En deux mots
Au soir de sa vie, Clara rassemble ses souvenirs. Tout en explorant son histoire familiale, l’exil de Sicile en Tunisie, les années de guerre, la prospérité puis le déclin qu’elle croit liée à une malédiction. Pour la narratrice qui recueille sa parole, il s’agit de tenter de démêler le vrai du faux.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Grandeur et décadence des Ignorante
Autour de l’exil, de l’héritage familial, de la quête d’identité et d’un destin secoué par l’Histoire tunisienne, Agnès Jésupret nous offre un premier roman émouvant. Et fait revivre les souvenirs de Clara au crépuscule de sa vie.
Clara en est persuadée, tous les malheurs de sa famille viennent d’une malédiction proférée par la femme que son père a exproprié lorsqu’il s’est installé avec sa femme et ses enfants dans sa maison au milieu de la rue des eucalyptus à Grombalia. « J’avais six ans, mais même après toutes ces années, je pense souvent à ses yeux en feu et à ses paroles malfaisantes. Je n’ai jamais oublié. »
Mais son père n’a que faire de ces menaces. Pour lui une chose compte, réussir. « Ses parents avaient quitté leur patrie parce qu’ils manquaient de tout, lui jurait que sa famille ne serait plus jamais privée de rien. Ses ancêtres étaient siciliens, ses enfants seraient français. »
Arrivés en Tunisie pour fuir la misère en 1908, ils avaient travaillé comme des acharnés pour faire prospérer leurs terres. Et Pietro, devenu Pierre, se devait de faire fructifier leur héritage. Mais sa volonté farouche va se heurter à la grande Histoire, lorsqu’en 1942 les troupes allemandes occupent le pays. Une guerre qui va attiser les tensions entre les autochtones et les communautés immigrées venues d’Italie et de France. « Et tandis que les égoïsmes se pétrifient et que les regards fuient, quelque chose de commun se désagrège. Dans chaque foyer, on prie son dieu, quel qu’il soit. On prie parce qu’on a peur. De l’ennemi, de l’oppression, du changement, de la faim, du manque, de la délation, de la haine, de la souffrance sûrement, de la mort finalement. Ceux des communautés voisines deviennent des ennemis potentiels. »
Une guerre qui va être fatale à Pierre, emprisonné pour collaboration avant de mourir de façon mystérieuse. Comme leur chien, comme les moutons, comme Pierrot le petit frère de Clara qui avait à peine dix ans. « Quand mon père a été retrouvé sur sa paillasse, dans la cellule de sa prison, il a bien fallu se rendre à l’évidence : lui non plus n’était pas mort de vieillesse. Il avait quarante-cinq ans. On l’avait empoisonné. Comme les moutons, comme Lola, comme Pierrot. »
La narratrice venue recueillir la parole de Clara, 95 ans, peut-elle croire à cette histoire ? Elle ne va pas ménager ses efforts pour étayer son témoignage, rapprocher les faits historiques et intimes. Une manière habile aussi d’attraper le lecteur en intégrant les codes de l’enquête.
Agnès Jésupret signe ici son premier roman, fruit de son travail de « biographe anonyme pour des gens qui le sont tout autant ». Le témoignage authentique qu’elle a recueilli est mis en scène, alliant le témoignage de Clara – proposé ici en italiques – et les réflexions de la narratrice. Cette construction permet aussi de varier les styles et les points de vue, de densifier le récit. Et de réussir une émouvante entrée en littérature.
Les os noirs
Agnès Jésupret
Éditions Liana Levi
Premier roman
192 p., 19 €
EAN 9791034909483
Paru le 22/08/2024
Où ?
Le roman est situé principalement en Tunisie, principalement à Grombalia. On y évoque aussi la Sicile et la France.
Quand ?
L’action se déroule en 2022, avec des retours en arrière jusqu’en 1908.
Ce qu’en dit l’éditeur
C’est dans un fauteuil en cuir que s’installe Clara pour raconter son enfance tunisienne à son interlocutrice, biographe anonyme. Celle-ci veut mettre noir sur blanc l’histoire de cette famille qui a quitté la Sicile au début du XXe siècle pour conquérir une parcelle de confort de l’autre côté de la Méditerranée. Le père de Clara, Pietro Ignorante – qui se fait désormais appeler Pierre – travaille à Tunis et parvient à se faire une place respectable dans cette société où toutes les communautés se côtoient paisiblement sans jamais se mélanger. Il achète une petite villa pour sa famille, un vélo pour Clara, et même une voiture. Mais six mois suffiront à mettre en péril cette prospérité. En novembre 1942, les Allemands occupent le pays, enfermant les juifs dans des camps et attisant les tensions sous-jacentes entre Français, Italiens et Arabes. À la libération, Pierre Ignorante est jeté en prison pour collaboration et y mourra dans des circonstances troubles. On retrouvera des années plus tard ses os devenus noirs en exhumant sa dépouille. Pour Clara, pas de doute, sa famille est victime d’une malédiction. Elle remonte le cours de sa mémoire et la narratrice, qui l’écoute, tente de démêler les fils de ses souvenirs, quitte à exhumer aussi les secrets. Dans ce premier roman inspiré d’une histoire vraie, Agnès Jésupret raconte le destin contrarié d’une famille ordinaire et les répercussions d’un épisode méconnu de l’histoire de la Tunisie.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog de Mimi
Blog de Kitty la mouette
Agnès Jésupret présente « Les os noirs » © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« Je vous maudis
Tout est arrivé par la faute de cette femme. Tout. C’est par elle que le malheur est venu. Je me souviens de ses longs cheveux gris, secs comme du crin, et aussi des veines de son cou qui semblaient prêtes à éclater. Mon père lui demandait de partir, mais elle ne voulait pas. Elle respirait très fort et très vite. Il lui a répété qu’il avait donné l’argent et que la maison était à lui maintenant. J’ai fermé les yeux et, quand je les ai rouverts, la vieille femme était toujours là. Elle a supplié mon père une dernière fois, puis elle est devenue folle. Elle se griffait les joues en gémissant. J’étais terrorisée. Puis elle s’est mise à crier en se tournant vers moi. J’ai eu comme un coup au cœur. J’avais six ans, mais même après toutes ces années, je pense souvent à ses yeux en feu et à ses paroles malfaisantes. Je n’ai jamais oublié.
La maison que la vieille femme ne voulait pas quitter est devenue la nôtre. Elle se trouvait au milieu de la rue des Eucalyptus à Grombalia, à quarante kilomètres de Tunis. Mes parents l’appelaient « la villa ». Elle était très belle, avec une grande véranda devant et, derrière, un fabuleux jardin dans lequel mon père a mis deux gros moutons, un cochon et des poules. Je ne sais pas si elle existe encore aujourd’hui. Elle était déjà ancienne quand nous nous y sommes installés et beaucoup de choses ont été détruites lorsque les Français ont quitté la Tunisie. La rue des Eucalyptus sortait de la ville pour rejoindre un chemin de terre qui allait jusqu’à Hammamet et continuait ensuite vers Sousse, plus au sud. J’imagine que de vraies routes ont été construites depuis.
J’aimais beaucoup ma vie là-bas. Ma mère faisait des confitures avec les fruits des arbres que mon père a plantés juste après notre arrivée : des abricotiers, un pêcher, un amandier, un mûrier énorme. Le boucher venait chez nous une fois par an, le jour où on tuait le cochon. Il remplissait des boyaux de chair à saucisse. Mon père était fier de sa villa, de son jardin, de ses bêtes. Ses parents à lui avaient quitté la Sicile avec des trous dans les poches, la peau sur les os et de la terre sous les ongles.
Nous avions un chien, Lola. Une chienne en fait. J’y étais très attachée. Un matin, je me suis levée, je l’ai appelée, elle n’est pas venue. Ça ne lui ressemblait pas, je l’ai cherchée dans le jardin, j’ai vu une masse noire sous l’abricotier. On ne distinguait ni la tête ni les yeux. Je l’ai appelée encore et je l’ai secouée un peu, mais elle n’a pas bougé. Mon père n’était pas là. Ma mère, je ne sais pas. C’est étrange, parce qu’elle était tout le temps à la maison, mais ce matin-là, je ne crois pas. Ma grand-mère a accouru quand elle m’a entendue crier. Elle a observé la boule de poils, elle l’a touchée et elle est allée chercher une pelle en silence. Elle a creusé, elle a mis Lola dans le trou. Quand mon père est revenu, elle lui a dit que la chienne était morte et qu’on l’avait enterrée. Mon père a demandé : Morte de quoi ? et ma grand-mère a répondu : De vieillesse. J’étais petite, mais je savais bien que c’était faux. Lola n’était pas morte de vieillesse.
Quelques mois plus tard, ce sont les moutons qu’on a retrouvés raides, les yeux grands ouverts sur rien. Ils n’avaient pas de blessure, pas de sang, mais sous la mousse de la laine, leurs corps étaient tout froids. Puis ça a été le tour de Pierrot, mon petit frère… Seigneur, un enfant qui avait à peine dix ans ! Et quand mon père a été retrouvé sur sa paillasse, dans la cellule de sa prison, il a bien fallu se rendre à l’évidence : lui non plus n’était pas mort de vieillesse. Il avait quarante-cinq ans. On l’avait empoisonné. Comme les moutons, comme Lola, comme Pierrot.
*
Pierre Ignorante avait tout de suite aimé l’allure de cette maison. Grande, dans le style européen, bâtie de plain-pied, solide, élégante. Il fallait envisager quelques travaux, mais la vie serait douce entre ces murs. Caterina, sa femme, avait été impressionnée. Elle avait songé aux tâches ménagères que ça impliquait, d’habiter une villa comme celle-ci.
La maison n’était pas à vendre et, pourtant, Pierre Ignorante était allé frapper à la porte, on lui avait ouvert et il avait souri en annonçant sans préambule qu’il souhaitait se porter acquéreur de l’habitation. L’homme devant lui, hébété, n’avait pas réagi. La maladie avait commencé à lui ronger la peau du visage et des mains, ses yeux perdus s’étaient déjà presque éteints. Une chemise claire maculée de graisse sortait de son pantalon sombre remonté jusqu’aux côtes.
Une vieille femme s’était avancée dans l’encadrement de la porte, lui avait intimé l’ordre de retourner dans son fauteuil. Les cernes sombres, le voûté de son dos malingre, le triste tissu de sa robe, tout en elle avait irrité Pierre Ignorante, mais l’avait conforté dans l’idée qu’il n’aurait aucun mal à obtenir ce qu’il voulait. Il avait sorti de sa poche une liasse de billets, les avait comptés devant la bonne femme, avait saisi sa main glaciale et lui avait flanqué le paquet dans la paume. C’était un acompte, une manière de signifier que l’accord était conclu. L’étoffe de sa robe était trouée, elle pourrait s’acheter des vêtements neufs. Son mari était souffrant, l’argent servirait à le soigner. Alors qu’il énumérait l’ensemble des choses concrètes qu’une telle somme rendait possibles, la femme l’avait regardé avec une expression opaque, puis d’un coup, ses épaules s’étaient affaissées un peu plus et Pierre Ignorante avait vu, dans les pupilles de son interlocutrice, poindre une lueur. Il avait raison, cet acheteur inconnu : un appartement confortable à Tunis, près de l’hôpital, serait plus adapté. Il avait voulu visiter l’intérieur de la maison. La hauteur des plafonds, l’humidité des pièces, les murs décrépis : tout ça n’était pas bon pour le malade.
Les papiers avaient finalement été signés deux jours plus tard et le reste de l’argent donné, mais la veille de l’emménagement, alors même que la maison avait déjà été vidée, l’ancienne propriétaire avait été prise de remords. Comme réveillée brutalement d’un mauvais rêve, elle était venue trouver l’acquéreur avec les sommes versées. Dans un premier temps, Pierre Ignorante, sidéré, n’avait pas compris pourquoi la femme se tenait là, la chevelure hirsute, le cou tendu et le dos accablé. Toute la pulpe de son visage semblait avoir été aspirée par un démon malveillant. Et dans ses mains jaunies par les ans, les billets tremblaient de fureur et de honte. Chez Pierre Ignorante, l’étonnement avait fait place au désagrément, puis à la colère. L’affaire avait été conclue, rien ne justifiait qu’on revienne dessus. Pour lui, la parole donnée était précieuse. C’était un homme droit, honnête, un homme de valeur qui entendait que chacun de ceux à qui il avait affaire le soit également. Il s’était montré intransigeant. La vieille avait supplié, expliqué, argumenté, s’était excusée, puis avait fini par cesser ses jérémiades, les joues chiffonnées, les cheveux fous, prête à repartir avec son argent de papier et ses remords.
Pendant toute la scène, Clara s’était tenue prostrée derrière son père. La bonne femme avait fait mine de partir mais, dans la rue, elle s’était soudain retournée. Son visage congestionné s’était froissé, elle avait plissé ses paupières sur ses yeux affreusement tristes, boueux comme un marécage. Elle était revenue sur ses pas et avait planté son regard furieux dans celui du père de Clara. Cette maison qu’il voulait garder, lui prendre de force, son mari l’avait autrefois construite de ses mains. Son mari qui allait bientôt mourir. Il ne comprenait donc pas ? Elle avait cru qu’il serait mieux à Tunis, mais elle s’était trompée, c’est ici qu’il voulait être, l’hôpital et les spécialistes ne serviraient à rien. Il n’avait donc pas de cœur ? La gorge sèche, les narines palpitantes, elle l’avait alors maudit, lui, Pierre Ignorante, et chaque membre de sa famille, chacun de ses enfants, à commencer par cette petite-là, derrière lui, curieuse et effrayée.
Vous m’avez bien entendue ? Tous autant que vous êtes, je vous maudis !
*
Vieille dame fragile dans son fauteuil de cuir olivâtre, Clara Ignorante a la peau qui frémit. Elle a quatre-vingt-quinze ans, mais à l’intérieur, elle est toujours cette enfant tapie dans l’ombre de son père, le sang figé et le cœur affolé. Sa sœur Titine ne se souvient pas de cette sorcière, elle était trop petite. Mais elle, elle l’a vue, elle l’a entendue maudire son père, puis la maudire, elle. Et sa vision de la vie, sa tournure d’esprit ont quelque chose à voir avec ce saisissement d’alors. Depuis, dans chaque nouveau coup du sort, Clara a vu le mauvais œil, et elle a maudit cette femme à son tour.
Alors que j’écoute les enregistrements, tout me revient : la petite croix que Clara touchait pensivement en me parlant, le chandail râpeux, la peau fine et bleutée, les rides douces, les cheveux flous parfaitement figés, les taches de vieillesse qui marbrent ses mains, les doigts un peu tordus, les lunettes avec une monture fine, presque sans consistance. Et puis ce tremblement du menton, du visage tout entier, infime et pourtant si troublant.
La vieille dame s’était posée avec une délicatesse d’oiseau sur le coussin moelleux. Regard incertain, visage parfaitement fermé, une main posée sur chacune de ses cuisses. Un châle noir l’enveloppait comme un plumage dégarni. Je m’étais installée sur le canapé face à elle et j’avais posé mon appareil enregistreur sur la table basse du salon. Autour de nous, des vases de porcelaine sous des napperons de dentelle, un bouquet de fleurs séchées, une bougie dorée. Au mur derrière elle, une peinture dans un cadre ancien. Dans l’air, des relents d’encaustique et d’eau de javel se mêlant au parfum des bâtonnets figés dans un flacon posé sur la table. Les résidents s’étaient retirés dans leur chambre pour la sieste et tout était parfaitement silencieux.
Ce jour de mars 2022, j’avais passé deux heures avec Clara, puis j’avais éteint mon enregistreur, rangé ma trousse et mon carnet et je m’étais levée pour partir. Elle m’avait raccompagnée de son pas traînant, rajustant machinalement son châle. Les autres pensionnaires s’étaient réveillés. Dans les couloirs, ils déambulaient avec lenteur, chacun se dirigeant à pas feutrés vers son fauteuil habituel. Cette fois-là, je n’avais pas pris la vieille dame dans mes bras, mais je lui avais promis de revenir. Elle avait refermé doucement la porte derrière moi.
Je me rappelle l’eau qui ruisselle sur la vitre derrière le fauteuil de cuir. J’entends sa respiration, erratique, qui ne trouve pas sa place dans ce tambourinement mat. Elle me dit qu’elle aime cette pluie normande avec laquelle ont grandi ses trois fils, tous nés en Tunisie. Mes questions, précises, courtes, la plongent dans un passé douloureux et sucré, font resurgir des événements depuis longtemps oubliés. Concentrée, elle brûle les étapes de sa vie, digresse, va à l’essentiel, hésite, réfléchit un instant puis déroule le fil de ses souvenirs.
J’arrête l’enregistrement et je repars en arrière.
Et quand mon père a été retrouvé sur sa paillasse, dans la cellule de sa prison, il a bien fallu se rendre à l’évidence : lui non plus n’était pas mort de vieillesse. Il avait quarante-cinq ans. On l’avait empoisonné. Comme les moutons, comme Lola, comme Pierrot.
Je revois le brouillard dans les yeux de Clara, ses mains aux doigts tordus, immobiles sur les accoudoirs.
Elle est passée en quelques minutes à peine de sa naissance à la fin tragique de son père, avec pour seuls événements notables la mort de la chienne Lola, des moutons et du petit frère. Des faits qu’elle évoque avec le même effroi, comme s’ils avaient tous la même valeur, comme si une entité étrange les réunissait.
Un long moment s’écoule avant que je ne puisse reprendre la parole pour poser une nouvelle question. Clara parle et ne s’arrête plus. Alors que mes doigts pianotent sur le clavier au rythme de sa voix, je sens qu’en elle, un changement s’est opéré. Elle veut en découdre avec le passé, avec l’infamie, l’injustice, elle aime l’idée que des coupables soient désignés et que, peut-être, toutes ces morts prématurées ne restent pas parfaitement impunies. Elle sent, à mon écoute attentive et à mon regard ancré dans le sien, que son récit est digne d’intérêt, qu’il mérite d’être entendu. Elle en tire une force nouvelle qui efface sa méfiance première.
J’aime faire ça : comprendre comment une vie peut basculer. Repérer les points de rupture, les moments où le cours des choses vacille, puis bifurque dans une direction ou dans une autre. Choisir un sujet et le déployer, fouiller, m’efforcer de retrouver les couleurs, les odeurs, les ramifications. Je suis biographe anonyme pour des gens qui le sont tout autant. J’étais venue dans cet établissement mener des entretiens avec un monsieur centenaire dont la petite-fille m’avait demandé de recueillir les souvenirs. Avant de nous quitter, nous avions bu un thé, accompagné de petits gâteaux que j’avais apportés. Clara était arrivée, s’était assise à nos côtés. Elle m’avait demandé la raison de ma présence dans ce salon, avait écouté ma réponse avec étonnement, puis elle avait affirmé : « Ma vie à moi n’intéresse plus personne. » J’étais repartie infiniment triste. Rapidement, je n’avais plus eu qu’une idée en tête : m’intéresser à la vie de Clara.
On se retrouve sur le même port
Le père de ma mère est le premier à être arrivé en Tunisie. C’était en 1908. Il était avec sa femme, ma grand-mère, celle qu’on appelait la Nonna. Lui, je ne l’ai jamais connu, mais la Nonna, je passais beaucoup de temps avec elle. Elle venait aider ma mère à la maison tous les jours. C’était une femme douce, mais qui savait ce qu’elle voulait. Une travailleuse, une courageuse. Je ne l’ai jamais entendue se plaindre. Ils s’étaient mariés chez eux, là-bas en Sicile. Quand elle me le racontait, elle me montrait toujours son alliance : un anneau en cuivre fondu à partir d’une pièce de monnaie. Elle en était fière, de cette alliance de pacotille. Elle l’a emportée jusque dans la mort. Jamais elle ne l’a quittée. Elle et mon grand-père venaient d’une ville dont le nom m’a toujours semblé merveilleux quand c’était elle qui le prononçait : Caltanissetta.
La Nonna connaissait déjà la Tunisie. Petite, elle en avait entendu parler comme d’un jardin d’Éden, un pays où la nourriture était abondante, … »
Extraits
« Le jeune Pierre Ignorante ne vit pas dans ce changement de nom le moindre présage. Ses parents avaient quitté leur patrie parce qu’ils manquaient de tout, lui jurait que sa famille ne serait plus jamais privée de rien. Ses ancêtres étaient siciliens, ses enfants seraient français. Quelques années après, les conditions dans lesquelles fut achetée la villa de la rue des Eucalyptus n’éveillèrent chez lui aucune crainte non plus. C’est Clara qui y voit le début de la malédiction. Elle affirme que c’est avec cette villa que tout a commencé, tout ce qui a suivi : les bêtes mortes, la prison, le camp de travail, la maladie, l’empoisonnement, l’exil, Tout, absolument tout. » p. 36
« En Tunisie, dans les années trente, on se parlait, on se saluait, on se frôlait, mais on ne se mélangeait pas.
On savait qui était juif, qui était musulman, qui était catholique. Chaque habitant était arrivé sur le territoire tunisien à une période précise de l’Histoire, pour des raisons différentes. La cohabitation était sereine, un calme de surface tout juste troublé par les dialectes, les habitudes culinaires ou vestimentaires de chacun.
Et puis les Allemands, l’armée, Vichy, l’aversion surgissent à automne 1942. Sur les visages maintenant les rides creusent leurs sillons, les cernes s’assombrissent un peu plus chaque jour, chacun a ses raisons d’être inquiet, qui ne sont pas les mêmes pour tous. En seulement quelques heures, avec l’arrivée de quelques blindés, l’atterrissage de quelques carlingues, le claquement de quelques bottes, les peurs se réveillent, les tensions se cristallisent. Il faut se rapprocher des siens pour se protéger, se recroqueviller sur ses croyances, s’accrocher à ses traditions, à ses superstitions. Et tandis que les égoïsmes se pétrifient et que les regards fuient, quelque chose de commun se désagrège. Dans chaque foyer, on prie son dieu, quel qu’il soit. On prie parce qu’on a peur. De l’ennemi, de l’oppression, du changement, de la faim, du manque, de la délation, de la haine, de la souffrance sûrement, de la mort finalement. Ceux des communautés voisines deviennent des ennemis potentiels. On se regarde en biais, le soupçon se niche dans chaque particule de misère qui s’élève dans les rues de Grombalia. » p. 58-59
À propos de l’autrice
Agnès Jésupret vit à Marseille. Depuis des années, elle met sa plume au service des souvenirs des autres, et se définit elle-même comme « biographe anonyme pour des gens qui le sont tout autant ». Les Os noirs est son premier roman. (Source : Éditions Liana Levi)
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