Quelque part à Toronto, dans une barre d’immeubles, un cadre de vie où tout semble banal, presque figé dans un quotidien morne. Là résident des individus sans véritable lien entre eux : un dealer et une jeune femme accro aux substances illicites, un enfant et sa mère célibataire, un homme qui lutte pour payer les soins de son épouse atteinte d’un cancer incurable, ou encore un locataire irascible dont la frustration éclate dans ses interactions avec les autres. Et puis il y a Félix, un Afro-Américain à l’âge de la retraite, dont l’appartement va devenir le point de départ d’une aventure aussi complexe que fascinante, surtout d’un point de vue graphique. Aux côtés de Jeff Lemire, nous quittons progressivement la grisaille des vies ordinaires pour plonger dans quelque chose de cosmique, de grandiose, d’extrêmement dérangeant. Tout commence avec Félix, retrouvé mort. Loin de leur quotidien qui basculent dans l'étrange, les autres habitants pénètrent dans son appartement et se retrouvent alors dans un territoire inconnu, une sorte de porte d’entrée vers les enfers. Une descente vertigineuse commence, comme si un autre monde s’ouvrait devant eux une fois franchie la fatidique porte. Ils n’ont d’autre choix que d’avancer, cherchant désespérément une issue, tandis que tout autour d’eux, la réalité semble avoir radicalement changée. L’immeuble tout entier est comme emporté dans une dimension parallèle, une vision cauchemardesque qui échappe à toute explication. Pour rendre tangible cette atmosphère oppressante, il fallait un artiste maîtrisant l’art de la pénombre, du drame et de l’horreur, avec une approche quasi expressionniste. L’Italien Andrea Sorrentino remplit ce rôle à merveille, lui qui possède déjà tous les automatismes nécessaires pour collaborer avec Lemire. Ensemble, le duo développe ici le troisième volet d’une fresque ambitieuse intitulée Le Mythe de l’Ossuaire, donnant vie à un récit aussi immersif qu’inquiétant.
Chaque personnage mis en scène par Jeff Lemire est marqué par ses failles : certains souffrent d'une solitude écrasante, d'autres sont pris dans les griffes d’addictions diverses, ou encore hantés par une jeunesse traumatisante. Peu à peu, des liens se tissent entre eux, même si parfois de façon superficielle. Cependant, la descente ne se fait pas de manière monotone : les dangers sont nombreux, et les "résidents" se retrouvent aussi menacés par des créatures surgissant de l’ombre, que Sorrentino représente dans un rouge sanguinolent. Ces créatures semblent même capables de prendre l’apparence des autres pour mieux les tromper. Au passage, on retrouve d'autres éléments graphiques caractéristiques du Mythe de l'Ossuaire, sans pour autant pouvoir relier tous les points. La performance de Sorrentino est d'autant plus saisissante qu'il parvient à varier les styles et les approches selon le cadre qu’il souhaite illustrer. Vers la fin de l'album, par exemple, les personnages atteignent un étage qui ressemble en tout point à un jardin d'Éden (et la sempiternelle question de la pomme et du serpent), tandis que la conclusion propose une vision frappante d'une cité cauchemardesque où triomphe le mal absolu. Récemment, Sorrentino a fait l'objet de vives critiques et d'une polémique dont il se serait sans doute bien passé. Dans un dessin publié dans le mensuel Batman, il aurait apparemment utilisé l'intelligence artificielle pour plusieurs vignettes (le conditionnel de rigueur, même si ça semble assez évident). On sait aussi qu'il a recours à des illustrations photographiques sur lesquelles il applique une saturation intense, puis qu'il les retravaille. Nous n'avons ici aucune preuve pour dire que cet album n'est pas uniquement le fruit de son propre talent. Il faut reconnaître que la dimension graphique des Résidents contribue largement à l'atmosphère envoûtante de cette histoire. Ces dernières années, Jeff Lemire a pour sa part multiplié les projets et les créations, parfois au risque de perdre un peu d'inspiration et de ne pas toujours livrer des chefs-d'œuvre à ses lecteurs. Toutefois, Les Résidents fait partie de ses meilleurs travaux des trois ou quatre dernières années et constitue probablement le chapitre le plus intéressant, jusqu'ici, du Mythe de l'Ossuaire. Malheureusement, les deux auteurs ont décidé de mettre cet univers horrifique en pause pour l’instant, mais vous pouvez parier que nous serons là lorsqu’ils reviendront aux affaires. Mentionnons aussi l’édition grand format proposée par Urban Comics, d'une qualité indéniable, qui trouvera aisément sa place en valeur sur vos étagères.
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