigné aux « femmes de ».
Dans la seconde partie, plus courte, Rainey répond à Tricia. L’occasion pour Alice McDermott de souligner le rôle des femmes dans les menées impérialistes de l’oncle Sam. Sous couvert de bonnes actions, elles ne font que reproduire un schéma d’une moralité douteuse. Mais à l’époque, elle manquait de lucidité pour s’en rendre compte. Grâce à Rainey, ses yeux vont se déciller.
D’une plume délicate, toute en nuances, la romancière dit cette soif d’absolution.
Absolution
Alice McDermott
Éditions de La Table Ronde
Roman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Cécile Arnaud
352 p., 24 €
EAN 9791037112958
Paru le 29/08/2024
Où ?
Le roman est situé au Vietnam, principalement à Saigon. On y évoque aussi les États-Unis, de New York à la Nouvelle Orleans en passant par le Colorado, Fordham, Yonkers, Washington D.C.
Quand ?
L’action se déroule des années 1960 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
En 1963, à peine arrivée à Saigon, Patricia, jeune Irlando-Américaine, assiste à sa première garden-party où elle rencontre Charlene, mère de trois enfants dont la petite Rainey. Celle-ci est très fière de lui montrer toutes les tenues de sa poupée Barbie, mais il en manque clairement une – un áo dài, que Lily, la fille de maison et couturière hors pair, lui confectionne sur-le-champ. L’idée inspire à Charlene un projet de collecte de fonds qu’elle nomme la Barbie saïgonnaise. Une opportunité pour Patricia de se lier d’amitié avec cette femme charismatique, pilier de la communauté d’épouses américaines où règne une légèreté trompeuse faite de réceptions exotiques et de bonnes œuvres. Soixante ans plus tard, Patricia, désormais veuve, raconte à Rainey cette période si particulière de sa vie dans une longue lettre aux allures de confession et de réflexion sur le rôle des femmes expatriées pendant la guerre, alors qu’à l’époque son unique préoccupation était de fonder une famille à l’image de celle de son amie. C’est une fois de plus par le détail et l’attention portée à la vie intérieure d’une femme qu’Alice McDermott saisit les enjeux de la mémoire, et accompagne son héroïne dans sa quête d’absolution.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Pamolico
Blog Baz’Art
Blog Papivore
Blog Plaisirs à cultiver
Les premières pages du livre
« Il y avait tellement de cocktails à cette époque. Quand ils avaient lieu l’après-midi, on les appelait des « garden-parties », mais ça revenait au même.
Tu n’imagines pas comment c’était pour nous. Les femmes, je veux dire. Les épouses.
La plupart du temps, je prenais un bain le matin puis restais en robe de chambre jusqu’au déjeuner, à lire, à écrire des lettres au pays – ces fragiles aérogrammes bleu pâle au pliage compliqué ; preuves, me dis-je aujourd’hui, que la distance elle-même paraissait exotique.
Je me faisais les ongles, rédigeais les charmants petits mots que nous échangions constamment – papier à lettres reçu à mon mariage, orné de mes nouvelles initiales, encre véritable et tournures de phrases piquantes, touches de français et points d’exclamation à foison. Le ventilateur tournait au plafond, la chaleur s’infiltrait dans la chambre obscure même à travers les lattes des stores, et le bâtonnet d’encens sur la commode diffusait le parfum épicé du bois de santal.
Un déjeuner dehors, une conférence ou un tour au marché bondé, puis un autre bain après ma sieste de l’après-midi – les cheveux humides dans la nuque lorsque je retirais le bonnet de douche, un nuage de talc. Encore enveloppée dans la serviette de toilette, je sentais la sueur me picoter la peau. Poudre, fard à joues, rouge à lèvres. La culotte montante en coton (j’espère que ça te fait rire), l’impressionnant soutien-gorge en coton, la gaine avec son empiècement élastique en losange plus brillant au centre. Le clic des jarretelles. Les bas enfilés sur la main pour les inspecter dans la lumière, renforcés aux orteils, aux talons et en haut.
On veillait à attacher les jarretelles pile au bon endroit. Trop près du nylon, ils risquaient de filer.
Si tu savais les soupçons que faisait naître un bas filé en ce temps-là : la femme avait bu, elle était négligente, malheureuse, indifférente (à la carrière de son mari, voire à son affection), prête à rentrer au pays.
Combinaison, robe fourreau – un dessous-de-bras blanc accroché sous chaque aisselle à l’aide de minuscules épingles de nourrice dorées – puis les chaussures, les bijoux, un nuage de parfum. J’avais tellement chaud dans ma gangue de vêtements que je manquais défaillir avant même de descendre au rez-de-chaussée. Peter, mon mari, m’attendait. Rasé de frais, séduisant dans son costume léger, sa chemise blanche et sa fine cravate, il buvait un premier verre et paraissait déjà un peu défraîchi lui aussi.
Tandis que les filles en áo dài blanc que nous croisions dans la rue, qui nous ouvraient la porte chez nos hôtes ou ne faisaient encore que traverser mon champ de vision, ressemblaient à des feuilles se mouvant dans l’immobilité humide, indices étincelants d’une brise invisible : fraîches, aériennes, de toute beauté.
C’était à une garden-party un dimanche après-midi, au début de notre premier mois à Saigon. Dans l’élégant jardin d’une villa à proximité de la basilique. Une agréable rue bordée de tamariniers. Nous n’étions arrivés que depuis quelques minutes lorsque, me retournant, j’ai vu une jeune famille immobilisée à l’entrée, prenant la pose comme pour une jolie photo sous une guirlande de bougainvilliers écarlates. La mère, mince, un bébé dans les bras, une fillette à son côté ; le père, un homme grand en costume clair – ingénieur lui aussi, ai-je appris plus tard. Beaucoup plus tard encore, des décennies après, je me suis soudain demandé, riant à cette pensée, pourquoi on avait besoin de tant d’ingénieurs.
J’avais vingt-trois ans et une licence de l’université de Marymount en poche. Avant mon mariage, j’avais enseigné pendant un an dans une école maternelle catholique de Harlem, mais ma vraie vocation à cette époque, mon aspiration, était d’être une partenaire pour mon mari.
C’était le mot que j’utilisais. Le mot qu’avait utilisé mon père, prenant mes deux mains gantées dans les siennes alors que nous attendions que les invités au mariage entrent dans notre église à Yonkers. Nous étions dans la salle réservée à la mariée, une pièce exiguë donnant sur le vestibule. Je me rappelle une petite fenêtre en vitrail, un prie-Dieu (pour une prière de dernière minute ?), une boîte de Kleenex (pour les larmes de dernière minute) sur une étagère au-dessous d’un miroir ouvragé, et les deux fauteuils tapissés de brocart sur lesquels nous étions assis. L’odeur fraîche de vieille pierre et des fleurs coupées de mon bouquet. Mon père avait pris mes mains et les avait tenues sur la large jupe en tulle de ma robe, dont les perles minuscules scintillaient même dans la pénombre de la pièce.
« Sois une partenaire pour ton mari, m’avait-il dit. Sois le joyau de sa couronne. »
Je m’y étais engagée.
La fillette qui prenait si joliment la pose avec ses parents et son petit frère, c’était toi.
Elle avait sept ou huit ans et, à l’instar de nous tous, portait sa plus belle tenue du dimanche : une robe amidonnée jaune, presque dorée, au corsage plissé, festonnée au col et aux manches. Une poupée Barbie reposait tel un sceptre au creux de son bras. Sans doute la première Barbie que je voyais de ma vie.
Après les présentations – mon mari connaissait le mari et avait déjà rencontré la femme –, je me suis penchée pour l’interroger sur la poupée, comme on le fait avec les enfants. En réalité, je n’étais pas mécontente de lui accorder mon attention en jouant le rôle de la gentille adulte.
Je n’avais pas encore perdu la timidité dont je souffrais ; j’avais seulement réussi à faire avec, à raffermir ma main avant de la tendre, à inspirer profondément avant de parler. Je voulais être une partenaire pour mon mari, et ces réceptions, cocktails, garden-parties, dîners avec le personnel de l’ambassade, le personnel militaire, les cadres d’entreprise et les conseillers de toute sorte, faisaient partie du boulot à Saigon, selon l’expression qu’il employait.
La fillette a parlé tout doucement, avec la politesse – « Oui, madame », a-t-elle dit – alors attendue des enfants. On les voyait, mais on ne les entendait pas. Elle a touché les petites chaussures de la poupée (des sandales à talons hauts, ouvertes devant) et sa jolie robe fleurie, et m’a expliqué dans un murmure que Barbie était arrivée en maillot de bain, mais qu’on pouvait lui acheter différentes tenues : robes de cocktail, uniformes d’infirmière ou d’hôtesse de l’air, et même une robe de mariée qui coûtait, et là, l’étonnement lui a coupé le souffle, cinq dollars.
Du petit sac à son bras, elle a sorti une minuscule brochure illustrée, recensant tous les vêtements que la poupée était susceptible de porter.
Deux hommes s’étaient joints à la conversation adulte qui se déroulait au-dessus de nos têtes et dont j’avais l’impression d’être exclue. Je ne voulais pas me redresser et me détourner de cette enfant – tellement sérieuse. Mais je ne voulais pas non plus demeurer à la périphérie du cercle des grandes personnes, à attendre qu’on m’invite à le réintégrer. J’ai donc emmené la fillette à l’écart, jusqu’à un canapé en osier après le treillage de fleurs. Et pendant que nous tournions ensemble les pages de la brochure, elle m’a indiqué les tenues qu’elle possédait déjà et celles qu’elle « demandait ». Nombre de ces dernières étaient soigneusement marquées d’une croix.
Elle m’a expliqué qu’elle avait une tante à New York. Une femme d’affaires, qui était la source régulière de ces cadeaux. Et qui, m’a dit l’enfant, portait parfois le même tailleur en tweed, avec le chapeau tambourin assorti, que sur l’illustration de la panoplie « femme active » dans la brochure.
J’étais sous le charme. J’avais grandi avec des poupées aux visages larges, n’ayant en tout et pour tout qu’une robe de soirée ou bien un manteau et un bonnet, et mes jeux consistaient à pousser un landau miniature d’un bout à l’autre du trottoir ou à porter à la bouche en bouton de rose d’un poupon une mini-cuillère en plastique de nourriture imaginaire. Mais voilà une poupée qu’on n’avait pas besoin de coucher pour sa sieste, de sortir prendre l’air ou de faire semblant de nourrir. Une poupée invitant à mille jeux différents : infirmière, hôtesse de l’air, belle du Sud, étudiante, chanteuse de night-club en robe sexy (« très chic *1 », ai-je dit à ma jeune amie), mariée.
La mère de la fillette nous a bientôt rejointes, son bébé potelé dans les bras.
Charlene était jeune, elle avait des taches de rousseur et d’épais cheveux blond vénitien retenus en arrière par un petit bandeau. Un nez en trompette, des yeux vifs d’une profonde couleur noisette. L’implantation de sa chevelure, en ligne droite sur son front bronzé, lui donnait un air à la fois majestueux et féroce. Je connaissais ce genre de filles pour en avoir croisé à Marymount : elle avait l’allure saine et athlétique, l’assurance génétique – ainsi que je me la représentais – des gens nés dans l’opulence. La première chose qu’elle m’a d’ailleurs demandée, c’est si je jouais au tennis ; elle cherchait une partenaire. Je n’y jouais pas.
Puis elle s’est penchée devant sa fille, tendant le bébé, me l’offrant.
« Vous voulez bien me le tenir une seconde ? » Sans vraiment me donner le choix. Si je n’avais pas ouvert les bras, elle l’aurait laissé tomber par terre. « Une envie pressante », a-t-elle murmuré.
J’avais déjà remarqué ça chez les filles de sa tribu : elles repéraient une cible facile, une fille moins riche qui serait instinctivement – génétiquement – disposée à faire tout ce qu’elles leur demandaient.
« Avec plaisir », ai-je répondu, et j’étais sincère. Je lui ai pris le bébé, un gros paquet chaud dans sa barboteuse bleu layette. Il avait maintenant les yeux grands ouverts. Elle s’est redressée – « juste une seconde », a-t-elle répété – et avait à peine disparu dans la maison qu’il tordait sa petite bouche et se mettait à pleurnicher. Je l’ai calé contre moi, sous mon menton, et lui ai tapoté le dos pour l’apaiser. Il s’est tu gentiment.
Nous espérions nous aussi fonder une famille – une question de mois, me disais-je. J’ai éprouvé une bouffée d’assurance. Je serais une mère merveilleuse.
C’est alors que le bébé a hoqueté une fois ou deux, et j’ai senti la chaleur de son renvoi sur ma gorge nue. Une seconde plus tard, au moment où j’essayais de l’écarter de ma poitrine, il s’est mis à vomir sans effort, copieusement, à la manière des bébés. J’ai senti que ça dégoulinait sur ma robe. Cette doucereuse odeur de blé du lait infantile – pas plus atroce du fait d’avoir été régurgité. Je l’ai senti s’accumuler dans mon soutien-gorge.
Il n’y avait rien à faire. J’ai posé le bébé sur mes genoux, je l’ai bercé un peu, lui ai massé le dos, j’ai essuyé sa petite bouche et son petit menton avec mon pouce. Il a hoqueté encore plusieurs fois, a paru se détendre, paru changer d’avis – il a agité les bras, s’est soudain raidi – puis il a commencé à hurler. Sa sœur, à côté de moi, a dit « Oh, non », et s’est caché le visage dans les mains comme pour s’exclure de la scène. « Votre jolie robe », a-t-elle dit dans ses paumes. Je l’ai assurée que ce n’était rien, rien du tout, mais avec le bébé qui pleurait sur mes genoux, je ne pouvais pas prendre un mouchoir en papier dans mon sac pour réparer les dégâts.
J’ai senti les autres invités se tourner vers moi, figés en cette seconde où ils demeuraient des adultes bien habillés, soignés, tandis que je devenais l’enfant humiliée. J’ai vu les hommes regarder ailleurs, comme si j’avais mes règles en public, pendant qu’un trio d’épouses se précipitait avec une sollicitude qui, dans ma gêne, m’a fait l’effet d’être du mépris. Certaines étaient munies de serviettes en lin avec lesquelles elles ont délicatement tapoté le devant de ma robe, mais le tissu était trop délicat pour servir à grand-chose. Une femme m’a pris le bébé des bras – un signe de mon incompétence, m’a-t-il semblé – et une autre, notre hôtesse, a placé sa main sous mon coude.
« Venez avec moi, ma chère », m’a-t-elle dit. C’était une femme entre deux âges, aux cheveux gris coupés court. Encore une épouse de cadre. Elle a déployé une grande serviette de table rose devant ma poitrine, à croire que mes vêtements étaient devenus transparents. « On va vous nettoyer. »
Nous nous sommes frayé un chemin dans le jardin, à travers une foule d’invités de plus en plus nombreuse. J’étais consciente qu’ils s’écartaient sur notre passage, silencieux et critiques. Certains ont dû penser que c’était moi qui avais été malade. Peut-être se sont-ils dit enceinte, ou ivre. J’ai essayé d’en toucher un mot à mon escorte, mais elle s’est contentée de me faire taire d’un geste apaisant, et elle a plaqué la grande serviette sur mes seins comme si j’étais une idiote au babillage inutile.
À l’intérieur, le salon était spacieux, frais, joliment meublé. Une impression de coussins en soie roses et verts, de fauteuils en rotin. Une large étendue de carrelage bien ciré, des ventilateurs qui tournaient au plafond. Une bonne est apparue à l’autre extrémité et s’est avancée vers nous sans bruit.
« Cette pauvre Mrs Kelly, a dit ma compagne – j’étais surprise qu’elle connaisse mon nom, même si j’en avais déjà appris assez sur les épouses de cadres pour savoir que je n’aurais pas dû l’être –, a croisé la route d’un bébé souffrant de coliques. Pauvre chérie. Aidons-la à se nettoyer. »
Puis, d’une voix douce, elle a donné des instructions en français. Je n’étais pas capable de saisir les mots, mais j’ai supposé qu’elle répétait seulement ce qu’elle venait de dire en anglais à mon intention.
La bonne a hoché la tête, compatissante, alors que mon hôtesse lui confiait mon avant-bras ainsi que la serviette rose qu’elle appuyait contre ma poitrine. Elle m’a emmenée hors du salon et à travers la petite cuisine, où deux autres filles travaillaient derrière un plan de travail étroit, et où un homme costaud, tout de blanc vêtu, que j’ai deviné être le chef, déversait un flot de paroles sévères. Nous sommes passées derrière eux et avons traversé une cour, avant de pénétrer dans une pièce encore plus exiguë, une salle de couture, dont les murs m’ont d’abord paru onduler comme si on se trouvait à l’intérieur d’une tente. Dans la lumière, qu’on aurait dit tamisée par de la toile, la masse sombre de la Singer se découpait en ombre chinoise devant l’unique et large fenêtre. Il y avait une planche à repasser et un tout petit fer noir, une table de coupe carrée en aggloméré, des rouleaux de tissu pâle ici et là. Malgré le lait sur ma robe, j’ai perçu une odeur d’amidon et de lin fraîchement repassé qui m’ont fait penser à ma mère.
Un paravent à trois panneaux était disposé dans un angle ; une ravissante robe de cocktail en soie sauvage, d’un beau vert – haut ajusté, jupe tulipe –, était accrochée à l’un des pans, comme pour être admirée.
La fille m’a fait signe de passer derrière le paravent, hochant la tête et déboutonnant une robe imaginaire pour m’inciter à retirer mes vêtements. J’ai hoché la tête à mon tour, j’ai souri et je l’ai remerciée. Dans mon humiliation, je remerciais tout le monde. Il y avait un petit banc derrière le paravent et, dessous, une paire de chaussures à talons en satin de soie tachées d’humidité. Un áo dài blanc était pendu à un luxueux cintre en satin, formant un contraste charmant avec la robe de cocktail occidentale de l’autre côté.
J’ai commencé par retirer mes perles. Peter les avait achetées à Hong Kong, lors de son premier voyage en Asie, juste après nos fiançailles. Je les ai reniflées : le fil allait-il conserver l’odeur du lait pour bébé ? J’ai enlevé mes chaussures et défait la fermeture de ma robe – un fourreau étroit en lin bleu pâle doublé de soie. Très Jackie, m’étais-je dit lorsque je l’avais trouvée chez Woodward & Lothrop. La plupart de ce que le bébé avait régurgité était à l’intérieur, le long de l’encolure festonnée. La robe était fichue, j’en étais certaine. Je l’ai ôtée par le bas. Aux aisselles, les dessous-de-bras blancs ressemblaient à deux yeux révulsés, aveugles à ce qui se passait.
Je me suis demandé jusqu’où j’étais censée me déshabiller. Le haut en dentelle de ma combinaison était également humide ; mon soutien-gorge avait retenu et contenu ce qui me semblait une quantité peu ragoûtante de vomi pâle.
Je me tenais encore là debout, hésitante, lorsque la bonne est revenue avec une cuvette et deux serviettes de toilette blanches, qu’elle a posées sur le banc. Comme si elle procédait à un rituel que nous avions pratiqué ensemble de nombreuses fois, elle m’a enlevé ma combinaison et s’est placée derrière moi pour dégrafer mon soutien-gorge.
J’ai regretté de ne pas avoir la grande serviette de table rose à ce moment-là, mais la fille m’a gentiment fait asseoir sur le banc et, après avoir posé une des serviettes sur mes genoux – je ne portais plus que ma gaine et mes bas –, elle a remué l’eau chaude, d’où est monté un parfum de lavande, et en a sorti un épais gant de toilette qu’elle a essoré. Puis elle l’a lentement passé sur mon cou et mon buste, entre mes seins, les effleurant délicatement. C’était une fille au visage rond et ordinaire, pas l’une de ces belles Vietnamiennes ; elle avait les joues un peu trop rebondies, la bouche un peu trop grande ; son teint n’était pas parfait ; mais il y avait ce sourire doux, et l’agréable odeur sucrée de son haleine. Elle m’a essuyée en tapotant ma peau avec l’autre serviette et a déplié un kimono en soie rose, sans doute prêté par notre hôtesse.
« Mettez-le », m’a-t-elle dit dans un murmure. Elle a flanqué ma robe, ma combinaison et mon soutien-gorge sur son bras et ramassé les serviettes et la cuvette. M’a souri. Nous avions à peu près le même âge, mais je me suis sentie complètement maternée. « Tout ira bien », m’a-t-elle dit.
Je suis restée assise un moment derrière le paravent, sans trop savoir quoi faire. Pour la première fois, j’ai songé à mon mari : me cherchait-il au milieu de la réception ? Quelqu’un lui avait-il demandé : « C’est votre épouse qu’on vient d’emmener ? » À moins que notre hôtesse ne lui ait glissé à l’oreille ce qui s’était passé, hypothèse la plus probable.
À nouveau, j’ai ressenti la honte de ma situation, tout en me rendant compte qu’il n’y avait aucune raison. C’était un sentiment d’humiliation – pis, un sentiment d’incompétence. Une autre femme, une mère, aurait-elle su comment tenir l’enfant pour éviter ce fiasco ? Une autre femme, voyant le bébé grimacer, aurait-elle anticipé l’explosion imminente ? J’étais fille unique ; ma mère m’avait eue à quarante ans et elle était morte à cinquante-sept. Mon expérience des nourrissons était limitée – c’était une des choses qui m’inquiétaient maintenant que nous envisagions d’avoir le nôtre.
Je savais y faire avec les enfants. J’étais diplômée ès enfants, plaisantais-je parfois. J’avais adoré travailler à la maternelle de Harlem, l’année précédant mon mariage, parce que mes élèves étaient adorables et que ma compétence m’avait rassurée – je serais une mère formidable, j’en étais certaine –, mais les tout-petits me faisaient peur, les bébés qui, telles des créatures enragées, ivres ou démentes, ne se laissaient pas charmer, amadouer ou distraire de leurs malheurs par un biscuit, une histoire ou un jeu.
Des bébés susceptibles de régurgiter deux cent cinquante millilitres de lait sur le devant de votre robe préférée à une garden-party fréquentée par des diplomates, des ingénieurs, des économistes et des généraux.
Il m’est apparu soudain – assise derrière le paravent, au coin comme une enfant punie – que la mère du bébé, la radieuse joueuse de tennis née dans l’opulence, savait exactement ce qu’elle faisait quand elle m’avait tendu son enfant. Envie pressante, mon œil, ai-je pensé. Elle savait que le bébé était sur le point de vomir et me l’avait refilé juste à temps.
J’avais rencontré assez de ce genre de filles à l’école pour savoir qu’elles avaient toutes le don – noblesse oblige * – de s’assurer l’aide d’inconnues sans jamais paraître démunies. Elles faisaient en sorte que les autres s’occupent d’elles, leur prêtent un foulard, dix dollars ou un parapluie, leur hèlent un taxi ou rapportent leur linge du pressing, puis donnaient à leur gratitude une tournure facétieuse, comme si elles n’acceptaient des faveurs que pour satisfaire le désir d’autrui de les leur accorder.
Je me suis enveloppée dans la soie épaisse du kimono de mon hôtesse. La fraîcheur de l’étoffe était agréable sur ma peau nue. L’odeur d’amidon et de tissu de la petite pièce m’avait rappelé le foyer familial – j’ai pensé à ma mère en train de repasser dans sa chambre, dans notre maison étroite, à la lumière de fin d’après-midi, aux touffes de laine du dessus-de-lit en chenille sur lequel je m’allongeais pour la regarder –, mais la soie, et le parfum de l’eau aromatisée aux herbes qui imprégnait encore ma peau, m’ont donné envie de chasser le mal du pays et d’aimer cet endroit à la place.
Aimer la distance que j’avais parcourue et toute l’étrangeté – qu’elle soit belle ou effrayante – que je semblais n’avoir vue que du coin de l’œil jusqu’ici.
Mon regard est retourné se poser sur le ravissant áo dài suspendu au paravent. Si simple et élégant, et aussi tellement pratique – pas besoin de gaine et de jarretelles quand on s’habillait comme ça. Pas besoin non plus de rouge à lèvres ni de poudre, de rouleaux ni de laque, lorsqu’on avait le teint uniforme et les magnifiques cheveux des Vietnamiennes.
Pas besoin d’une poignée de main, en retenant son souffle pour paraître assurée, quand on peut, de manière plus authentique, se contenter d’incliner la tête en baissant les yeux.
Pas de déploiement de serviette pour régler un incident à une réception ; pas d’exhibition de corps athlétique bronzé qui transforme une question comme « Vous jouez au tennis ? » en un début de jugement moral, quand on peut simplement murmurer « Tout ira bien », avant de sortir de la pièce telle une feuille pâle mue par la brise.
Mon anti-américanisme était à son comble quand j’ai entendu ma tourmenteuse entrer dans la pièce en demandant : « Elle est ici ? »
Je me suis levée, j’ai refermé le kimono d’une main assurée et je suis sortie de derrière le paravent.
C’était elle. Elle a pouffé en me voyant – un éclat de rire surpris qu’elle a fait mine d’étouffer – et son expression amusée a vite été remplacée par un air de contrition.
« Je suis désolée », a-t-elle dit. La petite fille à la poupée Barbie la suivait. « Sincèrement. C’est épouvantable. J’espère que votre robe n’est pas fichue. »
Je l’ai vue jeter un coup d’œil par la fenêtre derrière la machine à coudre et, suivant son regard, j’ai aperçu ma robe, ma combinaison et mon soutien-gorge étendus au soleil dans la cour derrière les stores ouverts. Je me suis sentie encore plus rabaissée en découvrant que cette femme, cette Charlene, les avait vus la première, avant même que je sache où ils étaient passés.
« J’espère que vous me permettrez de vous en acheter une neuve si celle-ci est tachée. Ou, mieux encore… » Elle s’est tournée au moment où la bonne revenait dans la pièce, apportant un verre de citronnade sur un petit plateau. « … nous demanderons à Lily ici présente de vous en faire une. Une réplique exacte. C’est une couturière hors pair. »
La fille a souri, posé le plateau sur la table de coupe et montré une petite banquette. « Vous restez ? » a-t-elle demandé. Mon amie très américaine a secoué la tête.
« Non. Je dois rejoindre la réception. » Elle s’est retournée vers moi. « J’ai renvoyé le bébé à la maison avec une des bonnes. Je suis tellement navrée. » Mais son ton enjoué montrait que sa culpabilité n’entamait en rien l’amour qu’elle se portait. « Je n’aurais jamais dû l’amener. Kent avait tellement envie de l’exhiber. Je m’étais dit que si je le nourrissais avant de venir, il dormirait tout l’après-midi, mais avec cette chaleur… » Elle a haussé les épaules. « Bon, je n’aurais pas dû. Et maintenant, je vous ai gâché cette belle fête. »
Le nombre de choses qu’elle avait accomplies en une si brève apparition relevait de la prouesse. Elle avait ri de moi – c’était certes la réaction la plus naturelle en me découvrant en kimono rose, sans soutien-gorge et sans chaussures – puis avait étouffé son rire avec la part d’ange en elle, sa pitié. Elle s’était posée en initiée – elle connaissait le nom de la domestique, la savait une couturière hors pair –, me ravalant au rang de novice, d’étrangère. Elle s’était présentée en épouse dévouée à son mari, le papa poule, et m’avait infligé le coup de grâce en sous-entendant que j’étais venue non parce que je comprenais que ces réceptions faisaient partie du boulot à Saigon, mais parce que je voulais participer à une belle fête.
Elle parlait à Lily dans un français rapide, puis s’est une fois encore tournée vers moi. « Je tiens vraiment à la remplacer si la tache ne part pas, a-t-elle dit, comme si j’avais déjà insisté pour décliner son offre.
— Elle partira, a glissé Lily dans un anglais appliqué. Ça ira.
— J’en suis ravie », a dit Charlene. À croire que l’incident était arrivé à une heureuse conclusion. « Vous serez ressortie en un rien de temps. » Son regard s’est alors posé sur la robe de cocktail pendue au paravent derrière moi. J’y ai lu une curiosité dévorante, peut-être de l’envie. « Elle est ravissante. C’est pour Mrs Case ? »
Lily a baissé la tête avec modestie. « Pour sa fille, a-t-elle répondu.
— Bien sûr. Tellement juvénile. » Elle s’est adressée à sa propre fille : « Ravissante, n’est-ce pas, Rainey ? »
La fillette a hoché la tête. « J’adore la couleur.
— Vraiment fabuleuse », a ajouté Charlene sans quitter la robe des yeux et sans se soucier de nous intégrer, la bonne et moi, à la conversation. Mère et fille auraient soudain pu être seules dans la pièce.
Toutes deux ont tendu la main pour toucher le tissu, examiner le jupon de tulle sous la robe. Le mariage d’une cousine a été mentionné. Ce vert, si parfait pour la saison. Enfin, Charlene a secoué la tête comme pour sortir d’un rêve. « Bon, il faut que j’y retourne. Kent va être furieux. » Elle s’est dirigée vers la porte.
Mais toi, tu es restée, la Barbie au creux du bras, ton petit sac en cuir verni pendu à ton coude.
Charlene s’est à peine arrêtée pour lancer : « Ah, oui. Rainey est passée à la voiture quand on a renvoyé le bébé à la maison, afin de prendre quelques vêtements de poupée. Elle tenait à vous les montrer. » Elle a haussé ses épaules bronzées, couvertes de taches de rousseur, exprimant ainsi sa réticence polie à demander ce qui, insinuait son sourire, n’était somme toute qu’un tout petit service. « Ça vous embêterait beaucoup ? Tant que vous êtes coincée ici, ça vous embêterait qu’elle vous montre ces trucs ? Elle s’ennuie à mourir dehors.
— Non, ai-je répondu, bien sûr que non. Ça me ferait très plaisir de les voir. » Ma réponse sonnait faux malgré sa sincérité.
« Très bien, ma chérie, a dit Charlene à l’enfant. Mais tu es sage. Et tu viens retrouver maman dans le jardin quand tu as fini. »
Et voilà que j’étais réduite au rôle de camarade de jeu.
Je dois reconnaître que les vêtements étaient ravissants. Fermetures Éclair et pressions minuscules, et même de tout petits boutons en nacre. Tu as sorti trois robes de ton sac à main et les as disposées entre nous. Avec une efficacité et un sérieux que j’ai trouvés dignes de ta mère, tu as aussi consulté la brochure Barbie que tu m’avais montrée plus tôt, pour me prouver que chaque robe était une réplique authentique du modèle illustré et décrit.
Puis, comme si nous jouions ensemble depuis toujours, tu m’as demandé : « Tu veux qu’elle essaie laquelle ? »
J’ai choisi un fourreau à manches longues et ceinture bleu foncé, avant de me rendre compte de mon erreur.
« Tu ne crois pas qu’elle aura trop chaud, là-dedans ? Vu la température ? »
Tu battais des jambes distraitement. Ton genou rond était couronné d’un pansement. Je me suis demandé si tu étais tombée sur le court de tennis.
« Tu as raison », ai-je dit, avant d’opter plutôt pour une robe blanche sans manches, à motif de petites roses.
Alors que tu déshabillais la poupée, Lily est revenue avec un autre verre de citronnade. J’ai reconnu la voix de ta mère quand tu as dit : « Merci beaucoup. Vous pouvez le poser là, s’il vous plaît », en montrant la table de coupe.
Lily s’est exécutée, obéissante, puis s’est approchée de nous, timidement intriguée, je le voyais, par les élégants petits vêtements.
Je lui ai tendu le modèle rejeté, la robe à manches longues, pour qu’elle l’examine. Lily a étudié les coutures, les minuscules pressions. Lorsque la poupée a été vêtue de sa nouvelle tenue plus légère, Lily a tendu la main et tu lui as demandé – ta condescendance diluée dans la générosité enfantine : « Vous voulez regarder ?
— S’il vous plaît, a répondu Lily. Très jolie. » Elle a retourné une fois ou deux la Barbie, dont la queue-de-cheval blonde s’est balancée, puis l’a mesurée à l’aune de sa paume. Elle souriait. Une de ses dents de devant était ébréchée. Elles étaient légèrement en avant.
Elle a hoché la tête. « Je vais vous faire quelque chose », a-t-elle dit.
La scène commence à ressembler à un conte de fées dans ma mémoire. Moi, en kimono de soie parfumé, et toi dans ta robe de cocktail dorée, qui regardions Lily emporter la poupée à la table, trouver une longueur de soie blanche et des ciseaux – de gros ciseaux si peu maniables que c’en était comique –, mesurer, couper, et mesurer de nouveau. L’instant d’après nous étions derrière elle, à la vieille machine à coudre noire. L’odeur du moteur, un soupçon de caoutchouc chaud, d’huile. Le bourdonnement industrieux. Un autre souvenir de mon enfance.
Par-delà la tête penchée de Lily se trouvait la cour lumineuse où mes vêtements séchaient, immobiles, au soleil.
Un conte de fées : les elfes et le cordonnier, ou Cendrillon avant le bal. Les petites mains rapides et ordinaires de Lily, sa tête brune penchée pendant qu’elle cousait les finitions à la main. Toi, silencieuse à côté de moi. À un moment, j’ai eu la certitude que tu retenais ton souffle.
Puis, avec un sourire elfique – désolée si ça semble caricatural, mais c’est ainsi qu’il m’est apparu sur le moment –, Lily a brandi le parfait petit áo dài, étroit pantalon blanc et longue tunique.
« Oh là là ! t’es-tu exclamée.
— Essayez-lui », a dit Lily.
C’était remarquable, magique même. À quel point les vêtements seyaient à la petite poupée. Tu ne te tenais plus de joie, dansais littéralement dans une profusion de merci * et de cam on ban, pour finir par ajouter – comme si tu comprenais que les mots ne suffisaient pas à exprimer ton plaisir : « Robe numéro 1 pour Barbie ! »
« Un souvenir à remporter chez vous », a dit calmement Lily. Et elle nous a laissées.
Tu as voulu la montrer à ta mère, bien sûr. Vite, tu as rangé les robes de la poupée dans ton sac. Mais ensuite – tu étais une enfant bien élevée –, tu as pris le temps de me demander si je voulais que tu attendes avec moi. « Ça ne me dérange pas », as-tu ajouté d’une voix faible.
J’ai décliné, évidemment. J’ai dit que je rejoindrais la réception en un rien de temps, et je t’ai regardée filer, avec la Barbie dont la queue-de-cheval se balançait.
Lily est revenue peu après avec mes vêtements, et même si, à y regarder de plus près, j’ai distingué une infime ligne laissée par l’eau sur la doublure en soie, le devant en lin était parfaitement nettoyé. Je l’ai remerciée. Lui ai dit, en essayant d’imiter l’assurance de ta mère, qu’elle était « une perle ».
Lily a incliné la tête modestement. Mais son attitude trahissait sa satisfaction. Je savais que j’avais eu droit à un aperçu de ses talents.
« Mon nom, a-t-elle dit gentiment, les yeux rieurs, est Ly. » Elle a aspiré l’air. « L, Y. Juste Ly. »
Lorsque j’ai rejoint la réception dans le jardin, tout le monde semblait s’être mis d’accord pour faire comme si je n’étais jamais partie. Même notre hôtesse ne m’a jeté qu’un bref coup d’œil quand je suis passée à côté d’elle dans la foule. Elle affichait un sourire chaleureux, bien sûr, mais il n’exprimait rien. Je cherchais mon mari, ne le trouvais pas, et une fois encore me sentais rougir d’embarras, d’incompétence.
Je redoutais de me retrouver inoccupée à l’une de ces réunions, exclue de la conversation, solitaire. Je faisais des cauchemars où j’étais seule au milieu d’une joyeuse foule d’Occidentaux élégants et cosmopolites, la voix paralysée, la bouche engourdie, les dents serrées. Humiliée. »
À propos de l’autrice
Alice McDermott © Photo DR
Alice McDermott est née à Brooklyn en 1953. Ses nouvelles ont notamment été publiées dans le New York Times, le New Yorker et le Washington Post. Elle est l’auteur de huit romans, dont cinq ont paru à Quai Voltaire. Elle vit près de Washington et occupe la chaire de littérature de l’université John Hopkins. Finaliste du Kirkus Prize et du National Book Critics Circle Award, La Neuvième Heure figure en 2017 parmi les meilleurs romans de l’année de la New York Times Book Review, du Wall Street Journal, de Time Magazine et du Washington Post. (Source : Éditions de la Table Ronde)
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