Fort Alamo

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
En voyant plusieurs personnes mourir devant lui après l’avoir irrité, Cyrille ne peut s’empêcher de penser qu’il a subitement un don assez particulier. Et s’il veut préserver sa belle-sœur qui l’irrite au plus haut point, il va devoir l’éviter et annuler leur traditionnel réveillon.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

« J’étais une grenade dégoupillée »

Fabrice Caro nous revient avec un nouveau roman hilarant qui conte les déboires d’un prof de lycée persuadé qu’il fait mourir les gens qui l’irritent. Cet « AVC-man » vous fera aussi mourir, mais de rire.

En faisant ses courses au supermarché, Cyrille Jacquemin voit un homme lui passer devant avec son caddie rempli de courses – il a notamment acheté des haricots rouges – alors qu’il était pressé. Une contrariété qui va encore croître lorsque l’homme en question s’effondre à côté de son chariot, victime d’un malaise. En parcourant le journal régional, Léonie, son épouse, va lui apprendre que cet illustre inconnu est finalement décédé.
Quelques jours plus tard sur l’autoroute, il est dépassé par un homme au volant d’une Audi, alors qu’il était lui-même à 130 sur la file de gauche. Une manœuvre et un excès de vitesse qui va entraîner l’Audi contre le rail de sécurité où elle va se fracasser.
Puis c’est au tour de Milo, le chien des voisins, de mourir subitement. Mais pour ce décès, Cyrille a peut-être une explication puisqu’il a balancé un galet sur l’animal. Et même s’il juge que ce geste n’a pu le tuer, il culpabilise un peu en voyant l’affliction de la famille.
C’est dans ce contexte que Mme Jacquet, la proviseure adjointe de l’établissement où il enseigne l’histoire, décède à son tour. Quelques minutes auparavant, elle était venue lui rappeler de ne pas oublier la réunion qu’elle organisait. Cette fois, il va commencer à s’inquiéter, d’autant que la série noire se poursuit.
Un client du magasin Natures & Découvertes, où il cherchait une idée de cadeau, s’effondre à son tour. Et peut-être encore un passager du TGV qui le conduisait en vacances.
Notre AVC-man a beau avoir un esprit cartésien, il ne peut s’empêcher de penser qu’il est la cause de tous ces décès et va confier ses doutes à Léonie qui va lui proposer de consulter un psy.
Mais dans l’attente de la résolution de ce mystère, il va lui falloir éviter de voir Corinne, car sa belle-sœur a le don de l’irriter au plus haut point, surtout durant le traditionnel réveillon auquel ils sont immuablement conviés, année après année.
Fabrice Caro, avec le sens de la formule qui fait mouche et cet humour pince-sans-rire qui est sa marque de fabrique, réussit une nouvelle fois un petit bijou hilarant. On ajoutera le côté sociologue du romancier, avec son aptitude à décrypter et rendre la vie quotidienne d’une famille et sa gestion du stress et celle d’un lycée, de ses élèves mais surtout du corps enseignant. On se régale comme à chaque fois. Et on en redemande !

Fort Alamo
Fabrice Caro
Éditions Gallimard, coll. Sygne
Roman
000 p., 19,50
EAN 9782073085153
Paru le 3/10/2024

Fort Alamo
Fabrice Caro
Écoutez lire
Lu par Thomas VDB
3h 10, 14,99 €
ISBN 9782073096821
Paru le 3/10/2024

Ajoutons aussi pour les amateurs de livres audio la belle réussite de la version proposée par Thomas VDB. Comme on dit au cinéma, le casting est ici parfait. Car celui qui interprétait le rôle du policier chien dans Zaï zaï zaï zaï se fond avec bonheur dans le rôle du prof-narrateur. Il a la verve et le gouaille, il a aussi la voix qui convient. En l’entendant, vous constaterez combien il est difficile de ne pas rire de façon répétée. Régalez-vous là encore avec ces quelque trois heures de bonheur !

Où ?
Le roman se passe en France, dans une ville qui n’est pas précisément située.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Alors qu’autour de moi tombaient les corps, Fort Alamo était en passe d’être pris. »
Devant la caisse du supermarché, Cyril maudit en silence le type qui l’a doublé l’air de rien. Quelques minutes plus tard, le resquilleur s’effondre sur le carrelage, foudroyé. Pour Cyril, père de famille sans histoires, c’est le début d’une série de faits similaires qui le plongent dans une angoisse existentielle. Ou est-ce plutôt la disparition récente de sa mère, la nécessité de vider la maison de son enfance ? À moins que ce ne soit Noël qui approche, les cadeaux à trouver, le repas chez la belle-sœur…
Mêlant l’humour et la mélancolie, l’acidité et la tendresse, Fabrice Caro excelle dans l’art du gag métaphysique.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Inter (L’invité du 13/14)
RTS (Sylvie Tanette)
Gallimard (entretien avec l’auteur)
Blog Shangols

Bande-annonce du roman © Production Éditions Gallimard

Les premières pages du livre
« Je m’étais absenté une minute à peine, le temps de retourner chercher les sacs-poubelle que j’avais oubliés. Quand je suis revenu à la caisse, un type avait fait passer son caddie devant le mien et avait commencé à déposer ses produits sur le tapis roulant. Je me suis retrouvé derrière lui, hagard et désemparé. Il m’a lancé un regard furtif, a replongé le nez dans ses courses, puis m’a regardé à nouveau.
— Oh, le caddie était à vous ?
Cette phrase expéditive était censée l’excuser. Elle signifiait qu’il n’avait pas fait attention qu’un caddie était là. Il l’avait machinalement écarté, pour faire passer le sien, en se disant que quelqu’un l’avait probablement oublié. À aucun moment son intention n’avait été de doubler quiconque, tout ça n’était qu’un malentendu sans grande importance. Tel était le message. Son caddie à lui était plein, il déposait ses courses avec application, j’ai regardé l’heure, jamais je n’arriverais à temps pour récupérer Aurore à la sortie du collège, mon rythme cardiaque s’est accéléré. Après un temps interminable, la longue file sur le tapis roulant s’est clôturée par une boîte de haricots rouges – Et en plus il aime les haricots rouges, voilà ce qui m’a traversé. Quand il a eu terminé de ranger ses courses dans ses sacs, alors que je le fixais dans l’espoir d’un signe, sinon d’excuse, au moins d’empathie, il a payé, sans même un regard vers moi, et s’est éloigné de la caisse en poussant mollement son caddie. Quelques mètres plus loin, il s’est effondré sur le sol. Trois ou quatre personnes ont aussitôt accouru, dont l’homme de la sécurité qui, malgré son gabarit impressionnant, paraissait complètement perdu. La caissière devant moi s’est mise à crier plusieurs fois de suite Stéphanie, Stéphanie, quelqu’un sait où est Stéphanie ? Elle attendait que Stéphanie arrive avant de commencer à scanner mes achats. Elle ne bougeait pas, elle se contentait de regarder le corps gisant au sol en attendant Stéphanie. J’hésitais entre compassion et irritation. Un type était en train de faire un malaise et ce malaise creusait mon retard. Tant que ce type resterait à terre, le tapis roulant n’avancerait pas et, sur le moment, je manquais de discernement pour déterminer lequel de ces deux événements était le plus grave – à vrai dire, je le savais mais n’osais me l’avouer.
Une femme a fini par arriver d’un pas rapide et déterminé, il s’agissait probablement de Stéphanie car aussitôt la caissière s’est décidée à scanner les produits sans toutefois détacher une seule seconde son regard de l’homme allongé. Il était encore étendu au sol quand je me suis éloigné de la caisse. Un groupe s’était formé autour de lui, une grappe d’individus dont chacun disait aux autres Écartez-vous, il faut le laisser respirer. Sur le parking, je me suis senti honteux de n’avoir fait subir aucune inflexion à ma trajectoire, mes projets immédiats, ma vie. Si je n’avais pas dû récupérer Aurore au collège, me serais-je impliqué un peu plus ? Me serais-je joint au groupe actif ? Rien n’était moins sûr.
Devant le collège, Aurore m’attendait en consultant son téléphone. Elle était là depuis vingt minutes au moins, elle est montée dans la voiture sans rien dire, un silence qui a résonné comme le plus criant des reproches. J’ai failli lui expliquer qu’on m’était passé devant à la caisse mais n’ai rien dit, conscient du manque de consistance de mon alibi autant que de son caractère puéril.

Le soir à table, j’ai demandé Si vous assistiez au spectacle d’un type qui fait un malaise devant vous, vous feriez quoi ? Ma question a pris tout le monde de court. Clément a été le premier à dégainer.
— Un malaise genre grave ou pas grave ?
— Ben genre on ne sait pas, le type vient de tomber, on ne sait pas trop.
Aurore est intervenue.
— Bah ça dépend si tu as ton PSC1 ou pas.
Devant mon air ahuri, elle a précisé.
— Ton brevet de secourisme, sinon bah tu sers pas à grand-chose, à part appeler les pompiers.
Je n’avais pas mon PSC1, donc pas de regrets, je n’aurais servi à rien. Je me suis senti délesté d’un poids : il ne s’agissait pas tant de lâcheté que d’un manque de diplôme. Léonie s’est étonnée.
— Pourquoi tu demandes ça ? Tu as assisté à un malaise ?
J’ai laissé planer un silence avant de lâcher un Oui spectaculaire de sobriété. Tout le monde m’a regardé, les fourchettes en suspens dans l’air comme des colverts en pleine migration. Puis j’ai été mitraillé de questions, Où ça ? C’était qui ? Tu as fait quoi ? À Intermarché, je ne sais pas, rien.
— Rien ? Il est tombé devant toi et tu n’as rien fait ?
— Non.
Trois paires d’yeux m’ont transpercé de part en part, des lasers froids et accusateurs, mais je devinais dans leur regard que chacun tentait peu à peu d’évaluer ce qu’il aurait fait lui-même en pareille situation. J’ai demandé Vous auriez fait quoi vous ? Aurore et Clément se sont lancés dans une surenchère de réactions héroïques faites de bouche-à-bouche et de massage cardiaque. Léonie était plus mesurée.
— Je crois qu’instinctivement, je me serais accroupie près de lui, pour lui parler, le garder en état de conscience en attendant que les secours arrivent, lui poser des questions sur sa vie en lui tenant la main, tu sais, pour le maintenir dans une forme de réalité, le rassurer.
J’ai failli lui demander : même s’il t’avait doublée à la caisse ? Mais je me suis contenté de hocher la tête, d’un hochement qui semblait dire Oui, voilà peut-être ce que j’aurais dû faire.

J’avais rendez-vous le lendemain avec mon frère, Laurent, pour boire un café. Je savais très bien pour quelle raison il voulait me voir. Pour cette même raison qui nous obligeait à nous rencontrer régulièrement depuis environ deux mois. Il fallait vider la maison de notre mère. Il n’en démordait pas. Il fallait s’y résoudre, je n’allais tout de même pas attendre qu’elle tombe en ruine, si ? Pire : on n’allait tout de même pas en faire un musée, point d’exclamation. Mon frère savait pertinemment qu’il touchait un point sensible en employant ce terme, musée. Il teintait de ridicule ce qu’il soupçonnait être mon vœu le plus cher, il le retournait contre moi pour en souligner toute l’absurdité.
Bien sûr que si, j’aurais aimé en faire un musée. Pourquoi pas ? Nous avions grandi dans ces murs, c’était la maison de notre enfance, la vider impliquait de nous vider nous, comme des poulets avant l’étal, nous vider de notre passé, de notre héritage, de nos premiers rires et de bonheurs jamais égalés. Il faut tourner la page, tel était le leitmotiv de mon frère. Je ne supportais pas cette expression. Tourner la page, qui a décrété ça ? Qui a décidé qu’une page devait inévitablement être tournée ? Et si j’avais, moi, envie de la lire et la relire encore cette page ? Il disait la maison de maman, avec un timbre froid et décharné. La formule résumait tout : ça n’était plus la sienne. Depuis longtemps. Mon argumentation était chaque fois la même : Ben je sais pas, on a quand même beaucoup de souvenirs dans cette maison… Il me regardait avec des yeux ronds d’incompréhension comme si je venais de lui parler coréen. Des yeux qui disaient Souvenirs, passé, âme, qu’entends-tu exactement par là ? Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? Tu sais, une maison qui n’est pas habitée et donc pas entretenue se dégrade. Sans compter la taxe foncière… Deux mille euros par an, même divisée en deux, ça reste une somme pour une maison laissée à l’abandon. Nous ne parlions plus la même langue, nous étions deux frères ancestraux s’étant perdus en cours de route, un Israélien et un Palestinien autour d’un café allongé.
Cela faisait plusieurs mois que je repoussais l’échéance à coups d’excuses précaires, En ce moment j’ai du boulot, laissons passer la rentrée, je serai plus dispo ensuite. Passé la rentrée, je me réfugiais dans des alibis de copies à corriger et d’incessantes réunions pédagogiques, Ça ira mieux à la Toussaint, ce sera mieux à ce moment-là. Et la Toussaint était passée, nous étions début décembre et je sentais bien que j’étais à court de munitions. Noël approchait à grands pas et me pendait au nez. Et c’était probablement le pire moment pour vider la maison familiale avec tout ce que cette période charrie d’enfance et de présence maternelle.
Il était déjà attablé quand je suis arrivé, il s’est levé pour me faire la bise. Nous nous étions tellement éloignés ces dernières années que j’avais toujours la sensation de faire la bise à une statue d’ancien militaire oublié sur une place de village. Embrasser un contrôleur de la SNCF pris au hasard sur un quai de gare ne m’aurait pas mis moins à l’aise. Nos joues s’effleuraient à peine, la distance croissante qui les séparait année après année témoignait de la distance qui s’installait entre nous. À ce rythme, dans dix ans, nous nous ferions la bise en maintenant nos joues à vingt centimètres l’une de l’autre. Bise invariablement accompagnée de son Comment va ? Je ne supportais plus non plus ce comment va, je ne supportais plus cette tournure – comment va qui ? Comment va quoi ? –, cette éviction du ça qui instaurait une réserve, érigeait entre nous un mur invisible. Ce comment va me donnait l’impression d’être le client de mon frère, il rétrogradait son interlocuteur de facto au rang de subalterne, le renvoyait à sa condition d’interchangeable. Et la tentation était grande chaque fois de lui répondre Ben écoute, va plutôt pas mal. Je n’avais jamais osé. J’étais l’aîné biologique mais le cadet psychologique, je ne faisais pas le poids, je ne l’avais jamais fait. Le sens de la repartie n’était pas dans mes gènes, c’est lui qui en avait hérité. Ces derniers mois, le constat de notre éloignement me rendait triste à chacun de nos rendez-vous. Il avait peut-être toujours été là, mais atténué par la présence de notre mère entre nous. Notre mère partie, je me retrouvais seul et démuni face à des bises froides et des ça portés disparus.
Comme je m’y attendais, après quelques échanges sans grande substance, il est entré dans le vif du sujet.
— Tu sais, pour la maison, ce serait bien qu’on s’y mette pas trop tard…
Voilà, nous y étions. Je le prévoyais et pourtant j’étais pris au dépourvu chaque fois.
Je soupçonnais sa femme, Corinne, de vouloir précipiter les choses. Rien de concret ne venait étayer ma suspicion, elle n’avait jamais évoqué cette question en ma présence, mais c’était tout comme. Quand il nous était arrivé d’aborder le sujet devant elle, elle s’était aussitôt murée dans un mutisme anormal, elle habituellement si diserte. Le calme avant la tempête, le silence lourd du stratège qui jauge le champ de bataille avant l’assaut. Je la sentais pressée de vider la maison pour la mettre en vente. Je défendais une zone en péril mais Corinne était plus coriace que l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. J’étais zadiste de mon passé, les pieds dans la boue, arborant des panneaux inoffensifs face à une armée de bulldozers. Elle travaillait en sous-main, j’en étais persuadé. Elle avait dans sa besace tout un tas de regards en coin et de mimiques très codés que mon frère comprenait. Lors de nos repas de famille, je ne redoutais rien tant que de me retrouver seul avec elle dans une pièce. Cette situation rendait criant le constat que nous n’avions aucune affinité. Dans ces cas-là, nous nous précipitions sur notre phrase bouée, Et sinon, toi, le boulot ? La seule à laquelle se raccrocher au milieu d’un océan glacial et infini. Et je l’attrapais sans me faire prier. Oh ben tu sais, les conditions de travail sont de pire en pire, ça devient de plus en plus compliqué, et je remerciais in petto le gouvernement de torpiller l’Éducation nationale pour me fournir un sujet de discussion avec ma belle-sœur. Corinne était de ces mères qui, à table, donnent les cuisses de poulet en priorité à leurs garçons sans rien demander à personne. Ça pouvait sembler anecdotique. Ça ne l’était pas. Que devient un enfant à qui l’on offre la prévalence sans discussion possible ? Que devient un enfant éduqué à la cuisse de poulet acquise ? Il vide la maison de sa mère, il parle taxe foncière et humidité des murs, les souvenirs d’enfance lui sont coréens.
— Tu sais, je me disais qu’on pourrait d’abord y passer, tous les deux, voir un peu ce qu’on peut faire dans un premier temps, qu’est-ce que tu en penses ? Ça te prendrait une petite heure, juste évaluer l’ampleur de la tâche…
J’ai été pris de court. Je n’avais aucune raison valable de ne pouvoir libérer une heure, n’importe qui peut libérer une heure au milieu d’une semaine. J’étais fait comme un rat. Il avait donc changé de tactique. À la charge frontale il substituait une approche plus stratégique, amadouer progressivement son forcené. Fais pas le con, lâche cette maison et tout se passera bien. J’ai dit D’accord, d’accord pour une heure. Il a touillé son café avant même d’y mettre son sucre, les yeux plongés dans sa tasse, son impassibilité affectée hurlant victoire. Il agitait sa cuillère en silence pendant que dans sa tête des danseuses du Crazy Horse effectuaient un numéro de french cancan, des milliers de paillettes scintillantes se déversaient dans son café sans sucre.

Tout en faisant mon cours, j’observais du coin de l’œil le ballet que jouaient Julien Massart et Carla Buchy. Les regards échangés, les sourires en coin, les tentatives d’approche hésitantes. Alors que j’évoquais le Jeudi noir, Julien Massart est intervenu pour dire Ils se sont gourés de jour pour le Black Friday ! C’est le genre d’intervention que j’acceptais volontiers, elle restait dans le cadre du cours et émanait d’un bon élève – argument qui, j’en étais conscient, était pure injustice. Toute la classe a ri. Injustice supplémentaire : si Thomas Barbier avait lancé la même remarque, il n’aurait récolté qu’indifférence et silences gênés. Tout est déjà inscrit dans une salle de classe de lycée comme dans les lignes de la main. Après sa saillie héroïque, Julien Massart a jeté un bref regard vers Carla Buchy, à peine perceptible, un quart de seconde, Carla Buchy et moi avons peut-être été les seuls à le voir, pour jauger l’effet de sa blague. Elle avait ri, ses joues revêtant même une légère teinte rosée. Julien Massart rayonnait de son succès, savourant pleinement cet instant de grâce. Cette repartie, c’était uniquement pour elle, c’était elle son public, le paon avait réussi sa roue. Ce soir, dans son lit, il revivrait ce moment, il se le repasserait encore et encore, Ils se sont gourés de jour pour le Black Friday, rire rosé de Carla Buchy.
J’étais toujours attendri de voir des couples se former dans l’enceinte du lycée, de les voir évoluer sur une année scolaire, parfois même plusieurs. Psychodrames, passions incandescentes et cœurs en charpie, des tectoniques affectives que l’on devinait à d’infimes détails, des coups d’œil, des changements de place dans la classe, véritables chaises musicales au rythme des cœurs qui battent. Les élèves pouvaient passer d’une exaltation démesurée à une dépression tenace dans la même semaine. L’âge des dénivelés étourdissants. Et nous, enseignants, étions les premiers spectateurs de ces dramaturgies, comme devant les séries les plus palpitantes.
Dans la salle des professeurs, je me suis servi un café et j’ai dit à Gilles Je suis sûr que Julien Massart et Carla Buchy vont sortir ensemble. Il m’a dit Pas sûr, Nasser Adda est sur le coup aussi. Quelqu’un avait ajouté une plante dans le coin de la pièce, un ficus, je ne me souvenais pas l’avoir déjà vu. Qui parmi nous avait envie de se sentir dans la salle des profs comme chez lui, au point d’y apporter une plante ? J’ai dit à Gilles que j’avais vu un type faire un malaise à Intermarché.
— Ooh, et tu as fait quoi ?
Décidément. Lui aussi s’attendait à ce que j’aie fait quelque chose. Je commençais à croire que la réaction normale était d’intervenir et que j’étais un lâche dépourvu de la moindre empathie. Quel genre de monstre pouvait sortir du magasin en poussant son caddie comme si de rien n’était ? J’ai répondu Rien. Puis Tu aurais fait quoi toi ? Il a réfléchi.
— Probablement rien non plus. Je me serais approché pour essayer d’aider, comme tout le monde. En réalité, mon geste aurait été du même ordre que les gens qui ralentissent en voiture quand ils passent devant un accident sur le bord de la route.
Nous avons fini notre café en méditant là-dessus.

Quand je suis rentré, Léonie m’a tendu le quotidien régional, le doigt pointé sur un mince entrefilet à la page des faits divers.
— Tiens, regarde…
Le titre annonçait Un homme de 58 ans décède d’un AVC dans un supermarché. L’article au-dessous ne donnait pas plus d’informations, il ne faisait que reprendre le titre en l’étoffant de quelques lignes. Lignes que j’ai parcourues plusieurs fois de suite pour en saisir toute la réalité : un homme était mort à deux mètres de moi. C’était la première fois de ma vie que j’assistais à une mort en direct. Cet événement déjà perturbant sur l’instant prenait soudain une tout autre dimension. Une existence de cinquante-huit ans avait stoppé sa course en plein vol sous mes yeux. Une existence dont le dernier geste avait été de glisser une boîte de haricots rouges dans un sac en toile. Ce détail ajoutait à l’absurdité de la situation. Toutes les morts ne se valaient pas. Et cette boîte de haricots rouges prenait, elle aussi, une tout autre dimension, elle était associée à une fonction concrète. Elle ne s’était pas trouvée là par hasard, elle s’apprêtait à avoir un rôle dans la vie de cet homme. Peut-être avait-il prévu de faire, le soir même, un chili à sa mère qui adorait ça. Peut-être était-il pressé lui aussi parce qu’il devait la récupérer à la gare, peut-être sa mère avait-elle du mal à se déplacer avec sa canne et ses jambes gonflées par des problèmes de diabète, il devait absolument y être à l’arrivée du train. Et moi je lui en avais voulu de m’avoir doublé. Je n’arrivais pas à détacher mon regard de ces quelques lignes. La seule chose que je suis parvenu à articuler à Léonie a été Bon ben tu vois, je n’aurais pas fait grand-chose de plus, phrase que j’ai regrettée à peine prononcée.

— J’ai vu Laurent cette semaine, il continue avec son histoire, il ne lâche rien, il est pressé de vider la maison. Je sais que ça t’aurait minée qu’on la vende, je le sais, il a beau me dire le contraire, je crois qu’il se dupe lui-même… Il se fait monter la tête par l’autre là aussi…
Une vieille dame est entrée dans le cimetière, elle est passée près de moi, je me suis interrompu en pleine phrase, attendant qu’elle s’éloigne, mais elle est allée se poster juste derrière moi, devant une autre tombe, et s’est mise à parler à son tour. Elle demandait à son mari s’il allait bien, lui disait que les températures avaient chuté. J’aurais pu, moi aussi, continuer à parler à ma mère, mais j’avais besoin d’intimité. Et le spectacle de deux personnes dos à dos monologuant m’aurait paru pour le moins perturbant. Il m’arrivait parfois de parler à ma mère avec mon portable à l’oreille, de loin on pouvait croire que je téléphonais à quelqu’un – même si ce geste ne donnait pas une très bonne image d’un fils venant rendre visite à sa mère.
Ma mère me regardait en souriant, j’aimais beaucoup cette photo, c’est mon frère qui l’avait choisie, comme il avait toujours tout choisi, mais cette fois je lui en étais reconnaissant. De toute façon, à cette époque, je n’étais pas en état de choisir quoi que ce soit. Je nous revoyais aux pompes funèbres, Léonie, Corinne, Laurent et moi, les discussions interminables pour savoir quelle plaque choisir, quelle couleur, quelle matière, comparant, évaluant la possible usure à l’épreuve du temps en fonction du type de gravure. Sans parler du choix de l’épitaphe. Nous avions opté pour Le souvenir est une fleur qui ne veut pas mourir. La dame des pompes funèbres avait dit C’est un très bon choix – et je m’étais demandé s’il lui arrivait de dire à ses clients Mouais bof, elle est un peu nulle celle-là, je ne vous la conseille pas. Je n’avais pas discuté, je m’étais aligné sur la majorité. J’étais si dévasté que j’aurais validé à peu près n’importe quoi, une recette de cuisine, une notice de montage Ikea, un extrait de chanson paillarde. »

À propos de l’auteur
Fabrice Caro © Photo Francesca Mantovani

Fabrice Caro a publié près de quarante bandes dessinées, dont le fameux Zaï zaï zaï zaï, et a signé en 2023 le nouvel album d’Astérix. Il est aussi l’auteur de romans parus aux Éditions Gallimard, Figurec (2006), Le discours (2018), Broadway (2020), Samouraï (2022) et Journal d’un scénario (2023). (Source : Éditions Gallimard)

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