En lice pour le Prix Médicis étranger 2024
En deux mots
Sous l’injonction de leur père, deux frères guatémaltèques, exilés aux États-Unis, rentrent au pays natal pour un camp de vacances en forêt pour les enfants juifs. Une expérience traumatisante dont l’auteur va se souvenir bien des années plus tard en retrouvant deux participants.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Un camp d’été très particulier
Autour de ses thèmes de prédilection, l’identité et la religion, Eduardo Halfon exhume un douloureux souvenir d’enfance, le camp d’été au Guatemala auquel il a participé avec son frère. En retrouvant deux participants des décennies plus tard, il va partager sa réflexion et ses doutes.
Tout commence avec ce souvenir douloureux, le camp de vacances au Guatemala que le narrateur, 13 ans, et son frère, 12 ans, ont été contraints de s’inscrire par le père qui y voyait un excellent moyen de renouer avec leurs racines. Pour les deux garçons installés depuis plusieurs années aux États-Unis, ce voyage dans l’Altiplano destiné aux enfants de familles juives d’Amérique centrale, tient davantage de la corvée que des vacances. D’autant que les organisateurs veulent tout à la fois en faire un outil de cohésion, d’approfondissement des valeurs religieuses et une occasion de découvrir, en immersion totale, des règles de survie.
Nous sommes en 1984, alors que le pays « était encore embourbé dans la violence et l’insécurité du conflit armé interne » et le séjour va virer au cauchemar, symbolisé par la tarentule du titre qui va inoculer son poison. Comme quand Samuel Blum, le responsable du camp, avec une croix gammée « sur un brassard rouge fixé autour du biceps gauche ».
Mais on n’en saura pas davantage pour l’instant car Eduardo Halfon choisit d’interrompre son récit pour nous transporter des décennies plus tard, au moment où, venant de Berlin, il atterrit à Paris, invité par la Fondation Cartier à venir débattre avec la photographe mexicaine Graciela Iturbide. Parmi les auditeurs présents dans la salle une femme s’est levée pour poser une question sur la relation que l’écrivain entretenait avec le Guatemala et le judaïsme. Il a alors reconnu Regina qui participait à ce camp de survie avec lui.
Des retrouvailles inopinées qui vont leur permettre d’échanger des souvenirs, de reprendre le récit de cette douloureuse expérience.
Les brimades, les humiliations, les ordres proférés en allemand « Appell Juden » on encore « Juden Essenzeit », l’obligation de porter l’étoile jaune, de manger à quatre pattes. Une barbarie censée les mettre en garde contre toutes les formes d’antisémitisme qu’ils croiseront forcément dans leur vie.
À nouveau le récit s’arrête là. En déambulant dans les jardins du Luxembourg Regina apprend à Eduardo que Samuel, un autre participant à ce camp d’été, habite lui aussi à Berlin. L’occasion de le retrouver et à nouveau de raviver les souvenirs.
Cette habile construction, qui fait croître le suspense à chaque fin de chapitre, permet aussi d’approfondir la réflexion. Quand le jeune garçon réussit à fuir dans la forêt pour échapper à ses tortionnaires, ne préfigure-t-il pas un schéma qu’il va reproduire toute sa vie ? Fuir son pays d’origine et fuir le judaïsme.
En convoquant la généalogie familiale et les souvenirs d’enfance et en entremêlant ces histoires avec sa carrière – la marque de fabrique de toute son œuvre – Eduardo Halfon tente de fuir ou à tout le moins de s’émanciper tout ce qui est ou peut être considéré comme guatémaltèque et juif – il n’a pas lu les deux livres fndateurs, la torah et le Popol Vuh, de ces facteurs déterminés en naissant dans un lieu et au sein d’une famille bien précise.
Autour de ses sujets de prédilection, l’identité et la religion, le sentiment d’appartenance, la place dans le monde, il nous offre ici l’occasion de nous interroger sur la peur qui va engendrer la haine. La haine des juifs autant que la haine des nazis. La haine qui pousse à la barbarie, comme on peut le constater en ce moment autant du côté palestinien qu’israélien. Quand la tarentule inocule son poison, il est bien difficile de trouver l’antidote.
Tarentule
Eduardo Halfon
Éditions de la Table Ronde
Roman
Traduit de l’espagnol (Guatemala) par David Fauquemberg
208 p., 17,50 €
EAN 9791037113467
Paru le 12/09/2024
Où ?
Le roman est situé au Guatemala, dans les montagnes de l’altiplano, aux États-Unis ainsi qu’à Berlin et Paris.
Quand ?
L’action se déroule en 1984 puis plusieurs décennies après.
Ce qu’en dit l’éditeur
En 1984, deux jeunes frères exilés aux États-Unis retournent au Guatemala, au cœur de la forêt de l’Altiplano, participer à un camp de survie pour enfants juifs où les envoient leurs parents afin qu’ils n’oublient pas leurs racines. Mais un matin, les enfants, réveillés par des cris, découvrent que le camp s’est transformé en une chose bien plus sombre. Les raisons et les ramifications de cet épisode de l’enfance du narrateur ne commenceront à s’éclaircir que des années plus tard au fil de rencontres fortuites – à Paris avec une lectrice de Salinger devenue avocate, ou à Berlin avec un ancien instructeur en chef du camp, aux yeux d’un bleu changeant, qui se promenait avec un serpent dans la poche et une énorme tarentule sur le bras. Entrelaçant passé et présent, réalité et fiction, Eduardo Halfon tisse un récit foisonnant de symboles pour toucher du doigt les fondements de son identité : le cadre strict et rigoureux de la religion juive et le giron enveloppant et maternel du Guatemala.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Lettres Exprès
Transfuge (Alexandre Fillon)
Espaces latinos
Blog La Viduité
Les premières pages du livre
« Ils nous ont réveillés en criant.
Nous étions couchés sur nos lits de camp, dans l’immense tente verte. Pas un des douze ne se risquait à ouvrir la bouche. Pas un n’osait bouger dans son sac de couchage. J’ai tourné la tête vers le lit d’à côté. Dans la lumière opaque de l’aube, j’ai trouvé le visage de mon frère qui, lui aussi, me contemplait, m’interrogeant du regard sur ce qui se passait dehors, ce que signifiaient tous ces cris. Je lui ai répondu, du regard également, que je n’en avais aucune idée. Mais tout à coup, les hurlements se sont faits plus forts, hystériques. Quelqu’un s’approchait de notre tente. Il y a eu un bref silence – assez marqué, tout de même, pour que nous parviennent les pleurs d’un des enfants au fond de la tente –, avant qu’on écarte le pan de toile verte qui tenait lieu de porte et que notre monde se retrouve tout entier inondé de lumière.
Sur le seuil se dressait la silhouette de Samuel Blum, notre instructeur, notre ami et protecteur inconditionnel, mais à présent vêtu d’un uniforme noir, une matraque à la main, éructant des cris et des ordres qu’aucun enfant allongé-là ne comprenait. Sur son bras gauche – il m’a fallu un moment pour m’en rendre compte – marchait une énorme tarentule.
J’avais treize ans, mon frère douze. Nous vivions aux États-Unis depuis trois ans, après avoir fui ce chaos politique et social qu’était le Guatemala des années 1980. Même si mes parents n’aimaient pas que j’explique ainsi les choses à mes nouveaux camarades d’école, que je décrive notre départ du Guatemala comme une fuite. C’était pourtant bien cela : une fuite. C’est ce que nous avions fait. Mes parents avaient vendu précipitamment non seulement la maison qu’ils venaient de faire construire, mais tout ce qu’elle contenait – les meubles, les tapis, les cadres accrochés aux murs, les ustensiles de cuisine, jusqu’aux petites voitures et aux jouets que je conservais dans l’armoire –, et nous nous étions enfuis en Floride à la fin de l’été 1981 avec seulement quelques valises. À présent, trois années plus tard, mes parents avaient décrété que mon frère et moi retournerions au Guatemala pendant les vacances scolaires de décembre pour participer à un camp d’enfants juifs.
Ils nous ont annoncé que mon frère et moi prendrions l’avion seuls, sans eux (j’ai oublié la raison pour laquelle notre petite sœur n’était pas du voyage, même si, maintenant que je sais où ils nous envoyaient, je devine qu’elle était encore trop petite et trop innocente). Le camp, nous ont expliqué mes parents, s’appelait mahané en hébreu, et se déroulerait au cœur d’une immense forêt vierge, à une centaine de kilomètres de la capitale. Nous passerions quelques jours à vivre sous la tente et à faire des feux de camp, quelques jours à apprendre non seulement des techniques de survie dans la nature mais des techniques de survie dans la nature pour enfants juifs. Ce qui n’était pas la même chose, nous ont-ils expliqué.
Je ne voulais pas y aller.
J’en étais à ce stade ambigu – treize ans – où un enfant continue d’avoir des activités enfantines tout en explorant des choses d’adulte. Je continuais de regarder des dessins animés à la télévision une fois par semaine, le samedi matin, même si, une fois par semaine également, j’avais commencé à me raser la moustache. J’avais encore besoin que ma mère me dépose puis revienne me chercher devant le ciné quand j’allais voir un film avec des amis, mais je mettais déjà un peu d’eau de Cologne et de déodorant avant de sortir de chez moi. Et si je continuais de collectionner et d’échanger des cartes de joueurs de baseball, je cachais dans le même tiroir quelques revues pornographiques pour m’aider dans mes premières tentatives de masturbation.
Mais je me rappelle aussi qu’à cet âge-là, par principe ou par pure rébellion – sûrement un peu des deux –, j’ai commencé à rejeter ce que m’imposaient mes parents. Aujourd’hui je comprends que ce n’est pas tant les choses qu’ils m’imposaient que je rejetais, mais tout ce qu’ils représentaient, leur monde en général. Pour un enfant, commencer à défaire le monde dont il a hérité constitue l’un de ces petits pas qui permettent de se construire. Je rejetais leurs horaires, leurs règles, leurs goûts, leurs régimes alimentaires, leurs sports, leurs idées, et jusqu’à leur langue : depuis notre arrivée aux États-Unis, je refusais de parler espagnol ; ils s’adressaient à moi en espagnol et je répondais en anglais. Mais mon plus grand rejet, et sans aucun doute le plus scandaleux, était celui du judaïsme.
Un rejet ni belliqueux ni véhément, pas même conflictuel. Au contraire. Je faisais mon possible pour éviter ou esquiver le judaïsme. C’était comme quitter discrètement une fête, sans un mot, sans prendre congé de personne. Je refusais d’accompagner mon père aux sessions de prière, m’inventais d’autres engagements pour ne pas participer aux dîners du shabbat, le vendredi ; j’avais même offert à un ami chrétien, en secret, dans un geste plus symbolique que pratique, ma petite calotte de soie (kippa, en hébreu) et mon châle de prière presque neuf (talit, en hébreu). Ma mère ne disait rien, visiblement déconcertée. Mon père, lui, me hurlait des ordres. Il a toujours imposé le judaïsme par les cris. Lorsqu’il me trouvait encore au lit le samedi matin, il me réveillait en hurlant que c’était mon devoir de l’accompagner à la synagogue. À peine s’était-il rendu compte que je commençais à fréquenter des filles de mon âge qu’il m’a rappelé, dans une bordée de cris aussi épiques que prématurés et inutiles, que dans notre famille il était interdit d’avoir une petite amie non-juive. Et moi, bien sûr, je lui obéissais.
Même si je m’enhardissais parfois à répondre à mes parents en questionnant le pourquoi de toutes ces obligations, de tous ces dogmes, et la nécessité pour moi de suivre leurs traditions inexplicables. Une de ces disputes, la plus âpre ou la plus bouleversante, en tout cas l’une de celles dont je me souviens le mieux, a eu lieu un soir que j’étais assis entre mes deux parents sur le canapé du salon et que nous regardions tous les trois l’épisode d’une série télévisée se déroulant un siècle plus tôt dans un village du Kansas ou du Minnesota, je ne sais plus ; un quelconque village bucolique et perdu du Midwest américain. Dans cet épisode, les habitants passaient leur temps à se moquer d’un vieux menuisier juif. Un monsieur à l’allure de paysan disait que s’il laissait le juif entrer dans son magasin, c’était uniquement parce que le vieux menuisier fabriquait de très bons cercueils, et que les cercueils étaient très demandés dans sa boutique. Des dames, en le voyant passer dans la rue, s’écriaient, offusquées, qu’il fallait se boucher le nez et surveiller son portefeuille, tandis qu’une bande de gamins affirmaient avec la plus absolue conviction que le vieux juif, comme tous les juifs, cachait des cornes sous son chapeau noir. L’idée qu’un vieux menuisier puisse avoir une paire de cornes dissimulées sous cette espèce de chapeau melon m’a paru si drôle que j’ai éclaté de rire. Mais en me tournant vers ma mère, je me suis rendu compte qu’elle pleurait. Et mon père, me considérant avec rage, supposant peut-être que mon rire était lui aussi dirigé contre le vieux menuisier et tout le peuple juif, a explosé.
Ils ne me l’ont jamais dit, mais je suis convaincu que d’une certaine façon, dans leur raisonnement, nous envoyer dans un camp au Guatemala à la fin de cette année-là était un moyen de me rapprocher à nouveau du judaïsme – de leur judaïsme –, et par la même occasion d’un pays que, trois ans après l’avoir abandonné, je considérais déjà comme lointain et étranger.
Furieux, j’ai répondu que je n’irais pas. Qu’à treize ans, j’avais le droit de faire mes propres choix. Que je n’avais pas envie d’aller au Guatemala, ni de camper avec une bande d’enfants juifs que je ne connaissais pas, ni de m’asseoir autour d’un feu pour apprendre des chansonnettes dans un hébreu incompréhensible. Je n’aimais pas non plus l’idée d’être obligé de passer plusieurs jours à ne m’exprimer qu’en espagnol, cette langue que je ne savais presque plus parler ou, qu’au mieux, je parlais avec un fort accent américain – ça, bien sûr, je l’ai gardé pour moi.
Ma mère est restée silencieuse, visiblement chamboulée, pressentant peut-être que ce n’était pas un simple camp que je rejetais. Mon père, lui, m’a lancé une unique injonction.
Tu iras, un point c’est tout.
Le premier que nous avons rencontré, c’est Samuel Blum.
Il accueillait les enfants sur le bas-côté de la route, aux abords d’un village qui s’appelait Santa Apolonia, un sifflet autour du cou et une pochette entre les mains, et il m’est aussitôt apparu comme l’un des hommes les plus beaux que j’avais jamais vus. Il était grand et fin, avec des traits extrêmement féminins : il avait les yeux bleu ciel et une longue crinière de boucles blondes qui ressemblait encore à la mode des années 1970 (des années plus tard, je repenserais à lui en découvrant à l’écran le jeune Tadzio de Visconti). Dans son dos, en guise d’escorte, étaient plantés quelques soldats ou policiers ou gardes privés, impossible de le savoir ; tous en uniforme vert et kaki, avec en bandoulière un énorme fusil noir. Contemplant l’un de ces fusils noirs – il m’a semblé apercevoir un filet de fumée grise s’élever du canon –, je me suis demandé combien de guérilleros cette arme avait bien pu tuer. C’était la fin de l’année 1984. Le pays était toujours plongé dans la violence et l’insécurité du conflit armé interne, même si je n’avais pas encore l’âge de comprendre que la présence de ces soldats ou policiers ou gardes privés était également due au fait qu’un samedi matin, quelques mois plus tôt, le rabbin de la communauté avait découvert une bombe dans la synagogue, cachée dans les rouleaux de la Torah.
Les frères Halfon, a-t-il annoncé en nous voyant. Moi, c’est Samuel Blum, a-t-il ajouté en tendant la main, et il a dû remarquer que mon frère et moi étions soudain un peu nerveux car, aussitôt, il a posé un genou à terre et nous a demandé tout bas si nous voulions connaître un secret. Notre grand-père polonais n’était pas loin ; il était venu nous chercher à l’aéroport avec son chauffeur (cela faisait des années, depuis un premier infarctus, qu’il ne conduisait plus), et n’allait pas tarder à nous laisser là, aux environs de Santa Apolonia, sur ce terrain vague en bord de route, à partir duquel le groupe au complet entamerait une marche de trois ou quatre heures dans les montagnes de l’Altiplano, avec sacs à dos et duvets, jusqu’au site retiré et reclus où se trouvait le campement. Mais le secret de Samuel, nous l’avons aussitôt compris, n’était destiné qu’à nous deux. Mon frère et moi lui avons répondu que oui, et Samuel a d’abord fait un geste de la main pour que nous nous rapprochions un peu, avant de tendre l’index vers le bas, désignant la grande poche de son imperméable vert militaire qu’il avait entrouverte de son autre main. Là-dedans, dans un coin de cette poche, avons-nous découvert avec effroi, dormait un petit serpent fin et entièrement rouge – un rouge flamboyant, entre écarlate et cramoisi –, à l’exception de sa petite tête noire.
Samuel a plongé la main dans sa poche ; doucement, avec précaution, il a sorti le serpent et l’a tenu devant nous pour que nous puissions mieux le voir. Le serpent formait une petite boule rouge au creux de sa paume. Me rappelant que j’avais mon appareil Instamatic dans mon sac à dos, je me suis dépêché de le sortir et j’ai pris une photo.
Bienvenue sous les tropiques, nous a murmuré Samuel, l’index posé sur ses lèvres, son regard bleu changeant de bleu. Ou s’animant soudain d’une autre lueur, enflammée, un regard que, sur le moment, j’ai jugé espiègle et taquin. Je ne savais pas que dans de beaux yeux bleus le sinistre a aussi sa place.
C’était un Kodak Instamatic X-15, avec des pellicules au format 126. Un appareil photo rectangulaire, élégant, d’une simplicité parfaite pour un enfant, assez novateur pour l’époque. Pas besoin de se préoccuper de la mise au point, du temps de pose ni de la luminosité. Il suffisait d’appuyer sur un bouton et voilà, la photo était prise. Mes parents me l’avaient offert quelques semaines avant mes dix ans, c’est-à-dire quelques semaines avant notre départ précipité du Guatemala à la fin de l’été 1981, quand les affrontements entre soldats et guérilleros s’étaient intensifiés jusqu’à faire furieusement irruption dans la capitale.
Je me rappelle que la première chose que j’ai faite, après avoir ouvert ce cadeau d’anniversaire anticipé, a été de me diriger, avec mon nouvel appareil photo, vers le bac à sable rouge dans le jardin. Je n’avais plus le droit de sortir seul dans la rue. Un couvre-feu avait été instauré, les rues et les avenues de la ville grouillaient de patrouilles, d’escadrons anti-enlèvements et de policiers armés, on entendait jour et nuit les tirs et les explosions. Dehors, c’était la guerre. Même nous, les enfants, le savions, sans en connaître la cause.
Je défendais la première base. Mon frère couvrait le champ extérieur droit (un enfant dont le patronyme était Arzú avait déclaré à sa mère, avant la partie, qu’il voulait acheter mon frère et le ramener chez lui, comme si mon frère était un jouet). Mon père nous observait depuis les gradins, proférant tour à tour encouragements et huées, quand est apparu un hélicoptère militaire. Il volait bas dans le ciel parsemé de nuages, à une ou deux rues du diamant de baseball, sa porte latérale grande ouverte et un soldat assis sur le rebord qui pointait sa mitraillette vers le bas. Soudain, le soldat s’est mis à tirer sur quelqu’un (ou quelques-uns) au milieu des maisons du quartier de La Villa, le batteur a frappé une balle au sol vers la troisième base, le joueur de troisième base l’a attrapée et me l’a lancée juste à temps, et la partie s’est poursuivie dans le crépitement de la mitraillette en plein ciel, en face de nous, comme si de rien n’était.
J’ai traversé le jardin jusqu’au bac à sable rouge, en réalité un immense pneu de camion peint en rouge, rempli de sable blanc. Je suis monté dans le pneu et j’ai sorti des poches de mon pantalon une troupe entière de soldats de plomb, huit ou dix peut-être. Leurs uniformes étaient peints des trois mêmes couleurs – vert clair, vert foncé et marron –, mais chaque soldat était figé dans une pose différente. Certains debout, chargeant leur fusil. D’autres à plat ventre, arme pointée. D’autres encore un genou à terre, la crosse de leur fusil en appui sur le sol. J’ai entrepris de les disposer et de les prendre en photo sur le sable blanc et le rebord du pneu rouge, puis, arrivé au bout de la bobine, je suis rentré en courant dans la maison et, avec fierté, j’ai remis la pellicule à ma mère pour qu’elle aille faire développer mes premières photos.
Quelques jours plus tard, ma mère a débarqué dans ma chambre, un petit paquet à la main. Elle était en colère. J’ai mis du temps à saisir que son irritation était due à ces photos qu’elle serrait dans son poing, les secouant et les agitant au rythme de ses cris, ou plutôt son unique cri :
Quel gâchis !
Ma mère, quand elle était fâchée après moi, répétait invariablement la même phrase, probablement sans s’en rendre compte. Comme un marteau frappant et refrappant le même clou. Je n’oublierai jamais sa phrase de ce jour-là. Pas plus que je n’oublierai le sentiment d’échec et de perplexité que son martèlement a provoqué en moi. Pourquoi un gâchis ? Un gâchis de quoi ? De temps ? De pellicule au format 126 ? De l’appareil photo Instamatic ? D’imagination ?
Elle a fini par repartir, les photos toujours dans la main. Je ne les verrais jamais. Je n’ai rien pu répondre à ma mère. Je n’ai jamais pu lui expliquer qu’en réalité ces premières photos mettaient en scène une histoire de soldats et de guérilleros s’affrontant dans un bac à sable rouge, une histoire de guerre que j’avais imaginée et que je voulais raconter.
Des années plus tard, je me suis rendu compte que cette série de photos s’inspirait, sans doute, de deux sources.
La première, c’est mon frère qui me l’a remise en mémoire il y a peu. J’avais complètement oublié ce livre que quelqu’un nous avait offert au cours de nos derniers mois au Guatemala ; ni mon frère ni moi ne nous rappelons de qui il s’agissait, même si nous soupçonnons un ami golfeur de mon père qui vivait en Floride, grand lecteur, buveur de vodka et fumeur de Camel sans filtre, qui nous gâtait et nous chérissait comme un oncle, et qui s’appelait Jack (nous l’appelions Captain Jack, comme dans la chanson de Billy Joel). Ce livre était un exemplaire ancien, un peu défraîchi, des Petites Guerres de H.G. Wells, dans lequel l’écrivain propose un ensemble de règles destinées à un jeu de guerre avec des soldats de plomb, similaire au fameux Kriegsspiel allemand créé en 1812 pour entraîner l’armée prussienne. Moyennant quoi je m’amusais à appliquer les stratégies de Wells à mes petites guerres de soldats de plomb.
La seconde, c’était une nuit, quelques jours ou semaines avant que je prenne ces photos. Un haut dignitaire s’était rendu dans la maison voisine de la nôtre, où vivaient la sœur de mon père et son époux. Ce devait être un représentant du régime, un maire ou un ministre, voire le président en personne (le général Fernando Romeo Lucas García, que mes oncles connaissaient personnellement). Après le dîner, déjà en pyjama et prêt à me coucher, je me suis approché de la fenêtre de ma chambre et, écartant légèrement les épais rideaux, j’ai surpris des soldats en train de rôder dans notre jardin. La domestique, plantée sur le seuil de ma chambre, me suppliait de m’éloigner de la fenêtre, il était l’heure de se coucher. Je ne comprenais pas l’urgence de sa demande, ni son ton un rien agressif, ni pourquoi elle n’arrêtait pas de se signer, mais j’ai obéi. J’ai jeté un coup d’œil dans le jardin et la dernière chose que j’ai pu distinguer dans l’obscurité de la nuit avant de refermer les rideaux, c’est l’image diffuse de trois soldats assis sur le rebord du pneu, leurs bottes noires posées sur le sable, leurs fusils noirs en bandoulière, les braises de leurs cigarettes voletant telles des lucioles rouges dans la nuit.
J’ai miraculeusement gardé, en revanche, une poignée de photos désormais passées, prises avec ce Kodak Instamatic à l’époque où je vivais aux États-Unis. Il y en a une de mon frère sur son nouveau vélo. Une autre d’un éblouissant pélican à tête jaune qu’un après-midi nous avions trouvé en train de flotter sur notre piscine, blessé ou égaré. Une autre de mon grand-père polonais allongé sur le lit de la chambre d’amis : il porte un débardeur blanc et tient le violon d’occasion qu’il vient d’offrir à ma mère (lui-même ne savait jouer qu’une chanson, A Yiddishe Mame, dont il avait appris des bribes dans sa jeunesse à Lódz et qui le faisait toujours pleurer quand il la jouait) ; à cet instant précis, mon grand-père lève un peu l’avant-bras gauche, sans qu’on puisse savoir si c’est pour cacher son visage tout juste réveillé ou pour montrer à l’objectif son petit tatouage verdâtre (ces cinq chiffres sur mon avant-bras sont mon numéro de téléphone, semble-t-il dire au saut du lit, comme il nous le racontait quand nous étions enfants). Il y a également une photo, décolorée et un peu froissée, de mon père. Elle date de la fin de l’année 1983. Mon père, entouré de gens, est assis en bout de table dans notre salle à manger, chemise déboutonnée, le sourire énorme, tandis qu’une Gitane à peine vêtue d’une tenue de paillettes d’or danse devant lui. J’avais douze ans, mon père fêtait ce soir-là ses quarante ans et quelqu’un, à n’en pas douter l’un de ses cousins ou amis qui dansaient eux aussi et applaudissaient autour de la table de la salle à manger, avait engagé la Gitane pour lui faire une surprise.
Chaque fois que je revois ces photos, elles me donnent envie de parler à celui qu’était mon père ce soir de la fin de l’année 1983, de parler à ce père souriant et euphorique de quarante ans (dix de moins que moi à l’heure où j’écris ces lignes). Mais je ne saurais pas quoi lui dire. Que des années difficiles nous attendent, peut-être, qu’il devra se montrer patient avec moi, que je mettrai du temps à trouver ma voie. Peut-être que même s’il m’était donné de lui parler, je ne lui dirais rien. À quoi bon. »
À propos de l’auteur
Eduardo Halfon © Photo Ulf Andersen
Eduardo Halfon est né au Guatemala en 1971 et a passé une partie de sa jeunesse aux Etats-Unis, où il a étudié la littérature qu’il a enseignée à son retour dans son pays natal. En 2007, l’auteur de La Pirouette est nommé parmi les quarante meilleurs jeunes écrivains latino-américains au Hay Festival de Bogotà et en 2012, il bénéficie de la Bourse de Guggenheim. Ses nouvelles et romans sont traduits en huit langues, et il reçoit le prestigieux prix espagnol José Maria de Pereda en 2010 ainsi que le Prix Roger Caillois en 2015 pour deux d’entre eux. (Source : Éditions de la Table Ronde)
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