Tenir debout / La faiseuse d’étoiles

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
Double actualité pour Mélissa Da Costa : après « Tenir debout », l’émouvant roman autour d’un couple qui essaie de se reconstruire après un accident qui rend l’homme, comédien de 42 ans, tétraplégique. Pour lui et pour sa compagne, c’est le début d’un long combat qui a mettre leur amour à l’épreuve. Albin Michel a eu la bonne idée de publier « La faiseuse d’étoiles » en grand format. Ce bouleversant conte raconte comment la mère d’Arthur, 5 ans, imagine qu’elle va partir pour Uranus. Un long voyage pour lequel elle doit se préparer et où tous les détails sont peaufinés. Arthur est subjugué par ce projet secret, ravi d’avoir une mère fantastique.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Deux bonheurs de lecture

Avec « Tenir debout » et « La faiseuse d’étoiles » Melissa Da Costa confirme tout son talent à explorer les drames humains. Le premier roman retrace le combat de François, devenu handicapé à la suite d’un accident, et de sa compagne Eléonore pour se construire un avenir malgré le handicap. Le second est un conte très émouvant dans lequel une mère imagine un stratagème pour ne pas dire à son petit garçon qu’elle va mourir. Deux réussites !

Si elle n’est pas faiseuse d’étoiles, Mélissa Da Costa est une incroyable porteuse d’émotions. On le sait depuis son premier roman, Tenir debout. En cette rentrée, elle ne déroge pas à la règle avec deux romans qui, dans des genres très différents, vont tireront des larmes.
Commençons par Tenir debout, l’histoire de François et Éléonore, les deux narrateurs qui prennent successivement la parole pour nous raconter le drame qui les frappe.
François Louvier est comédien. Il a 42 ans et jouit d’une certaine notoriété. Une réussite due à son talent, mais aussi à Isabelle, son épouse metteuse en scène.
Mais au moment où débute ce roman, il a décidé de divorcer pour s’installer avec Éléonore, rencontrée quelques mois plus tôt au théâtre où cette étudiante en art de 24 ans est ouvreuse deux jours par semaine pour arrondir ses fins de mois. Son rêve est de devenir administratrice.
Ensemble, ils ont réservé un appartement avec vue sur le parc des Buttes-Chaumont et préparé leur déménagement avec les amis de la troupe.
C’est alors que François est victime d’un grave accident, son scooter est happé par un bus. Il se retrouve à l’hôpital et ne veut pas croire ce que lui annoncent les médecins, à savoir qu’il ne retrouvera plus jamais l’usage de ses deux jambes. A l’incompréhension puis la colère suit l’abattement.
En quelque 600 pages, on va suivre l’évolution du traitement et de la relation du couple durant trois ans. Mélissa Da Costa ne nous cache rien des difficultés, de la réaction des proches, des peines et de la douleur, mais aussi des petites victoires qui permettent, jour après jour, de ne pas sombrer. Car le bus qui a heurté François « ne s’est pas contenté de lui prendre sa colonne vertébrale, ses jambes, sa virilité. Il a piétiné sa vie jusqu’à en faire une bouillie infâme de laquelle on ne peut plus rien extraire. » Ou presque.
Avec beaucoup de patience et d’abnégation, Éléonore se bat au quotidien à ses côtés, souvent contre lui. Car elle veut croire que leur amour sera plus fort que l’adversité, qu’ils pourront partager une vie heureuse, qu’ils pourront même fonder une famille.
En suivant la longue rééducation imposée à François, on comprend aussi parfaitement ce qu’implique le quotidien des ces gens « en situation de handicap ».
À ce propos je me permets une petite parenthèse pour saluer tous les athlètes qui ont participé aux Jeux paralympiques et que j’ai eu l’honneur et la chance de côtoyer en tant que volontaire. En lisant le roman de Melissa Da Costa, on se rend encore mieux compte des efforts qu’ils ont dû fournir, de leurs incroyables performances, mais aussi de tous les obstacles qu’ils rencontrent au quotidien. Si le regard a changé sur le handicap, il convient d’accompagner aussi – chacun à sa place – leur combat pour que les barrières qui freinent leur vie de tous les jours disparaissent. Pour que, comme François et Éléonore, leur avenir s’éclaire.
Le second roman qui vient de paraître est en fait une réédition. La faiseuse d’étoiles était paru l’an passé en version poche au profit de l’UNICEF. Albin Michel a eu la bonne idée, avant les fêtes, de nous en proposer la version grand format.
Un peu à la manière dont Roberto Benigni imagine un jeu pour son fils dans La vie est belle, afin de lui cacher l’horreur du camp de concentration, Clarisse va imaginer qu’elle part en mission dans l’espace pour cacher à son fils Arthur, cinq ans, qu’elle va mourir.
Si dès les premières pages, on comprend que cette issue est inéluctable, on se laisse prendre au jeu, car c’est à Arthur qu’est confié le soin de nous raconter cette histoire. Une histoire tellement formidable qu’il ne peut qu’y souscrire. Avec lui, on suit les préparatifs du grand voyage et on comprend combien il se sent investi d’une mission. D’autant que son père et sa tante jouent le jeu. Au fil des jours, son amour pour cette femme exceptionnelle grandit encore.
La magie Melissa Da Costa opère à nouveau avec ce mélange de légèreté et de gravité quand, à 23 ans, le jeune homme se retourne sur cet épisode marquant de son enfance. Un livre à mettre entre toutes les mains !

Tenir debout
Melissa Da Costa
Éditions Albin Michel
Roman
600 p., 22,90 €
EAN 9782226472731
Paru le 14/08/2024

La Faiseuse d’étoiles
Melissa Da Costa
Éditions Albin Michel
Roman
240 p., 17,90 €
EAN 9782226489807
Paru le 30/10/2024

Ce qu’en dit l’éditeur (« Tenir debout »)
Jusqu’où peut-on aimer ? Jusqu’à s’oublier…
Le nouveau roman de Mélissa Da Costa nous plonge au cœur de l’intimité d’un couple en miettes et affronte, avec une force inouïe, la réalité de l’amour, du désespoir, et la soif de vivre, malgré les épreuves.

Ce qu’en dit l’éditeur (« La faiseuse d’étoiles »)
Jusqu’où peut-on aimer ? Jusqu’à s’oublier…
Le nouveau roman de Mélissa Da Costa nous plonge au cœur de l’intimité d’un couple en miettes et affronte, avec une force inouïe, la réalité de l’amour, du désespoir, et la soif de vivre, malgré les épreuves.

Les critiques de « Tenir Debout »
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Louella Boulland)
Le Journal de Montréal (Marie-France Bornais)
We Culte (Serge Bressan)
Culture vs News
France Bleu (Ma France – Wendy Bouchard)
Faire Face (Claudine Colozzi)
Confidentielles 
RTBF (Aurélien David)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Liseuse hyperfertile
Blog Publik’Art
Blog Julie chronique
Blog Carobookine
Blog Aude bouquine


Bande-annonce de « Tenir debout » de Melissa Da Costa © Production Albin Michel

Les critiques de « La Faiseuse d’étoiles »
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages de « Tenir debout »
« 1
Éléonore
Les mines sont lugubres dans cette salle d’attente à l’odeur de désinfectant et de vieux magazines. Les regards sont fermés, fuyants. Nul ne songerait à croiser celui de son voisin. Tout juste si les yeux se posent sur l’écran de télévision allumé. Les actualités du jour n’intéressent personne. On suit les allées et venues des soignants dans le couloir à travers la porte entrebâillée, on jette un coup d’œil furtif au-dehors comme pour s’assurer que le monde extérieur continue de tourner et on s’étonne de trouver un ciel toujours bleu, automnal, des oiseaux qui volent avec insouciance.
Contrairement à mes voisins, j’ignore l’extérieur, et le couloir ne m’intéresse pas vraiment. Je sais qu’on ne viendra pas me chercher tout de suite. Sauf si cela tournait mal. Sauf s’il mourait pendant l’intervention. C’est possible. Je n’ai pas lu les statistiques avant de venir. D’ailleurs je ne sais même pas vraiment ce qu’ils sont censés réparer. Je sais juste que c’est sérieux, qu’il faudra six à dix heures d’intervention. Ils ont parlé de « polytraumatisme ». Qu’est-ce que c’est censé signifier ? Je sortais de la salle de sport quand j’ai écouté le message vocal. Je suis venue sans réfléchir. Maintenant, j’ai les cheveux luisants et plaqués en arrière par la transpiration, une légère hypoglycémie me donne le tournis et j’ai froid dans ma tenue en lycra, mais peu m’importe puisque seule une chose m’intéresse : les autres femmes dans la salle d’attente. Mon cœur est sur le point d’exploser, pourtant je scrute leurs postures, la façon dont leurs mains se cramponnent l’une à l’autre, l’angoisse qui déforme leurs traits, le vide dans leurs yeux. Je me demande : l’une d’elles endure-t-elle le tiers de ce que j’endure ? L’une d’elles attend-elle des nouvelles d’un homme comme François, un homme dont la seule évocation la bouleverse, dont la voix annihile sa volonté ? L’une d’elles attend-elle des nouvelles d’un homme dont elle a un besoin viscéral ? Un homme sans qui elle mourrait ?
Et en les observant, j’en doute. Elles s’inquiètent, s’impatientent, se tourmentent, mais aucune d’entre elles ne se meurt comme je me meurs à cet instant précis. Toute vraie passion ne songe qu’à elle, écrivait Stendhal. Je suis la preuve de cet égoïsme. Je l’incarne dans cette salle d’attente. Je scrute les femmes et je me pleure : je pleure ma peau privée de François, mon corps et tous mes sens devenus inutiles s’il ne me revient pas.
Je n’ai jamais rien vécu qui s’approche de cette passion. Je n’ai que vingt-quatre ans, mais j’en suis certaine : une ardeur comme celle-là ne se rencontre qu’une fois dans une vie. Certains diront que c’est son indisponibilité qui m’a rendu François si indispensable, lui qui est tellement hors d’atteinte. C’est peut-être vrai… Comment peut-on capturer un comédien qui n’est réellement vivant que sur scène, dans la grâce de sa propre prestation et, parfois, à l’apogée de l’orgasme ? C’est ainsi qu’était François : insaisissable, multiple, un mystère. Penser à lui dans cette salle d’attente m’est aussi apaisant que douloureux. Je m’apprête à me lever pour faire quelques pas quand j’entends une voix connue dans le couloir. Je reconnais la silhouette. Grande, fine, élancée. Une posture désinvolte, des cheveux longs comme ceux de François, ramenés en arrière, un jean clair, une chemise blanche sous son trench-coat. Antoine. Ils se ressemblent tous les deux. Ils ont souvent joué sur scène ensemble. Leur similitude leur a parfois donné l’occasion d’être la doublure l’un de l’autre, ou d’incarner deux frères, voire un père et son fils. Pourtant, la ressemblance s’arrête à leurs silhouettes. Antoine ne dégage pas cette chaleur suave que François trimbale partout avec lui. Antoine a quelque chose de commun, de rassurant. C’est le type sympa, fiable, sur qui on peut compter. Si je devais lui associer une couleur, je lui donnerais le bleu. Ou le vert. Une couleur franche, simple. On lui fait confiance, on l’aime d’emblée, mais on ne se jetterait pas du dixième étage pour lui. François, lui, serait la couleur orange. Une couleur chaude, perfide, tout en nuances et en reflets, une couleur qui louvoie. Si on se colle à lui, on s’y brûle. Et tout à fait volontairement.
Antoine est dans le couloir, en discussion avec un médecin. Le temps que je me précipite, le médecin est reparti. Je m’agrippe à son bras. Il sent le propre. Le savon de Marseille et l’odeur légère d’un déodorant musqué. Moi je sens la transpiration séchée et l’angoisse.
« Léo… »
Il me prend dans ses bras. Je recule, me dégage. Ce n’est pas le moment. Vraiment.
« Qu’est-ce qu’il a dit ? »
Il a quelque chose d’égaré au fond des yeux.
« Il dit qu’il faut attendre. Nous n’aurons pas de nouvelles avant deux ou trois heures. Que s’est-il passé ?
– On ne m’a pas dit grand-chose. Juste qu’il était à scooter. Pressé. Il a refusé la priorité à droite… C’était un bus.
– Le pronostic vital est…
– Allons fumer une clope. »
Je ne peux pas l’entendre. Si on me force à l’entendre, alors il me faudra réfléchir sérieusement à la nécessité de rester en vie.
Nous sortons de l’hôpital sans un mot. Il fait claquer son briquet devant les portes vitrées. Je suis gelée dans ma tenue de sport trop légère. Terrifiée aussi. Mes dents s’entrechoquent.
« Tu n’as pas croisé Isabelle ? » demande-t-il.
Je secoue la tête.
« Elle a été prévenue ? poursuit-il.
– En premier j’imagine. »
Il ignore mon ton acerbe, vérifie son téléphone.
« Je devrais essayer de l’appeler, dit-il. Tu m’attends ici ? »
Je le regarde s’éloigner. Je tire sur ma cigarette pour m’emplir de fumée, ne pas penser à Isabelle. Pour ça aussi je préfère rester dans le déni. Je tâtonne dans mon sac en toile. Il ne contient que mon portefeuille et mon téléphone. Je déverrouille mon smartphone. En fond d’écran apparaît une image de François et moi. À l’intérieur d’un café parisien. Épaule contre épaule, je souris à l’objectif. François, non, il sourit rarement, mais il a une telle intensité dans le regard qu’il fascine quiconque croise son reflet. Ce soir-là, je porte une chemise noire en dentelle qui dévoile les bretelles rouges de mon soutien-gorge. Mon bras tendu prend la photographie. François a les deux coudes posés sur la table. Il porte une chemise grise. Derrière nous, un large miroir joue à nous révéler nos dos, celui de François, légèrement penché en avant au-dessus de son café, le mien cambré, offrant mes reins. C’est ainsi que je suis en présence de François : sensuelle, offerte, ouverte. Pleinement réveillée à la vie. S’il s’éteint, je n’aurai plus qu’à m’éteindre à mon tour.
Antoine ne revient pas. Quelques mètres plus loin, il est en conversation téléphonique avec Isabelle. Il chuchote. Il la préfère à moi, sans doute. Neuf ans, ça forge une amitié. Je m’en moque. Du moins c’est ce dont je tente de me persuader. Je déverrouille encore ce fichu téléphone. Je ne sais pas ce que je cherche en le faisant. L’heure n’a pas d’importance. Deux à trois heures à attendre, a dit le médecin. C’est ce cliché de nous deux que je guette, auquel je m’accroche de toutes mes forces. L’image que nous renvoyons. Le couple que nous formons. Nous sommes beaux, je crois. Plus beaux que François et Isabelle. C’est certain.
Son visage anguleux, tout en ombres, ses pommettes saillantes, ses yeux vert-de-gris, ses sourcils qui assombrissent son regard, le creusent, lui donnent tant de gravité. Et ses cheveux. Ses mèches brunes qui tombent sur ses épaules lui donnent cet aspect androgyne qui me le rend plus homme encore, plus viril, plus puissant. Et ce mouvement… Ce geste du poignet, tout en indolence, pour replacer ses mèches en arrière… Je crois que c’est ainsi que j’en suis tombée amoureuse.
À côté du François de la photographie, il y a moi. Mon reflet figé sur l’écran. Éléonore Lambray. Mince mais pas maigre. Comme lui. Juste frêle ce qu’il faut pour lui donner l’avantage, pour qu’il paraisse peser plus lourd, être plus fort, pour lui donner l’envie de m’entourer, de me posséder. Nos corps semblent avoir été sculptés pour s’imbriquer à la perfection, se reconnaître, se réclamer. Mon visage ressemble au sien. Fin, pâle, encadré de cheveux sombres eux aussi. Mais plus longs. Si les cheveux de François atteignent à peine ses épaules, les miens descendent jusqu’à mes reins. Je n’ai pas ses yeux verts. Les miens sont noirs. Je pourrais avoir des origines italiennes que ça n’étonnerait personne. En scrutant nos reflets, je nous trouve ce je-ne-sais-quoi qui fait dire que nous sommes assortis. Nous baignons dans la même lueur. Le même clair-obscur. Si mon double photographique avait le malheur de s’éloigner de François cependant, il perdrait cette lumière. Ne resterait qu’un visage pâlot et trop fin, que plus personne ne remarquerait. François, lui, continuerait d’attirer les regards. Avec ou sans moi il est entouré de cette aura fascinante.
La main d’Antoine, posée sur mon épaule, me ramène au présent, au froid vif de cette fin d’octobre.
« Elle était avec un docteur. Elle arrive dans trente secondes. »
Je n’ai pas vraiment le temps de prendre conscience de cette phrase, de ce qu’elle sous-entend. Je suis encore dans mon monde. Dans mes pensées qui m’éloignent de cette réalité. J’écrase ma cigarette, range mon téléphone dans mon sac en toile. Puis j’entends le bruit de la porte vitrée automatique et celui de talons qui foncent droit devant. L’instant d’après, elle est là, devant nous, ses cheveux blonds fatigués, son teint gris, ses traits tirés. Il m’est parfois arrivé de trouver Isabelle jolie, bien que très mal assortie à François. Pourtant, ce matin, je la trouve plus décolorée que jamais. Elle ne salue pas Antoine. Elle se poste devant moi. Les pans de son manteau laissent apparaître un pull trop grand, noir, à demi rentré dans son pantalon. Elle fait peine à voir ainsi. Ses yeux parcourent ma silhouette froidement, ma silhouette mince, moulée dans ma tenue de sport. La silhouette d’une femme de vingt-quatre ans sa cadette. Je sais que derrière le chagrin, la panique, la peur, l’étourdissement, il reste une petite part de son esprit suffisamment lucide pour imaginer les mains de François sur ce corps.
« C’est toi Éléonore, hein ? »
Je n’ai pas le temps de réagir. Je suis ailleurs. Hagarde. Vaguement nauséeuse. La clope sur mon estomac vide. La peur. Sa main atteint ma joue dans un claquement sec. Une gifle banale, mesquine, que je n’ai pas eu le temps d’anticiper.
« Isa ! » proteste Antoine.
Avec quelques secondes de retard, il s’interpose entre nous deux. Ma joue est brûlante mais je la sens à peine. Isabelle a les lèvres qui tremblent, le souffle rauque, épais. Elle s’agrippe à l’épaule d’Antoine comme si elle allait s’effondrer. Elle a beau se montrer en colère, je vois bien qu’elle est sur le point de craquer, d’éclater en sanglots. Elle n’est plus que ce corps mou, trop vieux, déserté par François. Mais je n’y peux rien, moi. C’est François qui s’est emparé de moi.
« Il est fichu. Handicapé. Tu vois… Je te le laisse bien volontiers. »
Je secoue la tête. Elle dit n’importe quoi. Cette folle ne sait pas ce qu’elle raconte. Antoine parle d’une voix blanche :
« Qu’est-ce que tu dis ?
– La moelle est touchée. Il est fichu.
– Arrêtez ! je m’interpose. Vous racontez n’importe quoi ! »
C’est ma voix qui tremble ainsi ?
Antoine fixe Isabelle, plus grave que jamais, insistant : « Tu es sûre ? C’est le médecin qui t’a dit ça ? »
Isabelle ferme les yeux, refoule ses larmes, cherche le courage, s’agrippe plus fort encore à Antoine.
« Un morceau de la vertèbre cassée…
– Eh bien ? la presse-t-il.
– Un morceau de la vertèbre cassée s’est niché dans la moelle. Ils essaient de lever la compression de la moelle épinière pour éviter que les dégâts ne se répandent. Ils… Ils doivent aussi stabiliser le rachis pour… pour éviter les lésions secondaires. »
Elle répète des termes techniques. Y comprend-elle quelque chose ? Antoine insiste : « Le rachis ? La moelle ? Tu es sûre ? »
Elle ment. Je tourne les talons. Vite. Trop vite. Elle ment.
« Léo ! Où tu vas ? » lance Antoine.
Je ne me retourne pas. Ils s’agrippent l’un à l’autre derrière moi pour ne pas flancher. Des perdants. Des faibles. Ils ne croient pas en François. Ils l’ont déjà condamné. Enterré.
Si je reste avec eux une seconde de plus, la peur et le doute commenceront à s’insinuer dans mon esprit. Il ne faut pas. J’entends Antoine qui m’appelle encore. Les portes vitrées s’ouvrent, m’avalent. Je retrouve la chaleur des couloirs surchauffés de l’hôpital. Pourtant je tremble toujours. Qu’a-t-elle dit, l’autre folle ? La moelle touchée. Les jambes fichues. Elle ne connaît pas François. François n’a rien à craindre d’un morceau de vertèbre brisée. François n’a rien à craindre d’un autobus. Cette nuit même, François était en moi, au-dessus de moi, ses mains immobilisaient mes poignets. Il me faisait jurer de ne pas jouir avant lui. Il était menaçant. Brûlant. Fiévreux. Jure tout de suite ! Sa main cramponnait mon menton pour m’obliger à le regarder dans les yeux. C’est là que l’orgasme a pris possession de moi, quand j’ai plongé dans ses prunelles ombrageuses. Alors il a planté ses dents dans mon cou. C’était terrible d’avoir mal ainsi, et pourtant pas encore assez. J’aurais voulu qu’il me brise davantage. Dans le couloir de l’hôpital, mes doigts frôlent la peau de mon cou. J’ai les marques de ses dents ici même. Une cicatrice rouge. Sensible. Cet homme-là, celui qui a fait ça, n’a rien à craindre d’une vertèbre brisée.

2
Éléonore
La voix du chef de service me hante encore des heures plus tard. Vous êtes une parente ? Si vous n’êtes qu’une simple amie, je ne peux pas vous autoriser à entrer… Je n’ai pas quitté la salle d’attente. La nuit est tombée. Antoine est parti, revenu avec une soupe de miso chaude et quelques gyozas qu’il m’a forcée à avaler. Isabelle s’est fait ramener chez elle en taxi. On la contacterait, elle. On la tiendrait informée de chaque étape de l’opération, du réveil de François. Elle est sa femme. Sur le papier, elle est sa femme, et je ne suis qu’une simple amie. Dans cet hôpital, personne ne sait que François a loué un camion de déménagement pour le week-end prochain. Qu’il a déjà fait ses cartons. Que dans six jours très exactement nous sommes censés emménager dans un deux-pièces parisien. Que la procédure du divorce avec Isabelle est la prochaine étape, une simple formalité. L’essentiel est dit : Isabelle est quittée, répudiée. Mon nom et mon prénom figurent avec ceux de François sur notre bail. Je ne suis pas une simple amie, non. Je suis la moitié de François. Celle qui mérite d’être à ses côtés en salle de réveil, à chaque seconde où il devra se battre pour émerger, respirer, ne pas sombrer. Et si on me refuse l’accès à sa chambre pour le moment, peu importe. Je resterai ici dans cette salle d’attente, j’y dormirai, je m’y laisserai mourir.
L’écran de télévision continue de faire défiler les actualités du jour. La salle s’est vidée. Avec moi demeure une femme portant un foulard rose et qui semble partager quelque chose de semblable. Je reconnais sur ses traits un peu de ce qui m’étreint et me torture. Qui est cet homme dont elle attend des nouvelles ? Un mari ? Un amant ? A-t-elle des marques similaires aux miennes dans le cou ? Pourtant, l’infirmière qui apparaît avec un sourire rassurant lui annonce : « Votre fils est réveillé, il va bien. »
La femme au foulard disparaît à petits pas pressés. Je me sens plus seule que jamais.

J’ai dû sombrer. Quand j’ouvre les yeux, ma nuque est douloureuse, mon corps engourdi. J’ai plus froid que jamais. La salle est déserte. Un SMS d’Antoine accompagne trois appels manqués.
J’espère que tu es rentrée te reposer. Isabelle m’a appelé à l’instant : François est sorti du bloc. Il est stable. Je t’embrasse. Bonne nuit.
« Il est stable. » Ça veut dire quoi ? Qu’il ne va pas mourir tout de suite ? Qu’il ne va pas mourir du tout, pas à cause de cet accident en tout cas ? Ou qu’il va se mettre sur ses jambes demain ? J’appelle Antoine, tombe directement sur son répondeur. Il a coupé son téléphone, ce con. Et s’il y avait une urgence ? Si l’état de François s’aggravait ? L’horloge dans le coin gauche de mon écran indique deux heures du matin. L’équipe a changé en fin de journée. Peut-être que ceux-là me laisseront approcher, voir François même juste une minute. Je me lève le cœur battant, m’accrochant à cette idée. Je ne sais pas si François a été transféré à un autre étage, un autre service. Une infirmière arrive dans le couloir en face de moi, fronce les sourcils en me voyant tituber. Je suis épuisée, je ne sais pas vraiment vers où me diriger.
« Madame ? Vous cherchez quelqu’un ? »
Elle prend une de mes mains glacées dans la sienne.
« François, dis-je. François Louvier. »
Quelque chose s’éclaire dans son regard. L’a-t-elle déjà vu au théâtre ?
« L’accident de scooter ?
– Ce matin, oui.
– Qu’est-ce que vous faites encore là ? »
Elle me houspille gentiment. Puis, constatant les tremblements de ma main toujours enfermée dans la sienne : « Vous êtes sa femme ? »
J’acquiesce. Il y a tant d’égarement sur mon visage qu’elle ne songerait jamais à mettre en doute mes propos.
« Il a quitté la salle de réveil. Il est en réanimation. Il a repris conscience quelques instants mais il s’est rendormi.
– Ce n’est pas grave. Je veux juste le voir.
– Bon. Je ne suis pas censée vous emmener là-bas en pleine nuit mais… ça restera entre nous. Venez. »
Elle me fait un signe du menton. Nous nous dirigeons vers l’ascenseur. L’infirmière enfonce le bouton d’appel.
« Il est encore tôt pour évaluer tous les dégâts bien sûr mais… »
Elle me sonde. Suis-je le genre de personne à vouloir savoir ? Ou de celles que le déni rassure ?
« Il faut vous préparer. C’est mauvais.
– Ça veut dire quoi ?
– Il ne remarchera peut-être jamais. »
Un silence plane dans l’ascenseur. Je ne réagis pas. Ce ne sont que des paroles en l’air. Elle n’est qu’une simple infirmière. Pas un médecin. Encore moins un chirurgien. Elle n’en sait rien. Et quand bien même… Ils ne connaissent pas François comme je le connais moi… Il ne se laissera pas terrasser par un banal accident de scooter. D’ailleurs il en a déjà eu un, à nos débuts. Il montait sur scène vingt minutes plus tard, à peine égratigné. Double entorse de la cheville, avait annoncé son médecin le lendemain. « Ah. » Voilà la seule réaction qu’avait eue François. Il boitillait vaguement le lendemain et le surlendemain encore un peu. Mais ensuite il avait oublié qu’il était censé avoir mal. Voilà ce que je devrais expliquer à l’infirmière si j’en avais le courage, mais je suis épuisée par cette journée d’attente angoissée.
Un léger tintement nous indique que nous sommes arrivées au bon étage. Le bouton portant le numéro 4 s’éclaire en rouge. Rouge sang. Rouge vie. Rouge passion. Voilà ce qu’il va se passer : François va ouvrir les yeux en me voyant arriver. Il souffrira peut-être malgré les calmants mais je lui dirai : « Chut, je suis là. » Et dès que l’infirmière nous aura laissés seule à seul, je saurai comment réparer tout ça, l’effacer, n’en faire qu’un lointain souvenir. Il n’a jamais su me résister et moi non plus. Quand je serai sous le drap, quand je m’occuperai de lui, il ne pourra rien me refuser. Pas même de remarcher. Il enfouira ses doigts dans mes cheveux et il promettra tout ce que je lui demanderai. François est ainsi : un impulsif, un passionné, guidé par ses désirs. François est la vie dans toute son intensité.
« On lui a donné des calmants. Il dort d’un sommeil lourd mais vous pouvez lui parler. »
Je reste sans voix, figée devant le spectacle. Je ne sais pas ce que je m’étais imaginé exactement mais c’est au-delà de tout. Dans cette chambre ultra-médicalisée, au milieu de ce lit entouré de barrières, une pâle copie de mon François se dessine. Il dort, bien entendu, mais ce n’est pas cela qui me fige. Il gît, enfermé dans un corset qui le maintient des pieds jusqu’à la nuque. Une momie. Il me paraît mort. À ses poignets, un cathéter relié à une poche à perfusion. Des tuyaux acheminent de l’oxygène jusqu’à ses narines. Le teint grisâtre sous la lumière blafarde ne m’évoque rien. Ce n’est pas lui. C’est une erreur. Ce n’est pas François. Et j’ai presque envie de rire. Quelle méprise ! Quel soulagement ! La machine émet des bips réguliers. Un rythme cardiaque se dessine sous la forme d’une courbe en dents de scie. Le panneau au-dessus de son lit indique François Louvier, né le 22 avril 1978. Je secoue la tête. Non. Ce n’est pas lui. François est grand, François me domine de quelques centimètres. Il est mince mais athlétique. Il respire la force, la santé. Cet homme-là est minuscule. Un petit soldat rafistolé enfermé dans une coque. Il me paraît frêle. Enfantin. Risible.
Une chaise est déplacée au sol, produisant un affreux couinement qui vient un instant étouffer les bips stridents.
« Asseyez-vous, madame Louvier.
– Ça ira. »
En réalité je m’apprête à repartir sans avoir vraiment conscience de mes gestes, de mes pieds qui reculent. Une erreur, une vulgaire erreur. Ce n’est pas lui.
« Madame, vous devriez vous asseoir. »
Ce ne sont pas mes jambes qui flageolent ainsi. Non, bien sûr que non. Puisque ce n’est pas François dans ce lit. Mon François a de beaux cheveux bruns dans lesquels j’aime enfouir mon nez. Ils sentent le feu de bois ou quelque chose qui s’en approche. Ce doivent être les salles de théâtre poussiéreuses qui leur donnent ces effluves lourds et boisés. Or ce François-là n’a pas de cheveux longs. Quelques mèches échappées d’une charlotte seulement. Sans ses cheveux ce n’est pas lui. Et puis… Tout cela est parfaitement ridicule : François ne dort jamais ainsi sur le dos, droit et figé. Il s’allonge toujours sur le côté, et à mon grand désarroi il me tourne le dos pour s’assoupir. Il m’oblige à aller me coller contre lui, à plonger dans sa nuque pour l’enlacer. Jamais il ne prendrait cette position.
« Je crois que vous devriez vous faire raccompagner. On peut vous appeler un taxi ? »
Je sors de ce moment d’égarement, découvre l’infirmière en face de moi. Je suis assise. Quand me suis-je laissée tomber sur la chaise ? Je n’en ai aucun souvenir. Un gobelet de café se trouve dans la main de l’infirmière. Les arômes me sortent définitivement de ma léthargie. Je me lève. Un peu brutalement. Elle recule, étonnée.
« Je vais rentrer. »
Je suis à la porte quand elle me rattrape enfin, la surprise passée.
« Vous voulez que je vous appelle un taxi, madame Louvier ? »
L’image d’Isabelle apparaît dans mon esprit.
« Je ne suis pas Mme Louvier.
– Pardon ?
– Cet homme n’est pas mon mari. »
Je ne vois pas le trouble que je sème en elle. Pourtant c’est vrai. Tout cela est vrai. Donc le reste également. L’homme dont le corps est maintenu dans une coque rigide n’est pas François.
« Madame ! »
C’est trop tard. Je disparais. Mes baskets claquent. Le double battant s’ouvre, se referme dans un bruit mat. Les escaliers. La minuterie. Les marches, quatre à quatre. La rampe glaciale. Alors que j’arrive sur le palier du deuxième étage, mon pied glisse. Je me sens chuter et atterrir lourdement sur les fesses. Un léger craquement. Pourtant je ne ressens aucune douleur. Juste le choc qui me maintient immobile, le cœur battant, quelques secondes. Puis la douleur irradie. Mon bassin. Mon dos. La peur.
« Putain de merde ! »
Mon cri se répercute dans toute la cage d’escalier, monte dans les étages. Pourtant personne n’apparaît. Personne ne vient voir, ne me demande de la fermer, ne s’inquiète de ma chute, ne me prend par l’épaule. Personne ne me demande si j’ai mal. Je suis là, parcourue de sanglots incontrôlables, avec cette odeur de transpiration qui me colle à la peau depuis ce matin et une fatigue immense qui s’abat sur moi. Je suis là avec l’image de François enfermé dans une coque, et qui n’est plus François. Et personne ne me demande si j’ai mal…

3
François
J’ai mal. C’est à peu près la seule réalité dont j’aie conscience. J’ai mal. Atrocement. C’est diffus. Comme un halo qui irradie en continu dans mon dos jusqu’à ma nuque et mes mâchoires. Chaque inspiration, chaque expiration, comme si mes côtes avaient été écartelées, puis broyées minutieusement jusqu’à ce qu’il ne reste que des miettes. Je souffre mais je serre les dents. Si j’ouvre la bouche, si je parviens à produire un grognement, ils me demanderont : « Tout va bien, monsieur Louvier ? Vous avez mal ? »
Alors je ne saurai pas faire autre chose qu’acquiescer. Et ils injecteront quelque chose dans leur foutue perfusion qui me fera dormir de nouveau. Un sommeil lourd. Presque une mort. Ce sera libérateur mais ma conscience s’échappera de nouveau. Je perdrai à nouveau la réalité que je tente d’approcher en vain. Où je suis, pourquoi, depuis quand… Tout se mélange, tout se confond, se dilue dans la douleur.
Une femme a prononcé le mot « accident » hier. Hier ? Était-ce hier ? Depuis quand suis-je là, dans cette autre réalité ? En enfer… Suis-je en enfer ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Il me semble que je suis en train de rêver. Ça doit être ça. Un cauchemar. Dans une poignée de minutes je serai réveillé dans mon lit. Bon sang, vivement ! Mon lit. Je trouverai près de moi le visage de Léo. Ou d’Isabelle. Je ne sais plus. Avec laquelle me suis-je couché ? quand ? dans quelle autre réalité ?
Elle sera près de moi, donc. Je pourrai lui dire : Quel cauchemar je viens de faire, putain ! Léo, si c’est elle, répondra par un grognement endormi en fronçant les sourcils dans son sommeil. Je l’embrasserai, car je me fiche de la réveiller, de la déranger, de l’offusquer. Nous sommes ainsi, elle et moi. Passionnés, effervescents, des enfants pourris gâtés qui refusent la frustration. Je me collerai contre elle, contre son corps tout chaud, contre ses seins nus, et je pourrai rire de ce terrible cauchemar. J’étais emprisonné en enfer. Je te jure. Je ne pouvais plus bouger. La moindre respiration était un supplice ! Je tentais de me réveiller, de revenir à la réalité, mais dès que j’ouvrais les yeux il y avait cette présence à côté de moi. Une forme blanche. Et quoi que je dise, quoi que je tente de bredouiller, elle m’injectait quelque chose dans les veines qui me faisait dormir de nouveau. Léo s’amusera de mon récit. Je ne la laisserai pas se moquer. Je lui réclamerai une gâterie, histoire de me remettre totalement de mes émotions. Elle s’exécutera. Elle s’exécute toujours. C’est pourquoi je suis fou d’elle.
Si c’est Isa à côté de moi ? Bon… Je fais taire la vague de déception. Elle est ma femme après tout. Celle que j’ai choisi d’épouser. À une époque je l’ai aimée autant qu’Éléonore. Différemment mais avec une intensité égale. Si c’est elle dans le lit, alors je ne l’embrasserai pas. Nous ne faisons plus ce genre de choses depuis pas mal de temps. Pourquoi ? Je ne sais pas. Le temps. L’habitude. Une barrière s’est installée entre nous, nous coupant de tout élan de tendresse spontané. Nous faisons encore l’amour parfois, chacun restant dans ses pensées, plus par besoin qu’autre chose. Je prends Isabelle par-derrière pour ne pas voir son visage. Elle peut s’évader. Elle fixe le mur, s’enfuit quelque part. Je le sens. À sa façon de m’échapper, de ne pas réagir à ma peau, à mes à-coups, mais à autre chose de plus subtil qui se vit sur un autre tempo. Une réalité qui se déroule derrière ses paupières closes. J’ai juré à Léo que je ne touchais plus Isabelle. C’est presque vrai. Il y a eu quelques coïts, rapides, sans tendresse ni passion. Ça ne compte pas vraiment. C’est surtout Isabelle qui les a provoqués. Parce que cela faisait quatre mois que nous ne nous étions pas touchés. Parce qu’elle se sentait triste, parce que la balance indiquait deux nouveaux kilos, que la ménopause se préparait et qu’elle voulait penser que rien n’était perdu. Une fois ou deux c’est moi qui ai provoqué la chose. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Léo était dans son studio, ailleurs, loin, trop loin. Ma femme était là. Son sourire, ses bavardages, sa façon de brosser ses cheveux avant de se coucher. Ça a fait naître en moi quelque chose de bref, de fragile. Un pincement au cœur. Un reste d’affection. Un éclat de notre amour d’alors. Je n’ai pas voulu le laisser échapper. J’ai fait l’amour à ma femme en ne pensant qu’à elle, pas à Léo. J’ai eu l’impression de réparer mon infidélité en embrassant son cou, en jouissant d’elle et d’elle seule, sans autre pensée. Je n’ai rien dit à Léo. Quel mal y a-t-il à aimer encore un peu sa femme ?
Je divague… Où en étais-je ? À mon réveil de ce terrible cauchemar. Si Isa se trouve dans le lit, alors je lui raconterai mon cauchemar comme à Léo. Elle sourira, les paupières closes. Puis elle dira : « Puisque tu es réveillé, va nourrir le chat, je l’entends gratter. » Isa et moi ne sommes plus dans l’amour fou mais nous formons une équipe. À la vie comme à la scène. Un tandem.
« Monsieur Louvier ? »
Je sens quelque chose de frais posé sur mes joues. On dirait deux petites mains. Léo ? Isa ?
« Monsieur Louvier… Vous pouvez ouvrir les paupières ? »
Pendant que je divaguais, la douleur s’est faite plus diffuse, plus supportable. Je l’ai reléguée au second plan. Mais tout à coup, cette interruption dans ma réalité la fait revenir de plein fouet. Elle reprend sa place. Son omnipotence. Je voudrais me crisper, me recroqueviller, mais je me sens contenu, bloqué. Je n’ai d’autre choix que d’essayer d’ouvrir les paupières, car je veux savoir, à la fin, sortir de cet état comateux, affronter la réalité. La lumière m’aveugle, me brûle la rétine. Je sens mon estomac vriller. Une vague de nausée me soulève.
« Vous faites une petite chute de tension, rien de grave. »
Un jet de bile brûlant sort. Le décor tangue tandis que je tente de reprendre mon souffle. Deux formes s’activent. La vérité me revient en pleine face.

Je partais pour la répétition de la pièce Voyous, vous dites ? Une daube. Une comédie avec de grosses ficelles bien lourdes. Je ne pouvais pas refuser, selon Isabelle. C’était sa meilleure amie qui avait écrit le scénario. Un geste d’amitié.
« Dernière fois ! » je l’avais avertie.
Je ne peux pas vraiment m’opposer à Isabelle. Ma carrière, je la lui dois en grande partie. Je suis donc allé à cette répétition avec dix minutes de retard. Dans ma tête je pestais. Une daube, presque une erreur pour ma carrière. Je ne jure que par le classique. C’est là-dedans que j’excelle, tous les journalistes vous le diront. La rue Riquet était bouchée. Pour patienter je me suis mis à dresser la liste des trucs que j’aurais pu faire si je n’avais pas eu à aller à cette foutue répétition. Faire l’amour à Éléonore. Appeler Antoine et quelques autres amis pour le déménagement du week-end prochain. Faire livrer des fleurs à Isabelle – elle en reçoit trois fois par semaine depuis que je lui ai annoncé que je la quittais, elle ne me répond toujours pas au téléphone pour autant… Commencer à chercher un avocat pour le divorce. Pas tout de suite, non. Ne pas la brusquer. Mon départ est déjà bien assez difficile à encaisser pour elle. Pour une gamine de dix-huit ans de moins que toi ! Le feu tricolore et la file interminable de voitures. Je bous. Rien à foutre. Je prends à droite dans une minuscule ruelle à sens unique. Jamais emprunté ce chemin. Je ne le connais pas. J’accélère. Personne en vue. Puis l’ombre dans un angle mort à ma droite. Une forme imposante, rapide, qui fond droit sur moi. Je tourne la tête. Un autobus. Trop tard. Le bruit assourdissant du klaxon. Le brusque revirement. Inutile. Je vole.
Un blanc. Je ne sais plus ce qui s’est passé. En tout cas je suis retombé sur le sol. Quand j’ouvre les yeux, quelques secondes se sont écoulées, à moins qu’il s’agisse de minutes. Une voiture s’est placée en travers de la route pour me protéger. Deux personnes sont penchées sur moi. Le bus a grimpé sur un trottoir, fait voler en éclats une vitrine. J’entends une sirène de pompiers au loin. Des voix qui semblent toutes répéter en canon « Tout va bien ? » dans un joli chœur mêlant timbres rauques, doux, voilés, aigus, excessivement inquiets.

« Vous revenez à vous ? Vous avez mal ? »
Cette voix-là est plus proche. Claire. Agréable. Je suis toujours dans la ruelle, en train de tenter de me relever. Je veux évaluer les dégâts. Mon scooter encastré contre une façade. Le rétroviseur et un morceau de carrosserie plus loin, sur la chaussée. Du sang sur mes avant-bras. Mes jambes indemnes, devant moi. Ma difficulté à respirer, comme si quelque chose comprimait mes poumons, m’enserrait. Je n’ai pas mal. Pas encore. Rien de grave. Je repousse la femme qui me tend une main. Je prends appui sur mes bras, pousse, tente de me hisser. C’est là qu’une douleur atroce irradie le haut de mon corps, me coupe le souffle. J’ai l’impression qu’on m’a arraché puis tordu une à une chaque côte, qu’un wagon entier m’a broyé le torse. Puis je les perçois… Les fourmillements qui remontent le long de mes jambes jusqu’à ma taille. Étrange. Ce n’est pas normal. Je le pressens. Tout se remet à tanguer autour de moi. La sirène des pompiers se fait toute proche. Assourdissante. Le chauffeur du bus hurle, se défend, tente de s’expliquer auprès des badauds.
« Monsieur ? »
La panique commence à m’envahir. Ces fourmillements-là, dans mes jambes, ce n’est pas normal. Et cette douleur… Cette affreuse sensation d’avoir la cage thoracique écrasée en milliers d’éclats d’os.
« Je ne peux pas me lever. »
Je prononce ces quelques mots à voix haute. Dans la ruelle et dans la chambre d’hôpital. Les mêmes, avec une intonation identique et la même incompréhension étonnée, à vingt-quatre heures d’écart.
« Je ne peux pas bouger. »
Les badauds disparaissent. La ruelle s’efface. Le présent engloutit la sirène des pompiers. Ne restent qu’un bip régulier, aigu, et une petite bassine qu’on maintient sous mon menton, recueillant ma bile. Les ombres blanches tournoient autour de moi.
« N’essayez pas de bouger. On va vous redonner un peu de morphine. Vous avez mal ? »
Je ne peux pas me relever ni incliner ma nuque. Mon champ de vision est bloqué au plafond, jusqu’au haut de la porte dans le mur d’en face et aux ombres blanches qui évoluent.
« Ce sont vos côtes qui vous font souffrir. Elles sont cassées. »
J’agrippe le visage de l’une des infirmières quand elle passe dans mon champ de vision. Deux yeux bleus comme Isabelle, des cheveux châtain clair. Elle est jeune. Elle est belle. Elle respire l’innocence, comme Éléonore, ce quelque chose de candide qui m’excite tant.
« Ne me laissez pas. »
J’ignore ce que je cherche à dire par là. Je crois que je suis terrorisé à l’idée qu’elle disparaisse de mon champ de vision, qu’elles se remettent toutes à tournoyer autour de moi tels des faucons sans que je puisse les voir, immobilisé et criblé de douleurs.
« Personne ne va vous laisser, monsieur Louvier. »
Une légère sensation chaude dans mon poignet gauche au moment où le médicament passe dans ma veine. Dans quelques secondes, je ne pourrai plus lutter, je m’endormirai de nouveau, lourd et nauséeux.
« Où je suis ? Je vais mourir ?
– Tout va bien, monsieur Louvier. Vous êtes en réanimation. On vous ramènera en chambre en fin de journée quand votre état sera stabilisé. »
Je m’imagine en train d’essayer d’attraper sa main. La retenir. Mais ma vision se voile. La douleur recule. Je plonge de nouveau dans l’obscurité.

4
Éléonore
Rien n’a changé dans mon studio. J’en fais le constat au matin alors que j’émerge lentement, les paupières collées de sommeil, le corps lourd. J’ai sombré à peine la porte refermée hier soir. J’ai retiré mes vêtements, plongé sous la couverture. Je ne crois pas avoir rêvé. J’ai oublié pour quelques heures que ma vie venait de s’effondrer. Le soleil est entré par les rideaux que je n’avais pas fermés et il éclaire maintenant mon intérieur. Rien n’a changé, tout est à la même place qu’hier, quand François se préparait pour partir en scooter. C’était hier. Juste hier, et ça me semble déjà être dans une autre réalité, à une époque lointaine. Sur mon lit double, l’oreiller de François porte encore la marque de son crâne. Je n’y ai pas touché. Il a son côté du lit et moi le mien. Même quand je dors sans lui, je me tiens à notre partage de l’espace. Sur la table basse à côté du lit se trouvent toujours le cendrier plein de mégots et mon briquet posé en équilibre incertain sur le bord. Hier, à la même heure, la première chose que j’ai faite en me levant a été de saisir ce briquet et le paquet de cigarettes dans la poche de mon manteau. François a râlé en me voyant ouvrir la fenêtre sur l’air glacial de l’automne.
« Déjà la clope à la bouche ! »
Il m’a claqué les fesses en passant avant de me voler une cigarette.
« Pousse-toi. »
Il a pris place à côté de moi. Je lui ai allumé sa clope. J’aime faire ça. J’ai l’impression de le couver. On a regardé le jour se lever sur l’avenue de Flandre. Le soleil n’était pas encore visible au-dessus des immeubles haussmanniens mais le ciel se teintait des premières lueurs chaudes et les appartements s’éclairaient un à un. Le ballet des voitures avait déjà démarré.
« Ça va encore empester dans ton studio. »
François supporte mal mes douze mètres carrés, le manque d’espace et de luminosité, le bruit de l’avenue de Flandre, mais nous n’avons que cela pour le moment. Chez lui, Isabelle se réveillait probablement, préparait son café dans leur cuisine avec terrasse au sixième étage, un appartement plein de charme rempli de plantes vertes avec vue sur l’église Saint-Ambroise. Dans le XIe. Se tirer avec sa maîtresse exige quelques concessions. François fait mine de s’en plaindre, mais au fond tout ce qui lui importe, c’est d’avoir quatre murs et un toit. Le minimum pour assouvir nos désirs. Et puis nous aurions bientôt notre chez-nous. Rien de comparable au duplex qu’il occupait avec Isabelle – elle est celle qui ramène une bonne partie de l’argent à la maison –, mais nous serions bien dans notre cinquante mètres carrés face aux Buttes-Chaumont. Nous aurions nos deux noms sur l’interphone, la boîte aux lettres et la porte d’entrée, et ce bonheur n’avait aucun équivalent. Un pied de nez à tous ceux qui s’étaient évertués à me mettre en garde : Il ne quittera jamais sa femme, passe ton chemin. Camille la première.
Mes yeux poursuivent leur inspection minutieuse, ignorant la douleur diffuse dans mon corps. Plus loin, la table rabattable encore déployée. Ma cafetière italienne. Nos deux tasses sales. Hier, François a bu la sienne debout, tout en consultant son téléphone, inscrivant l’adresse de son rendez-vous pour vérifier la circulation.
« Putain, y a déjà du monde ! La rue Riquet est bouchée ! »
Il s’est agité, rangeant son téléphone dans sa poche arrière, cherchant son casque du regard.
« Tu m’embrasses ? »
Il a levé les yeux au ciel, empoigné ledit casque, replacé ses cheveux en arrière, s’est baissé pour être à ma hauteur. Hier j’étais assise sur le minuscule tabouret qui fait office de chaise pour mes repas.
« Tu es insatiable, toi, hein ? »
Il m’a embrassée avec cette espèce de violence qui le caractérise. Un baiser brûlant, presque une punition, un baiser joueur qui me met au défi d’en réclamer d’autres. Mais nous n’avions pas le temps. Une main sur mes seins, rapide, furtive, avant qu’il ne fasse volte-face. Il était pressé, il est parti en oubliant son écharpe rouge – elle trône là, toujours à l’endroit où il l’a laissée hier : derrière ma porte d’entrée, suspendue à un crochet. Si pressé qu’il n’a pas couvert son cou. Si pressé qu’il a refusé une priorité. Bravo François, bien joué.
La tristesse s’abat comme une chape de plomb sur mes épaules. Ils se sont trompés. Je passe une main sur mon visage épuisé. Les médecins et leurs diagnostics rapides. Qu’est-ce qu’ils en savent au fond ? Ce ne sont que des probabilités. Il faudrait que je me lève mais je n’y arrive pas. Je me sens lourde, épuisée. Je tends la main vers le sol, tâtonne jusqu’à trouver mon téléphone portable. Je l’ai laissé allumé toute la nuit mais personne n’a appelé. Ni Antoine ni l’hôpital. Je ne figure pas sur les contacts d’urgence de François. Isabelle, elle, y figure. J’ai cru que cela prendrait fin un jour, que j’occuperais la place légitime avec cette séparation, avec cet emménagement à venir. C’était compter sans son putain d’accident. François, où tu avais la tête ? Ce n’était qu’une répétition. Une de plus dans ta longue et prometteuse carrière. Ils auraient râlé pour la forme, bien sûr. Tu es toujours en retard. Mais cela n’aurait pas changé le cours de ta vie. Alors que ce refus de priorité…
Le téléphone retombe sur l’oreiller. Un rappel s’affiche pour dans une heure : Casting. Je ferme les yeux. Si j’avais le pouvoir de me rendormir instantanément je le ferais. Tout oublier pour quelques heures encore. Ce casting, qu’est-ce que c’était déjà ? Tout me paraît si lointain, appartenant à une autre vie, un passé révolu. Je fais l’effort de replonger dans ma mémoire. C’était pourtant important, ce casting… François m’avait préparée. La nuit avant l’accident, il m’a forcée à répéter encore et encore jusqu’à deux heures. Et si c’était ça ? La fatigue qui l’avait rendu distrait… Qui l’avait projeté contre l’autobus ? Je tente de chasser ces pensées. Le casting… ça me revient. Un spectacle monté par un ami de François. Du boulevard. Idéal pour débuter, avait déclaré François. Pas besoin d’y mettre beaucoup de sentiments. Pas besoin d’exceller, non. Une bonne dose d’énergie et de motivation suffira. Je savais ce que François pensait de ce genre de théâtre : tout juste bon pour les amateurs. Moi ça m’allait très bien. Je n’avais jamais fait ça. Jamais passé un casting. Jamais joué sur une vraie scène. Avant François, je n’avais même jamais imaginé monter sur les planches un jour. Le théâtre, je le vivais dans la salle, assise dans l’obscurité, tous les sens ouverts, tremblant, retenant mon souffle, laissant couler mes larmes. J’étais une fervente spectatrice, une admiratrice excessive. Il m’était arrivé de collectionner les articles de presse sur quelques comédiens que j’aimais par-dessus tout. Je rangeais les coupures dans un classeur plastifié. Personne ne le savait. Pas même Camille, qui partageait pourtant ma passion. C’était mon secret, honteusement gardé.
Avant François, je caressais des rêves plus simples, plus accessibles : administratrice. Cela me paraissait être un métier fait pour moi. Gérer les budgets d’une compagnie de théâtre. Planifier et superviser les projets artistiques pour en assurer la viabilité et le bon déroulement. Être le bras droit du directeur artistique. J’avais couplé mon master en arts du spectacle à une licence en économie et gestion. Ma voie était tracée. Je n’étais pas faite pour être sur scène, sous les feux des projecteurs, mais je voulais prendre part à la magie des spectacles, être une petite pièce de la mécanique fantastique. J’étais ouvreuse deux soirs par semaine quand j’avais besoin d’argent pour payer mon loyer et les frais d’inscription à la fac. Je regardais les pièces par le mince interstice entre les portes battantes. Je trouvais ça fabuleusement excitant. Et puis, François avait posé les yeux sur moi. François m’avait flattée, outrageusement. Il m’avait laissée penser que je pourrais avoir ma place sur scène un jour. Un rêve absurde… Qui n’était pas vraiment le mien mais qui faisait battre mon cœur plus fort et trembler mes mains. Ce n’était pas la scène qui me rendait fébrile mais François, son regard sur moi plein de certitudes.
Une pluie fine se met à tomber. Le bruit étouffé, apaisant des gouttelettes sur ma vitre me sort de ma léthargie douloureuse. Je me douche, enfile des vêtements au hasard dans ma garde-robe. Du noir des pieds à la tête. Une écharpe en laine marron. Dans mon esprit, nulle interrogation. Je me rends à l’hôpital. Que pourrais-je faire d’autre ?
Je tape un rapide texto à l’ami de François pour l’avertir de mon impossibilité d’être au casting ce matin. Je ne dis rien de l’accident. Je ne dis presque rien d’ailleurs. Quelques mots qui ne cherchent même pas à être polis. Je suis ailleurs. Tant que je n’en ferai pas mention, à personne, l’accident ne sera pas vraiment réel. L’est-il ? Et la sentence ? La nuit a passé. Les équipes médicales ont dû changer. Le diagnostic a probablement évolué. S’il a recouvré ses esprits, il leur aura dit à tous : Foutez-moi la paix, enlevez-moi cette merde ! Ils l’auront débranché, sorti de la coque. Il sera là, assis sur le bord de sa fenêtre, fumant dans sa blouse blanche qui dévoilera une partie de son dos.
Je passe du rouge sur mes lèvres, du mascara sur mes cils. Ne pas changer mes habitudes. François m’aime ainsi, soignée spécialement pour lui. Il ne faut pas que je lui montre que les choses ont changé, que notre monde s’est fissuré, que je vis au bord de l’abîme et que lui se trouve tout au fond. Non. Les choses doivent être comme elles étaient hier quand nous nous préparions dans notre studio. Alors je parfume mon cou. Il pourra sentir les notes de tubéreuse de mon Poison de Dior. Des arômes lactés évoquant ceux de la noix de coco et des notes solaires entre le nectar de miel et l’amande. Dans la boutique où je l’avais acheté, la vendeuse avait récité les quelques mots inscrits sur l’emballage : parfum exotique, vénéneux et érotique. C’était quand je travaillais en tant qu’ouvreuse au Théâtre Saint-Jean. François y jouait Dom Juan les mardis et vendredis soir. Poison, je l’ai porté pour lui. Quelle fleur plus puissante que la tubéreuse aurait pu faire tourner la tête à Dom Juan ?
J’aime bien penser à nos débuts. Ça éloigne l’hôpital qui s’approche pourtant dangereusement. Plus que trois stations de RER. J’enfouis mon nez dans mon écharpe, me laisse étourdir par les notes camphrées. François en Dom Juan… C’est ainsi que je l’ai découvert pour la première fois, en dehors des photos en noir et blanc publiées sur internet, en dehors d’un nom qui résonnait vaguement dans ma tête. Ce nom, je l’avais aperçu une fois ou deux en tête d’affiche. Je n’avais encore jamais vu l’acteur sur scène. C’est un mardi soir que je l’ai rencontré pour la première fois. Je m’en souviens parfaitement. C’était l’avant-première de leur spectacle. Le Théâtre Saint-Jean ne proposait que du classique ou du classique revisité par des mises en scène contemporaines, mais ce soir-là, c’était la version la plus authentique de Molière qui se donnait. Je prenais place en tant qu’ouvreuse, en compagnie de Camille, quand il est apparu dans son costume de maître : pantalon bouffant, collerette blanche, cape et chapeau d’époque. Cette vision était incongrue et j’aurais pu en sourire s’il n’avait pas été si intimidant. Je l’ai trouvé indolent, détaché. Oui, détaché de tout. Indifférent aux regards impressionnés que nous posions sur lui. Et beau, cruellement beau avec ce trait noir sous les yeux que lui avait dessiné la maquilleuse. Il s’est adressé à nous comme si nous nous connaissions : « Salut ! L’une d’entre vous aurait du feu ? »
Camille a perdu ses mots, s’est empourprée. Nous ne côtoyions que rarement les comédiens du Théâtre Saint-Jean. Nous avions une telle admiration pour le sixième art que nous étions intimidées par n’importe quel artiste. Devant François ce fut encore pire. Il avait un tel flegme. Une telle assurance… J’ai tendu mon briquet, muette. Il a allumé sa cigarette, m’a rendu le briquet en déclarant : « Bien. Tu seras mon feu. »
Il est sorti dans la rue, inspirant une bouffée libératrice. Derrière lui, Camille et moi échangions des regards aussi atterrés qu’amusés.
« C’est qui ce type ? » a enfin chuchoté Camille.
Nous ne le quittions pas des yeux : son dos, ses cheveux plaqués en arrière par une couche de gel, son chapeau dans une main et sa cigarette dans l’autre. Il fumait, absorbé par le trafic dans la rue.
« C’est Antoine Moutard ? »
Camille parcourait la liste des comédiens sur l’affiche du hall.
« Ou François Louvier… »
Nous avons sorti nos téléphones le plus discrètement possible. Toutes les deux penchées sur nos écrans comme deux gamines en pleine conspiration.
« C’est lui. François Louvier. »
Le beau visage émacié s’affichait sur l’écran, encadré de ses mèches brunes. Nous avons sursauté quand les portes vitrées se sont rouvertes. François a traversé le hall, charriant avec lui un vent frais et quelques senteurs de tabac. Il est passé devant nous sans un regard puis il est reparti comme il était arrivé, par une porte dérobée qui donnait accès aux loges.
Bien. Tu seras mon feu. J’ignorais ce qu’il avait voulu dire. Cette phrase m’a hantée toute la soirée et plus encore. Plus tard je finirais par comprendre. Ça n’avait rien de romantique ni de poétique. Je n’étais pas sa lumière dans la nuit ou quelque connerie de ce genre, non… François paumait toujours son briquet, comme bon nombre de ses affaires, et il avait toujours besoin d’un porteur de feu non loin de lui. C’était plus pragmatique, mais j’ai pris ce rôle très à cœur. Devenir son feu. À partir de ce mardi soir, j’ai eu soin d’avoir toujours dans ma poche un briquet fonctionnel, prêt à être dégainé. Je changeais parfois de couleur, de forme pour le faire sourire, pour lui donner l’opportunité d’une plaisanterie. C’est ainsi que tout a commencé.

5
François
C’est la souffrance qui m’indique que je reviens à moi, que je me suis relevé de l’obscurité, extirpé du sommeil lourd. Plus jamais, me dis-je. Tu lutteras, mon vieux. Plus de morphine.
J’ai l’impression de mourir chaque fois que je me sens partir. Ne plus flancher. Faire face au mal. Mais c’est terrible, cette sensation d’être comprimé dans un étau de douleur. Je n’ai pas récupéré assez d’énergie pour ouvrir les paupières mais j’entends des voix. Des voix familières. Isa. Tout près. Antoine. Des chuchotements. Isa, Antoine. C’est comme si l’étau de douleur se desserrait enfin un peu. Comme si j’étais de retour au monde. Réel. Vivant. Isa, tout près. Le salon se dessine, perdu entre deux réalités. Ses plantes vertes. Bon sang, François, la Maranta leuconeura en plein soleil ! À quoi tu pensais ? Isabelle agenouillée devant sa pauvre plante aux feuilles desséchées, qui fait sa moue habituelle. Nez froncé. Sourcils sévères. J’ai dû la déplacer en passant l’aspirateur. Je sais qu’elle lève les yeux au ciel. Elle croit que je n’écoute jamais quand elle parle. C’est faux. Je n’ai juste pas sa capacité à retenir la foule de détails dont elle m’abreuve chaque jour. Isabelle est une femme brillante, d’une intelligence hors norme. Elle ne se rend pas compte.
– Tu te moques de mes plantes comme du reste !
– Quel reste ?
– Tout François. Tu te moques de tout.
– Absolument pas !
Si nous avions six années de mariage de moins, je me déplacerais pour l’enlacer, pour emprisonner ses hanches, la faire râler un peu plus et dévorer son cou. Mais nous n’en sommes plus là. Je reste assis sur mon tabouret de bar devant mon rôle à apprendre. Distrait. Absolument pas concentré. Depuis que je couche avec Léo, je n’ai plus la tête à mes rôles. Antoine s’en est vite rendu compte. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’Isa comprenne.
« On ne la reverra pas. »
Je ne suis plus tout à fait dans le salon mais je ne suis pas dans la réalité pour autant. J’entends les mots d’Isabelle sans savoir si elle s’adresse à moi. À quel moi ? Celui du souvenir qui a bousillé sa plante verte ? Le moi au corps en lambeaux ?
« On ne la reverra jamais. »
Antoine se racle la gorge. Il n’est pas à l’aise. Je ne sais pas de quoi ils parlent ainsi, tout bas, à mon chevet, mais quand Antoine se gratte la gorge, c’est toujours signe d’un malaise poliment exprimé.
« Elle n’est qu’une gamine amoureuse d’un rêve. Le rêve s’est envolé. Brisé. »
Voilà qu’Isa se met à renifler. Une chaise grince.
« Allez, Isa », chuchote Antoine.
Il s’est levé pour la consoler, je suppose.
« Coucher avec un homme marié, un comédien en tête d’affiche, avec un joli carnet d’adresses, c’est amusant, non ?
– …
– C’est moins amusant de s’occuper d’un infirme. De s’enchaîner à un boulet. Elle va déguerpir. »
Un silence pesant. Isabelle se mouche longuement. Antoine n’ose intervenir qu’au bout de quelques secondes : « Il n’a pas dit ça ?
– Si.
– Tu es sûre ?
– Il a dit fichu, c’est fichu, la marche. Plus jamais. »
Un sanglot. Il faut que j’ouvre les yeux maintenant. Je ne sais pas de quoi ils parlent mais quelque chose s’affole dans ma poitrine, endort momentanément la sensation d’être passé entièrement sous le bus, de ne plus avoir un seul os intact. Ce sont mes doigts qui répondent d’abord. Tout engourdis. Ils parviennent quand même à remuer légèrement. Je m’agrippe au drap. Un hoquet m’indique qu’Isabelle m’a vu bouger. La chaise grince. Une main brûlante se pose sur la mienne, la recouvre, la serre. Elle est mouillée. J’ouvre les paupières, lutte contre le léger vertige. Je ne vois qu’elle. Son visage penché sur le mien. Les larmes au bout de son nez. Ses yeux bleu délavé, tristes. Les rides au coin de ses paupières. C’est ma femme. Ma femme Isa. Elle grimace à travers ses larmes. Elle croit qu’elle affiche un sourire. Son sourire, il fait peur. Il affole encore davantage la bête dans ma poitrine.
« François ! »
Elle pose son front contre le mien et ce geste ravive brutalement toutes les douleurs tapies en moi. Ma nuque. Mes épaules. Mes coudes. Mes côtes. Mon dos.
« Isa, lâche-moi. »
Elle serre plus fort, croit me rassurer en s’arrimant ainsi à moi, murmure : « Je suis tellement soulagée de te voir réveillé… J’ai cru que… j’ai cru… »
Antoine l’agrippe par le coude, la fait reculer tout doucement. A-t-il lu la douleur sur mon visage ? A-t-il remarqué comme mes mains se sont mises à tirer sur le drap, comme mes jointures sont blanches, mes yeux affolés ?
« Isa, viens. »
Il la prend par l’épaule, me libère.
« François, ça va ? »
Je ne l’entends pas. Je n’ai d’yeux que pour elle, pour la tristesse infinie au fond de ses yeux. Mes pensées se mélangent. Les fleurs que je lui ai fait livrer sans relâche et son silence radio. Sa présence aujourd’hui. Ses yeux qui ne m’en veulent plus, je crois. Et ses mots… C’est fichu, la marche. Plus jamais. L’affolement dans ma poitrine.
« Qu’est-ce que tu as dit, Isa ? »
Ma voix est rauque, cassée par l’intubation. Je la reconnais à peine.
« Qu’est-ce que tu as dit ? je répète plus fort. À propos de moi ? Fichu. Tu as dit fichu ! »
Ça me lance dans toute la mâchoire, ça redescend dans la nuque, le long des épaules. Ils échangent un regard. Isabelle murmure quelque chose qui ressemble à : « Non. Toi. Moi je ne peux pas. »
Antoine fuit mon regard. Il se gratte la gorge, encore.
« Je vais chercher un médecin, c’est mieux, non ? »
Elle acquiesce, vite. Il déguerpit sans demander son reste. Les yeux bleu délavé d’Isa s’échappent maintenant. Ses larmes continuent de couler en silence.
« Quel jour on est ? »
J’ai perdu toute notion du temps, de l’heure. La lumière est douce. Une lumière matinale. Pour le reste, je ne sais pas depuis combien de temps je suis plongé dans ce sommeil chimique.
« Mardi.
– L’accident a eu lieu hier ?
– Oui.
– Je suis paralysé ?
– Quoi ? »
Elle se fige devant la fenêtre. « Paralysé », je sens que ce n’est pas le mot qui convient. Je peux bouger mes doigts. Ma nuque légèrement. Le reste je ne sais pas, ils m’ont coincé dans cette coque. La bête recommence à s’affoler dans ma poitrine. Mes jambes. Les fourmillements. Je sais ce que ça signifie. Je crois. Est-ce cela ? J’aurais perdu mes jambes ? Pourtant elles sont là. Je les sens. Je sens leur poids qui pèse sur le matelas. J’ai l’impression qu’elles sont légèrement à côté de mon corps, comme décalées, mais peu importe cette légère erreur d’appréciation. Mon cerveau va juste devoir se remettre du choc, se reconnecter doucement.
« Qu’est-ce qu’ils m’ont fait ? L’opération… Pourquoi je ne peux plus bouger ? Pourquoi je suis là-dedans ?
– Ils t’ont fixé une plaque à la colonne.
– Pourquoi ?
– Pour stabiliser ta vertèbre cassée. Éviter que… qu’elle n’aggrave la lésion… qu’elle ne touche la moelle à d’autres endroits. Je crois… je ne suis pas médecin. Tu devrais attendre. Ils vont t’expliquer. »
Elle revient vers moi avec lenteur, comme si elle pesait des tonnes. Elle renifle, prend ma main de nouveau, mais ses yeux sont restés ailleurs, à la fenêtre, au loin.
« La moelle épinière ne peut pas être touchée. Regarde. Regarde mes doigts. »
Je les fais bouger sous sa paume. Elle s’efforce de sourire avec cette même affreuse grimace.
« Tu vois, dis-je.
– Oui. »
Des pas nous indiquent qu’Antoine est de retour. Il est accompagné d’un type en blouse blanche à l’air pressé. Une belle gueule pour sa cinquantaine. Des cheveux blancs clairsemés. Un teint hâlé. Des avant-bras musclés. Il a un œil sur son biper, l’autre sur moi, vaguement.
« Bonjour monsieur Louvier, c’est moi qui vous ai opéré hier. »
Il range le biper dans sa poche avant. Il a des mouvements vifs, alertes. Si c’est lui qui m’a opéré alors ça va. Je lui fais confiance. Il décroche une pochette du pied de mon lit, la parcourt du regard rapidement comme pour réviser, relire ses notes, puis la range.
« Bon. Je ne vais pas vous abreuver de jargon médical. On a fait ce qu’il fallait pour immobiliser votre vertèbre cassée et stabiliser votre colonne. Vous avez une plaque qui restera là à vie, dans la colonne vertébrale. La moelle a été touchée. Par un morceau de vertèbre. Je ne vais pas y aller par quatre chemins : vous ne remarcherez plus. On n’est pas là pour nourrir de faux espoirs mais pour vous accompagner au mieux. On va vous orienter vers un centre de rééducation. Vous apprendrez pendant quelques mois à vous adapter à votre nouvelle situation. La vie ne s’arrête pas. Loin de là. L’acceptation est le premier pas vers le rétablissement. »
Il tapote le bout de mon lit. Il tapote mon pied. Insensible. Ce type avec sa gueule de Mark Sloan et son après-rasage au vétiver ne me revient plus, tout à coup.
« Mon équipe se tient à votre disposition pour répondre à vos questions. »
Je ne me choque pas de la suite : de le voir jeter un œil à sa montre, déclarer qu’il est attendu, qu’il repassera plus tard si j’en fais la demande. Il quitte la pièce d’un pas rapide et léger. Je ne suis pas sûr d’avoir compris. D’être dans la réalité. Je fixe mon pied. Mon pied droit, celui que le docteur vient de tapoter. Celui qui n’a pas réagi, pas transmis l’information à mon cerveau. Si je le pouvais, je me redresserais, je me donnerais un coup de poing dans le tibia pour être sûr, mais je suis coincé, immobilisé, avec ce fichu plafond et le haut de la porte dans mon champ de vision. Avec Isa à ma gauche qui ne lâche pas ma main et Antoine qui se mord le poing, tête baissée.
« Isa ? »
Elle me fixe, effarée. Je lis l’appréhension dans ses yeux.
« Oui ?
– Touche mes jambes.
– Pardon ?
– Touche mes jambes, s’il te plaît. »
Elle ne réagit pas, reste ainsi, idiote, les bras ballants.
« Arrête de pleurer, merde ! »
Elle sursaute, étouffe un sanglot. J’ai envie de la secouer. Antoine s’approche, prudent.
« François, écoute…
– Touche mes jambes. Pose ta main dessus. »
Il s’exécute. Parce que Isa est comme une poupée de chiffon, toute molle, à deux doigts de s’effondrer. Parce qu’il a toujours fait ce que je lui demandais. Me couvrir quand j’étais avec Léo. Mentir pour moi. Protéger mes arrières.
« Comme ça ? » demande-t-il.
Il a les deux mains sur ma jambe droite, il la presse avec délicatesse.
« Plus fort.
– Tu es sûr ?
– Et l’autre ! L’autre aussi ! Mais appuie. Vraiment. Je suis sûr que je les sens encore. Je les sens qui pèsent, qui sont là, sur ce lit. »
Alors Antoine appuie, tape comme je lui indique, pince.
« Tu ne pinces pas vraiment ! Pince, je te dis ! »
J’ordonne dans le vide. Antoine a arrêté son manège, s’est redressé.
« Merde, tu fais chier ! Tu ne joues pas le jeu ! Tu n’essaies pas vraiment ! »
Je sens quelque chose se presser au fond de ma gorge. Quelque chose d’inhabituel. Des larmes. Pourquoi ? Ce n’est pas comme si… Ce docteur Sloan, il était tellement pressé, comment être sûr qu’il n’a pas lu de travers, lu le mauvais dossier, tiens, il n’a même pas mentionné mon nom ni mon âge ! Je suis certain que ça va revenir. Si j’avais perdu mes jambes, comme il le prétend, je n’aurais pas cette sensation qu’elles sont là, devant moi, légèrement à côté du reste de mon corps, un peu plus à gauche. Cette curieuse sensation d’être déboîté, le corps ici et les jambes là-bas. Mais les jambes quelque part. Les jambes. Mes jambes. Je les sens, bon sang !
Isa me prend de court. Elle a séché ses larmes. S’est redressée. Sa voix est plus sûre, plus dure aussi. Amère.
« T’en fais pas, va. J’ai signé pour le meilleur et pour le pire, pas vrai ? Dans la santé comme dans la maladie. C’est ça, le mariage. Traverser les épreuves ensemble. C’est pas du cul. C’est pas une vulgaire histoire de cul. »
Elle détourne le regard comme si mes pupilles la brûlaient. Elle m’en veut encore. Elle est toujours blessée, déchirée. Le sera toujours un peu. Mais elle porte son alliance. Je le remarque maintenant. L’autre jour, quand je lui ai annoncé que je partais, que notre mariage prenait fin, elle l’a jetée à travers le salon. Elle ne pleurait pas. Elle faisait front, amère. Elle criait un peu. Les larmes sont venues après, quand la porte a claqué. Je le sais parce que je suis resté plusieurs minutes derrière, sur le palier. Je l’ai entendue sangloter puis chercher l’alliance, la déposer dans le vase de l’entrée. Elle ne l’a pas remise à son doigt. Chaque fois que je l’ai croisée ensuite, au Théâtre Saint-Jean ou ailleurs, elle ne la portait plus. Mais ce matin, elle la porte.
Je n’ai plus de jambes, je crois… J’ai une plaque de fer dans le dos. Des douleurs à me faire venir les larmes. Léo n’est pas venue. Est-elle seulement au courant ? J’étais sur le point de déménager, de vivre avec elle, de l’aider à monter sur scène, mais je suis sur un lit d’hôpital, sanglé comme un rosbif. Je n’ai plus de jambes… Et ma femme porte son alliance. Je vais aller dans un centre de rééducation. Quand ? Pourquoi ? Qu’a-t-il dit déjà ?
Pourquoi je pleure ?
Isabelle passe ses mains sur mes joues, essuie les larmes, dépose un baiser sur mes lèvres. Un minuscule baiser sec. Plein de rancœur.
« Allez, on fera face. »
Antoine s’éclipse dans le couloir, nous laisse seuls, Isa et moi. »

Extraits de « Tenir debout »
« Bon. Je ne vais pas vous abreuver de jargon médical, On a fait ce qu’il fallait pour immobiliser votre vertèbre cassée et stabiliser votre colonne. Vous avez une plaque qui restera là à vie, dans la colonne vertébrale. La moelle a été touchée. Par un morceau de vertèbre. Je ne vais pas y aller par quatre chemins : vous ne remarcherez plus. On n’est pas là pour nourrir de faux espoirs mais pour vous accompagner au mieux. On va vous orienter vers un centre de rééducation. Vous apprendrez pendant quelques mois à vous adapter à votre nouvelle situation. La vie ne s’arrête pas. Loin de là. L’acceptation est le premier pas vers le rétablissement.
Il tapote le bout de mon lit. Il tapote mon pied. Insensible. Ce type avec sa gueule de Mark Sloan et son après-rasage au vétiver ne me revient plus, tout à coup.
Mon équipe se tient à votre disposition pour répondre à vos questions. » p. 44-45

« L’amertume m’envahit à cette image. Antoine, le témoin du mariage de François et Isabelle, le témoin de leur bonheur, de leur complicité, qui s’est occupé aujourd’hui de clore le dernier chapitre de leur vie commune en m’aidant à transporter tous les cartons. Je referme l’album d’un geste sec. Je me sens épuisée tout à coup. Ces clichés ne me disent plus rien qui vaille. Ils m’apparaissent comme la preuve que rien ne dure, que les brefs instants de bonheur se paient cher. » p. 97

Les premières pages de « La faiseuse d’étoiles »
« 1
Présent
« Figure-toi qu’on m’a confié une mission, m’a un jour dit Maman. Je ne sais pas si je peux t’en parler. C’est une mission secrète. Les autres autour de nous risqueraient de ne pas nous croire. Ils prétendraient que c’est faux… »
Mes yeux parcourent le distributeur de boissons chaudes sans vraiment faire attention aux annotations. Café, Café latte, Cappuccino. Je n’ai jamais aimé le café, mais il faut bien que je tienne une partie de la nuit éveillé. C’est un moment difficile que je m’apprête à vivre. Une nuit unique qui, je le sais, va changer ma vie.
« Tu ne peux pas aller dans l’espace !
— Et pourtant, on me l’a demandé…
— Où ? Sur la Lune ? Sur Mars ?
— Mmm, non… Sur une planète plus jolie. Beaucoup plus jolie. »
Mon doigt appuie sur Café latte. Au hasard. J’écoute le mécanisme se mettre en route. Je pense à Maman. Ce soir, plus que jamais. Il n’y a pas de fenêtre dans le couloir où je me trouve. Je ne peux apercevoir le ciel, mais je sais qu’il est dégagé. Si je pouvais y lever les yeux, je trouverais toutes les étoiles que j’ai appris à déchiffrer depuis que Maman m’a parlé de sa mission spéciale dans l’espace, vingt-trois ans en arrière.
Le gobelet marron se remplit doucement. Des vapeurs d’eau chaude s’élèvent au-dessus du réceptacle. Je fourre les mains dans mes poches, étouffe un bâillement. J’ai quelques minutes devant moi et l’envie de retourner dans le passé. À ce jour-là précisément. Le jour où Maman m’a parlé de sa mission spéciale dans l’espace. C’était un jeudi et j’avais cinq ans.

2
Le jour où Maman m’a parlé de sa mission dans l’espace
Ça avait été une drôle de fin de journée. Papa était venu me chercher à l’école. Maman n’avait pas pu. Dehors, il pleuvait. J’avais bien pensé à laisser mes chaussures pleines de boue dans l’entrée, mais Papa ne m’avait pas félicité. Il ne remarquait jamais ce genre de détails, contrairement à Maman. Comme il pleuvait, je ne pouvais pas goûter dehors, sur ma butte de terre. Je m’étais donc installé sur le tapis du salon, celui qui était vert foncé et tout doux, celui sur lequel on n’avait pas le droit de manger normalement. Mais comme je le disais, Maman n’était pas là et Papa ne faisait pas attention à ce genre de choses. Je croquais donc dans ma barre chocolatée sur le tapis du salon et Papa était posté devant la fenêtre depuis une éternité. Il avait un air tout bizarre. L’air qu’avaient les grandes personnes quand elles utilisaient des mots qui semblaient avoir été inventés : « argus », « agio » ou encore « obsolescence ». Il ne bougeait plus, comme une statue en forme de papa et moi je mangeais mon chocolat en caressant d’une main les poils longs du tapis vert qui me faisaient penser aux poils du chien de Cassie, ma tante. Un labrador crème.
La porte claqua quand Maman rentra à la maison. Pour le gosse que j’étais, Maman, c’était Maman, mais elle pouvait être Clarisse pour les autres gens et Chérie pour Papa. C’était une dame pas très grande, moins grande que Papa en tout cas, avec de longs cheveux couleur caramel qui tombaient tout droit dans son dos. Parfois, elle mettait une pince argentée dans ses mèches. Parfois, non. Moi, je préférais quand ses cheveux étaient lâchés. Sur son visage, il y avait de petites taches, comme sur les joues de tante Cassie, sa sœur. Des taches de soleil. Maman portait une seule bague à la main gauche et deux petites boules dorées à ses oreilles. Elle sentait toujours bon dans le cou, juste sous le menton, et c’était d’ailleurs là que Papa aimait l’embrasser.
Mais ce jour-là, le jour où Maman m’a parlé de sa mission spéciale, ils ne se sont pas embrassés…

Cling. Ce fut le bruit des clés posées sur le meuble d’entrée ce jour-là. Je me levai d’un bond. Chaque fois que quelqu’un arrivait à la maison, je courais dans l’entrée, même si c’était juste le facteur. Cela faisait sourire Maman qui passait une main distraite dans mes cheveux, tout en continuant à parler à notre visiteur. Quand c’était quelqu’un qu’on connaissait bien, elle ajoutait :
« Arthur, fais un bisou. »
Et je me forçais. Je tendais la joue et j’attendais qu’on m’embrasse. Moi, je n’embrassais pas. Ou pour de faux : des bisous qui ne claquaient pas.
Ce soir, dans l’entrée, je ne trouvai que Maman et son parapluie. Elle n’alluma pas la lumière du vestibule. Elle passa sa main dans mes cheveux et demanda :
« Ça va, Trésor ? »
Et je notai tout de suite qu’elle n’avait pas sa voix de d’habitude, qu’elle prononçait cette phrase simplement parce qu’elle y était habituée, parce que c’était notre ritournelle quotidienne, mais elle n’écouta pas vraiment ma réponse.
« Il y avait un raton laveur dans l’école. Le maître dit que c’est à cause de la pluie et des inondations. »
Elle défit son manteau pendant une éternité, comme si un de ses bras était coincé dans une manche.
« Tu sais comment c’est, un raton laveur ?
— Un raton laveur ? »
Toujours pas de lumière dans le vestibule et la même voix distraite, la même que lorsqu’elle était au téléphone avec Mamie, qu’elle poursuivait son ménage, le téléphone coincé à l’épaule, et qu’elle répétait à intervalles réguliers « oui », « ah ? ».
« C’est comme dans Pocahontas. Tu as vu Pocahontas, hein ? »
Le manteau était enfin accroché. Papa arriva au même moment, s’adossa au mur, les bras croisés. Lui non plus ne pensa pas à allumer la lumière.
« Dans Pocahontas il s’appelle Meeko. Tu te souviens ?
— Attends, Trésor, laisse-moi le temps d’arriver, d’accord ? »
Elle dit cela en regardant Papa, pas moi. Papa décroisa les bras, mais il était toujours contre le mur, comme s’il en avait besoin pour ne pas tomber. Il parla de la façon dont les adultes parlent parfois, entre leurs dents serrées, comme s’ils n’avaient pas vraiment envie de laisser échapper les mots :
« Alors… ? »
Maman fit tomber le parapluie en voulant le déplacer. Elle fit un mouvement bizarre, elle leva les bras mais les laissa tomber très vite, comme s’ils étaient trop lourds. Il y eut un drôle de bruit qui s’échappa de sa gorge.
« Arthur, va dans le salon finir ton goûter », lança Papa.
Sa voix semblait en colère et je ne compris pas ce que j’avais fait.
« Mais…
— Va mettre la télé. »
Maman passa une nouvelle fois la main dans mes cheveux, puis elle me poussa vers le salon.
« J’arrive, Trésor, d’accord ?
— D’accord. »
Je repartis en trottinant, sans demander mon reste. La télé, je n’y avais jamais droit. C’était une occasion à ne pas manquer. L’écran s’alluma et, avec lui, un autre monde coloré et joyeux, trop bruyant. Pourtant, quelque chose en moi restait éteint, un peu inquiet. Dans le noir du vestibule, Papa et Maman parlaient à voix basse. Je sentais bien que ce n’était pas normal.

Ce soir-là, personne ne remarqua que j’avais taché de chocolat le tapis vert du salon et mon pull tout neuf. Papa et Maman quittèrent le vestibule et montèrent à l’étage, dans leur chambre. Puis Papa redescendit et appela Mamie en chuchotant dans la cuisine.
« J’ai faim. »
Papa ne m’entendit pas. Il était en ligne avec Mamie et même s’il n’avait pas l’air de s’amuser, il ne semblait pas décidé à raccrocher.
« Elle est où Maman ?
— Attends, ne quitte pas… Maman a mal à la tête. Elle se repose. Laisse-la tranquille, hein ?
— J’ai faim.
— Bon… Je… Je te fais chauffer quelque chose. »
Le téléphone coincé contre l’épaule, il ouvrit le réfrigérateur et déposa tout ce qu’il trouvait sur le plan de travail.
« Tiens, choisis ce qui te fait envie. »
Il y avait beaucoup de choses étranges ce soir. Déjà le noir dans le vestibule, puis la télévision. Maintenant, le repas. D’habitude, je n’avais pas le droit de choisir. Maman insistait toujours pour qu’il y ait au moins un légume vert dans nos assiettes.
« Non, bien sûr… On savait que le second avis risquait d’être le même… »
Il continua de parler dans le combiné. Il ne voyait pas que je lui désignais le paquet de nuggets.
« Elle y allait pour me faire plaisir. Elle savait qu’il se rangerait à l’avis de son confrère. »
Il referma la porte du réfrigérateur brusquement. J’agitai le paquet de nuggets dans son dos.
« Non, pas pour le moment… Elle dit qu’elle vous rappellera plus tard. Pour l’instant, elle préfère que je fasse l’intermédiaire…
— Papa !
— Quoi, Arthur ? »
Il me fit enfin face. Il avait le visage tout contracté, comme quand on met la tête sous l’eau et qu’on ne doit plus respirer.
« Je veux ça ! »
Je brandis le paquet sous son nez.
« Oui, Arthur est toujours là », dit-il dans le combiné.
J’étais certain que Mamie allait demander à me parler. Elle le faisait toujours. Je tendis le visage, prêt à entendre sa requête habituelle « tu me passes mon petit moineau ? », mais Papa recommença avec sa voix comme en colère, qui claque :
« Tu as pris ton bain ? »
Je secouai la tête. Il s’empara des nuggets et se baissa pour allumer le four.
« Va prendre ton bain.
— Mais…
— Va prendre ton bain. Hein ? Non, on ne lui a rien dit pour l’instant. »
Il ne s’adressait déjà plus à moi. Décidément, c’était une drôle de soirée… Si même Mamie s’y mettait…

Dans mon bain, comme personne n’était là pour surveiller, je ne me mouillai pas la tête. J’avais horreur de ça, me laver les cheveux. Déjà, le shampoing piquait les yeux et puis, après ça, j’étais obligé de passer sous le sèche-cheveux et ça durait trois heures à me faire remuer la tête dans tous les sens par Maman, alors que des tas de jeux m’attendaient dans la chambre.
Quand je redescendis, Papa était toujours au téléphone. Ce n’était plus Mamie, mais une autre personne.
« Oh merde ! » cria-t-il en me voyant.
Il courut s’agenouiller devant le four en lâchant d’autres gros mots que les adultes avaient le droit de dire mais pas les enfants. Il ouvrit la porte et une fumée noire envahit toute la cuisine. Je toussai et je ris en même temps, en me couvrant la bouche et le nez de mon haut de pyjama. C’était assez drôle un papa qui faisait une bêtise. Ça ne se produisait pas souvent. Il renversa les nuggets dans une assiette puis il lâcha le plat dans l’évier en secouant sa main.
« Attends demain pour l’appeler, continua-t-il dans le téléphone. C’est mieux. »
Je crus reconnaître la voix dans le combiné. J’étais sûr qu’il s’agissait de Cassie. J’attendis planté devant lui.
« Elle a pris un Doliprane et quelque chose pour l’aider à dormir. »
Je tirai sur son pantalon.
« Quoi, Arthur ?
— On mange ?
— Sers-toi. »
Il ouvrit un tiroir, prit une fourchette qu’il me tendit.
« Fais attention, c’est chaud. »
Mais je ne bougeai pas. Cassie continuait de parler dans le combiné et Papa écoutait, les sourcils froncés. Il me dévisagea sans comprendre.
« Va manger, Arthur. »
Il me désigna le salon, le canapé. On ne mangeait jamais dans le salon. On mangeait toujours à table, avec Maman et Papa. Sans colère et sans cri !
« Maman ?
— Maman est allée se coucher. Elle a mal à la tête. On va manger juste toi et moi. Commence, ça va être froid sinon. »
J’eus envie de protester, mais il me fit les gros yeux.
« Tante Cassie dit que les grands garçons peuvent manger tout seuls sans leurs parents. Elle parie que tu n’y arriveras pas.
— C’est pas vrai. »
Il me tendit le combiné, une seconde, juste le temps que j’entende la voix de tante Cassie qui montait dans les aigus :
« Pas cap, Arthuro ? »
Déjà Papa repartait à grands pas vers l’autre extrémité de la cuisine, me faisant signe de déguerpir.

Ce soir-là, tout fut bizarre. Papa ne mangea pas de nuggets avec moi. Quand il me rejoignit, je m’étais endormi sur le canapé et il déclara qu’il n’avait pas faim. Il me porta dans ma chambre et alluma la veilleuse en forme de fusée. Normalement, c’était Maman qui faisait ça. Papa arrivait juste après et me faisait un bisou sur le front en me disant « Fais de beaux rêves ».
Ce soir-là, tout était chamboulé et je demandai à Papa de me lire une histoire. Je fis durer l’histoire le plus longtemps possible, même si la voix de Papa n’était pas la même que d’habitude. Je la fis durer jusqu’à ce que je sombre.
Plus tard, j’ouvris les yeux dans la nuit bleutée de la chambre. Ma veilleuse fusée produisait un joli halo qui se réverbérait au plafond, comme une bulle de savon. Maman était assise au bout de mon lit, immobile. Une statue en forme de maman. Je m’agitai.
« Maman ? »
Elle sembla surprise de me voir réveillé.
« Tout va bien, Trésor. Rendors-toi. »
Elle vint s’asseoir près de mon oreiller, passa une main fraîche sur mon front, replaça quelques mèches de cheveux.
« Je venais juste te faire un bisou.
— C’est la nuit ?
— Non. C’est encore le soir. Un peu tard. »
Le visage de Maman était bleu et ses yeux paraissaient violets. Ses cheveux étaient plus foncés dans le noir, comme s’ils étaient mouillés. Elle ressemblait à une princesse aquatique. Je le lui dis et elle sourit. Puis j’ajoutai :
« Papa m’a fait des nuggets. Tante Cassie a dit que je pouvais manger tout seul. Papa et toi vous n’avez pas mangé.
— Si, Trésor, ne t’en fais pas. On a mangé. Plus tard. Quand tu dormais.
— Vous avez mangé des nuggets ? »

Extraits de « La faiseuse d’étoiles »
« Tante Cassie, c’était un peu Maman mais en version tante. Maman était plus grande en âge mais plus petite en taille, il paraît que ça pouvait arriver. Cassie, et elle avaient le même visage avec des éclaboussures de soleil et les mêmes cheveux caramel. Mamie disait qu’elles avaient le même caractère. Tante Cassie ne portait pas de bague au doigt mais des bracelets multicolores autour des poignets. Elle n’avait pas de sac à main mais un drôle de sac avec une grande bandoulière. Elle n’avait pas de mari, mais elle avait Décibel. » p. 66

« — Tiens-toi bien ! Il se trouve que le Gardien des Merveilles aime beaucoup lire pendant son temps libre. Un convoi spécial est parti de la Terre il y a un mois, pour ravitailler le Gardien en peintures et pinceaux. Dans le convoi spatial, le pilote avait laissé sur le tableau de commandes un exemplaire de Zazou le Lézard qui ne voulait pas lézarder. Le Gardien des Merveilles a aperçu le livre. Comme il n’avait plus rien à lire, il a proposé au pilote d’échanger son livre contre une douzaine d’escargots des glaces. Le pilote était un sacré gourmand ! Il raffolait des escargots de Bourgogne, mais il préférait de loin les escargots des glaces accompagnés d’un beurre au persil polaire. Alors, ni une ni deux, il lui a laissé son exemplaire de Zazou le Lézard qui ne voulait pas lézarder. Apparemment, le Gardien des Merveilles l’a lu le jour même. Il était tellement absorbé dans sa lecture qu’il en a même oublié de faire tomber la nuit. Le ciel est resté bleu clair jusqu’à minuit ! » p. 74-75

À propos de l’autrice
Melissa Da Costa © Photo DR

Mélissa Da Costa est l’autrice de six romans portés par les libraires et salués par la presse. Elle a déjà conquis plus de trois millions de lecteurs. Elle est la n°1 du palmarès du Figaro des auteurs français ayant le plus vendus de livres en 2023. (Source : Éditions Albin Michel)

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