Finaliste du Prix Femina 2024
En lice pour le Prix interallié 2024
En deux mots
Le narrateur s’est nourri des œuvres de Cesare Pavese, mais il aimerait en savoir davantage sur les raisons de son suicide et décide d’enquêter en Italie. Aussi propose-t-il à sa nouvelle conquête de partir pour Turin. Le voyage va leur réserver bien des surprises.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Sur les pas de Cesare Pavese
Hommage vibrant à l’œuvre de Cesare Pavese, « Hôtel Roma » est aussi un roman d’amour et un récit de voyage qui se double d’une enquête. Pierre Adrian nous offre ainsi une plongée dans l’univers de l’un des grands écrivains italiens du siècle passé.
« Je pardonne à tous et à tous, je demande pardon. Ça va ? Pas trop de bavardages. » Cesare Pavese laisse ce petit mot laconique avant de mettre fin à ses jours dans sa chambre de l’Hotel Roma à Turin. Aussi le narrateur, admirateur inconditionnel de l’œuvre de l’écrivain italien, décide-t-il de se rendre sur place pour tenter d’en savoir plus. Mais ce voyage est aussi pour lui l’occasion de retrouver la « fille à la peau mate » rencontrée quelques semaines auparavant. « Lors de notre première rencontre, à Paris, nous avions discuté une après-midi durant. Avant de se quitter, j’étais allé chercher le livre dont nous avions parlé pour le lui offrir, La Lune et les Feux de Cesare Pavese. J’ignorais qu’elle le lirait aussitôt. » L’occasion de transformer un pèlerinage en escapade amoureuse et de donner au roman un ton plus romantique : « La ville serait une petite géographie de notre amour. Turin voudrait dire « l’autre » et mieux encore, la promesse de l’autre. Les retrouvailles. Mon enquête se voulait un itinéraire mélancolique sur les pas d’un homme défait. Elle serait un itinéraire lumineux aux côtés de la fille à la peau mate. »
Voici donc le couple déambulant dans les galeries couvertes de la capitale piémontaise. Le narrateur s’approprie la ville, imitant même l’écrivain qui arpentait ces avenues « un peu voûté et les mains derrière le dos. » Il cherche des traces, se replonge dans l’œuvre, part à la recherche de témoins et de spécialistes de Pavese, à commencer par Mariarosa, professeure de littérature italienne à l’université de Turin. « Elle m’expliqua que Pavese était un écrivain expérimental. Il aimait essayer, changer d’air, se mettre à l’épreuve. Et s’il s’était donné la mort entre deux âges, ni vieux ni jeune, c’était aussi pour cela, parce qu’il lui semblait avoir tout dit, tout écrit. Son dernier livre, La Lune et les Feux, était sa Divine Comédie, il en avait fini avec la littérature, et donc avec la vie. »
Une explication qui ne suffit pas à notre admirateur qui va poursuivre sa quête quasi obsessionnelle et part aux sources, à Brancaleone, en Calabre. « Là-bas, dans cette chambre rustique, entouré de gens de peu, il commença la grande entreprise de sa vie. Le 6 octobre 1935, deux mois après son installation, Pavese écrivit les premières lignes du journal qui deviendra Le Métier de vivre » sans doute son œuvre majeure. En le suivant dans ses pérégrinations qui le conduiront outre le Piémont aussi à Rome et à Bocca di Magra, en Ligurie, on revisite l’œuvre de Pavese. Ainsi La Maison sur la colline qui est « le vrai journal de guerre de l’écrivain» raconte l’histoire d’un professeur qui se réfugie dans les collines pendant la guerre. « Distant, apathique, il suit les combats de loin. Il laisse aux autres l’écoute haletante des nouvelles à la radio et les discours, les avis le soir venu. » Puis Entre femmes seules, qui raconte le retour à Turin d’une couturière pour y lancer sa boutique. « Elle jouait avec des hommes qui la fatiguaient, repoussant leurs avances, cédant quand cela lui chantait. » ou encore La Lune, roman du retour inachevé où « un homme qui descendait se reposer à l’hôtel de l’Ange ne retrouvait pas tout à fait le pays qu’il avait laissé » après avoir fait fortune au bout du monde. « Il était à la fois d’ici et d’ailleurs. »
Pierre Adrian aimerait tant trouver la clé de cette quête désespérée de sens. Dans la seconde partie, de retour à Paris, on suit le travail de rédaction et la suite de la recherche documentaire. Le narrateur se penche sur les écrivains suicidaires, cherche à établir des parallèles et « enquête sérieusement sur le dernier été de Pavese ».
Avec son style à la fois lyrique et délicat, il nous fait partager ses émotions, tissant un lien entre l’intellect et le cœur, entre l’écrivain et son œuvre. Ce roman, empreint de mélancolie et de beauté, est une véritable ode à la littérature et à ceux qui, par leurs écrits, nous font voyager au-delà des frontières de l’existence.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici ! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.
Hôtel Roma
Pierre Adrian
Éditions Gallimard
Roman
192 p., 19,50 €
EAN 9782073021816
Paru le 22/08/2024
Où ?
Le roman est situé principalement en Italie, d’abord dans le Piémont, à Turin, Serralunga, Sassi, Santo Stefano Belbo, puis à Rome et en Calabre, à Reggio di Calabre et Brancaleone, enfin à Bocca di Magra en Ligurie. On y évoque aussi Paris.
Quand ?
L’action se déroule à compter de 2020.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Je pardonne à tous et à tous je demande pardon. Ça va ? Pas trop de bavardages. »
Le 27 août 1950, Cesare Pavese se donne la mort dans la chambre 49 de l’Hotel Roma, à Turin. Il laisse un mot d’excuse, des poèmes et un journal intime, Le Métier de vivre.
Pierre Adrian a retracé le dernier été d’un écrivain hanté par le suicide. Il a cherché dans sa vie et dans ses livres de quoi nous apprendre, malgré tout, le douloureux métier de vivre. Pavese apparaît au fil des pages comme un compagnon de route taciturne, drôle, sincère. Au cours de ces errances en ville et dans les collines, on croise Monica Vitti et Antonioni, Calvino, des actrices américaines… Mais aussi « la fille à la peau mate », qui déambule aux côtés du narrateur sur les traces d’une ombre, dans ce Piémont devenu le lieu éblouissant des retrouvailles avec l’être aimé.
Avec ce nouveau récit au charme furieux, Pierre Adrian nous donne à contempler une Italie d’après-guerre en noir et blanc, où la littérature et la politique sont une question de vie ou de mort, où rien n’est jamais grave mais où le tragique finit par s’inviter.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Marianne (Matthieu Giroux)
La cause littéraire (Philippe Leuckx)
Radio RCJ
Le littéraire (Jean-Paul Gavard-Perret)
Blog de Fabien Ribery
Les premières pages du livre
« Turin, 27 août 1950
Quand le maître d’hôtel entrouvrit la porte, un chat se faufila dans la pièce. Il rôdait habituellement dans les étages, attendrissant les femmes de chambre et repoussant les clients farouches. Le chat noir précéda le pas hésitant de l’employé et inspecta la chambre de ses yeux ronds, se frottant contre le mur, la queue dressée, avec la certitude paisible du félin qui sait le territoire acquis et devine l’absence de danger. Bientôt, dans ce nouveau pays conquis, l’exploration achevée, il trouvera sa juste place et commencera sa toilette.
Le maître d’hôtel avait frappé plusieurs coups sans qu’on lui répondît. Il tendit l’oreille à l’affût d’un mouvement, le froissement des draps peut-être, la chute d’un objet, une quinte de toux ou le rythme saccadé d’une respiration. Mais de bruits il n’y avait pas, sinon la rumeur étouffée de la ville. Le client de la chambre 49 n’était plus apparu depuis la veille, un samedi. Il était en demi-pension. On s’inquiétait.
C’était une chambre simple, la dernière au fond du long couloir du troisième étage. Une porte sur la gauche. On pénétrait d’abord dans un vestibule contigu, avec la salle d’eau attenante. Tout en longueur, la pièce était meublée avec un bureau en bois d’acajou, une armoire, un téléphone en bakélite au-dessus du lit et un portemanteau. L’unique fenêtre donnait sur les arcades de la piazza Paleocapa, en face d’une pâtisserie, à l’écart de l’agitation de la place de la gare et du boulevard. La chambre 49 offrait juste un peu de place. Juste un peu de paix.
En entrant, le responsable remarqua aussitôt une situation inhabituelle. L’homme était en bras de chemise, la tête posée sur l’oreiller, étendu sur son lit, raide, les bras le long du corps, inerte, sage, sans histoire. Il avait pris soin de retirer ses chaussures que le chat reniflait déjà. Cet homme-là était mort, nul besoin d’être médecin pour s’en rendre compte. Un simple coup d’œil valait constatation. Sur le bureau, le maître d’hôtel trouva un sac de somnifères grand ouvert et un verre d’eau. Sur la table de chevet, sept paquets de cigarettes vides. Un livre aussi, qui portait le nom du client. Cesare Pavese. Sur la première page des Dialogues avec Leucò, l’œuvre qu’il estimait le plus, Pavese avait consigné ces quelques mots, au stylo noir, de son écriture d’homme qui penche. C’était tout à fait lisible. Il y était écrit: « Je pardonne à tous et à tous je demande pardon. Ça va ? Pas trop de bavardages. »
Il n’y avait plus aucun doute désormais. L’écrivain s’était tué quelques heures plus tôt en avalant une dose mortelle de médicaments, et il s’était passé tout un dimanche avant qu’on s’en rendît compte. Un dimanche d’août. Il faudrait prévenir des proches en vacances, leur dire que leur ami, leur frère, Cesare Pavese, avait été retrouvé sans vie dans la chambre 49 de l’Hotel Roma, à Turin.
L’employé tourna les talons pour aussitôt prévenir la direction. Alors qu’il s’apprêtait à quitter la chambre, il fit volte-face, se pencha et attrapa la petite bête noire qui faisait sa toilette sur le parquet. Le chat rabattit ses oreilles et réprouva le geste par un miaulement rauque. Jeté dans le couloir, hagard, il hésita avant de prendre la fuite.
Les mers du Sud
Dieppe, printemps 2020
En ce temps-là, si on m’avait demandé où je voulais partir, je crois que j’aurais répondu à Turin. Il ne s’agissait pas de tout quitter, disparaître ou tenter une existence ailleurs, mais seulement de changer d’air et voir du pays. Il fallait un ailleurs, et l’ailleurs était Turin. Depuis des semaines, nous étions cadenassés aux murs de nos villes. Accrochés au goudron. Les aubes ressemblaient toutes à celle d’un dimanche. Nous étions seuls.
En ces jours mornes, j’avais pris l’habitude d’aller marcher dans le petit matin. Je descendais ma rue tachée de fientes, à l’ombre du château, sous le ricanement des goélands. Ils piétinaient les toits d’ardoises, déclenchaient des bagarres et pillaient les poubelles comme des pirates claudicants. Ils éventraient le plastique d’un coup de bec, déchiraient les sacs, rejetaient les emballages et s’appropriaient des fonds de repas. Ils laissaient derrière eux un spectacle de désolation, des peaux d’agrumes et du plastique, éparpillaient nos gaspillages au milieu des rues désertes avant de filer en râlant. Les goélands étaient les nouveaux maîtres en ville. Ils conquéraient l’espace vital que nous leur laissions.
En bas de chez moi, de rares clients quittaient la boulangerie en rasant les murs, sans que leurs regards ne se croisent, leurs achats sous le bras dans les odeurs de viennoiseries. Au bout de la rue de Sygogne, au loin, la mer alors devenait une consolation. Les ferries ne quittaient plus le continent pour l’Angleterre. Ils ne débarquaient aucun voyageur sur le port de Dieppe. La mer ne portait plus les navires et continuait cependant son remue-ménage sur les plages de galets. Elle passait la balayette, ramassant les poudres cuivrées que recrachaient les falaises effritées. Je marchais sur la promenade où les baraques à frites avaient gardé les volets clos depuis la dernière Toussaint, coquilles vides sans odeurs de graisse, engoncées dans des parois de bois comme on s’abrite des tempêtes. La tempête était dans nos têtes ; depuis nos appartements-forteresses, en copropriété, nous attendions un ennemi invisible.
Si tôt, si seul, j’étais encore toléré par les polices qui interdirent bientôt les promenades au bord de l’eau. Du jour au lendemain, il fut proscrit d’aller regarder la mer. La rue de Sygogne ne s’ouvrait plus vers l’infini, elle donnait sur un interdit. Voilà pourquoi j’imaginais la possibilité d’une autre ville, d’un autre endroit. L’évasion devenait un remède aux restrictions. Et même la mer, et sa lointaine rumeur, devenait agaçante. Trop proche, trop évidente, quotidienne. Au cours de ma promenade matutinale, je finissais donc par lui tourner le dos. Je quittais les plages en direction du port de plaisance où un doux vent d’ouest faisait tinter les mâts des bateaux. Je passais sous l’Hôtel Aguado et rejoignais les « barrières » désertées par les vendeurs de poissons à la criée. À ce moment-là, précisément, le temps d’une centaine de pas, abrité sous les arcades de la Bourse, je quittais Dieppe et entrais à Turin. Les portiques en briques jaunes me rappelaient les longues avenues turinoises où l’on pouvait marcher inlassablement dans les courants d’air, à l’abri de la chaleur en été ou bien protégé des averses toute l’année. Ces arcades frappées par un soleil jeune, aux premières heures du jour, me semblaient être celles de la ville que j’espérais secrètement. Les ombres des piliers projetées sur le sol donnaient naissance à des galbes étranges. Alors je ralentissais le pas, m’évadais un instant. Rien ni personne ne venait gâcher ma misérable rêverie sous les portiques. Les propriétaires du Café des voyageurs, un couple de Chinois, n’agençaient pas leur terrasse. Les bistrotiers ne sortaient plus. Ils avaient remisé leur percolateur et, derrière une muraille en plexiglas, faisaient commerce de cigarettes et de jeux à gratter.
J’imaginais Turin là où j’aurais pu rêver d’une autre ville d’Italie, Rome, Naples ou Venise, ou bien une campagne lointaine, un lieu sans immeubles qui déploierait la palette d’autres couleurs. Mais au cours de ces journées vides, toutes semblables, dans cette monotonie où nous rejoignions le quotidien des vieillards, l’attente de la mort, d’un évènement, je relisais Pavese dans le gros volume de la collection « Quarto ». Ses romans brefs écrits avec l’art d’un nouvelliste, son journal intime, sa poésie. J’avais même appris « Les mers du Sud », premier poème de Travailler fatigue. Je m’étais résigné à des exercices d’écolier, c’est dire si je m’ennuyais. Mais je découvrais un nouveau sens à ce qui, plus jeune, me semblait une torture : apprendre par cœur. Oui, j’apprenais non par la raison mais par le cœur. « Toi qui habites à Turin… » Inlassablement, je me répétais le mot du cousin des « mers du Sud » qui a fini par rentrer chez lui, dans les collines, après avoir parcouru le monde : « Toi qui habites à Turin… tu as raison. Il faut vivre sa vie loin de chez soi : profiter, jouir de tout et puis, quand on revient comme moi à quarante ans, plus rien n’est pareil. » Au cours de cette drôle de guerre, assigné à résidence, je faisais définitivement mien le piéton de Turin. Un homme taciturne, un écrivain de peu de mots, un Italien une fois de plus, comme si ce pays et ses gens étaient les seuls, au fond, capables de répondre à mes questions.
Pier Paolo Pasolini avait été l’écrivain de mes vingt ans et il serait pour toujours l’un des poètes de ma vie. Le maudit était devenu une icône célébrée dans les musées, sur les murs des universités et dans les pages des journaux. Il avait inspiré ma révolte, mon amour désespéré pour le monde, mes anxiétés, une tendresse. Pavese, l’homme Pavese, ne m’avait jamais attiré. On dit qu’il était laid et impuissant, complexé, misogyne. Il ne reste de lui que quelques photos en noir et blanc qui laissent imaginer un garçon solitaire au regard égaré, les mains dans les poches de son costume sombre. Bien qu’il fût mort après guerre, il n’existe aucun enregistrement de Pavese. Il est un homme sans voix. Si proche et à la fois muet. À l’inverse de Pasolini, totalement engagé dans le monde, physiquement, brutalement, Pavese demeura en retrait. Il ne s’engagea même pas dans la Résistance comme ses amis d’alors, et se retrouva confiné par le régime fasciste presque par défaut en 1935. Faute de mieux. Dans son journal : « Tu n’as jamais lutté, rappelle-le-toi. Tu ne lutteras jamais. » Pavese était un désengagé ; son indifférence répondait à l’insignifiant bruit du monde. L’époque ne filtrait pas de son journal. Et si je rangeai un jour Le Métier de vivre aux côtés d’Écrits corsaires, parmi mes livres de chevet, ils s’opposaient de fait. Du reste, il n’y a aucune raison de comparer deux poètes, deux bourreaux de travail, mais s’il est une certitude dans cette histoire, c’est que Pasolini ne l’estimait pas.
Cesare Pavese devint l’écrivain de mes trente ans sans doute parce que je ne cherchais plus de maître à penser mais seulement un ami pour me tenir compagnie. J’acceptais le monde, désormais, et avais renoncé à le transformer. Piémontais ténébreux, dur, laconique, sentencieux, Pavese était l’ami cher qui glissait ses petites considérations l’air de rien comme des cailloux dans la chaussure. « C’est ça que j’aime chez les gens. Qu’ils laissent vivre les autres », écrivait-il dans Entre femmes seules. Dans le journal, un 27 mars : « Je passe la journée comme quelqu’un qui a heurté un coin avec la rotule de son genou : toute la journée ressemble à cet instant intolérable. » Et puis mille autres considérations douloureuses ou joyeuses. « Il faisait penser aux femmes quand elles ont mangé des pêches. » Pavese devenait cet ami aux sentences implacables qu’il ne faut pas trop fréquenter par peur que son état ne vous contamine. Celui-là même qu’on estime mais auquel on hésite à répondre quand il appelle. Si je l’avais connu, certains jours, j’aurais changé de trottoir en devinant sa silhouette dans une rue de Turin. Il est l’ami qui nous rend brave et lâche, beau et laid. Tout sauf un maître. Un compagnon lucide, celui dont on se reprochera un jour de ne pas lui avoir répondu. Sa littérature, dit un critique littéraire italien, semblait être le journal intime des autres, de nous tous et non plus seulement de lui-même. Certains écrivains nous donnent ce qu’ils n’ont plus. Il y avait tout ce que Pavese m’offrait et qui l’avait quitté : l’insouciance, la joie d’être au monde, l’esprit d’enfance, la foi, la consolation. D’une certaine manière, l’homme n’était plus à la hauteur de ce qu’il avait écrit. Le Bel Été était plus grand que Cesare Pavese.
Pavese devenait aussi le symbole d’une Italie rêvée. Lui qui jamais ne l’avait quittée et s’était si peu aventuré loin du Piémont. L’homme des collines, ce territoire à notre échelle qui n’est plus tout à fait la terre et pas encore le ciel, n’avait jamais eu besoin de voyager pour connaître le monde. On dit qu’il parlait de l’Amérique mieux que quiconque. Faulkner, Steinbeck, Dos Passos, Sherwood Anderson… Il importa la littérature américaine en Italie, aux Éditions Einaudi, et on lui doit une traduction de Moby Dick qui fait toujours autorité. « Chiamatemi Ismaele… » J’écoutais en boucle le « Moby Dick » de Banco del Mutuo Soccorso. Tout me ramenait à Pavese, même la chanson d’un groupe de rock progressif sur la baleine.
Comme les harponneurs voisinent avec la mort, défient le Léviathan, Pavese vivait hanté par le suicide. À la fin, certains de ses amis agacés par cette idée fixe, ce « vice absurde », s’emportaient en disant : puisqu’il en parle autant, qu’il le fasse. Qu’il se tue. Pavese le fit. Ils s’en voulurent. Plus tôt, lorsqu’un de ses camarades de lycée se tua sous un arbre d’un coup de pistolet dans la tempe, l’adolescent était resté admiratif et fasciné par le geste de son jeune ami : « Tu m’as donné l’exemple et tu m’attends. » Jusqu’à tenter de reproduire le geste après une déception amoureuse, ce sentiment d’échec qui tisserait un fil rouge dans sa vie. Il s’était rendu sous le même arbre. Il avait échoué à se tuer. Mais j’avais décelé deux suicides chez Pavese. Celui de l’écrivain intervenait le 18 août 1950. Il écrit alors les derniers mots du Métier de vivre :
Tout cela me dégoûte. Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirai plus.
La conclusion, il l’avait annoncée deux jours plus tôt :
Un clou chasse l’autre. Mais quatre clous font une croix.
Mon rôle public, je l’ai accompli – j’ai fait ce que je pouvais. J’ai travaillé, j’ai donné de la poésie aux hommes, j’ai partagé les peines de beaucoup.
Pavese avait donné sa littérature au monde. À quarante et un ans, c’en était fini. Il refermait le dernier livre de sa vie. Le suicide de l’écrivain précédait de neuf jours celui de l’homme. Les somnifères et le dernier pardon. Pas trop de bavardages…
Au cours des après-midi arides de mon confinement dieppois, je songeais. Que s’était-il passé durant ces neuf jours passés seul, esseulé dans l’été turinois ? Lui qui connaissait sa fin venait d’en déclencher le compte à rebours. Après avoir passé quelques jours de vacances au bord de la mer pour dire adieu à ses amis, Pavese déposa sa petite valise à l’Hotel Roma, abandonnant le logement familial où il vivait aux côtés de sa sœur, via Lamarmora, à un pâté de maisons de la gare centrale. Il s’installait à l’hôtel à quinze minutes de chez lui. J’imaginais alors ses dernières rencontres, les promenades de toujours qu’il accomplit pour la dernière fois, et puis ses ultimes joies, ses regrets, ses sursauts. Ses plaisirs et ses pleurs. Du 18 au 27 août, il consuma neuf après-midi désespérantes dans une ville désertée. Quand tout le monde est encore à la mer, que les automobiles ont fui ailleurs, que les appartements sont vides, le gaz coupé, les volets fermés. Pavese seul dans Turin, écrivain devenu personnage. Antonioni aurait pu filmer ce jeu de patience. Dans « Portrait d’un ami », Natalia Ginzburg, qu’il avait fréquentée aux Éditions Einaudi, écrit :
Il est mort en été. Notre ville, en été, est déserte et semble très grande, claire et sonore comme une place (…). Aucun d’entre nous n’était là. Il a choisi, pour mourir, un jour quelconque de ce mois d’août torride et il a choisi la chambre d’un hôtel près de la gare ; il a voulu mourir, dans la ville qui lui appartenait, comme un étranger.
Dans ce texte bref et émouvant, elle évoque sa triste réserve, sa brusquerie et ses manières d’adolescent. Pavese était resté un garçon. Il n’avait jamais été tout à fait homme.
Il était né au début du mois de septembre, à Santo Stefano Belbo, en 1908, à l’heure des premières récoltes et pendant les grandes vacances. Il était venu au monde dans la maison familiale, portant toute sa vie la nostalgie des étés sur les collines. La maison avait été vendue. Il revint à Santo Stefano pour y écrire son roman du retour, La Lune et les Feux, quelques mois avant sa mort. Et il se tua en été, quelques jours avant son anniversaire. Août était le mois qui ressemblait le plus à la mort.
Plus jeune, j’avais tenté de suivre Pier Paolo Pasolini à la trace, remontant sa piste du Frioul jusqu’à Rome. Je ne saurais dire aujourd’hui si j’avais réussi ou échoué. Désormais, j’avais moins d’ambition. Et je serais bien capable de reconstituer le dernier été de Cesare Pavese à Turin. De tendre l’oreille au froissement de son imperméable et à l’écho de son pas sous les portiques. Dans le printemps vide et lumineux de Dieppe, sous les arcades en face d’une autre mer, je jurais que lorsque le monde s’ouvrirait, il s’ouvrirait de toute façon, je prendrais la route de l’Italie. Mes mers du Sud s’arrêteraient avant la Méditerranée, dans ce pays serein au pied des Alpes, entouré par les collines.
Je partirais pour Turin. »
Extraits
« Lors de notre première rencontre, à Paris, nous avions discuté une après-midi durant. Avant de se quitter, j’étais allé chercher le livre dont nous avions parlé pour le lui offrir, La Lune et les Feux de Cesare Pavese. J’ignorais qu’elle le lirait aussitôt. Elle ne pouvait pas soupçonner non plus que je comblerais pour elle un autre retard, en collectionnant les films de Wim Wenders et d’Antonioni. C’est ce qu’il y a de plus beau dans une liaison qui commence, le désir immédiat de deviner la réalité de l’autre en comprenant ses fictions. Je lui avais donc donné le livre de Pavese que je trouvais le plus beau, un « Imaginaire » à la couverture blanc et roux, ignorant alors que ce serait à ses côtés, la plupart du temps, que j’arpenterais les avenues de Turin. La ville serait une petite géographie de notre amour. Turin voudrait dire « l’autre » et mieux encore, la promesse de l’autre. Les retrouvailles. Mon enquête se voulait un itinéraire mélancolique sur les pas d’un homme défait. Elle serait un itinéraire lumineux aux côtés de la fille à la peau mate. » p. 28
« Il faudrait donc s’approprier Turin, rendre familières ses galeries couvertes où s’engouffrait le vent, et les longues arcades grises parfois colorées par des enseignes aux néons. J’imaginais qu’elles n’avaient pas dû tellement changer depuis que Pavese s’y était promené, un peu voûté et les mains derrière le dos. Souvent, sans que je m’en rendisse compte, je l’imitais. » p. 33
« Née deux ans avant son suicide, professeure de littérature italienne à l’université de Turin, Mariarosa était la grande spécialiste de Pavese. Les écrivains turinois étaient son domaine ; en plus de Pavese, elle avait écrit sur Gianni Arpino et le crépusculaire Guido Gozzano. » p. 55
« Mariarosa trempait ses biscuits dans son dessert et me répondait entre deux petites bouchées. Elle m’expliqua que Pavese était un écrivain expérimental. Il aimait essayer, changer d’air, se mettre à l’épreuve. Et s’il s’était donné la mort entre deux âges, ni vieux ni jeune, c’était aussi pour cela, parce qu’il lui semblait avoir tout dit, tout écrit. Son dernier livre, La Lune et les Feux, était sa Divine Comédie, il en avait fini avec la littérature, et donc avec la vie. » p. 57
« Il fallait lire La Maison sur la colline pour trouver le vrai journal de guerre de l’écrivain. Publié à l’automne 1948 inspiré des jours de Serralunga, le roman raconte l’histoire de Corrado, un professeur qui se réfugie dans les collines pendant la guerre. Distant, apathique, il suit les combats de loin. Il laisse aux autres l’écoute haletante des nouvelles à la radio et les discours, les avis le soir venu. » p. 78
« Entre femmes seules Le livre, dernier roman du triptyque du Bel Été, était moderne, son procédé audacieux. Il racontait le retour à Turin d’une couturière pour y lancer sa boutique. Elle s’installait à l’hôtel, retrouvait sa ville comme une étrangère puis se laissait happer, suivant les travaux, de loin, rejoignant des amies, sortant le week-end en voiture dans les collines. Elle jouait avec des hommes qui la fatiguaient, repoussant leurs avances, cédant quand cela lui chantait. (…) Ce n’était pas le premier livre dans lequel Pavese se glissait dans la peau d’une femme. C’était aussi le cas du Bel Été. » p. 102
« La Lune était le roman du retour inachevé. Cet homme qui descendait se reposer à l’hôtel de l’Ange ne retrouvait pas tout à fait le pays qu’il avait laissé. Il y avait bien Nuto, l’ami d’enfance, sa scierie dans le hameau à la sortie du village, et les noms des filles d’autrefois, les mêmes collines et la vigne « comme un corps qui a sa respiration et sa sueur ». Mais il vivait le sort réservé au cousin des « Mers du Sud » qu’on croyait mort. Après avoir fait fortune au bout du monde, « l’Américain » rentrait au pays, avec la consécration de celui qui a réussi, certes, mais il revenait de tellement loin. Les choses avaient changé. Inadapté, on Le regardait avec préjugés. Il était à la fois d’ici et d’ailleurs. » p. 117
À propos de l’auteur
Né en 1991, Pierre Adrian vit à Paris. Son premier livre, La piste Pasolini, fut couronné en 2016 du Prix des Deux-Magots et du Prix François Mauriac de l’Académie française. Son deuxième livre, Des âmes simples, a reçu le Prix Roger-Nimier et le Prix Spiritualité d’Aujourd’hui 2017. En mai 2018, en collaboration avec Philibert Humm, Pierre Adrian publie Le Tour de la France par deux enfants d’aujourd’hui, toujours aux éditions des Équateurs. Le livre reprend l’itinéraire du célèbre Tour de la France par deux enfants de G. Bruno, publié pour la première fois en 1877. Sélectionné pour le prix Renaudot de l’essai, Le livre est couronné par le prix Lamartine des Départements de France. Puis viendront Que reviennent ceux qui sont loin (2022) et Hotel Roma en 2024. Amateur de football et de cyclisme, il devient chroniqueur dans Le magazine L’Équipe en novembre 2016. Il collabore avec d’autres médias tels So Foot et Le Figaro littéraire. (Source : Éditions Gallimard / Wikipédia)
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