Un autre m’attend ailleurs

BIGOT_un autre mattend ailleurs

Finaliste du Prix Femina 2024
Finaliste du Prix Castel 2024

En deux mots
Marguerite Yourcenar est au sommet de sa gloire quand elle rencontre le photographe américain Jerry Wilson. Fasciné, il s’installe chez elle et l’accompagne dans sa boulimie de voyages. Mais la mort rôde partout et finit par emporter la partie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

« Marguerite !… Mon cœur frémit ! »

Christophe Bigot a choisi de retracer les dernières années de Marguerite Yourcenar et l’arrivée dans sa vie de Jerry Wilson. Ensemble, ils vont parcourir le monde, construire de nouveaux projets et croiser la camarde en chemin.

Quand Jerry Wilson croise la route de Marguerite Yourcenar elle est déjà une écrivaine reconnue et adulée. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que leur rencontre n’est pas des plus réussies. Le photographe lui a rendu visite à l’occasion du tournage d’un documentaire pour FR3 qui va s’avérer être un parfait ratage.
Mais le plus extraordinaire, c’est que la première femme à entrer à l’Académie française n’éconduit pas le fringant quadragénaire lorsqu’il se représente à Petite Plaisance pour « faire mieux ». C’est dans cette propriété, située sur l’île des Monts Déserts à la frontière du Canada dans l’État du Maine aux États-Unis – aujourd’hui musée Yourcenar – qu’elle vit depuis 1950. Outre le personnel de maison, elle partage ses jours avec Grace Frick, sa traductrice américaine.
Le sémillant personnage apporte une bouffée d’air frais dans cette maison qui, après avoir abrité les belles amours des deux femmes, s’est transformé en antichambre de la mort. Jerry ose briser le tabou en demandant à Marguerite ce qu’elle envisageait de faire lorsque le cancer aura emporté Grace. Il n’hésite pas à proposer ses services comme secrétaire ou comme accompagnateur dans les voyages que la néo-académicienne envisage de faire.
Culot ou préscience ? Grace meurt et Marguerite part en voyage et se lance dans de nouveaux projets. Après un séjour en Floride et à New York, Marguerite propose à Jerry de s’installer dans la chambre de Grace. Ensemble, ils travaillent à un ouvrage sur le gospel, la passion de Jerry, à un voyage au Japon où Marguerite pourrait trouver l’inspiration pour la monographie qu’elle compte rédiger sur Mishima. Les idées fourmillent au grand dam du personnel de maison, irrité par cet invité choyé qui va faire plusieurs fois le tour du monde avec celle qui semble avoir trouvé une nouvelle jeunesse. Avec lui, elle ira en France, au Japon, en Italie, en Afrique du Sud, aux Caraïbes, au Maroc ou encore en Inde.
Christophe Bigot décrit avec finesse cette étrange relation, que l’on hésite à qualifier d’amoureuse, entre un quinquagénaire homosexuel – qui finira par imposer son compagnon à Marguerite – et une septuagénaire qui entend profiter de ses dernières années. Mais nous sommes dans les années où une mystérieuse maladie, le Sida, fait des ravages. Une fois de plus, la mort va frapper.
Bien documenté, l’auteur fera le parallèle entre la relation avec Jerry Wilson et celle, quelques années plus tôt, avec André Fraigneau, décrit comme homosexuel, misogyne et antisémite. En nous entraînant dans l’intimité de Marguerite Yourcenar, l’auteur du Château des trompe-l’œil, montre que l’autrice des Mémoires d’Hadrien offrait dans l’intimité un visage bien différent, infiniment plus complexe que l’intellectuelle froide que l’on dépeint fréquemment. Il a le don de nous faire revivre les moments clés de cette fin de vie, nous faisant partager ses passions, ses angoisses et levant le voile sur son « misérable petit tas de secrets ».

Un autre m’attend ailleurs
Christophe Bigot
Éditions de La Martinière
Roman
304 p., 20 €
EAN 97800000
Paru le 23/08/2024

Où ?
Le roman est situé principalement aux États-Unis, mais on y voyage beaucoup dans le monde entier.

Quand ?
L’action se déroule dans les années 1980.

Ce qu’en dit l’éditeur
Captivant, transgressif et follement romanesque.
Au tournant des années 1980, tous les yeux sont rivés sur Marguerite Yourcenar, première femme à entrer à l’Académie française. Pourtant, que sait-on d’elle ? Qu’elle vit sur une île de la Côte Nord-Est des États-Unis. Qu’elle vient de perdre sa compagne de quatre décennies, Grace Frick, traductrice en langue anglaise de Mémoires d’Hadrien. À près de soixante-seize ans, Yourcenar semble ne plus rien avoir à̀ attendre de la vie.
Mais à l’heure où l’institution littéraire menace de la figer en icône, Yourcenar va vivre le plus inimaginable des bouleversements. Quelques mois plus tôt, elle a rencontré́ un photographe américain homosexuel de quarante-six ans son cadet : Jerry Wilson. Bouleversée par sa beauté́, heureuse de se découvrir des points communs avec ce passionné d’ornithologie et de musique afro-américaine, Marguerite fait de lui son secrétaire, son chauffeur, et bientôt l’organisateur de leurs voyages au bout du monde.
Commence alors un roman d’amour aussi improbable que dangereux, aussi destructeur que littérairement fécond. Un Autre m’attend ailleurs est le « roman-vrai » des dernières années d’une des plus grandes écrivaines du XXe siècle. La plume de Christophe Bigot y est éblouissante.

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Christophe Bigot présente « Un autre m’attend ailleurs » © Production Maison de la Poésie

Les premières pages du livre
« Ceci est un roman basé sur des faits réels. Les dialogues sont inventés, de même que les pensées des personnages et un certain nombre de scènes. Toutefois, j’ai suivi autant que possible la chronologie des événements et les témoignages auxquels ces derniers ont donné lieu, si lacunaires et parfois contradictoires soient-ils. Les phrases citées en italique sont de Marguerite Yourcenar.

L’IDOLE DU QUAI CONTI
Aujourd’hui, Marguerite Yourcenar est reçue à l’Académie française.
Quai Conti, les heureux invités sont persuadés de connaître leur sujet. Ils égrènent les faits tangibles. Révisent les dates officielles de la frise, répétées à plus soif par les journaux et la télévision. 1903 et 1981, extrémités d’un parcours d’exception écartelé entre deux continents et deux âges. Acte de naissance bruxellois dans une époque dite belle, enrubannée de froufrous mais menacée d’apocalypse. Et en ce jour, donc, consécration valant pour inhumation. Ou plutôt, soyons respectueux, entrée vive dans l’immortalité des spectres, à l’heure des paparazzi et de la conversion imminente de la gauche à l’économie de marché.
Les livres, maintenant. 1951 : Mémoires d’Hadrien, 1968 : L’Œuvre au noir. Deux colonnes trajanes sur lesquelles se tient l’imposant monument des œuvres complètes – personne ici n’aura le mauvais goût d’avouer ne pas les avoir lues, ou pas entièrement, ou pire encore, de s’y être cassé les dents. Œuvres incomplètes pourtant : on dit que cet esprit vif-argent n’a jamais eu autant de projets en cours, traductions, essais, récits au bord de l’éclosion, interminable labyrinthe autobiographique en voie d’achèvement. N’était-elle pas l’autre jour encore chez Pivot pour un nouvel opus ? La bête vit toujours, on le voit à son œil de crocodile, féroce d’intelligence prolixe, prête à soulever le couvercle du mausolée où on veut l’enfermer.
On rappelle ses titres de gloire. Lourds comme des vases grecs. Pompeux comme des épitaphes princières. On les déchiffre dans la presse charognarde – autant de temps de gagné pour le jour, plus très éloigné, nul besoin d’être devin pour le prophétiser, où il faudra exhumer la fiche nécrologique. Prix Femina décerné à l’unanimité. Élection à l’Académie royale de Belgique. Grand Prix Albert de Monaco. Grand Prix de littérature de l’Académie française. Entrée prochaine dans la Bibliothèque de la Pléiade. Première femme à y entrer de son vivant, comme elle l’est aujourd’hui à être reçue à l’Académie française.
On se répète les chiffres magiques : 2, ses nationalités, 77, son âge, une quarantaine, le nombre de langues dans lesquelles elle est traduite. On préfère oublier les vingt voix récoltées l’an dernier lors du vote, contre douze pour Jean Dorst, le directeur du Muséum d’histoire naturelle. Une voix de plus seulement que la majorité requise, ouf, il s’en est fallu d’un cheveu, les petits écrans du monde entier eussent été privés de ces images à la gloire de la littérature et de la France éternelle. Désormais, il y a consensus. Même les polémiques ont alimenté la fraîche unanimité : quel sacrifice représente l’élection simultanée du journaliste Michel Droit, monnaie d’échange exigée par les académiciens les plus hostiles à Yourcenar ? Que pèse un homme au prix d’un symbole ?
*
On croit tout savoir, donc. On ne fait qu’égratigner le mystère.
À partir d’aujourd’hui et pour les siècles des siècles, Yourcenar restera ce sphinx. Mélange de paysanne flamande et de précieuse Grand Siècle. D’empereur romain et de déesse hindoue. De bonze tibétain et de sorcière médiévale.
Observez-la. Yeux en diagonales descendantes, plissés par un sourire ironique empruntant le chemin contraire et relevant irrésistiblement les larges bajoues. Blanche et noire dans son costume dessiné par Saint-Laurent, nouveau thuriféraire de cette icône sans âge. Cryptique et imperturbable sous les tambours de la Garde républicaine qui l’escortent jusqu’à son fauteuil, le numéro 3, sous les flashes inévitablement crépitants qui l’auréolent d’une gloire phosphorescente. Minérale comme les pierres aimées par elle et Roger Caillois, celui dont elle s’apprête à occuper la place et, conformément à l’usage, à prononcer l’éloge.
Pas une statue, pourtant. Et tellement plus vivante en tout cas que celle qu’on a installée au musée Grévin l’an dernier ! Son effigie, à l’embonpoint exagéré par une évidente malveillance, y a été calée dans une loge de théâtre, à côté des figures à la mode du monde des arts et de la culture, Jean Piat et Françoise Dorin, Régine Crespin et Salvador Dalí. Dans ce décor façon pages people de Match, elle semble déjà morte. Mais là, on peut en attester, elle bouge. Un témoin jure qu’elle a cligné des yeux.
*
Ce jeudi 22 janvier 1981, il fait gris et pluvieux. Les visons sont de sortie, n’en déplaise à l’avocate de la cause animale qu’on célèbre. Dans l’entrée qui fait communiquer la porte du quai Conti et la chapelle, quelques invités s’attardent, remontant leur col pour se protéger du courant d’air, dans l’espoir de voir entrer Giscard. Il arrive avec un retard calculé, au bras d’Anne-Aymone coiffée d’un élégant bibi, et demande à signer la feuille de présence.
Il y a quelques minutes, au son des tambours qui font résonner dans le cœur de chacun une certaine idée de la France, on a vu arriver les académiciens dans leur tenue de scarabées vert et noir, descendant prudemment les marches du grand escalier. On les distingue mal, chenus et tremblants qu’ils sont. Seule une paire de lunettes à la monture plus épaisse ici, un cheveu encore noir ou une paire de moustaches là permettent d’émettre des hypothèses sur leur identité. Jean Dutourd ? Henri Gouhier ? Ils ne sont pas au complet, d’ailleurs, à ce qu’on dit. Certains sont restés à domicile, les rhumatismes justifiant la bouderie. Mais vers la tête du cortège, entre les sabres dressés, juste derrière Alain Peyrefitte et devant les parrains de l’impétrante, Maurice Schumann et Jean Delay, on les a aussitôt identifiés : elle et son garde du corps personnel, le sémillant Jean d’Ormesson, si vert encore, jubilant d’être l’artisan de ce coup d’État déguisé en facétie de gamin.
Elle, on l’a trouvée étonnamment petite, malgré la noblesse du port de tête. La démarche d’une raideur pontificale, un peu hésitante, à se demander si elle ne craignait pas de se prendre les pieds dans sa traîne. Mais rien à dire, elle fait bonne figure. Mesdames se répètent dans un bruissement de lèvres la description de cette savante alternative à l’habit militaire. La variante dessinée par le couturier fétiche de Catherine Deneuve se décline de la manière suivante : dolman et jupe brodés de passementerie en velours noir. Blouse de crêpe immaculé. Cape de drap sombre, souliers noirs d’où émerge la chair gonflée du pied et, cerise sur la dame blanche, mousseline damassée de satin négligemment nouée autour du cou. Au moment où elle passait sous la Coupole, elle a fait glisser le chaperon étincelant sur ses épaules pour découvrir son visage. Les cameramen placés du côté gauche ont cru qu’elle portait le chignon. Quelques mèches remontées au-dessus de l’oreille et artistement striées paraissaient tenues par des épingles ou des peignes. Mais du côté droit, c’est bien ce carré à la Jeanne d’Arc qui la rend si désespérément hommasse aux esprits chagrins.
Le couple présidentiel a pris place au centre de la Coupole dans des fauteuils Louis XV. Les invités, triés sur le volet et pourtant trop nombreux, font face aux membres de l’Institut. Beaucoup sont restés debout pour mieux voir. La séance s’ouvre.
*
Dérogeant au protocole, l’élue, au lieu de lire son discours de remerciement debout depuis sa place, s’installe à une petite table, sous la tribune du bureau de l’Académie occupée en son centre par Jean d’Ormesson. Les premières secondes du discours sont inaudibles. On lui redresse son micro. Le silence se fait, Yourcenar s’assoit et parle.
L’assistance est aussitôt subjuguée par cette voix unique, aux inflexions aristocratiques et traînantes, délicatement pompeuses et subtilement sensuelles. Rassurée aussi. Le discours n’a rien de révolutionnaire : éloge des dons de l’amitié ; respect revendiqué de la tradition ; évocation de la « troupe invisible de femmes » qui aurait pu ou dû la précéder dans le saint des saints, mais avec, pour chacune d’entre elles, une infime perfidie glissée sous la couronne de laurier. Mme de Staël est réduite à la qualité supérieure de son esprit sans qu’il soit question de ses romans. George Sand à la femme émotive, la personne l’emportant en intérêt sur l’écrivain. Colette est mentionnée comme en passant, par acquit de conscience. Qui connaît le mépris que Yourcenar professe en privé pour cette représentante archétypale d’une France qu’elle déteste, populaire mais chichiteuse, archaïque et popote ?
En bref, l’élue délivre un non-lieu dans le procès en misogynie intenté à la vénérable institution qui l’accueille, et qui, gardienne des mœurs, n’aurait logiquement jamais pu être en avance sur elles. Intérieurement, l’assemblée se pâme.
C’est ensuite que ça se gâte. L’éloge de Caillois est beau mais obscur et interminable. On sent remuer en soi de vagues souvenirs d’école. On cherche à se raccrocher à quelque référence familière, à se hisser au niveau de cette hauteur érudite et mystique qu’on voit étinceler, très loin sur les sommets enneigés. Mais qu’est-elle en train de raconter ? Pourquoi évoque-t-elle cette habitude d’apposer ses mains contre les pierres pour en ressentir les vibrations ?
On crie muettement grâce tandis que les estomacs gargouillent en songeant aux petits-fours qui les attendent. Comme à la messe, on cherche des distractions. On regarde beaucoup le président, en spéculant sur sa réélection. On se laisse étourdir par les parfums capiteux – Shalimar de Guerlain et Cabochard de Grès reviennent décidément à la mode. On contemple les petites mains de Yourcenar historiées de bijoux. Elle s’est fait offrir, dit-on, à la place de l’épée d’académicien, trop phallique, un denier d’or à l’effigie d’Hadrien monté en bague.
Combien de temps ces mains vont-elles retourner les feuillets où s’étale sa prose ? Combien de pages dans le tas restant ?
Soudain, la péroraison, brutale, sonne l’heure de la délivrance : Cher Caillois, il m’arrivera encore de penser à vous en m’efforçant d’écouter les pierres. Aussitôt le tonnerre d’applaudissements, d’autant plus fort que mêlé de soulagement. Giscard et Anne-Aymone, en bons souverains républicains, se contentent de dodeliner du chef.
L’auteur d’Au plaisir de Dieu reprend la parole. Dans la querelle qui oppose Sainte-Beuve et Proust, Jean d’Ormesson choisit crânement son camp : la vie d’un écrivain n’explique pas son œuvre ! Il n’est besoin que de lire ses œuvres pour le connaître.
On se demande si l’intéressée partage ce point de vue. Et si d’Ormesson lui-même en est dupe. Il sait, comme tout le monde, que Yourcenar refuse le moindre commentaire sur sa vie intime. Mieux vaut ne pas la prendre en traître sur ce point. Mais est-il en mesure de soupçonner l’abîme qui sépare la figure publique de la femme privée ?
Il s’est battu pour imposer sa candidate, meilleure carte d’un jeu qui contenait aussi Aron et Aragon. Le premier était trop antipathique aux uns, le second trop communiste aux yeux des autres, sans compter qu’avec son ego surdimensionné, il aurait fallu se mettre à plat ventre. Jean d’Ormesson s’est donc voué à Yourcenar, moins par féminisme que, prétend-il, pour assurer à son ami Caillois un successeur digne d’estime. Mais c’est à peine s’il a pu s’entretenir en privé avec la grande Marguerite lors de leur première rencontre, quelques jours plus tôt, sur le tournage d’Apostrophes. Alors que peut-il prétendre connaître de plus sur elle que tout un chacun ici, à savoir : qu’elle vit sur une île au nord-est des États-Unis ; que sa charmante maison de bois s’appelle Petite Plaisance ; qu’elle y a partagé quarante ans d’existence avec sa traductrice récemment disparue ?
Marguerite a déclaré que son moi flottant n’était délimité que par les quelques ouvrages qu’il lui était arrivé d’écrire. Posture destinée à décourager les curieux ? Personne ne soupçonne le peu de cas qu’elle fait de ce soudain vedettariat. Tout le monde ignore, tant elle paraît concentrée, qu’elle est partiellement absente. Davantage même qu’une bonne partie de ces auditeurs à l’attention dissipée. Ce protocole lui pèse. Et ce triomphe n’est que le trophée dont elle souhaite couronner une autre tête.
Sitôt la cérémonie achevée, elle va saluer le président et son épouse. Mais foin des agapes avec ses nouveaux confrères. Ce n’est pas avec eux qu’elle compte célébrer cette victoire, si amère à certains. Elle s’éclipse. Impatiente. Désinvolte. Forte de cette récompense qu’elle n’est jamais allée chercher mais dont elle considère, au fond, qu’elle lui est due, et qu’elle la parera, à des yeux encore novices, d’un peu plus de prestige encore.
Il l’attend, ailleurs, dans le Marais, loin des ors de la République et des caméras de la télévision française. Celui qui, depuis un peu plus d’un an, la porte comme un surfeur tout en haut d’une vague gigantesque. Son amour secret. Son Antinoüs américain.
Jerry Wilson.

L’EMBRASEMENT DES COULEURS
Elle ne se souvient plus de la première fois où elle l’a vu. Elle se rappelle les circonstances, bien sûr – le tournage de cette émission lamentable dont personne n’a compris, elle la première, pourquoi elle avait accepté d’y participer. Mais elle n’est plus sûre du moment exact où elle s’est rendu compte de sa présence à lui.
C’était en mai 78. Le mois où Grace s’est fracturé l’épaule en raccrochant la moustiquaire de la cuisine. Sa chute a-t-elle eu lieu pendant ou après le tournage de l’émission ? Plutôt après. Ça ne ressemblait pas à Grace d’attirer l’attention sur elle. Tout débarquement d’étrangers à Monts-Déserts, l’île bien nommée où elles avaient fait leur vie, la mettait d’une humeur exécrable. Cela ne l’empêchait pas de faire des efforts surhumains pour n’en rien laisser paraître. Mais peut-être cette chute était-elle une façon pour son corps de se rappeler à l’attention de chacun ? On ne risquait pas de l’oublier, pourtant, ce pauvre corps. Bourré de métastases, brûlé, déformé par la chimiothérapie… Ruth, l’infirmière de Miss Grace, avait été obligée de serrer le bandage pour éviter au bras de trop gonfler.
Le premier jour, donc, Jerry n’a guère été pour Marguerite qu’un figurant. Une silhouette parmi les autres membres de l’équipe de télévision. C’est curieux comme dans la vie, les premiers rôles ne se présentent jamais de plain-pied.
Celui qui attirait toute la lumière, c’était Maurice Dumay, le producteur. Un garçon bien élevé. Cultivé. L’air plus jeune qu’il n’était, à en juger par la longueur de son pedigree. Tête d’éternel étudiant, avec ses lunettes trop grandes pour son visage. C’est lui qui menait la conversation, dans un français fluide, élégant et jovial. Elle en avait été enchantée, elle qui avait si rarement l’occasion d’entendre et de pratiquer sa langue maternelle.
Jerry n’était là qu’à titre de comparse. De petit ami de Maurice, comme elle l’avait compris plus tard. Ce dernier avait réussi à crocheter la porte du temple, autrement dit à déjouer les suspicions de Grace, qui prenait seule les décisions la concernant. Maurice ne s’était pas contenté de professer, un peu servilement, son admiration pour le grand écrivain. Il avait manifesté une excellente connaissance de l’œuvre. Ses faits d’armes en tant que producteur – un documentaire sur le Velvet Underground, un ballet de Roland Petit d’après Proust – avaient aussi joué en sa faveur.
Les conditions avaient été posées. Le tournage ne devait pas durer plus de deux jours. L’équipe logerait à l’hôtel de Northeast Harbor, le village le plus proche de Petite Plaisance, et y prendrait ses repas. Personne ne gênerait personne. Au premier signe de fatigue, on laisserait Madame se reposer.
Sur le programme de FR3 où devait figurer l’interview, on n’avait pas appris grand-chose. L’émission, premier épisode d’une série consacrée à la musique des terroirs, s’intitulait Le Pays d’où je viens, en référence à un film populaire avec Bécaud. Le choix s’était porté sur la Flandre, que Yourcenar avait contribué à remettre à la mode grâce au succès d’Archives du Nord. L’entretien serait inséré dans un divertissement tourné pour l’essentiel aux environs de Lille. Grace n’avait pas mesuré le risque d’un folklore assez peu au goût de Marguerite.
*
Le tournage a commencé le lendemain de l’arrivée de l’équipe.
Marguerite s’est prêtée de bonne grâce aux questions de Maurice. Quand ça a été terminé, on a servi une collation sur la terrasse. Puis elle a quitté le petit groupe pour se dégourdir les jambes. Dans le petit bois au fond de la propriété, elle a deviné une silhouette longiligne en train de fumer une cigarette. Les chênes, bouleaux et érables formaient une voûte fraîche au-dessus des mousses et des fougères, d’un vert encore cru à cette époque de l’année. Les rayons filtrés par le feuillage jouaient dans ses cheveux. N’est-ce pas à cet instant qu’il est véritablement entré dans son champ de conscience ? Elle se rappelle avoir souri en songeant qu’un faune avait élu domicile dans son bois.
Plus tard, depuis la terrasse, elle l’a reconnu dans la cuisine, en grande conversation avec Grace.
« C’est un gentil garçon, lui a dit cette dernière le soir, dans un rare élan d’aménité. Figurez-vous qu’il vient du Sud, comme moi. »
*
Le lendemain, les six membres de l’équipe sont montés avec Marguerite au mont Cadillac. On leur avait dit qu’en raison de sa position à l’extrémité orientale du continent, Mount Desert Island était le premier point du continent américain à être touché par les rayons du soleil. Marguerite leur a confirmé cette information avec un absurde sentiment d’orgueil. Visiter en compagnie d’yeux neufs des lieux aimés – mais dont la lassitude ou la tristesse nous a dégoûtés –, rien de tel pour reprendre la mesure de leur beauté et de notre chance.
En ce début du mois de mai, il y avait peu de voitures sur le parking. Pour encore quelques semaines, l’île méritait pleinement l’appellation de Monts-Déserts que lui avait donnée Samuel de Champlain en la découvrant, vierge de toute intrusion, quatre siècles plus tôt.
Protégés par des plaids, ils se sont installés sur les grands blocs granitiques formant des sièges naturels. Ils ont ouvert le thermos de café fumant et trempé dans leur tasse les pains briochés préparés par Grace. Ils avaient mal aux yeux à force de fixer les ténèbres. Le soleil a fini par apparaître au-dessus de la ligne d’horizon, simple rognure d’or pur. En quelques minutes, il est devenu un hémisphère en bronze vert, puis une grosse boule d’un rouge orangé. Marguerite ne sait pourquoi cette couleur lui a toujours rappelé les bonbons acides aux fruits rouges qui lui dévoraient la langue, petite, à Ostende. Quand le soleil s’est complètement dégagé de la surface de l’océan ponctuée d’îlots noirs, le rocher et leurs visages ont pris une même teinte de champagne rose. C’est à ce moment-là qu’elle s’est aperçue que Jerry était blond. De ce blond un peu jaune que le soleil et le sel rendent blanc, à la fin de l’été.
*
Ils ont continué la visite des lieux incontournables du parc national d’Acadia. À Bubble Pond, le vaste étang qui borde le mont Cadillac, la transparence de l’eau a donné lieu à des commentaires émerveillés. Marguerite a fait remarquer que la partie immergée des blocs de granit ne souffrait d’aucune altération dans ce cristal liquide peigné de longues herbes. C’était la même teinte délicatement saumonée que la roche à l’air libre.
« Nous sommes dans un milieu protégé, a-t-elle expliqué. Entendons-nous, une côte si découpée serait irrémédiablement souillée en cas de marée noire. Mais nous échappons du moins aux sournoises pollutions déversées dans les rivières du continent par des industriels cupides et dénués de scrupules. »
Les membres de l’équipe ont acquiescé, admiratifs.
Ils ont poursuivi le long d’Ocean Drive, entre les sapins touffus d’un vert presque noir et les rochers du littoral tapissé de plaques herbeuses.
Jerry conduisait silencieusement. Depuis la banquette arrière, Marguerite s’est avancée.
« Il faut revenir à l’automne. Quand les arbres sont rouges. C’est là qu’on sent vraiment la grandeur de ces paysages. »
*
Toute l’équipe est partie, à l’exception de Maurice et Jerry. Sous le charme, ils ont décidé de prolonger leur séjour de vingt-quatre heures. Les deux femmes leur ont consacré l’après-midi. Marguerite s’est dit que les choses commençaient à devenir intéressantes. Pourtant, Maurice et Jerry n’étaient encore à ce moment-là qu’un couple sympathique à ses yeux.
Ils se sont rendus tous les quatre à la bibliothèque de Northeast Harbor. Ont arpenté les boutiques de l’unique rue commerçante – confitures et conserves, stockfish et matériel de pêche –, avant de reprendre la voiture et de déambuler dans le cimetière de Brookside, à Somesville.
De larges allées séparaient les prairies vallonnées, plantées de tombes diversement inclinées. Un pont de bois blanc, qui n’aurait pas juré à Giverny selon Maurice, enjambait un ruisseau. Un pivert donnait du bec contre un tronc. Maurice n’avait jamais vu de cimetière américain en dehors des films d’horreur ou des plages de Normandie. Il s’est extasié devant le charme des lieux. Jerry gardait le silence. Marguerite s’est dit qu’il devait être habité par ce sens du sacré qui la prenait toujours au contact des morts. Grace aussi se taisait. Songeait-elle que lorsqu’elle aurait cessé de lutter, c’est sous l’un de ces mamelons herbus qu’elle reposerait ?
Ils sont revenus boire le thé à Petite Plaisance en mangeant les popovers de Grace, ces petits pains de Nouvelle-Angleterre réservés aux invités de marque.
Marguerite leur a fait faire un nouveau tour de la maison. Zoé, la chienne au poil roux, les suivait en jappant le long des plates-bandes d’iris, de muguet et de lis sauvages.
Marguerite a vanté les mérites d’Elliott, le jardinier. Il connaissait les associations propices de végétaux, s’ingéniait à acclimater des espèces exotiques, savait produire le bon mélange de cendre et d’humus pour atténuer l’acidité des sols. Il lui avait promis que les lilas, malgré un léger retard, allaient bientôt jeter leur feu mauve.
Marguerite se rappelle avoir senti davantage d’intérêt de la part de Jerry que de Maurice à l’égard de la fragile beauté qui les entourait. Le jeune homme s’est attardé d’un air grave devant la tombe des précédents cockers, Monsieur et Valentine. Il a aussi posé des questions sur le compost. Est-ce qu’on pouvait y mettre des arêtes de poisson ou des coquilles d’œuf ? Comme la lumière baissait, Maurice a fait comprendre qu’il était temps de rentrer à New York. »

À propos de l’auteur
autre m’attend ailleursChristophe Bigot © Photo Alexandre Isard

Né en 1976, Christophe Bigot est écrivain et enseigne la littérature en classes préparatoires. Son premier roman L’Archange et le Procureur, paru chez Gallimard, a reçu cinq récompenses dont le Prix Mottart de l’Académie française. Son dernier roman, Le Château des trompe-l’œil, primé à La Nuit du Livre, publié aux Éditions de La Martinière, paraît en poche chez Folio. L’œuvre de Marguerite Yourcenar a accompagné́ sa vie d’homme, d’écrivain et de professeur de lettres depuis les tout premiers moments. (Source : Éditions de la Martinière)

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