Dire Babylone

En deux mots
Voici l’histoire d’une famille au bord de la mer des Caraïbes. Un père musicien, sévère et adepte des principes rastafaris, une mère sous son joug, mais qui cherche l’évasion dans la littérature et une fratrie obéissante, mais qui va peu à peu vouloir s’émanciper. Ce sera notamment le cas de Safiya qui trouvera sa voie loin de Babylone.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Comment se libérer de ses chaînes

Dans un premier roman étonnant de maîtrise, Safiya Sinclair raconte comment elle a réussi à s’émanciper d’un père violent qui entendait imposer les stricts principes rastafaris. Un parcours de vie qui est aussi un portrait de la Jamaïque et des maux qui la gangrènent.

Comme le souligne la version originale de ce roman, ce sont plutôt des mémoires que nous livre ici Safiya Sinclair. Elle nous raconte sa famille et son parcours d’autant plus méritoire qu’il s’est construit sous le joug d’un père qui élevait ses enfants de manière stricte.
Nous sommes en Jamaïque, à Bickersteth où vivent les Sinclair. Le père pourrait être un disciple de Bob Marley, mais ce musicien voit dans le reggae le moyen d’exprimer sa rage face à l’esclavage et à la ségrégation dont les Noirs continuent d’être victimes dans la société postcoloniale. Et s’il lui arrive de faire le joli cœur devant les touristes, il reste intraitable dans sa volonté de suivre les principes rastafaris. Des principes auxquels sa famille doit se conformer, à commencer par son épouse qui, comme toutes les femmes, est considérée impure par nature. Elle a interdiction de porter un pantalon, de se maquiller ou encore d’approcher les non-rastas. Sinon, les coups pleuvent. Et ils ne vont pas manquer, quelquefois sans raison.
Dès sa naissance, Safiya – l’aînée de la fratrie – est soumise à la même loi. Elle doit suivre à un régime soi-disant vital – dont la viande est bannie – qui lui laissera des carences alimentaires et provoquera des troubles dont elle souffre encore. Avec ses frères et sœurs, elle grandira dans la pauvreté et la violence quasi quotidienne, apprenant à se méfier de cette « Babylone » qui désignait « les forces violentes et sinistres nées de l’idéologie occidentale, le colonialisme et le christianisme qui avaient engendré des siècles d’esclavage et d’oppression des Noirs, et provoqué la corruption des esprits noirs. C’était la menace de la destruction qui s’insinuait encore maintenant, et pesait sur chaque famille rasta. »
Mais petit à petit la résistance s’organise. Avec l’amour de sa mère, avec la poésie de Dylan Thomas et la littérature, avec les sourires et la quiétude qui s’installe quand le tyran est absent, la petite voix qui dit non se fait de plus en plus présente.
Après avoir obtenu une bourse lui permettant de fréquenter ne bonne école, elle va trouver dans l’écriture un chemin vers l’émancipation.
Son premier texte publié dans L’Observer de Jamaïque va lui ouvrir la voie vers l’Université. Elle sera aussi quelques temps mannequin aux États-Unis, manière comme une autre de montrer qu’elle fait désormais ce qu’elle veut avec son corps. Manière aussi de prendre la mesure de cette « Babylone » qui ressemble au paradis, mais qui peut aussi être un enfer. Car le racisme s’y fait de plus en plus visible, de plus en plus menaçant.
Alors la soif d’émancipation laisse place au mal du pays, à la dépression et même au désespoir. Fort heureusement, sa mère, sa tante et ses frères et sœurs sont là pour la soutenir dans ces moments. Pour qu’enfin, elle se libère de ses chaînes.
On ne peut qu’être admiratif face à la prouesse de ce premier roman, face à la poésie d’une langue qui nous fait ressentir « le baiser humide de l’air, la caresse salée de l’océan » autant que la violence et l’oppression. Safiya Sinclair dit le courage des femmes, la force des arts – la musique, la poésie, la littérature – et de l’éducation pour rendre la vie plus vivable et plus belle. Pour être enfin libre.

Dire Babylone
Safiya Sinclair
Éditions Buchet-Chastel
Roman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Johan-Frédérik Hel Guedj
528 p., 25,50 €
EAN 97800000
Paru le 22/08/2024

Où ?
Le roman est situé en Jamaïque, principalement à Bickersteth, ainsi qu’aux États-Unis.

Quand ?
L’action se déroule durant les années 2000.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un destin jamaïcain
Cette histoire commence au bord de la mer des Caraïbes, sur un petit carré de plage jamaïcaine préservé des constructions d’hôtels de luxe qui envahissent la côte. Ici, la jeune Safiya grandit avec ses frère et sœurs entre une mère éprise de littérature et un père musicien de reggae qui obéit strictement aux préceptes rastafaris. Safiya évolue dans une Jamaïque pleine de musique, de mots, de nature triomphante, mais aussi dans un foyer marqué par l’oppression. Le père de Safiya y règne en maître, et inculque à ses enfants dès leur plus jeune âge l’horreur de « Babylone », qui désigne autant le maquillage ou la danse que la royauté britannique ou les violences policières.
Alors que Safiya voit sa mère se plier en silence aux exigences grandissantes de son père, la jeune fille choisira la voix de l’éducation et de la littérature pour découvrir qui elle est vraiment, et le faire savoir. Récit puissant d’un destin hors du commun, Dire Babylone est la preuve éclatante que la littérature peut changer le cours d’une vie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
America Nostra (Christian Roinat)
Les Inrocks (Pauline Le Gall)


Safiya Sinclair présente « Dire Babylone » © Production Éditions Buchet-Chastel

Les premières pages du livre
L’ARGENTÉE
L’Argentée coule dans mes veines
Dans mes mains quand je caresse les cordes de ma guitare
L’Argentée c’est la lune que j’ai avalée
par une nuit morne sèche quand je l’ai voulue ainsi
L’argentée c’est la pluie en mai
saine et agile et qui tombe en moi

Notre sarabande printanière m’embrasse trempée
haute je suis heureuse
basse je suis triste
L’Argentée je pleure L’Argentée

L’Argentée emboîte mon cœur
comme un bijoutier ivre écrasant une cigarette
L’argentée c’est mes lèvres contre la glace
ma langue sur le givre
mon doux staccato
ma robe praline
mon parapluie coincé par une journée ensoleillée

L’Argentée c’est le vent spirituel
qui invite mes yeux au sommeil
sur les pages floues pastel
d’un papillon bâclé
L’Argentée c’est un tour de passe-passe
Des jambes de farfadet qui se repaît d’eau et de citrons
un chœur de mes pensées les plus profondes
le soupçon de mon âme la plus secrète

C’est la toile paralysée
de l’araignée déchue
la vilaine bague en goutte de rosée
qui balafre mon doigt comme de l’acide
le crépuscule qui apporte la nuit sidérale
reposant son écho sur l’aile
d’une luciole qui boit l’argent de mes yeux

L’Argentée c’est mon écume de mer qui enfle
la nageoire agitée du poisson rouge qui scintille dans le soleil silencieux
L’argentée, ce sont les fines mèches de mes cheveux
doublées d’argent spiralant dans l’univers
L’Argentée me choisit
comme la lumière des étoiles à l’œil nu

les mots que je saigne sont d’argent
le temps qui danse des menuets
sur ma peau sylvestre brisée,
c’est l’argent dans l’armure d’un lancier

quand mon estomac éclate
et que je dégorge l’éternité
l’argent se tient à mes côtés
caressant la viole

Le poids, le vent, sont soumis
car ils ne sont que l’argent
qui pointe vers moi

Mes oreilles sont remplies de rêves d’un lutin
comme du miel rien que L’Argentée
quand les jours des troubles de la pucelle s’apaisent
l’argentée se détache

Mon ventre gonfle
et il faudra du temps
mais je sais que plus d’argent
enfle
dedans.

Un mot de l’autrice
La mémoire est une rivière. La mémoire est un galet au fond de la rivière, et les heures de notre vie l’ont rendu glissant. La mémoire est un affluent, un cours d’eau saumâtre retournant vers l’océan qui l’a rêvé. La mémoire est la mer. La mémoire est la maison sur le sable, à la porte rouge que j’ai franchie, en tâchant de me remémorer l’histoire des vagues.
En racontant cette histoire, j’ai suivi le cours de ma rivière jusqu’au bout, jusqu’à la mer, en marchant au plus près possible de ma mémoire des individus, des lieux et des événements qui ont façonné ma vie. Excepté ceux de ma famille, la plupart des noms et des traits caractéristiques propres aux personnes qui figurent dans ce livre ont été modifiés. Puisse chacun de vous trouver son chemin du retour vers l’eau.

Prologue
Derrière le voile des arbres, des voix nocturnes chatoyaient. J’étais sous la véranda de la maison familiale, à Bickersteth, aux petites heures d’après minuit, debout à l’orée solitaire de l’être femme, scrutant la mer. À cet instant, mon lieu de naissance, une tache minuscule sur le littoral caché par la forêt inextricable en contrebas, se situait à une trentaine de kilomètres de distance, dans l’obscurité. Quand j’étais petite ma mère m’avait appris à lire les vagues de son rivage aussi attentivement qu’un poème. Rien n’était brisé que la mer ne pouvait réparer, disait-elle toujours. Mais depuis cette bourgade à flanc de colline cernée d’un bataillon de montagnes, notre mer n’était qu’une idée dans le lointain. Je tendais mon visage dans la fraîcheur de l’air et j’écoutais.
La terre d’ici formait le soubassement de notre pays. La campagne jamaïcaine touffue où était née notre première rébellion d’esclaves. Ces montagnes qui s’affaissaient vers la profondeur des terres avaient toujours été notre sanctuaire, ces coteaux et cette craie adoucis par le temps, ces cavités caverneuses qui ressemblaient à des cockpits envahis par la broussaille, offrant à la fois un refuge et une forteresse aux asservis qui s’étaient enfuis. Des échos de ces fugitifs demeuraient en suspens dans l’air des grottes les plus impénétrables, où des combattants marrons avaient tendu des embuscades à des soldats anglais incapables de s’orienter en pareil terrain. Les Anglais se hurlaient des ordres, et n’entendaient pour seule réponse dans le dédale de ces poches que les beuglements de leurs propres voix, déformées comme si elles traversaient un sombre ramage de verre, jusqu’à être emportés dans la folie, incapables de faire face à eux-mêmes. À présent, plus de deux siècles après, je sentais le bruissement de la nuit me rendre folle, un frisson de froid me descendre dans les os. Une fille, incapable de faire face à elle-même.
La campagne avait toujours été le domaine de mon père. Reclus au milieu d’imposants mahots bois-bleus et de fougères primitives, c’était là qu’il était né. Là qu’il avait communié pour la première fois avec Jah, répliquant au tonnerre en vociférant. Là qu’il s’était fait appeler pour la première fois Rasta. Là que je regarderais les hommes de ma famille grandir en force tandis que les femmes se diminuaient. Là que ce soir, après des années d’abaissement sous son ombre, j’ai refusé de me diminuer davantage. À dix-neuf ans, toute ma peur avait enfin cédé la place au feu. Pour la première fois, j’ai riposté à mon père, ce qui a suffi à le chasser de la maison, en une crise de fureur. Qu’arriverait-il à son retour, je l’ignorais. Alors que mes frère et sœurs et ma mère dormaient à l’intérieur, effrayés et épuisés par le désastre de cette soirée, j’allais et venais sous la véranda dans le noir, m’efforçant de déchiffrer le pâle bandeau de l’horizon pour savoir ce qu’il allait advenir de moi.
J’observais fixement la nuit au-delà de cette barre de fourrés noirs, et les yeux d’une présence invisible me regardaient. Une présence sinistre. Un brouillard lent s’enroulait en bas dans la vallée. L’air de l’autre côté de la rue a tremblé, près de la colonne montante où nous remplissions nos seaux d’eau quand les tuyauteries de notre maison étaient à sec. Une femme en blanc a surgi des hautes herbes. Cette femme a fait son apparition comme une mygale mangeuse d’oiseaux sortant lentement de sa toile immense. Son visage, hébété, maculé, m’est apparu comme si c’était le mien. Je suis restée immobile, terrorisée par cette vision de moi-même en vieille femme grise glissant au milieu de la colline dans ma direction, timide et sans voix, vêtue de cette longue robe blanche. Elle avait le front incliné, un foulard blanc noué sur la tête enveloppant ses dreadlocks, et elle marchait en silence sous le regard d’un Rastaman. Toute la colère qui brûlait en moi plus tôt ce soir-là s’était éteinte avec elle. Elle cuisinait, elle nettoyait, elle obéissait à son homme. Pour être l’humble épouse d’un Rastaman. Ordinaire et prévenante. Une voix et des vices qui n’étaient pas les siens. C’était l’avenir que mon père me fabriquait. J’ai serré fort la rambarde froide de la véranda. J’ai alors compris qu’il me fallait trancher la gorge de cette femme. Il me fallait la tailler en morceaux, l’arracher de moi.
Là, j’ai pu voir où les années perturbées de mon adolescence m’avaient menée – à chaque étape que j’avais franchie vers l’être femme, ma soif d’indépendance avait grandi. Plus j’avais découvert ce monde, plus j’avais rejeté la cage que mon père m’avait construite. Là, dans la silhouette décousue de cette femme, j’ai vu, enfin : si je devais me forger ma propre voie, être libre de créer ma propre version de celle qu’elle était, il fallait que je quitte cet endroit. Si je voulais m’affranchir un jour de cette vie, je devais m’enfuir. Comment trouverais-je jamais le moyen d’en sortir ? Par où commencer ? Ici, dans ces mêmes collines qui avaient engendré mon père, jaillissait maintenant la semence de ma propre rébellion.
J’étais appelée à écouter ce que la terre savait déjà. Pour dénouer les heures qui avaient mené à cette nuit catastrophique, il me fallait exorciser le spectre de sa création : je devais d’abord comprendre mon père et l’histoire de notre famille. Pour tailler ma propre voie, je devais d’abord revenir en arrière. Là où la trame de l’île et la chaîne de ma famille nouent un seul et même fil. Je devais le remonter jusqu’à ce que je trouve où a débuté exactement le tissage de cette histoire : des décennies avant ma naissance, avant la naissance de mon père. Avant qu’il n’ait un chant pour cette étrange captivité, et un nom pour ceux qu’il désirait tant brûler. Et avant que je n’aie trop bien appris à prononcer ce nom.
Babylone.

I
BUDGERIGAR
Avant la musique est venue la pluie. Familier et inlassable, le torrent se déversait avec force sans donner aucun signe de ralentissement, et la pluie tomberait des heures sur les têtes de centaines de milliers de frères rastas qui avaient envahi le Palisadoes Airport de Kingston où, depuis la pointe de l’aube, ils attendaient cette arrivée inoubliable, en priant pour que l’orage éclate enfin. Certains sont venus pieds nus, d’autres sur des béquilles, d’autres encore entassés sur des camions par familles et tribus entières, le visage encadré d’épaisses crinières de dreadlocks poussant en désordre ou empilés en couronne sur la tête, et partout c’était une masse noire de barbes anarchiques et un puissant hululement de langues. De frère en frère, chacun était galvanisé par un noble but, et la mer des fidèles s’étendait à perte de vue. Pendant que quelques Rastas s’entassaient à l’étage supérieur de l’aéroport pour mieux voir, les frères les plus débrouillards escaladaient les tours de contrôle et des échafaudages, d’autres grimpaient aux branches des rares flamboyants, et toutes leurs fleurs et leurs grandes feuilles en étaient secouées d’excitation. Les Rastas se pressaient dangereusement contre les barrières de Babylone, se contentant pour l’instant d’observer les policiers armés de baïonnettes en secouant leurs dreadlocks pour les délester de la pluie battante. Animés d’un espoir vibrant, quasi électrique, ils scrutaient le ciel, guettaient l’avion de ligne éthiopien transportant l’homme qu’ils croyaient être un demi-dieu, l’empereur Hailé Sélassié.
En cette matinée humide d’avril 1966, le Premier ministre par intérim et son entourage suivaient la scène qui se déroulait devant eux avec incrédulité. Immobile au-dessus de la foule rassemblée, un épais brouillard de ganja flottait dans l’air comme une stratosphère circonscrite, entêtante. Les ministres s’étaient attendus à la présence de quelques Rastas, mais ils n’avaient pas prévu que tous ceux de l’île se masseraient à Palisadoes, tresses contre tresses. En Jamaïque, aucun visiteur n’avait jamais reçu un tel accueil ; aucun dignitaire, aucune célébrité, pas même la reine Elizabeth II venue en visite officielle un petit mois plus tôt, n’avait été accueilli avec une telle jubilation. L’entourage du ministre avait déroulé un tapis rouge pour l’empereur d’Éthiopie, et délimité par des cordons les rangées de sièges réservés aux VIP, maintenant tous occupés par des membres de Rastafari nullement gênés, le front tourné vers le ciel, scrutant le ciel tonnant. Les Rastas étaient dix fois plus nombreux que les policiers, et alors que la délégation du Premier ministre avait répété une élégante cérémonie pour l’empereur, je les imagine maintenant faisant cercle, pris de panique, tâchant de décider comment improviser un autre protocole d’accueil face au spectacle choquant de ces fous bruyants et pouilleux qui entonnaient des proclamations inintelligibles où Jésus se muait en Rastaman.
Cette légion désordonnée de Rastas venait de très loin, de la pointe la plus occidentale de Negril, des rivages de Lucea et Savanna-la-Mar, des berges de la Milk River et de la Black River, d’Oracabessa, et des villages reculés de l’Est, non loin de Port Antonio et de Morant Bay, descendue des collines verdoyantes de Cockpit Country et des versants montagneux scarifiés de Clarendon ; ils ont parcouru des centaines de kilomètres depuis les régions littorales d’Ocho Rios et de Montego Bay. Vêtus d’atours royaux pour aller à la rencontre de leur divinité, les fidèles étaient parés de leur tenue sainte, enveloppés de la tête au pied du rouge, de l’or et du vert rutilants du drapeau éthiopien, le symbole adopté par les Rastafaris, porté par les frères rastas vêtus de dashikis, coiffés de tammys imbibés de pluie et parés d’insignes militaires, et par les sœurs rastas drapées de châles d’un blanc éclatant longs jusqu’aux chevilles et de bandeaux effrangés de glands. La météo ne les empêchait pas d’agiter avec dévotion des feuilles de palmier et de danser, comme en transe. Ici et là, ils brandissaient des portraits de Sa Majesté impériale, des photos géantes diligemment peintes de Son couronnement, ou des citations au pochoir de la résurrection du Christ, tirées des écritures, pour preuves de la légitimité de Hailé Sélassié. Nombre d’entre eux tenaient levés des banderoles et écriteaux vers le ciel, portant des messages à leur Messie :

BIENVENUE À NOTRE DIEU ET ROI
GLOIRE AU SEIGNEUR CONSACRÉ,
AU PLUS GRAND FILS DU GRAND DAVID
POUR TOI JE VAIS PRIER LE TOUT-PUISSANT
JAH VIENT BRISER LA RÉPRESSION
POUR LIBÉRER LES CAPTIFS

On entendait des voix entonnant des psaumes de Rastafari, et le fracas des tambourins retentissait dans tout l’aéroport. De temps à autre, un Rasta dans la foule beuglait aux cris de Jah ! Rastafari !, provoquant une clameur – Jah ! Rastafari ! Jah ! Rastafari ! – qui éclatait comme un retour de boomerang et parcourait la masse des corps comme une vague. Des anciens, des Rastas au visage maigre venus de la Maison de Nyabinghi, soufflaient dans une corne de guerre incurvée, l’abeng, l’instrument sacré des Marrons jamais vaincus qui combattirent et vainquirent les colons espagnols, puis anglais. Les mugissements des cornes secouaient l’air chaud et humide.
C’étaient les réprimés et les opprimés de la nation, hors-la-loi et persécutés depuis la création du mouvement rastafari en 1930, quand un prédicateur de rue, un visionnaire, le dénommé Leonard Percival Howell, avait entendu l’appel de Marcus Garvey à se « tourner vers l’Afrique pour le couronnement d’un roi noir » qui serait le héraut de la libération noire. Howell avait suivi la trajectoire de la flèche de Garvey jusqu’à la mère patrie où il avait trouvé Hailé Sélassié, empereur d’Éthiopie, la seule nation africaine à n’avoir jamais été colonisée, et déclaré que Dieu s’était réincarné, en marchant au milieu d’eux sous l’apparence d’un homme noir, né Ras Tafari Makonnen. De cet homme sont nés à la fois un mythe et une montagne, un glissement culturel tellurique qui avait transformé le Rastafari en menace durable contre le monde colonial. Ce mouvement s’était durci autour d’une foi militante en une indépendance noire inspirée par le règne de Hailé Sélassié, un rêve de libération qui ne se réaliserait qu’une fois brisées les chaînes de la colonisation. Les Rastas seraient des bergers de la paix, qui aspiraient à une nation libre et à une diaspora africaine unifiée. Et bien que le mouvement rastafari ait été non violent, ses membres composaient la nation des moutons noirs, redoutés et méprisés par une société chrétienne encore sous domination britannique, forcés de vivre aux marges, en parias. C’étaient des sans-terre et des sans-abris involontaires, leurs campements saccagés, leurs champs brûlés par un gouvernement au service de la Couronne. Quand Percival Howell avait construit Pinnacle, la plus grande commune rasta, une société pacifique et autonome, le gouvernement britannique l’avait rasée, étouffant ainsi le message d’unité et d’indépendance noire du mouvement. C’étaient les sans-emploi inemployables, les victimes constantes de la violence et de la brutalité étatique, ceux que le gouvernement emprisonnait et rasait de force, ceux que la police frappait avec la dernière brutalité. En 1963, quand un groupe de Rastas refusèrent de renoncer à leurs terres agricoles où ils vivaient et de céder aux expropriations gouvernementales, Alexander Bustamante, le Premier ministre blanc de l’époque, ordonna à l’armée de « rameuter tous les Rastas, morts ou vifs ! ». Cela déclencha une opération militaire dévastatrice, au cours d’un week-end de terreur, les communes rastas furent incendiées dans toute l’île, plus de cent cinquante Rastas furent traînés hors de leurs maisons, emprisonnés et torturés, et le nombre des tués demeure inconnu.
Pendant des décennies, on les avait traités de croquemitaines, de fous, on avait invoqué l’Homme au Cœur noir – une caricature assoiffée de sang inventée pour effrayer les enfants et les éloigner de Rastafari. Ils furent chassés de leurs foyers, abandonnés par leurs familles, et toutes les portes se fermaient devant eux. Ainsi, lorsque les Rastas se sont mis à lire les récits bibliques des persécutions et des luttes des Juifs, ils ont reconnu dans leur souffrance leurs propres persécutions. De ces psaumes de l’exil hébraïque est venu le nom qu’ont donné les Rastafari à l’État systématiquement raciste et aux forces impériales qui les avaient traqués, pourchassés et réprimés : Babylone.
Babylone, c’était le gouvernement qui les avait mis hors la loi, la police qui les avait roués de coups et mis à mort. Babylone, c’était l’Église qui les avait damnés et condamnés aux feux de l’enfer. C’était la botte de l’État qui leur écrasait la gorge, le pistolet du politicien dans le ventre. Le fouet de la Couronne sur la peau du dos. Babylone, c’étaient les forces violentes et sinistres nées de l’idéologie occidentale, le colonialisme et le christianisme qui avaient engendré des siècles d’esclavage et d’oppression des Noirs, et provoqué la corruption des esprits noirs. C’était la menace de la destruction qui s’insinuait encore maintenant, et pesait sur chaque famille rasta.
Or, en ce jour, Babylone ne pouvait stopper les Rastafari. En ce jour, tous affluaient avec la ferveur de l’espoir. Ils affluaient pour être entendus, pour être vus, pour être reconnus. Aujourd’hui, ils étaient venus voir Dieu toiser Babylone droit dans les yeux.
En signe de défi face aux costumes empesés et aux perles de la délégation des beaux quartiers de Kingston, et de désobéissance aux appels à la bienséance du gouverneur-général et du Premier ministre par intérim, les Rastas continuaient de danser et de chanter.
Quand Dieu arrive, la pluie s’arrête ! s’exclamaient-ils. Quand Dieu arrive, la pluie s’arrête !
Ils guettaient tous avec piété son avion dans le ciel obscurci.

À en croire la légende rasta, ce qui est survenu ensuite a été soudain. Tel un vent enflammé soufflé de l’Éden, sept colombes blanches ont surgi des nuages, et c’est dans leur sillage qu’a émergé la première pointe argentée de l’avion. La carlingue était blanche, ornée d’un bandeau rouge, or et vert, frappé en son milieu de l’insigne du Lion de Judée. Les premiers feux du soleil se reflétaient sur l’appareil de l’empereur en approche, illuminant le ciel de Kingston tout entier, la pluie a cessé instantanément, et une clameur de pandémonium assourdissante a jailli du tarmac de Palisadoes.
Comme un cri de bataille arraché à un poème épique, un mugissement de voix hululées s’est emparé de tout l’aéroport ; dans la bousculade, des hommes trempés se sont catapultés au-dessus des têtes stupéfaites des soldats. Les Rastas ont aplati la zone délimitée des VIP, piétiné et souillé de boue le tapis rouge du Premier ministre pour tenter de contempler de plus près l’atterrissage de l’appareil. Les cœurs cognaient, les têtes flottaient, grisées d’irréalité, ils dansaient comme au premier jour de leur existence. Ils parlaient tous en langues, ils scandaient des cantiques enfiévrés gorgés de salive – Saluez l’Homme ! Agneau de Dieu ! et L’heure de l’homme noir est à présent venue ! Leur jour était venu. Et à l’instant où les roues de l’avion ont enfin touché la piste, cent mille Rastas ont pris le tarmac d’assaut, se sont précipités sous le ventre et les ailes et, sans prendre garde aux roues en mouvement ou aux hélices encore en rotation, ils ont encerclé le quadrimoteur qui roulait vers sa place de parking. Ils se sont levés dans un seul et unique but, en fervent pèlerinage, pour s’attrouper autour de l’oiseau argenté et l’enserrer de tous côtés, avides de toucher la main noire de Dieu.

Les croyants ont entouré l’appareil de toute part. « Dieu est avec nous. Fais-moi toucher l’ourlet de son vêtement », imploraient-ils. Jamais ils ne seraient aussi près de Sion, le nom qu’avaient donné les Rastafari à la fois à la promesse de libération et au sol d’Afrique, à cette terre où ils avaient pour destinée de se rapatrier, croyaient-ils. Les Rastas s’appuyaient contre la roue de l’avion impérial, fumaient des calices géants de ganja, entonnaient des hymnes Voyez comme Dieu arrête la pluie ! Voyez comme Dieu arrête la pluie ! Craignant pour sa sécurité, Hailé Sélassié, alors âgé de soixante-quatorze ans, ne sortait pas de l’avion et patientait depuis près de quarante-cinq minutes sur le tarmac. Quelques Rastas commençaient à s’agiter, en proie au doute. Incapable de convaincre Hailé Sélassié de débarquer, et préoccupé de la sécurité de l’empereur, le Premier ministre n’avait pas d’autre choix que de faire appel au chef des Rastas, Mortimer Planno, qui est monté à bord, les mains tremblantes. Les paroles échangées entre Planno et Sa Majesté restent claustrées, telle une relique perdue. Planno est ressorti supplier la foule de se calmer.
Enfin, la porte de l’avion impérial s’est ouverte. Lorsque Hailé Sélassié est finalement apparu sur le seuil, il a contemplé cette mer de croyants criant devant lui, et il a pleuré.
Les frères, les sœurs et les enfants rastas l’ont acclamé et ont fait de grands signes devant ses yeux embués. Sa Majesté impériale a descendu la passerelle de l’avion et répondu d’un geste souverain, sa main levée presque figée. Arrivé à la dernière marche, au lieu de poser son soulier sur le tapis rouge à moitié nettoyé conduisant vers le cortège de véhicules qui l’attendait, Hailé Sélassié a préféré mettre le pied sur la terre boueuse de la ville de Kingston. Ce choix a déclenché chez les Rastas un tonnerre d’acclamations et de chants – Jah ! Rastafari ! Saluez l’homme ! Pour eux, c’était là une preuve éclatante de son humilité : dès son premier pas sur le sol jamaïcain, il foulait la même terre que celle sur laquelle ils marchaient, et non pas un tapis rouge de Babylone.
À la fin, ce récit sacré s’écrirait de lui-même. Parmi la foule qui sur l’île, en ce jour, attendait la fin de la pluie, une jeune chanteuse, Rita Marley, a prié toute la journée pour recevoir un signe de la divinité de l’empereur. Quand le cortège de Hailé Sélassié est passé devant elle dans cette rue bondée de Kingston, il l’a regardée droit dans les yeux et lui a adressé un signe de la tête, avec un geste de la main, où elle a vu un stigmate noir au milieu de la paume. « C’est l’homme ! s’est-elle écriée. C’est lui ! » Quelques mois plus tard, à l’arrivée de son mari, Bob, de retour du Delaware où il avait rendu visite à sa famille, elle avait laissé pousser ses dreadlocks et les avait conduits tous les deux sur la voie de la plus ardente dévotion à Rastafaris, tant ils croyaient l’un et l’autre pouvoir diffuser le message de Sa Majesté impériale à travers la musique.
Ainsi se sont déroulées les bénédictions du Dieu vivant, ainsi ont-ils salué la présence de son cortège dans Kingston. Tout le long des rues, la masse des spectateurs débordait sur la chaussée, au beau milieu de la circulation, et se manifestait par des flots de cantiques et de récits populaires jamaïcains d’autrefois. Ces récits étaient tous plus insolites les uns que les autres, avec leur moisson d’épisodes porteurs de signes et de miracles. Le plus tristement célèbre de ces épisodes concernait les boîtes de cigares offertes par Hailé Sélassié à la délégation du Premier ministre et qui, croyaient les Rastas, n’étaient autres que des cercueils miniatures maquillés – preuve du décret annonciateur de ce que Babylone doit tomber –, l’exact opposé des sept médaillons d’or dont il avait fait présent aux dirigeants rastafaris : une preuve claire comme le jour de son approbation du Rastafari. Il y avait plus étrange encore : leur croyance fervente que le cercueil aux cigares de l’empereur avait ensuite provoqué la mort du Premier ministre, d’une hémorragie cérébrale, un an plus tard.
Quand l’empereur, qui était chrétien orthodoxe, a enfin pu siéger avec les dirigeants rastafaris, il leur a déclaré sans détour qu’il n’était pas Dieu. Au lieu de les en dissuader, son message a été largement perçu par les Rastas comme la preuve irréfutable qu’il était bel et bien un Dieu vivant, car seul Dieu serait capable de témoigner une telle humilité. Seul Dieu Lui-même nierait Sa propre divinité. Lors de la dernière étape de l’empereur, au dernier arrêt de son train, la ville de Montpelier, dans la campagne où mon père est né, j’imagine la radio de son convoi diffusant un air rugueux et discordant de ce qui serait le futur reggae. Au cours de ce périple, l’empereur s’est peut-être reconnu dans la longue griffe de l’histoire, peut-être s’est-il vu pris entre le poids de son statut d’héritier de la dynastie salomonide et la vraie liberté d’être Choisi comme le Messie. Après tout, qu’est-ce que cela signifiait d’être la réponse vivante à l’épineuse question de la survie des Noirs ?

Filant avec Hailé Sélassié à travers la campagne jamaïcaine, ma ligne de vie décrit une boucle. J’imagine l’empereur silencieux, observant depuis le wagon royal notre voie ferrée désormais défunte, passant devant les bourgades décrépites de nos campagnes, sur cette île luxuriante, paradisiaque, découvrant avec surprise son effigie peinte sur de modestes cabanes, sur les murs des écoles, son lion d’or poussant ses rugissements inattendus de bidonville en bidonville. Je grandirais, et son visage austère et silencieux me deviendrait aussi familier que celui de mon grand-père. Son portrait serait encadré de dorures et mis en valeur dans la longue succession des foyers de location de mon enfance, chaque détail de sa vie me serait plus intimement connu que la prière. Comme il semblait serein, cet homme dont l’existence finirait par avoir pour effet de détricoter ma famille. Filant aux côtés de l’homme qui deviendrait Dieu, sur une voie ferrée qui n’existe plus, dans un pays qui a niché en moi sa sombre souffrance – ce moment est éphémère, illusoire. Moi aussi, je suis à la recherche d’un signe.
Avant que mon père n’en vienne à croire qu’il était Dieu, un homme nommé Hailé Sélassié a marché ici, au milieu des mêmes fougères bleues qu’il a lui-même foulées, guidé par cette note bleue unique, entre le rocksteady et le cliquetis de la rivière de campagne. Plus tard, oubliée par la plupart des Jamaïcains, la visite de Hailé Sélassié inciterait une génération de frères rastas à accoucher de cantiques entiers au nom de l’empereur, et mon père deviendrait le plus dévot de tous. Et il eut beau n’avoir été qu’un bambin lors de la visite impériale, l’influence de Hailé Sélassié prendrait racine en lui, transformant irrévocablement le cours de son existence, et la vie de ma famille avec la sienne. Longtemps après que l’empereur eut embarqué à bord de son aéronef sacré et salué de la main les hordes qui l’acclamaient, il est demeuré auprès de nous. Son message a imprégné les feuilles humides et les palmiers salés de ma jeunesse, qui poussaient jusqu’à devenir des colosses, s’avançant dans la mer où ma mère était née, la mer où j’étais née. Longtemps après que son peuple l’eut rejeté par un coup de force, il était encore là, à l’aéroport, tout près du minuscule village de pêcheurs de White House, où ma famille s’était construit une première vie. Sa flamme toujours vive brûlait en mon père, qui était le dieu de tout notre domaine, qui dormait l’œil aux aguets sur ma pureté et une main sur sa machette noire, prêt à tailler Babylone en pièces, si jamais elle venait à ramper trop près.

2
Le Domaine du merveilleux
Jusqu’à mes cinq ans, nous avons vécu au bord de la mer dans notre minuscule village de White House, qui appartenait aux pêcheurs de la famille de ma mère, à son père et à son grand-père. Notre petite communauté littorale se cachait juste aux marges d’une Jamaïque de carte postale, un modeste hameau dissimulé derrière un épais rideau d’arbres rendus noueux par le vent et un mur de parpaings de béton épars, un petit kilomètre de sable chaud bruni par notre vie de chaque jour, passé au crible de nos orteils nus, étincelant sur trois cents mètres dans toutes les directions, jusqu’à la mer. Notre village et nos cabanes étaient impossibles à voir depuis les airs, à moins de savoir exactement où repérer cette tête d’épingle bleu rivage, et tout aussi difficile à trouver par la terre. Au bout d’un petit chemin délabré, enveloppé d’hibiscus et de flamboyants tambourinant sur le toit de la voiture, notre cul-de-sac se situait à l’écart et portait le nom de la maison de mon arrière-grand-père, qu’il avait lui-même peinte en blanc dès son arrivée sur cette plage presque un siècle plus tôt. Ici, aucune publicité enjôleuse ne vantait un paradis « sans souci », aucun daïquiri de bienvenue, aucun maître d’hôtel noir souriant. C’était ma Jamaïque. Ici, le temps s’écoulait avec lenteur, avec réserve, et un pêcheur buriné par les intempéries, un grand-père ou un oncle, soulèverait ou pas le chapeau de paille qui lui masquait les yeux pour vous accueillir.
Ici, ma mère et moi avons respiré notre premier souffle d’air salé et réglé nos saisons sur la brise de mer. Depuis l’entrée du village, sous certains angles obliques, la vue sur la mer est barrée par des maisonnettes en bois, pas plus d’une trentaine au total, modestement fabriquées par les hommes qui vivaient là, des hommes qui sont morts là. Ma famille vivait tellement à l’étroit que chacun connaissait le dialecte subtil des rêves des autres. Sous un toit en zinc, un assemblage de planches sableuses et de clous rouillés par le sel, nous vivions dans cette maison de trois chambres, construite par mon grand-père de ses propres mains, et qui rapetissait peu à peu. Je partageais une chambre avec mes parents et mon frère Lij, de deux ans mon cadet, et nous couchions tous les quatre dans le même lit, tandis que ma sœur nouveau-née, Ife, quatre ans de moins que moi, dormait à côté de nous dans un vieux parc pour bébé. Mes tantes Sandra et Audrey partageaient une chambre avec mon cousin, tandis que mon grand-père et sa petite amie âgée de dix-neuf ans couchaient avec leurs trois fillettes dans leur chambre à eux. C’est quelque part dans cette maison, ou dans la suivante, que ma mère a poussé son premier vagissement, et que ma grand-mère a rendu son dernier soupir.
C’est sur ce littoral encombré que mes oncles ancraient leurs bateaux, fabriqués de leurs mains et peints de couleurs vives, baptisés de noms comme Sea Glory, Morning Star et Irie Vibes. Presque tous les matins, je les regardais des heures durant ravauder leurs nasses avec du treillage, peser des seaux de poissons à vendre ou les aligner sur de grands blocs de glace avant de les faire rôtir plus tard sur un feu de charbon de bois. Notre petit kilomètre de mer nourrissait souvent le village entier – des pêcheurs hissant des filets pesants et étincelants chargés de tortues de mer, de requins nains, de vivaneaux, de bonites et d’un congre à chair molle. Des gens de tout Mobay – le nom abrégé de Montego Bay – venaient acheter du poisson, en criant et en marchandant sur ce marché improvisé pour accéder à nos trésors tout frais sortis de la mer. Ensuite c’était le maigre grappillage des affamés et des curieux ; des enfants, des canards et des corniauds qui attendaient un os, un morceau de chair, une tête de poisson à sucer. Après quoi, attirés par les odeurs de cuisine flottant à travers les cloisons de bois et les planchers de chaque maisonnette, les villageois se rassemblaient autour de la marmite, et ils en avaient l’eau à la bouche.
Chaque fois que les sœurs de ma mère étaient rattrapées par la guigne, ou que l’une d’elles tombait enceinte, elles fuyaient les villes étouffantes de l’intérieur et revenaient vers la plage, s’entassaient dans la maison toujours chaude, au sol peint en rouge qui tachait mes pieds nus de cramoisi, et notre respiration se soulevait et retombait au rythme des vagues. Nous n’avions pas d’électricité, pas d’eau courante. Avec ces maisons battues par les vents et cette plage en désordre, la plomberie était un luxe, par conséquent aucune des maisons du village n’avait de toilettes. À défaut, tous les villageois partageaient des latrines à fosse, à environ trois cent mètres de la maison la plus éloignée. Les enfants n’étaient pas autorisés à utiliser cette latrine, nous courions le danger de tomber dedans. Nous avions donc chacun pour tâche de garder un pot en plastique à l’intérieur de la maison, et d’aller tous les matins le vider dans la mer. Mes parents se douchaient à l’extérieur, sur le sable, dans une cabine de douche communale fabriquée à la hâte avec des rebuts de contreplaqué, tandis que mes frère et sœur et moi nous baignions dans des cuvettes posées près de là, à côté d’une prise d’eau dans la cour.
La mer a été le premier foyer que j’ai connu. C’est là que j’ai passé ma petite enfance dans un état de bonheur fou, allongée sous les amandiers abreuvés par l’eau salée, savourant chaque œil de poisson comme un bonbon précieux, les orteils plongés dans le clapotis laiteux de la mer. Je creusais pour trouver des bernard-l’ermite sous la surface du sable, nous pataugions dans les flaques où les raies s’enfouissaient pour se rafraîchir. Je dormais sous l’ombre mûrie où les raisiniers de mer laissaient pendre leurs fruits talés, violacés et délicieux, prêts à être sucés. Je me gavais d’amandes et de noix de coco fraîches, je buvais leur lait par un trou que ma mère creusait avec sa machette, et après je grattais et croquais la gelée blanche jusqu’à en être repue. Tous les jours, une nouvelle robe que ma mère avait cousue pour moi de ses mains faisait ma joie. Ses sœurs et elle possédaient chacune un rire distinct qui retentissait et les précédait comme des sirènes heureuses partout où elles allaient, crachant des décibels qui alertaient le village entier de l’arrivée de leur petite troupe. Chaque fois que les sœurs s’asseyaient ensemble sur la plage pour bavarder, je m’accrochais à leurs chevilles et j’écoutais, en singeant leurs gloussements de sauvageonnes, auxquels même les hérons au-dessus de nos têtes ne pouvaient échapper.
Jamais je n’ai aimé un endroit davantage que celui-ci. Le soir, ma mère me faisait la lecture à la lumière de la lampe à kérosène où, moi qui étais têtue et prédisposée aux accidents, je me brûlais souvent les mains. Chaque marque sur mon corps devenait un rappel immuable de ce qui s’était perdu, de ce qui ne repousserait plus jamais – la cicatrice glabre de mon sourcil gauche que je me suis faite en tombant du lit minuscule que je partageais avec mes parents, la brûlure à la tempe à cause du serpentin antimoustique allumé sur lequel j’ai tiré et qui m’est tombé sur la tête, les piqûres des moustiques qui grossissaient jusqu’à devenir des blessures gigantesques et me démangeaient, me grêlaient les jambes, ou ma tendre bouche, fracassée après une chute sur une dalle en ciment qui m’a déchaussé quelques dents. Après cela, pendant des mois, ma mère m’avait mâché toute ma nourriture et nourrie comme un oisillon, de sa bouche à la mienne. « Tu es née trop sensible pour ce monde », me répétait-elle, alors que je suçais mon pouce et caressais ses longues dreadlocks, en écoutant le fracas des vagues.

Mon père n’était pas originaire du bord de mer, et il ne s’est jamais senti à l’aise à White House. C’était un homme qui vivait parmi les pêcheurs mais ne mangeait pas de poisson, tant il adhérait à tous les préceptes d’une existence de Rasta : pas d’alcool, pas de tabac, pas de viande ou de produits laitiers, tous ces principes d’un mode de vie extrêmement restrictif que les Rastafari appelaient l’Ital. À vingt-six ans déjà, sa barbe épaisse et le ruissellement de ses dreadlocks lui donnaient l’allure flétrie d’un devin dont les feuilles de thé ne prédisaient que la catastrophe. Certains jours, il apportait sa guitare sur la plage et beuglait ses chansons reggae annonçant le péril imminent guettant les Noirs, avec une austérité tempétueuse qui devait paraître déplacée, au bord de la mer. Il n’était plus temps de folâtrer avec une Babylone à l’affût, avertissait-il, prenant souvent les villageois au piège de longues conversations où il leur enjoignait de se fortifier l’esprit et le corps contre les maux du monde occidental. « Car un esprit faible est à la merci des vers de Babylone », les admonestait-il, en les perçant d’un regard capable d’ennuager le soleil. Ce regard, mes frère et sœur et moi finirions par trop bien le connaître.
Même à ce jeune âge, je savais que mes parents sortaient de l’ordinaire. À White House, ils étaient les seuls à porter des dreadlocks, et les seuls que j’aie jamais entendus prononcer le nom de Hailé Sélassié avec révérence, même s’il s’écoulerait un certain temps avant que je m’interroge et me demande pourquoi. Presque tous les jours, mon père s’en allait effectuer la tournée des hôtels qui bordaient notre côte, où il jouait sa musique reggae pour des touristes, avec sa guitare et les lourds tambours de ses dreadlocks qui pendaient dans son dos. Pendant qu’il était loin, et que mon petit frère encore bébé dormait, ma mère enceinte consacrait ses rares heures de liberté à écumer la plage pour y ramasser des coquilles de conques vides, ou à moudre des monceaux d’amandes pour préparer une douceur sucrée que l’on appelait des pépites d’amandes et les vendre aux touristes, sa manière de contribuer aux revenus de la famille. Avant de partir travailler, mon père se penchait toujours vers moi, il me regardait droit dans les yeux et m’avertissait de ne pas m’approcher de la mer. Je lui promettais d’obéir. Les mois passant, les jours s’allongeant, je devenais de plus en plus curieuse, je m’aventurais sans cesse plus près de la limite du rivage, loin de l’œil vigilant de ma mère, pour voir jusqu’où je pouvais m’éloigner de notre plage.

Première née des quatre, je m’étais emparée de cette plage autant qu’elle s’était emparée de moi. Bambine, je pataugeais dans les hauts-fonds pour laver mon pot avec ma mère, pendant que le vacarme insistant des Concorde déchirait le ciel, leurs traînées de condensation blanches sillonnant notre grand bleu. Chacun de ces appareils était un oiseau de fer, un oiseau de Babylone. Près de vingt ans après le départ de l’avion argenté de Hailé Sélassié, j’avais fini par m’habituer au rugissement permanent des avions quittant l’aéroport tout proche, un endroit qui nous était interdit. À côté de l’aéroport, le long des limites de notre village, se dressaient des hôtels ceints de hauts murs de marbre rose et de pierre de corail, coiffés de tessons de bouteilles aux arêtes tranchantes qui reflétaient la lumière en un avertissement cruel : vivre au paradis, c’est se voir rappeler que l’on en a si peu les moyens.
Ces hautes barrières avaient été érigées pour la première fois en 1944, quarante ans avant ma naissance, quand le gouvernement avait consacré des années à bétonner nos marécages en vue de construire un aéroport aux abords du village, pendant que des hôtels se dressaient lentement tout autour de nous. Chaque nouvel hôtel qui se construisait était plus grand que le précédent, jusqu’à ce que les complexes touristiques ressemblent à nos demeures et plantations coloniales encore debout, un bon nombre servant d’attractions et de destinations de mariage pour touristes. C’était le fantasme que ces touristes avaient envie d’investir : prendre des bains de soleil dans des hôtels de la côte baptisés Royal Plantation ou Grand Palladium, puis se marier sur la terre où les esclaves avaient été torturés et mis à mort. C’était le paradis – un lieu où notre histoire et notre terre ne nous appartenaient plus. Chaque année, les Jamaïcains noirs se laissaient de plus en plus déposséder de cette côte, ce joyau de notre île offert aux yeux du monde extérieur, toute cette beauté qui avait été la nôtre rachetée par de riches hôteliers ou vendue à des étrangers par les descendants d’esclavagistes blancs qui gagnaient des fortunes sur notre dos et détiennent aujourd’hui encore une part suffisante de la Jamaïque pour continuer d’en tirer des profits.
Mais mon arrière-grand-père refusait de vendre notre petit bord de mer. Il s’accrochait à son foyer, alors même que les hôtels ne cessaient pas de grandir de part et d’autre du village, alors même que nous vivions de plus en plus sous leur ombre, jusqu’à ce que les récifs coraliens où il pêchait aient fini par blanchir et disparaître, le privant de son gagne-pain. À présent, la presque totalité du littoral côtier de Montego Bay est la propriété d’hôteliers espagnols et britanniques – notre nouvelle colonisation –, et la plupart des Jamaïcains doivent acquitter un droit d’entrée pour accéder à une plage et en profiter. Pas nous. Aujourd’hui, il n’y a plus un bout de plage de Montego Bay qui appartienne à ses citoyens noirs, excepté White House. Mon arrière-grand-père avait laissé le titre et l’acte de propriété si bien enroulés dans l’os coralien, si bien immergés sous le varech et l’eau de mer qu’aucun hôtelier n’a pu s’en emparer. Ce petit village caché près de la mer, ce bout de plage était encore à nous, à nous seuls.

Vivre au bord de la mer exposait fréquemment aux prodiges et aux périls, portés par le même vent qui m’attirait depuis l’horizon. Aussi vive qu’un cerf-volant, j’étais constamment attirée par le danger. La première fois que j’ai désobéi à mon père et marché dans la mer seule, j’avais quatre ans. La chaleur de l’après-midi était effroyable. Mon père était déjà parti au travail, et ma mère enceinte transpirait quelque part, hors de vue ; elle s’occupait de baigner mon petit frère dans la même bassine en plastique rouge qu’elle utilisait pour laver nos vêtements, ou se penchait pour donner à manger à un autre nouveau-né, sa propre petite sœur, un bébé mis au monde par la petite amie de son père, une adolescente terrorisée qu’elle avait aidée à accoucher sur le sol de notre chambre un mois seulement auparavant. Tout en me rafraîchissant sous les palmiers de la plage, j’ai remarqué quelque chose qui scintillait dans l’eau, sous les rayons brûlants du soleil. Cette chose m’appelait à elle. Je me suis glissée hors de l’ombre et j’ai marché vers le rivage.
J’étais pieds nus au bord de l’eau et je regardais les vagues enfler, leurs millions d’yeux étincelants fixant l’horizon flou où j’avais interdiction d’aller, et j’ai attendu. J’ai attendu l’étreinte familière de ma mère, qu’elle me tire en sécurité sur le sable, j’ai attendu d’entendre un adulte me crier de m’éloigner de l’eau. Mais aucune voix ne m’est parvenue, excepté un écho étrange porté par le vent, me soufflant de doux petits riens à l’oreille.
Hello et Je t’aime m’a dit une voix fluette depuis la mer, me parlant le gentil langage d’un petit enfant, et je me suis donc avancée, d’abord un pied dans le sable meuble, puis un autre, l’écume de mer chaude serpentant autour de mes chevilles menues, puis montant rapidement jusqu’à mes genoux. Peu m’importait que je ne sache pas encore nager. Je me suis tournée une dernière fois vers notre maison – la maison de mon grand-père – à une trentaine de mètres de distance, basse et petite sur le sable, les reflets du soleil sur son toit en zinc, les amandiers mûrs de part et d’autre, et je n’ai vu personne tendre la main vers moi, alors je me suis jetée en silence dans les vagues exubérantes.
L’eau de la mer s’élevait jusqu’à la poitrine, les vagues se brisaient sur mon torse, ma robe éperdument collée à ma peau. Je battais vainement des bras et des jambes, les mains tendues vers le ciel, tendues devant moi, l’eau salée me remplissait les narines et la bouche, mon corps sombrait au ralenti et je ne sentais que la mer, je ne touchais rien d’autre, rien, nulle part, que tout ce bleu au-dessous de moi, de plus en plus sombre.
Ensuite, tout ce que je me remémore était rouge. Une chemise rouge, du rouge dans l’eau. Du sang. Soudainement, les bras de ma mère m’entouraient, elle me soulevait, haletante, et le monde s’est déployé et m’a chanté tous ses chants à l’oreille. Ma mère m’a serrée fort, trop fort, et elle a crié mon nom. Contre moi, son corps était chaud et désiré, son ventre enceint et ferme. Je pouvais entendre son cœur cogner dans mon oreille, le monde silencieux, et le monde redevenu sonore. Elle sanglotait et scrutait mon visage, un œil, puis l’autre, me touchait la tête, comptait mes doigts, les embrassait, et sanglotait, sanglotait.
– Est-ce que ça va ? s’écriait-elle, hors d’haleine. Est-ce que ça va ? Est-ce que ça va ?
Elle était brièvement allée à la latrine, m’avait manquée à son retour, puis elle m’avait aperçue à distance, ma tête ballottée à la surface de l’eau. Elle avait volé jusqu’à moi, à des centaines de mètres de distance. Elle s’était précipitée, s’était ouvert son pied nu sur quelque chose dans le sable, une bouteille cassée ou une vieille boîte de conserve, et maintenant elle saignait, son sang se répandait sur le sable, sur moi. Elle ne semblait rien remarquer, rien sentir, elle me touchait de ses mains délicates, ici, là, et là, en répétant, d’une voix implorante : « Est-ce que ça va ?
– Oui, ça va », lui ai-je répondu, avec ce que ma mère m’a ensuite décrit comme un calme surnaturel, avant que je ne glisse mon pouce fripé dans ma bouche et ne le suce, en détournant les yeux de l’horizon. J’ai posé ma tête contre sa poitrine lourde, soulagée de pouvoir aspirer une goulée d’air, en respirant en même temps qu’elle respirait.
Presque trente ans plus tard, j’ai découvert qu’elle n’avait jamais parlé à mon père de ma quasi-noyade. Ils avaient tous deux souhaité une famille rasta depuis si longtemps qu’elle ne pouvait supporter de nommer le danger auquel nous avions échappé de justesse – danger que mon père n’avait pas tardé à entrevoir dans les moindres recoins. Ma mère ne voulait pas le contrarier, ou peut-être ne voulait-elle pas attiser ses peurs les plus effroyables. C’est ainsi qu’a débuté notre premier secret, entre mère et fille, notre petite légende créée de toutes pièces, refermée autour de nous comme une palourde. C’était la première fois que ma mère m’avait sauvée de mes entreprises calamiteuses, mais ce ne serait pas la dernière.

Des mois plus tard, sur notre petit kilomètre de côte, sous l’ombre éparpillée d’un palmier, vous pouviez la trouver m’agrippant encore sur ce rivage, contant le récit de mon glorieux sauvetage de la noyade, rejouant chaque récit familial comme une pop song, comme un mythe. C’est ainsi qu’elle m’a appris à lire la mer. Presque chaque après-midi, après que mon père avait attrapé sa guitare, m’avait embrassée avant de repartir marcher vers les hôtels affronter Babylone, je suivais ma mère dans le sentier sablonneux qui conduisait à notre plage secrète, pour étudier ces vieilles vagues écumantes et sifflantes, et elle me montrait comment scruter l’eau et trouver son rythme. Notre histoire, c’était la mer, me disait ma mère, dès lors, ici, je ne pouvais jamais me perdre. Et, si j’écoutais assez attentivement l’eau, elle me ramènerait toujours à la maison.
Je jouais avec ses dreadlocks et je l’écoutais, en regardant déferler le ressac du jour, ma tête nichée contre sa poitrine. Je lui demandais de me raconter encore l’histoire de ce qu’avait été le commencement de nos vies. Chaque fois que je lui demandais cela, elle avait un regard singulier et vide qui se portait au loin, très loin de moi, et elle reprenait les fils de l’histoire de ma naissance, si souvent que c’était devenu son mythe originel à elle. J’étais toujours émue par sa manière de débuter. « Si je ne t’avais jamais eue, j’aurais vécu toute ma vie à la plage », me disait-elle, en m’ouvrant la voie de notre histoire mélancolique, la tête renversée en arrière, avec son rire pur et familier. Elle me racontait que tout avait commencé sous le regard d’une nonne catholique blanche. Ou que tout avait commencé par un après-midi pluvieux, par la prise d’un poisson, par la poigne chaleureuse d’une main. C’était ici, à White House, avec mon arrivée inattendue, qu’avait débuté le voyage de mes parents dans Rastafari.

3
La Fille du pêcheur
Si je me dresse sur la pointe des pieds et scrute assez attentivement le passé de ma famille, j’entrevois les feuilles de thé noir au fond de la tasse en fer rouillé de ma mère. Mes parents étaient tous deux nés au lendemain de la rébellion de 1962, quand la Jamaïque avait obtenu son indépendance de la Grande-Bretagne, et s’étaient retrouvés dix-huit ans plus tard, en 1980, deux adolescents sans père et sans mère en quête d’élévation. Ils se sentaient l’un et l’autre exclus, chacun avec son fardeau, animés d’une profonde conviction de leur différence. D’avoir été choisis. Des années plus tard, en retraçant l’histoire du périple de ma famille dans Rastafari, je finirais par comprendre que ma mère s’était sentie appelée, car elle voulait féconder, et que mon père s’était aussi senti appelé, parce qu’il voulait brûler. Quelque part entre son espérance à elle et son feu à lui, il y avait une seule et unique foi. Un miracle.
Ma mère était née avec six doigts à chaque main, et recherchait le bien sans relâche. Sa mère, Isabel, était morte inopinément après un avortement clandestin bâclé alors que ma mère n’avait que quatre ans, ne laissant derrière elle que des orphelins à White House. Son père disparaissait sans avertissement durant de longues périodes, abandonnant ma mère et ses nombreux frères et sœurs, presque tous âgés de moins de douze ans, à la merci de la mer. Alors qu’après la mort d’Isabel on avait envoyé les demi-frères et sœurs de ma mère du côté d’Isabel vivre avec des parents disséminés dans d’autres maisons le long de la plage ou dans des paroisses reculées, ma mère et sa jeune sœur Audrey, sa seule sœur à part entière, ont été déposées devant la porte de l’épouse actuelle de leur père et laissées aux prises avec leurs onze demi-frères et sœurs de son côté à lui. Des jours entiers passaient sans que ma mère ne reçoive à manger, n’ayant qu’un mélange de sucre et d’eau pour subsistance. Certaines semaines, elle portait les mêmes vêtements (des dons) plusieurs jours de suite parce que ce bout de tissu était tout ce qu’elle avait. Certains mois, elle ne pouvait aller à l’école parce que sa seule paire de chaussures de raccroc se démantibulait, et elle finissait pieds nus. Elle marchait presque tous les jours jusqu’à la plage, tâchant de se remémorer le visage de sa mère. Elle était si jeune à la mort d’Isabel que, les quelques années suivantes, elle ignorait où sa mère était allée et elle attendait encore son retour. Personne n’avait pris la peine de lui dire la vérité avant ses sept ans, quand un homme lui avait proposé de la ramener chez elle à bicyclette. Dès qu’ils s’étaient mis en route, elle avait senti ses mains remonter sous sa jupe. Elle avait écarté ses mains d’un revers, il l’avait éjectée de la bicyclette et elle était tombée sur le gravier.
– Greluche, ta maman, elle est morte ! avait-il ricané avant de s’éloigner en pédalant.
Elle avait pleuré toute la nuit, comprenant que sa mère ne reviendrait pas. Tous les deux ou trois mois, son père rentrait en traînant derrière lui un nouvel enfant geignard, le déposait au seuil du village et disparaissait à nouveau, en laissant des mioches comme autant de petites mines dans son sillage.
Bien qu’elle ne soit pas l’aînée des nombreux rejetons de son père, sa ressemblance frappante avec Isabel, sa mère disparue – la maîtresse métisse de son père – avait suscité la cruauté de l’épouse du moment de ce dernier. Elle mettait un point d’honneur à s’en prendre à ma mère, la privant souvent de jeu avec ses frères et sœurs pour la forcer à des heures de corvées ménagères chaque jour. À huit ans, ma mère assumait sans relâche des fonctions de femme de ménage, de cuisinière et de lingère de la maison de sa belle-mère. En grandissant, et alors que les femmes innombrables de son père défilaient, il lui incombait d’élever ses nombreux demi-frères et sœurs, ce dont elle s’acquittait sans se plaindre, cuisinant, lavant et baignant tous ceux qu’elle ne supportait pas de voir désemparés et livrés à eux-mêmes. Depuis lors, ces mains-là avaient réchauffé le monde.
Je la vois à présent à dix-huit ans, ses mains patientes et familières, croisées sur ses genoux alors qu’elle attendait dans une clinique de fortune de Montego Bay, regardant le ciel entre des parpaings disposés autour des rares fenêtres treillissées. L’illusion était tout juste suffisante, laissant entrer un peu de lumière et d’air dans la pièce, où plusieurs femmes – malades, pauvres, vieilles et quelques jeunes en larmes, terrorisées – attendaient d’être examinées. Cette clinique gratuite était une salle de classe reconvertie à l’arrière d’un lycée pour filles dirigées par des nonnes américaines, vêtues de longues robes brunes bruissant quand elles s’affairaient d’un endroit à un autre. Les autres femmes dévisageaient ma mère, qui attirait l’attention malgré elle partout à Mobay. Tout cela créait sa singularité, héritée de sa mère Isabel : elle était grande et claire de peau, avec de longs cheveux auburn qui retombaient sur ses épaules en boucles soyeuses encadrant son doux visage et qui effleuraient un grain de beauté sur son sourcil gauche et le bouton saillant sur son menton. Attendant sur ce long banc de bois, ma mère scrutait les femmes à ses côtés avec autant de curiosité qu’elles l’étudiaient elles-mêmes du regard. Toutes étaient venues là, se fiant à la bonté de ces nonnes blanches, après que les tisanes, les thés et la bonne vieille avaient échoué à soigner le mal qui les tourmentait.
Ma mère n’avait jamais été vue par une infirmière ou un docteur pour ses problèmes « d’en bas », mais – en cette matinée apparemment anodine de 1980 –, âgée de dix-huit ans, les mains fermement croisées, elle attendait. Pendant presque toute son adolescence, les douleurs à poigne de ses règles n’avaient cessé de la tourmenter, la clouant au lit des jours d’affilée, lui ayant même fait perdre connaissance dans la rue. Elle avait manqué ses épreuves d’examen de fin d’études du Caribbean Examination Council et, de ce fait, son diplôme. Certains jours, la douleur était si lancinante qu’elle en vomissait, puis s’évanouissait. Aujourd’hui, elle était venue en désespoir de cause.
Finalement, on avait appelé son nom. Ma mère avait fait ce qu’on lui avait dit et elle était entrée dans une petite pièce attenante, une salle de bains reconvertie qui tenait lieu de salle d’examen. Il y avait à peine assez de place pour elle et l’aimable nonne qui avait passé en revue une liste sommaire d’antécédents médicaux avec un léger accent américain, avant de la prier de se dévêtir. Ma mère n’avait jamais été touchée par une personne blanche auparavant. Lorsqu’elle s’était allongée sur la table d’examen branlante puis avait écarté les jambes, elle avait observé le contour luisant du gentil visage de la nonne, et fermé fort les yeux.
La nonne avait introduit deux doigts gantés, et poussé. Le monde entier s’était écoulé par cette sombre percée. Quand la nonne eut terminé, elle avait retiré ses gants, puis elle avait pris la main de ma mère. Elle n’avait d’abord rien dit. Et ensuite…
– Je suis désolée, avait-elle déclaré, d’une voix trop posée.
Ma mère avait attendu. Des heures infinies avaient semblé s’écouler avant que la bonne sœur reprenne la parole.
– Vous souffrez d’une pathologie qui empêche les femmes d’avoir des enfants. Je suis vraiment navrée. Il est peu probable que vous ayez un jour…
– Non, avait réagi ma mère. Mais…
Ensuite, elle s’était étranglée avec le sel de ses propres mots.
– Je suis désolée, Esther, avait semblé ajouter la nonne, d’une voix déjà inaudible, et son visage s’était brouillé, alors qu’une énorme vague s’abattait sur le toit de la clinique et noyait ce moment, submergeant la salle d’examen, envoyant flotter bureaux et documents, renversant le ciel bleu, son ample vague emplissant les oreilles et les poumons de ma mère, la soulevant hors de la clinique, la déversant au bout de l’autopont que nous appelons la Top Road, au-delà de l’aéroport, inondant tout jusqu’à White House, la ballottant en tous sens devant ses sœurs qui lui faisaient signe de la main, au-delà de l’embardée aqueuse de sa vie future, jusqu’à ce qu’elle s’échoue sur le rivage écumeux et roule dans la mer qui l’attendait, où elle avait battu des jambes, plongé la tête dans le bleu et nagé.

Après sa rencontre avec les nonnes, l’infertilité de ma mère lui pesait sur la poitrine, où tournoyait sa douleur. Malgré sa jeunesse, elle avait été depuis presque toujours une nourricière naturelle, et avait toujours aspiré à la maternité. Après avoir élevé près de la moitié des enfants du village, elle ne pouvait imaginer ne pas avoir les siens. Elle s’était tournée vers les mystiques. Elle avait passé l’année suivante à lire des ouvrages sur les yogis, en essayant de se projeter sur un autre plan. Sa sœur Pansy lui avait offert un livre sur les chamans indiens et lui avait roulé son premier spliff de ganja, en lui disant : « Fume ça, tu verras, tu te sentiras suuuper coool. » Ma mère avait plongé dans le vert capiteux de la mer, s’était perdue dans la torpeur des jours, en quête d’un état d’euphorie qui l’aiderait à ne pas souffrir. Quand elle ne lisait pas de la poésie ou ne nageait pas, elle fumait, marchait avec les yogis qui se nourrissaient uniquement de la lumière du soleil, s’enduisait la tête d’un mélange brun de jaune d’œuf et de miel, une décoction qui l’aidait à s’imprégner du soleil qu’elle poursuivait toujours. À dix-neuf ans, elle obtenait son diplôme de fin d’études secondaires avec d’excellentes notes, mais son père s’était empressé de lui faire perdre tout espoir de continuer ses études : il qualifiait cela d’ « argent inutile ». Comme beaucoup de jeunes femmes nées dans la pauvreté, la maigreur de ses choix faisait d’elle une proie facile. Ses perspectives de vie devaient lui sembler plus ou moins écrites d’avance : elle pourrait devenir femme de chambre ou secrétaire dans la pension voisine, ou bien incarner une femme de chambre ou une secrétaire à Ocean View, le bordel voisin.
« Tout le monde voulait vivre comme dans Dynastie et Des jours et des vies, m’a-t-elle confié. Toutes les femmes se permanentaient les cheveux et portaient des shorts. Sauf moi. Je priais tous les jours pour ne pas finir comme certaines filles du village, dans la maison de passe d’à côté. »
Elle avait décidé de mener sa propre rébellion : elle avait cessé de se maquiller et se couvrait les cheveux. Elle consumait ses journées sur la plage, où elle fumait en essayant d’apprendre les mystères des chakras susceptibles de débloquer son infertilité.
Elle était la paria de la famille. C’était une excentrique née, un peu étrange et intello, ses cheveux plus lisses et son teint plus clair la distinguant visiblement de ses douze sœurs. Au lycée, elle avait rêvé d’être chimiste et obtenu d’excellents résultats à ses examens, ce qui lui avait valu d’être invitée à étudier en Écosse, mais elle n’avait pas assez d’argent pour s’y rendre, ni nulle part ailleurs. Elle y songeait tristement en enfonçant ses orteils dans le sable et en regardant sa vie s’écouler. Chaque jour, elle regardait les bateaux de croisière arriver, des marins américains en débarquer, et elle en frémissait. Elle pouvait voir à travers les fenêtres de l’Ocean View. Elle apercevait toutes les femmes qui vivaient là, tous les hommes qui allaient et venaient. Elle regardait les jeunes femmes de son village s’y brûler lentement l’une après l’autre.
Les jours les plus sombres, c’étaient toujours les livres qui offraient au monde de ma mère une espèce d’espoir limpide. Elle ne pouvait s’en aller, mais elle pouvait encore s’échapper. Elle fouillait les poubelles des hôtels voisins de la plage, à la recherche de vieux bouquins laissés par les touristes, aux pages tachées par le marc de café et les pelures de fruits. Elle se plongeait dans ces pages, toujours à la recherche de grandeur.
« Pourquoi t’as la tête toujours dans un livre ? » lui demandait sa sœur Audrey, en essayant plutôt de la convaincre de sortir du village et de l’accompagner en ville, ou de regarder la télévision en famille. Audrey était la sœur la plus proche de ma mère et la seule (sur plus d’une vingtaine) avec laquelle elle partageait les deux mêmes parents. « Regarde combien de temps on a été à l’école ! », la taquinait Audrey, essayant toujours de remonter le moral de ma mère. Mais ma mère se repliait sur elle-même et se retirait complètement du monde. Sa bouche se refermait sur une autre chose qui refroidissait ses journées et qu’elle ne pouvait partager avec Audrey, à laquelle elle mettrait des décennies à tenter d’échapper. Quelques semaines après sa visite aux religieuses, son propre grand-père, désormais alité, l’avait tripotée et attirée à lui, à plat ventre, dans son lit de malade. Ma mère s’était enfuie de sa maison, le plus loin possible de lui. Il lui avait fallu des années avant de parler à quiconque de son geste. Elle s’était isolée en elle-même, en retrait du monde, à la recherche de ce qui réussirait à transformer la teneur de son adolescence. De quelque chose qui lui donnerait un but véritable. Ou de quelqu’un.

À l’autre bout de la ville, attendant le bus avec sa guitare en bandoulière entre les omoplates, mon père aimait répéter qu’il était né fleur sauvage. Bien avant de tendre la main vers la flamme, il était sans attaches et seul en ce monde, à la recherche d’une appartenance. À dix-huit ans, sa vie semblait déjà envahie par une série de faux départs et de nouveaux espoirs ; à chaque déception dans sa carrière de musicien reggae, il plaçait toute sa foi dans la prochaine percée, dans le jour nouveau qui se profilait à l’horizon. Son ancien groupe, Future Wind, avait été extrêmement populaire en Jamaïque à la fin des années 1970. À l’époque, il était devenu une idole à seize ans, poursuivi dans toute l’île par des foules d’adolescentes en délire. Ils remplissaient les salles, se produisaient dans des émissions de télévision. Plus tard, on s’était moqué de lui parce qu’il avait le nez trop épaté et une cicatrice chéloïde sur le front, mais c’était la star et le chanteur du groupe. Malgré sa maigreur et alors qu’il ne mesurait pas plus d’un mètre soixante-quinze, sur scène, c’était un géant.
Il enveloppait la foule d’un geste de la main et la regardait se pâmer. Future Wind était géré par James Hewitt Sr, le père du claviériste. Homme d’affaires, M. Hewitt possédait une grande maison et une voiture à Montego Bay. Les Hewitt logeaient les musiciens chez eux lorsqu’ils répétaient et leur organisaient leurs hébergements lorsqu’ils voyageaient. Au bout d’une année de shows de Future Wind, M. Hewitt avait une nouvelle maison et une nouvelle voiture à Miami, et les poignets de sa femme étaient couverts de bracelets en or, jusqu’au coude, mais mon père n’avait pas vu passer un cent. Un après-midi, il avait finalement réclamé l’argent de ses royalties à M. Hewitt, qui avait prétendu ne rien lui devoir. Toute la part de mon père avait été consacrée à payer une année de logement et de nourriture. Et c’était ainsi que le groupe avait implosé. Mon père s’était levé d’un bond et avait accusé James Hewitt Sr d’être un « sale rat d’exploiteur », puis menacé de faire sauter sa maison s’il ne touchait jamais son argent. Le groupe et sa renommée s’étaient évanouis, tout comme son avenir, aussi soudainement qu’une fusée de détresse. Et ainsi il s’était encore une fois tourné vers un jour nouveau, et vers sa musique.
Tel un rite de passage pour tous les jeunes Jamaïcains, mon père était allé chercher fortune en Amérique où il n’avait trouvé que le malheur. Il avait eu des démêlés avec la justice et, au bout d’un an, il avait été expulsé. Avant de quitter les États-Unis, il avait également trouvé sa future vocation. Petit garçon, il avait vu un frère rasta se promener dans sa ville rurale de Montpelier, l’admirant en silence ; loin de redouter la légende du méchant Homme au Cœur noir, le Rasta de fiction tueur d’enfants, il s’était senti attiré. Les Rastafari lui semblaient pacifiques, vivant en harmonie avec la nature, loin des cannibales effrayants contre lesquels sa famille chrétienne l’avait mis en garde. Bien que ce frère rasta ait éveillé son intérêt d’enfant, c’était sa passion pour la musique reggae qui avait planté en lui la graine de Rastafari. Mon père avait toujours été un chanteur doué, il avait même chanté à l’église enfant. À la fin de l’adolescence, il s’était mis à écouter les disques de musiciens rastas tels que Burning Spear et Bob Marley, qui chantaient la libération des Noirs et la lutte pour l’égalité des droits, et son « troisième œil s’était ouvert ». Grâce au puissant message de leurs chansons, mon père avait peu à peu compris que sa colère portait un nom. Grâce à la musique reggae, il avait su identifier sa rage impuissante face à l’histoire de l’esclavage des Noirs tombés entre les mains des puissances coloniales, et son écœurement face aux mauvais traitements infligés aux Jamaïcains noirs dans une société récemment devenue postcoloniale. Il s’était rapidement reconnu dans les abus commis partout dans l’île contre les Rastafari.
Lors de son voyage malheureux aux États-Unis à l’hiver 1979, passant des heures dans les bibliothèques gratuites de New York, il avait découvert les discours de Hailé Sélassié et Marcus Garvey, puis il avait lu Leonard Howell et l’histoire de Rastafari. C’était là, le nez plongé dans des piles de livres, que son esprit s’était lentement éveillé à l’oppression raciste qui s’exerçait contre l’homme noir tout autour de lui en Amérique, ce choc inéluctable de lances à incendie, de bataillons de policiers et de cadavres meurtris de garçons noirs comme lui. Il avait alors saisi ce que les Rastas n’avaient cessé de répéter : dans le monde entier, l’injustice systémique émanait d’une source écrasante, interconnectée et malveillante, le cœur pourri de toute iniquité : ce que les Rastafari appellent Babylone.
Tout comme un arbre sait comment porter des fruits, disait mon père, il avait alors su ce qu’il devait faire. Par une froide journée de février, le jour de son dix-huitième anniversaire, quatorze ans après que Hailé Sélassié avait posé le pied sur le tarmac hurlant de Kingston, mon père s’était campé devant un miroir à New York et il avait noué sa coiffure afro pour en faire des dreadlocks. À son retour de New York, sa mère avait jeté un seul coup d’œil à ses cheveux et aussitôt refusé de le laisser entrer dans la maison. Elle lui avait signifié qu’il ne pourrait vivre avec elle qu’à condition de couper ses embryons de dreadlocks. C’était une honte d’avoir un fils rasta, avait-elle décrété. Tous ses voisins de Kerr Crescent craignaient qu’il n’endoctrine leurs fils et ne les transforme en Rastas, comme l’avait fait Bob Marley dans toute l’île dix ans auparavant. Ils parlaient de l’Afrique par-ci, de l’Afrique par-là. Mon père n’avait nulle part où aller, il s’était donc plié à cette exigence en dépit de tout et s’était refait une coupe afro. Tant qu’il vivait avec sa mère, il avait continué d’écrire ses chansons reggae et de jouer sa musique, et il avait passé les quatre mois suivants à ignorer le regard silencieux de son nouveau mari, Gifford Crawford, que mon père appelait Giffy et que mes frère et sœurs et moi appellerions « oncle Clive », dix ans plus tard.
Ma grand-mère Pauline était une étudiante brillante et l’espoir de sa famille, jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte de mon père à treize ans, le point de départ d’une épreuve qui semble les poursuivre, mon père et elle, aujourd’hui encore. Mon père n’avait jamais connu son père, pas même son nom, ce qui avait créé un vide qui le hanterait à jamais, un vide que ma grand-mère n’a pas voulu, ou pas pu, combler. Après la naissance de mon père, la famille de ma grand-mère les avait traités tous les deux avec une cruauté qui avait poussé la mère et le fils à s’éloigner autant que possible l’un de l’autre. Alors qu’il était encore un jeune garçon, ma grand-mère l’avait livré aux mauvais traitements de sa famille durant des mois, cantonnée à distance, dans les bourgades où elle travaillait et étudiait pour obtenir son diplôme d’enseignante. Elle s’était muée en chrétienne pénitente, et mon père avait grandi en rebelle anti-establishment. Pendant toute sa jeunesse, il avait cherché un point d’ancrage, un ancrage paternel austère qu’il avait fini par trouver en la personne de Hailé Sélassié.
À son retour d’Amérique cette année-là, mon père avait passé son temps autour du cercle des tambours avec de vieux Rastas à Montego Bay, assistant à des discussions philosophiques et spirituelles que les Rastas appelaient de la cogitation, et c’est là qu’il avait senti la graine du rastafari pousser en lui. « Le rasta n’est pas une religion », répète-t-il toujours, reprenant le précepte qu’il nous avait inculqué, à moi, à mes frère et sœur, pendant notre enfance. « Le rasta est une vocation. Un mode de vie. » Il n’y a pas de doctrine unifiée, pas de livre saint pour apprendre les principes du rastafari, il n’y a que la sagesse transmise par la bouche des aînés rastas, les enseignements des chansons reggae de musiciens rastas lucides et le panafricanisme radical de révolutionnaires comme Marcus Garvey et Malcolm X. Mon père se sentait surtout attiré par la discipline indéfectible de la Maison de Nyabinghi, la secte la plus stricte et la plus radicale du Rastafari, et autour de cette discipline il a construit l’homme qu’il deviendrait. Il finirait par se plonger dans les principes inflexibles de l’ascétisme, qui lui apprendraient quoi manger, comment vivre et comment fortifier son esprit contre « les ismes et les schismes » de Babylone : le colonialisme, le racisme, le capitalisme, les tentations de la cupidité dans la culture blanche américaine et européenne, les chaînes mentales du christianisme et tous les régimes maléfiques de l’idéologie occidentale qui cherchent à détruire l’homme noir. « Firebun Babylon 1 ! », scandaient tous les soirs les frères rastas. Et mon père faisait tourner ces mots sur sa langue comme une prière. Ce n’était pas l’espoir de construire sa Terre promise qui l’interpellait le plus, mais le feu, la lutte contre Babylone, et il était désormais prêt à décimer tous les païens qui se dresseraient sur son chemin.

À dix-huit ans, mon père était sur le point d’adhérer pleinement au rastafari, mais c’était sa mère qui lui avait donné l’impulsion finale. Quatre mois après son retour de l’étranger, sous un ciel couvert de juin, il avait emballé sa guitare, organisé des répétitions avec son deuxième groupe nouvellement formé puis était rentré chez lui. Dans leur rue de Kerr Crescent, il avait trouvé un camion de déménagement garé devant la maison de sa mère. C’était étrange, personne ne l’avait prévenu qu’ils déménageaient ce jour-là, mais heureusement, il n’avait pas grand-chose et serait donc prêt à sauter dans la voiture et à filer. Il avait levé les yeux vers le ciel gris et compris que les déménageurs auraient besoin d’un coup de main s’ils voulaient tout finir avant la pluie. Il avait rangé sa guitare et les avait aidés à bouger des cartons, à soulever des meubles et à pousser des tonneaux. Tout le monde allait et venait dans un silence impénétrable, sans se soucier de l’électricité dans l’air, qui pouvait être liée à la pluie qui s’annonçait, ou à autre chose. Avant qu’ils n’aient terminé, il s’était mis à pleuvoir, et ils ont pressé le mouvement autant que possible, empilant canapé, réfrigérateur et cuisinière jusqu’à ce que tout rentre dans le camion.
Une fois le tout emballé, mon père avait suivi sa mère et son mari, Giffy, jusqu’à la voiture, le camion de déménagement étant prêt à les suivre. Les deux jeunes cousines de Giffy, Sheena et Cara, qui étaient restées avec eux, attendaient sur la banquette arrière. Du coin de l’œil, il avait vu Giffy dire quelque chose à sa mère. Mon père avait ouvert la porte de la voiture pour monter, sa mère était sortie et s’était postée entre lui et la voiture.
– Il n’y a pas de place pour toi dans la voiture, lui a-t-elle annoncé.
– D’accord, avait admis mon père.
Elle voulait peut-être dire qu’il lui faudrait plutôt monter dans le camion de déménagement.
– Howie, la situation va changer. Là où nous allons habiter, il n’y a plus de place pour toi.
Elle ne le regardait pas en face, mais loin derrière lui.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? avait demandé mon père.
– Il n’y a pas de place pour toi. Et je ne veux voir personne dormir dans mon canapé.
– Mais je suis ton fils.
Elle n’avait rien ajouté.
– Où je dois aller, chez qui je vais habiter ? Je n’ai pas d’autre famille ici, avait-il argumenté.
Il s’efforçait de la regarder dans les yeux, malgré la pluie.
Elle se balançait d’un pied sur l’autre, en jetant un coup d’œil à la voiture où Giffy avait les mains posées sur le volant, les yeux droit devant lui. Son regard s’était de nouveau perdu loin derrière mon père. Mon père s’était plusieurs fois pris de bec avec Giffy concernant son attirance pour le Rastafari, et il avait entendu plus d’une fois Giffy répéter à sa mère qu’il « ne voulait pas d’un Rasta dans sa maison ». Mais il n’avait jamais cru que sa propre mère le rejetterait pour cette même raison.
Elle lui avait finalement dit ceci :
– Howie, je ne sais pas où tu vas aller, ni ce que tu vas faire, mais voici dix dollars.
Il avait posé les yeux sur ce billet de dix dollars. De quoi se payer un repas pendant deux jours, au mieux. Tout ce qu’il avait, c’était un petit sac de sport rempli de ses vêtements, resté sur le trottoir à ses pieds.
– Mais je suis ton fils.
– On doit y aller, lui avait-elle lâché en repassant côté passager.
– Mais tu me laisses sous la pluie. Je suis ton fils.
S’il les répétait suffisamment, ces mots réussiraient à l’atteindre, croyait-il.
Elle était montée dans la voiture et avait refermé la portière. Giffy, les mains toujours sur le volant, n’avait pas jeté un regard dans la direction de mon père.
– Jah Rastafari ! s’était écrié ce dernier, sous le choc, lorsque la voiture avait démarré, faisant appel pour la première fois à la force de Sa Majesté. La solitude qu’il avait alors ressentie l’avait miné, et sa voix tremblante l’avait surpris. Jah Rastafari ! Il avait surmonté sa blessure pour se faire entendre à nouveau. Le cœur saisi d’angoisse, le visage déformé et trempé, il avait interpellé sa mère depuis le lieu de sa vulnérabilité, interpellé le ciel indifférent, marmonné chaque mot comme une prière tandis que la voiture s’éloignait, suivie de près par le camion de déménagement.

Après quelques mois passés à errer de maison en maison, des nuits à se cacher des parents de ses amis qui ne voulaient pas d’un Rasta sous leur toit, il en avait eu assez de vivre comme un voleur. Sa mère l’avait déjà exclu de sa vie parce qu’il était rasta, mais il avait toujours cru que c’était l’influence de Giffy. Il pensait que si elle revoyait son visage, elle l’accueillerait. Mais il ne connaissait même pas sa nouvelle adresse. Il avait donc décidé de partir à la campagne solliciter sa grand-mère qui, dès le premier regard sur ses dreadlocks naissantes, lui avait dit qu’il ne pouvait pas non plus rester chez elle. Elle lui avait révélé que sa mère avait déménagé dans un lotissement à Bethel Town, à l’autre bout de la rue. Comme il n’avait nulle part où aller, mon père avait décidé de ravaler sa fierté et d’aller voir sa mère. Le soir était tombé et le dernier bus pour Mobay était parti depuis longtemps ; ce serait donc soit sa mère, soit le bush.
Lorsqu’il s’était présenté à sa porte, il n’avait pu se résoudre à l’appeler. Il était resté devant, il avait attendu et, juste au moment où il tournait les talons pour repartir, elle était sortie dans la cour et avait eu un brusque mouvement de recul.
– Eh eh ! Ah wah you ah do yah ?
Elle était tellement choquée qu’elle était retombée dans son patois.
– Je peux entrer dans la cour ? avait demandé mon père en puisant tout ce qui lui restait de diction respectueuse.
Elle avait accepté en hésitant et ils étaient restés sous la véranda, dans la gêne.
– Qu’est-ce que tu fais ici ? lui avait-elle à nouveau demandé. Comment m’as-tu trouvée ?
Il avait respiré à fond et s’était abaissé avec humilité.
– Je n’ai pas d’endroit où vivre, avait-il dit, sentant les mots le brûler au fond de sa gorge.
Il avait expliqué qu’il s’était caché chez un ami depuis trois mois et qu’il avait peur d’être jeté à la rue.
Elle était restée immobile. Son visage impassible.
– Et alors, qu’est-ce que je suis censée faire ? lui avait-elle enfin lancé.
Il avait buté sur ses propres mots, alors qu’il se les était répétés dans sa tête.
– S’il te plaît, permets-moi de rester ici, juste pour une nuit, jusqu’à ce que je puisse nettoyer une chambre dans la maison de tante Sweetie.
– Je ne sais pas, Howie. Il n’y a pas de place ici, et je t’ai déjà dit que je ne voulais pas qu’on défonce mon canapé.
Mon père l’avait regardée, laissant le silence plaider en sa faveur. Elle avait lâché un soupir.
– Je vais aller poser la question à Giffy, avait-elle dit. Puisque c’est juste pour une nuit.
Et elle avait disparu dans la maison.
Mon père avait attendu un moment, le cœur palpitant.
Finalement, elle était revenue, en regardant le bout de ses pieds.
– Non, tu ne peux pas rester ici. Il ne veut pas de toi ici. Et le canapé…
À cet instant, la cour avait semblé se vider de tout son air. Ma grand-mère avait à peine élevé mon père. Chaque fois qu’elle l’avait laissé des mois d’affilée, enfant, à la cruauté de sa famille, il restait des heures aux fenêtres de leur maison, effrayé et seul, attendant son retour. Mais elle revenait rarement le chercher. Elle l’avait toujours laissé affronter le monde tout seul et c’était ce qui se produisait une fois encore. À cet instant, il ne se sentait traversé que par la colère, en fixant le vide de son visage, et son corps tremblait. Elle n’était pas une mère pour lui. Elle n’était pas différente des forces sinistres de ce monde qui se dressaient contre un Rastaman ; celles qui voulaient le briser, l’écraser, le réduire à rien. Elle était Babylone. Et il n’y avait plus pour lui d’autre vraie famille que Rastafari. Mon père avait rassemblé toute la voix qu’il avait en lui et hurlé.
– FIREBUN ! lui avait-il crié au visage.
Comme si un éclair avait frappé, calciné la terre à leurs pieds, un gouffre s’était enfin ouvert entre eux.
– FIREBUN ! Sa voix se répercutait dans la rue, elle tonnait dans la maison, faisait trembler les dents de Giffy, et sa mère avait tressailli et reculé.
Ses yeux étaient béants, enragés.
– FIREBUN ! avait-il encore craché, en se grandissant. FIREBUN ! avait-il répété, comme une incantation, chaque syllabe prononçant son abjuration, sa rupture de tout lien.
Elle était encore blottie et tremblante quand il avait tourné les talons pour la quitter à jamais. En s’éloignant, il espérait devant Jah qu’elle finirait incinérée là où elle se tenait.

Sans foyer, mon père s’était installé dans la maison délabrée de sa grand-mère, en haut de la colline, qui avait appartenu à sa grand-tante Sweetie, avant qu’elle n’émigre au Canada. Pendant des mois, il s’était isolé de tous ceux qu’il connaissait, s’était nourri de mangues, de fruits à pain et de bananes provenant de la cour et il avait dormi à même le sol jonché de détritus et couvert de mousse. Ce n’était pas le premier sol sur lequel il dormait, et ce ne serait pas le dernier. Son être était un jardin, florissant certains jours, se flétrissant d’autres. Pour lui, tout cela n’était que la preuve vivante de la méchanceté de Babylone, qui persécutait sans cesse le Rastaman. Tout ce qu’il voulait, c’était s’affranchir de la pitié des autres. Il prenait soin de ses dreadlocks et de son foisonnant précepte – c’est ainsi qu’un Rastaman appelait sa barbe. Il enracinait sa foi en Jah, cherchant toujours à atteindre de plus hauts sommets de conscience et de droiture, pour enrichir sa livity, le terme, qui en dialecte rasta, désignait les principes premiers de la vie rastafarie. Les Rastafari n’utilisaient pas de mots tels que « foi » ou « religion », ces vocables babyloniens désignant l’adoration. Au lieu de cela, le Rasta avait la livity, sa confiance en Jah et son mode de vie. Là, avec les collines pour témoins, mon père avait découvert qu’il n’avait besoin de rien d’autre pour nourrir sa livity que de la terre et de sa végétation divine. Seul, il était capable de créer son temple de Rastafari, de forger sa connaissance très personnelle de Jah qui ne vivait qu’en lui, renforcée par son lien avec la nature et sa séparation d’avec la société, qui n’était autre que Babylone incarnée. C’était la seule chose qu’il pouvait contrôler, sa discipline – la façon dont il vivait sa vie de Rastafari. Il savait qu’une vie juste finirait par remettre tout le reste en ordre.
Un jour, il remontait la rue principale, à deux pas de la vieille maison dans laquelle il habitait. Il n’avait pas touché à sa guitare depuis la dernière fois qu’il avait vu sa mère, laissant le silence ronger les cordes avec tristesse. Une voiture l’avait dépassé en trombe en dévalant la route, mais avant qu’elle ne tourne au coin et ne disparaisse de son champ de vision, elle s’était arrêtée en grinçant. Quelqu’un avait sauté de cette voiture et crié son nom.
– Howard Sinclair, s’était écrié l’homme.
Lorsqu’une bagnole s’arrête brusquement sur une route jamaïcaine et que quelqu’un que vous n’avez jamais vu crie votre nom, vous ne répondez pas. Mon père n’avait rien répondu, il avait couru à la recherche d’un endroit où se cacher, tout en se creusant la tête pour comprendre quel croquemitaine pouvait ainsi finir par se présenter à sa porte.
Alors que la voiture remontait la pente en marche arrière, il avait compris que la voix était celle de son bon frère Roy Park, avec qui il avait longtemps joué de la musique.
– Mec, tout Montego Bay demande d’tes nouvelles. Personne sait où t’es, avait ajouté Roy, surpris, en descendant de la voiture. Personne sait c’que tu fous. T’as juste disparu comme ça !
Abasourdi, mon père avait juste marmonné un salut, mais rien de plus.
– Alors, pourquoi t’envoie tout le monde balader ? Mec, tout l’monde se d’mande c’que tu fous. Tu joues plus de musique ? Y se passe quoi ? Tu laisses tomber la vie ?
Et là, mon père en avait eu le souffle coupé, toutes les épreuves qu’il avait refoulées ces dernières années – la perte de son groupe, ses rêves d’Amérique en ruines, le mutisme autour de son père inconnu, le regard vide de sa mère lorsqu’elle l’avait jeté à la rue – avaient ressurgi sournoisement, aussi déformées qu’indésirables. Devant le visage sincère de Roy Park, mon père avait pleuré comme si c’était la première fois et lui avait tout raconté.
– Je n’ai personne, et nulle part où aller, lui avait-il avoué. Je veux juste plus supplier les gens, c’est tout. J’crois que j’vais tout lâcher.
– Non, Rasta, avait protesté Roy. Tu peux pas faire ça. T’es trop bon musicien pour ça. Je vais dire à tout le monde où tu es. Howie, faut que tu reviennes. Tu le dois.
Sur ce, mon père avait rouvert son esprit au monde. La semaine suivante, il y avait une fête à Mobay avec tous les anciens membres de son groupe, pour lui comme une sorte de retour aux sources. Il avait passé les journées précédentes à cueillir des fruits à pain, à déterrer des ignames, à couper de la canne à sucre et trois régimes de bananes en guise d’offrande à ses anciens amis de Future Wind. Ce soir-là, Rasta était descendu des collines avec pour seule arme sa guitare et la musique de Jah qui était de retour dans sa tête.

Il était arrivé à la soirée de Mount Carey dans un état de grande excitation. Quand il avait franchi la porte, tout le monde s’était levé dans de joyeux bavardages, piaillant comme les merles perchés dans les arbres de Sam Sharpe Square, attendant le surgissement de ce qui sortirait de l’ordinaire et les enflammerait. Dans chaque pièce où il entrait, des amis l’agrippaient à grands renforts de high five.
Mon père avait cédé, riant avec eux comme si rien ne s’était jamais passé. Toute la soirée, il avait évité les filles qui tentaient de l’embrasser et les avait empêchées de lui toucher les cheveux ; il n’y avait aucun moyen de savoir si leur livity était convenable. Il ne voulait pas que des femmes impures en plein cycle menstruel touchent ses dreadlocks. Il ne fumait pas de ganja et ne buvait pas, mais il avait fini par se lasser de la foule et s’était mis en quête d’un endroit tranquille.

Audrey, la sœur de ma mère, l’avait convaincue de se rendre à cette fête ce soir-là pour lui remonter le moral, mais ma mère, elle, n’y connaissait pratiquement personne, elle avait alors cherché un coin à l’écart dans la maison. Elle était sortie sur le balcon contempler les lumières de Montego Bay en contrebas. Elle avait entendu l’agitation provoquée par l’arrivée d’Howard Sinclair à la soirée, mais était restée en retrait, même si elle adorait Future Wind et si elle avait repéré le chanteur, comme tout le monde. Elle savait qu’il émanait de lui une singularité, ce que ne trahissait pas son visage.
Mon père était sorti prendre un peu l’air sur le balcon, soulagé de constater que l’endroit était désert. Il n’y avait remarqué aucune présence, jusqu’à ce qu’une voix vienne interrompre ses pensées.
– Bonjour, jeune homme – tels avaient été les premiers mots de ma mère.
Il s’était retourné face à cette voix enjouée, et il avait vu une belle jeune femme devant lui. Elle était souriante, en jupe longue toute simple. Elle avait l’air d’une personne réservée, nullement attirée par les ruses de Babylone, avait-il songé.
– Cool, sœur. Je m’appelle Howard. Ravi de faire ta connaissance.
– Moi, c’est Esther, la sœur d’Audrey. Nous nous sommes déjà rencontrés.
Peut-être était-ce la brise marine sur ce balcon, ou le caractère enivrant de leur tête-à-tête, qui avait inspiré à ma mère une audace peu habituelle. Elle avait toisé mon père de la tête aux pieds, étudiant ses mèches juvéniles qui dépassaient de sous son béret façon Che Guevara et sa tenue kaki militaire. Il avait l’air d’un révolutionnaire, s’était-elle dit. Il a l’air d’un garçon à qui je peux parler.
– Moi te demande pardon, avait continué mon père en usant de son célèbre charme et en s’approchant avec un sourire. Moi et Moi étaient destinés à te rencontrer, ce soir. Ce soir, et aucun autre.
Dans la vie d’un Rastafari, il n’existait pas de « Moi » singulier ou égoïste, c’était toujours un « Moi » pluriel, car l’esprit de Jah était toujours aux côtés du Rastaman. »

Extrait
« Pour les hommes de Rastafari, la fille parfaite était tout ce qu’une femme était censée être. La fille parfaite était taillée dans le chêne puissant de Jah et elle cultivait son ¬silence sacré. Elle ne parlait que lorsqu’on lui adressait la parole. La fille parfaite était humble et n’avait aucun penchant pour la vanité. Elle n’avait pas de besoins, mais elle s’occupait des besoins des autres, et nourrissait une armée de puissants guerriers de Jah. La fille parfaite s’asseyait à l’ombre des pommiers et attendait qu’on l’appelle, l’esprit vide. Elle ne suivait d’autre dieu que son père, jusqu’à ce que son mari en prenne la place. La fille parfaite n’était rien de plus qu’un réceptacle pour la ¬semence de l’homme, une argile immaculée attendant l’empreinte du doigt de Jah. » p. 172-173

À propos de l’autrice
SINCLAIR_Safiya_©Beowulf_SheehanSafiya Sinclair © Photo Beowulf Sheehan

Safiya Sinclair est née et a grandi à Montego Bay en Jamaïque. Poétesse, elle est l’autrice d’un recueil intitulé Cannibal, couronné par de très nombreux prix dont le Whiting Writer’s Award. Salué unanimement par la critique et les lecteurs, Dire Babylone a reçu le National Books Critics Circle Award et a été sélectionné dans les meilleurs livres de l’année par The New York Times, The Washington Post, Elle, Time Magazine et Barack Obama. (Source : Éditions Buchet Chastel)

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