Prix des Deux Magots 2024
En lice pour le Prix de Flore 2024
En deux mots
Pour Pierre, Elle et Lui est le plus beau film du monde. C’est à la sortie d’une séance qu’il va faire la connaissance de Florence. Le quinqua et la septuagénaire vont se voir régulièrement et devenir intimes. Mais cette relation n’est-elle pas vouée à l’échec ?
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Florence et Pierre, parce que c’est elle, parce que c’est lui
Jean-Pierre Montal nous offre joli roman construit autour de la rencontre de deux cinéphiles qui trouvent dans Elle et Lui des résonnances à leurs propres histoires. Mais cette fois, il ne faudra pas manquer leur rendez-vous. Pétillant, émouvant, surprenant !
Commençons par remercier les membres du jury du Prix des Deux Magots qui ont eu l’excellente idée de distinguer ce savoureux roman. On se régale en effet en suivant les pas de Pierre, cadre d’entreprise et cinéphile. Ou plutôt spécialiste d’un seul film, Elle et lui du réalisateur américain Leo McCarey.
Avant d’en venir à l’histoire, permettez-moi une digression à propos de cette œuvre considérée par le narrateur comme « le plus beau film du monde ». Je ne sais pas s’il mérite un tel éloge, mais je suis sûr que vous passerez un excellent moment en regardant l’une des différentes versions disponibles, soit la première version en noir et blanc intitulée Love Affair, en V.O. et qui date de 1939 avec Irene Dunne et Charles Boyer, le remake de 1957 en technicolor du même réalisateur intitulé cette fois An Affair to Remember, avec Deborah Kerr et Cary Grant dans les rôles principaux ou même le remake de 1994 dû au réalisateur Glenn Gordon Caron et intitulé Rendez-vous avec le destin (Love Affair). Et pour être tout à fait complet sur le sujet, on citera aussi Nuits blanche à Seattle de Nora Ephron avec Meg Ryan et Tom Hanks qui reprend certains éléments du scénario et rend hommage à Leo McCarey.
Mais revenons au roman. Pierre a pris l’habitude d’assister à toutes les projections du film proposées au fil des ans. Il lui arrive même de verser une larme quand arrivent les dernières répliques, ce que remarque une dame âgée au sortir de la séance. Il la retrouvera lors d’une autre séance et décident de parler du film autour d’un café.
Un premier rendez-vous qui sera suivi d’autres rencontres durant lesquelles chacun va se livrer un peu plus, retracer le fil de sa vie. Florence racontera qu’elle est franco-anglaise, qu’elle a été mariée, qu’elle a des enfants et qu’elle préfère la version avec Cary Grant. Pierre qu’il est passé à côté d’une histoire d’amour, que le film est un peu comme une piqûre de rappel et qu’il préfère la première version. Ce qu’il n’avouera pas, c’est le trouble que provoque chez lui la nuque de Florence, une nuque jeune qu’il va subrepticement embrasser au moment où elle monte dans son taxi.
Des heures qui suivront, nous n’aurons droit qu’à un résumé elliptique : « Il y a un trouble inexplicable à caresser une peau beaucoup plus âgée que la sienne. Je sais ce qu’un psychanalyste en dirait et je sais aussi qu’il aurait tort. Cette peau ridée et distendue était en avance sur moi. Elle en savait plus que moi. Cette peau m’intimidait. »
Mais la relation va s’interrompre là. Florence va partir en Angleterre, Pierre en Allemagne puis en vacances avec des amis dans le sud de la France. Là ils échangeront quelques SMS et promesses de retrouvailles. Jusqu’à ce coup de fil de Florence qui va sonner comme une rupture : « Nous nous sommes connus à contretemps. Et vous le savez aussi bien que moi. Je pensais, j’espérais que vous alliez fuir. Cela aurait été plus simple pour tout le monde. Mais non, vous étiez là, comme si la situation ne posait aucun problème. C’est absurde. À cinquante ans, vous pouvez rencontrer une femme de votre âge ou plus jeune, peut-être même avoir des enfants, je n’en sais rien… Enfin, tout cela est encore possible. Moi, j’ai soixante-douze ans. »
Fin de l’histoire.
Toutefois, un soir un livre va attirer son regard sur une table de librairie, L’Œil du passé de Florence Wheeldon-Martel dont l’action se déroule à Vienne en 1974. Un ouvrage qui va lui permettre d’éclairer une grande part d’ombre et de comprendre aussi pourquoi Florence aime Elle et Lui.
« Un film, ça sert à comprendre ce que l’on ne peut pas saisir sur le moment, parce que la vie fonctionne ainsi, au rythme d’un décalage horaire perpétuel : le temps de la compréhension et celui de l’action ne coïncident jamais. »
Jean-Pierre Montal réussit ici un monument de sensibilité, de finesse et d’émotion. À la douce mélancolie qui s’empare du lecteur au moment de refermer le livre viennent se mêler des souvenirs de cinéma, d’amours défuntes avant même que d’avoir commencé. C’est peut-être dans ces pages, denses et brèves que se niche ce qu’on appelle la grâce !
La Face Nord
Jean-Pierre Montal
Éditions Séguier
Roman
152 p., 19 €
EAN 9782840499930
Paru le 29/08/2024
Où ?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi des voyages à Vienne, Londres, Francfort, Düsseldorf et Stuttgart.
Quand ?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusqu’en 1974.
Ce qu’en dit l’éditeur
Un homme rencontre une femme à la sortie d’une séance de cinéma, ils tombent amoureux, cependant leur histoire tourne court… Le roman de ce qui a failli être, de ce qui a presque été.
Un homme rencontre une femme à la sortie d’une séance d’Elle et lui, le chef-d’œuvre de Leo McCarey. Ils se mettent à discuter de leur passion pour ce film. C’est le point de départ d’une histoire d’amour à la fois évidente et intense. Mais elle a soixante-douze ans, et lui, quarante-huit. Peut-on ignorer un tel fossé ? Est-il possible de tout recommencer ?
Leur histoire va les plonger dans la spirale du temps et des souvenirs. Le Paris d’aujourd’hui ouvrira un passage vers la Vienne d’autres époques, de l’immédiate après-guerre aux années 1970.
Portée par une écriture sensible et ciselée qui traque obsessionnellement le mot de trop, La Face nord explore les frontières indécises de nos vies parallèles, vécues ou rêvées. En conteur virtuose, Jean-Pierre Montal signe un roman d’une beauté troublante où le grain du réel se mêle au flou des sentiments.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Victor de Sepausy)
Actualitté (Nicolas Gary)
Zone critique (Gabriel Boksztejn)
Atlantico (Laurence Biava)
Blog Sur la route de Jostein
Les premières pages du livre
« PREMIÈRE PARTIE
EMPRISE STATUE DINGUE
1
Je pleure au cinéma. Parfois pour pas grand-chose, une réplique ou une scène suffisent. Je ne crois pourtant pas être plus sensible que la moyenne ; je ne me suis jamais retrouvé en larmes dans un musée ou une salle de concert, encore moins à la fin d’un roman. J’ai même parfois du mal aux enterrements. Mais, terré dans la pénombre d’une salle, le téléphone en « mode avion », le regard rivé à l’écran… Disons pour faire court que les cartes sont redistribuées. Une région de mon cerveau prend le dessus sur les autres, les assiège puis les soumet à sa loi.
Aujourd’hui, je ne m’en cache plus, « j’assume », comme disent les hommes politiques pris la main dans le sac. Mais, pendant des années, surtout vers la vingtaine, lorsque l’on est convaincu que la valeur d’un caractère se mesure à sa dureté, j’ai eu recours à différents stratagèmes. Le plus efficace reposait sur ma mauvaise vue. À la fin de la séance, je frottais mes paupières. « Moins douze à gauche, moins huit à droite, hypersensibilité oculaire, quand la lumière revient d’un coup, ce sont les grandes eaux. » J’attendais quelques secondes, assis, les yeux fermés. La discussion roulait ensuite sur le débat opposant les lentilles de contact aux lunettes ou sur le film qui venait de se terminer. La stratégie de diversion avait fonctionné, je pouvais sortir la tête haute. Avec Elle et lui, c’était différent.
2
Je dis souvent que j’ai vu ce film « une dizaine de fois » mais, avec les années, cette formule toute faite doit être bien en dessous de la réalité. Ce n’est même pas l’une de ces œuvres fétiches découvertes à l’adolescence et qui accompagnent toute une vie. Non, ma première séance date de 2004, j’approchais des trente ans. Ce jour-là, mon alibi ophtalmologique n’aurait pas dupé grand monde. Heureusement, j’étais seul. Une fois dans la rue, les yeux encore humides, j’ai su sans le moindre doute que je venais de voir une perfection. « Le plus beau des plus beaux films du monde », comme l’a écrit un critique à propos d’une autre œuvre, mais je ne vais pas me gêner pour lui voler sa formule et rétablir la vérité. Ai-je compris pour autant que ces plans et ces dialogues ne me quitteraient plus jamais ? Je ne crois pas. Pas immédiatement.
Au fil des visionnages, chaque recoin de cette histoire m’est devenu familier : un homme et une femme se rencontrent lors d’une traversée en paquebot, chacun doit se marier à l’arrivée. Ils tombent amoureux l’un de l’autre et décident de se donner rendez-vous, six mois plus tard, le 1er juillet, à dix-sept heures, au cent deuxième étage de l’Empire State Building. Ainsi, ils auront pris le temps de s’interroger sur leurs sentiments, de rompre s’il le fallait et de trouver du travail – ils dépendent chacun à leur façon de leur futur conjoint. Le jour des retrouvailles sur le toit du gratte-ciel, la femme se fait renverser par une voiture dans la rue. L’homme n’en saura rien et attendra là-haut jusqu’à la nuit tombée avant de se rendre à ce qu’il croit être l’évidence : elle n’est pas venue, elle n’a trouvé ni l’élan ni le courage nécessaires… Peu importe, elle n’est pas venue. Chacun vivra avec ce souvenir du rendez-vous manqué, une douleur qui ne se mesure pas par son intensité, plutôt par sa persistance. Elle est toujours là. Elle stagne sous les différentes couches du quotidien, invisible, une nappe phréatique polluée par le chagrin. Il y aura des retrouvailles, heureuses mais voilées par ces mois de doute, de tristesse et de manque. « Heureuses mais… », ce serait la meilleure définition du film. Mélo mais… Comédie mais… Romantique mais… Ce « mais » universel qui parvient toujours à se glisser entre les rouages.
La moindre réplique rivalise avec les maximes des grands moralistes. On pourrait lire Elle et lui. On devrait. « C’est drôle, les choses qu’on préfère sont illégales, immorales ou font grossir » … difficile de faire mieux, non ? Un dialogue comme « Qu’est-ce qui rend la vie si difficile ? – Les gens, peut-être ? » vaut largement « L’enfer, c’est les autres » du père Sartre, sans se gargariser de grandes théories en « isme ». Et que dire de « Soyez heureuse, aucun garçon ne vous courtise, alors pas de mariage et pas d’enfants qui auront honte de vous » ? Peut-on décrire plus simplement le poids écrasant des responsabilités ? Peut-on pointer plus nettement l’absurde enchaînement d’engrenages qui conduit vers la vie d’adulte ?
J’ai d’abord cheminé à tâtons dans le film puis en habitué, entre son scénario et ses images. Il m’est arrivé de me rendre à une séance dans le simple but de retrouver les personnages, de passer une heure trente avec eux et de m’éviter un début de soirée trop solitaire ou, au contraire, un de ces dîners dans lesquels mon célibat fait tache. C’était le cas en février 2023. Séance de vingt heures, Filmothèque du Quartier latin, Paris, 5e arrondissement. La nuit précédente, une insomnie m’avait tenu éveillé. J’étais fatigué. Est-ce pour cette raison que le dialogue de la fin m’a touché d’une façon imprévue ? J’ai quitté mon fauteuil les yeux brillants, assommé par l’émotion et le manque de sommeil. Au moment de pousser la porte à battants, je me suis arrêté pour laisser passer devant moi une spectatrice emmitouflée dans un imperméable couleur mastic et une épaisse écharpe d’un bordeaux tirant sur le rouille. Elle était âgée et marchait avec prudence dans l’étroit passage délimité par les rangées de fauteuils rouges. L’espace de quelques secondes, elle m’a dévisagé avec un regard amusé.
3
Le lendemain, j’ai passé plusieurs heures à reformuler des avenants de contrat afin d’y incorporer des informations de plus en plus précises et insignifiantes. Cette brume administrative s’est épaissie au fil de la journée. En fin d’après-midi, j’ai claqué l’écran d’ordinateur sur le clavier. Pour dissiper cette torpeur, le plan s’est imposé avec évidence : un croque-monsieur au café Le Sorbon, puis Elle et lui à la séance de vingt heures. Les habitudes sont des alliées sûres.
4
Je garde un étrange souvenir de cette séance, comme si le film, à force d’être vu, connaissait mes faiblesses et en jouait. J’étais persuadé qu’à un moment, sur le pont du paquebot, Cary Grant se penche pour embrasser la nuque de Deborah Kerr. J’aurais même pu décrire la scène. C’était d’ailleurs le geste parfait au moment parfait, le juste dosage entre la discrétion que réclame leur situation (ils sont « pris » tous les deux) et l’audace qu’exige leur histoire naissante. Aurais-je eu cette présence d’esprit ? Je suis persuadé que non. J’aurais joué l’indifférence ou, au contraire, j’aurais voulu forcer le destin avec une déclaration trop appuyée. Réflexions totalement inutiles de toute façon, puisque ces plans étaient restés dans ma mémoire mais pas dans le film. Je les avais rêvés. Il y a bien le moment où Grant saisit la main de sa partenaire, quelques secondes chorégraphiées avec la minutie d’un ballet ; il remonte de deux marches dans l’escalier et l’embrasse hors champ comme, plus tard, l’accident au bas de l’Empire State Building sera lui aussi invisible pour le spectateur. Mais pas de baiser sur la nuque. Je suis sorti de la salle avec une impression de frustration, comme lorsque l’on feuillette un livre mal imprimé dans lequel il manque un chapitre.
« Vous aimez beaucoup ce film… »
La voix a ramené mon attention dans la rue Champollion. J’ai reconnu la laine bordeaux-rouille qui tranchait sur le beige du trench.
« Vous aussi, visiblement.
— Mais vous semblez moins ému qu’hier.
— Oui, je pleure au cinéma. Je sais, ce n’est pas brillant.
— Si on ne pleure pas pour Elle et lui… »
Sa main a amorcé un geste fataliste dans les airs avant de retomber le long de sa hanche. Elle portait une imposante bague noire qui semblait trop lourde pour ses doigts.
« Et puis, a-t-elle poursuivi, il vaut mieux pleurer pour des retrouvailles, une fin gaie.
— Pas totalement gaie non plus… »
Si nous avions été dans une comédie américaine, une « comédie mais… », j’aurais alors tendu ma main, « je m’appelle Pierre », et elle m’aurait répondu. Les présentations faites, la conversation aurait pu se poursuivre avec l’élan insufflé par cette légère intimité. Mais elle m’a dit qu’elle avait froid et qu’elle allait rentrer. J’ai alors remarqué la netteté de son profil, un nez droit et long, sans arrondis hésitants. Des yeux étirés s’arrimaient à ce pilier porteur ; leur périmètre semblait s’étendre encore à travers les deltas formés par les rides.
5
Certaines périodes de ma vie me font l’effet de ces morceaux de banquise qui se détachent pour flotter et se dissoudre au loin. Durant les trois mois qui ont suivi, j’ai bien dû travailler, sortir, participer à des dîners ; je me souviens d’un anniversaire dans le quartier du Châtelet. Mon amie Anne m’a également invité à voir quelques films récents et une exposition sur l’expressionnisme abstrait. Je ne connais pas grand-chose à la peinture mais ces tableaux m’ont semblé particulièrement débiles et complaisants. Un avis que j’ai gardé pour moi. Anne aime « me sortir », comme elle dit, « élargir mes horizons ». L’effort est admirable, surtout depuis que nous ne couchons plus ensemble. Combien de personnes se retrouvent dans ce genre d’impasse ? Quel pourcentage de Français se reprochent d’avoir confondu l’extrême complicité avec… autre chose ? L’enquête Ipsos serait instructive. Un soir, nous étions un peu ivres, j’ai demandé à Anne ce qui avait pu l’intéresser chez moi quelques années auparavant. Je sais bien que la fatuité suintait de cette question mais, vraiment, cela m’intriguait et l’alcool ouvrait la voie vers ce type de conversation. Je n’ai pas dit « plaire » mais « intéresser ». J’avais soupesé chaque mot malgré la boisson. Elle a fixé le feu rouge par la fenêtre du taxi et m’a répondu sans se tourner vers moi :
« Tu es le pire des séducteurs. Tu es incapable de draguer.
— Et ça, ça t’intéressait ?
— On ne se sent obligé à rien avec toi. »
Chaque année vers le mois d’avril, mon travail marque une pause de quinze jours à trois semaines. Les équipes commerciales organisent des déjeuners avec des clients, répondent à des appels d’offres, bref, s’activent pour faire signer des contrats qui repasseront par moi, mais plus tard, en mai ou juin. Avec l’expérience, j’ai échafaudé une théorie : tout le monde a envie de partir en vacances d’été l’esprit léger, ce qui justifie ce regain d’énergie du printemps. Dans la société occidentale du XXIe siècle, les congés et les loisirs qui y sont associés disent tout, expliquent tout, cartographient l’intégralité des souhaits et des désirs, forment l’horizon du genre humain, cristallisent les derniers élans qui peuvent conduire au dépassement de soi, et ce dans tous les milieux sociaux. In Club Med we trust. In Center Parcs, in Abritel, in Airbnb too. Fin de ma théorie.
J’ai profité du calme pour passer un week-end à Turin, avant de m’arrêter à Nice sur le chemin du retour, chez un ami d’enfance. D’ordinaire, je préfère Turin en hiver, quand il tombe des cordes, quand on se promène dans la ville en enchaînant les passages couverts, quand le moindre quidam dans mon genre prend, sous ces arcades sombres, des allures de conspirateur stendhalien. Je me souviens d’un week-end de 2016 au cours duquel j’avais pu voir Elle et lui, dans un magnifique cinéma, le Lux, logé au fond d’une galerie à l’exubérance typique du XIXe siècle. Cette année, pas de séance programmée. Mais la chance m’a souri lors de mon retour à Paris, sous la forme d’un cycle « Hollywood romantique » sans doute dicté par l’arrivée du printemps. J’étais heureux de retrouver ma ville, je me suis rendu à pied de mon appartement du 20e arrondissement jusqu’à la rue des Écoles pour la séance de dix-huit heures. J’avais mal calculé la distance et je suis arrivé avec quelques minutes de retard dans la salle déjà sombre.
Il s’agissait de la première version du film, tournée par Leo McCarey en 1939, avec Irene Dunne et Charles Boyer. Le réalisateur reviendra sur ce même scénario, dix-huit ans plus tard, pour un remake en couleurs avec Cary Grant et Deborah Kerr. On raconte que McCarey a voulu ainsi clamer haut et fort : « Vous voyez, je suis encore le meilleur ! » Je n’y crois pas du tout. À mon avis, il savait que cette histoire était indépassable, qu’elle contenait tout ce qui valait la peine d’être écrit et filmé. »
Extraits
« Il y a un trouble inexplicable à caresser une peau beaucoup plus âgée que la sienne. Je sais ce qu’un psychanalyste en dirait et je sais aussi qu’il aurait tort.
Cette peau ridée et distendue était en avance sur moi. Elle en savait plus que moi. Cette peau m’intimidait. » p. 43
« Vous tenez vraiment à être la dernière histoire de quelqu’un ? La dernière, vous vous rendez compte ! Nous nous sommes connus à contretemps. Et vous le savez aussi bien que moi. Je pensais, j’espérais que vous alliez fuir. Cela aurait été plus simple pour tout le monde. Mais non, vous étiez là, comme si la situation ne posait aucun problème. C’est absurde. À cinquante ans, vous pouvez rencontrer une femme de votre âge ou plus jeune, peut-être même avoir des enfants, je n’en sais rien… Enfin, tout cela est encore possible. Moi, j’ai soixante-douze ans. Vous entendez ? Soixante-douze ! Quatre-vingts moins huit ! »
Sa voix s’était teintée de colère. Elle avait presque crié cette soustraction stupide.
– Vous êtes toujours là, Pierre ? p. 65
Un film, ça sert à comprendre ce que l’on ne peut pas saisir sur le moment, parce que la vie fonctionne ainsi, au rythme d’un décalage horaire perpétuel : le temps de la compréhension et celui de l’action ne coïncident jamais. » p. 118
À propos de l’auteur
Jean-Pierre Montal © Photo DR
Né en 1971, Jean-Pierre Montal est romancier et éditeur. Cofondateur des éditions Rue Fromentin, il a notamment publié au sein de cette maison des auteurs comme Madeline Miller (Circé, Le Chant d’Achille), J. Courtney Sullivan (Les Débutantes), Meg Wolitzer (Les Intéressants) et les premiers romans de Patrice Jean (dont L’Homme surnuméraire). Aujourd’hui, au Cherche Midi, il est l’éditeur du Kafka de Reiner Stach (prix de l’essai Les Inrockuptibles 2023) ou encore de la biographie Robert Oppenheimer, triomphe et tragédie d’un génie, signée Kai Bird et Martin J. Sherwin, qui a inspiré le film de Christopher Nolan. La Face nord est son cinquième roman. Il suit La Nuit du 5-7 et Leur chamade (prix Jean-René Huguenin 2023). (Source : Éditions Séguier)
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