En lice pour le Prix du livre les Visionnaires 2024
En deux mots
En 1938 à Londres, Stefan Zweig propose à Sigmund Freud de lui présenter Salvador Dali. Le peintre veut lui présenter l’une de ses œuvres. Déjà très affaibli, le père de la psychanalyse accepte. Les joutes orales autour de l’art, la religion, la guerre, leurs œuvres respectives et la postérité sont un régal.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
La rencontre londonienne
Prenant pour prétexte la rencontre, qui a vraiment eu en juillet 1938, de Sigmund Freud, Stefan Zweig et Salvador Dali, Clémence Boulouque revisite la vie et les œuvres de ces trois célébrités, mais aussi leurs relations familiales et leur rapport à l’exil. Instructif et emballant !
Nous sommes en juillet 1938 à Londres. Sigmund Freud est parvenu à fuir le régime nazi après l’Anschluss, notamment grâce à l’aide de Marie Bonaparte qui l’accueille à Paris avant qu’il ne gagne Londres avec sa famille. La tribu Freud s’installera d’abord au 39 Elsworthy Road dans le quartier de Primrose Hill. C’est là que le père de la psychanalyse reçoit Stefan Zweig, exilé comme lui. L’écrivain a voulu lui présenter un jeune peintre espagnol, Salvador Dali.
Bien que très affaibli par le cancer qui le ronge et va l’emporter l’année suivante, Freud accepte, sans doute flatté par l’admiration que lui porte l’artiste et les liens tissés de longue date avec le romancier.
Cela dit, le trio est loin d’être seul lors de cette entrevue. Autour de Sigmund Freud, sa fille Anna joue les maîtresses de maison et la garde-malade, Dali est accompagné de son épouse Gala et de son agent Edward James. Stefan Zweig étant le seul à être venu seul, bien que vivant alors avec Lotte, sa secrétaire. Une liaison qui avait pris corps après que son épouse Friderike avait refusé de partir pour Londres, estimant que l’Anschluss ne représentait pas un grand danger pour leur couple.
Bien entendu, les deux exilés, qui ont dû se battre et bénéficier de complicités et d’argent pour fuir, ne peuvent que lui donner tort. Pour l’un comme pour l’autre, il faut remiser Vienne au rang des souvenirs. Ils ont tous deux compris – et c’est très douloureux – qu’ils ne reverront plus jamais la capitale autrichienne, tant les rumeurs de Guerre se font persistantes et tant la traque aux juifs se fait de façon aussi brutale que décomplexée.
C’est dans cette atmosphère très lourde que s’ouvre la conversation. Freud, au crépuscule de sa vie, fait figure de patriarche. Zweig, qui a 57 ans, ne sera guère bavard. Sa fuite l’a tétanisé et il réfléchit à gagner les États-Unis. Pour Dali, qui a alors 34 ans et est aussi en exil, c’est d’abord l’excitation qui prévaut. Lui qui a, avec Lorca et Buñuel, étudié Freud, piaffe d’impatience de lui expliquer combien la psychanalyse est importante à ses yeux. Mais il a aussi une autre raison de s’exalter, il arrive avec un tableau sous le bras, son œuvre Métamorphose de Narcisse. Mais pour pouvoir la présenter à son hôte, il devra patienter, car il faut bien commencer par les présentations, échanger des mondanités, prendre des nouvelles de la santé du maître. La boîte à souvenirs est aussi ouverte, tous comme les livres de Freud et Zweig que ces derniers se sont échangés. Le jugement de Freud, notamment sur Vingt-Quatre Heures de la vie d’une femme fascine Zweig autant qu’il le déroute, sous l’œil amusé de Dali. Enfin, il faut bien diagnostiquer l’état cette peste brune qui, jour après jour, gagne du terrain.
Comme le laisse supposer le titre, Clémence Boulouque a aussi invité la mort à prendre le thé. Si le cancer de Freud ne laisse que peu de doute sur l’issue de son combat, le suicide de Zweig quelques trois ans plus tard, alors qu’il a gagné le Brésil, plane aussi au-dessus de Primrose Hill. Une atmosphère que la romancière a parfaitement su capter, d’une plume délicate et fort bien documentée., rendant les dialogues plus vrais que nature.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici ! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.
Le Sentiment des crépuscules
Clémence Boulouque
Éditions Robert Laffont
Roman
176 p., 19 €
EAN 9782221277201
Paru le 22/08/2024
Où ?
Le roman est situé principalement à Londres.
Quand ?
L’action se déroule en juillet 1938.
Ce qu’en dit l’éditeur
Londres, 1938. Zweig présente Dalí à Freud.
Londres, 19 juillet 1938. Stefan Zweig et Salvador Dalí rendent visite à Sigmund Freud, tout juste exfiltré de l’Autriche nazie. Proche de l’analyste, et lui aussi réfugié, Zweig a organisé ce rendez-vous sur l’insistance de son ami peintre, qui idolâtre Freud et trépigne de lui montrer une de ses toiles. Accompagnés de Gala, l’épouse de Dalí, et de son agent, ils sont accueillis par Anna Freud.
Leurs échanges sont ponctués par les extravagances et facéties de Salvador qui mystifient l’assemblée. Puis, à mesure, tous se dévoilent : la rencontre autour de Freud agit comme un révélateur, confrontant chacun à ses démons et à ceux de l’époque.
Mêlant biographie intime de figures d’exception et chronique de la fin d’un monde, Clémence Boulouque saisit ce moment suspendu, unique et méconnu, en un roman drôle et grave.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Ugo Loumé)
RCJ (Sandrine Sebbane)
Tenoua (Keren Lentschner-Kanovitch)
Culture Tops (Marc Buffard)
Clémence Boulouque présente « Le Sentiment des crépuscules » © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« 1
« Pourriez-vous m’arrêter ici, s’il vous plaît ?
— Bien sûr, Monsieur. Mais nous ne sommes pas encore sur Elsworthy Road.
— Je souhaiterais continuer à pied. J’ai besoin de marcher. »
Le passager tend un billet.
« Ne cherchez pas la monnaie.
— Oh, merci Monsieur. Très bonne journée. »
L’homme descend, le chauffeur baisse alors la vitre et, se penchant dans sa direction, s’assure :
« Vous savez comment vous y rendre ? Encore quelques dizaines de mètres et Regent’s Park Road devient Primose Hill Road. Vous trouverez ensuite Elsworthy sur la gauche.
— Je vous remercie. »
Il regarde s’éloigner la voiture noire, dont les dénivelés lui rappellent les hauts-de-forme qu’il croise parfois dans la City. Ces renseignements l’ont ému, comme toutes les prévenances inutiles à l’endroit d’inconnus. Ces derniers temps, il se rassure en assemblant les preuves infimes de la bonté des hommes, comme on ramasse des feuilles pour un herbier. Il les observe, insignifiantes et essentielles. S’il avait dit au chauffeur qui il était et ce qu’il fuyait, celui-ci aurait-il été aussi attentionné ? Juif, autrichien, exilé : il est tout cela à la fois et ne peut plus être seulement Stefan Zweig, homme de lettres. Il se devine perçu comme un représentant de ces proscrits et se doit d’en être d’autant plus exemplaire. Ses pensées sont comme des orages d’été, des averses qui se transforment en brûlure glacée. Marcher lui fera du bien.
Il enlève sa veste et traverse la rue pour longer le parc aux arbres sages et aux bancs semés avec parcimonie, le long d’allées où il croit apercevoir la silhouette d’une personne courbée par l’âge.
Un soleil dru tombe sur l’herbe. Les pelouses manucurées lui rappellent celles de Marienbad et ses jours de cure, lorsqu’il devait courir à l’aube, à petites foulées, pour rejoindre la ville d’eaux voisine où lui était servie une collation frugale. Il avait certes perdu son embonpoint, mais aussi beaucoup de temps, cet été-là, il y a trois ans. Il voulait se faire un gabarit anglais pour mieux prendre résidence à Londres, car une corpulence indue, empâtée par un torse ayant tout d’un œuf dans son coquetier, lui semblait trop germanique. Sa nouvelle vie réclamait un corps affûté. Il s’avouait à demi-jour qu’il était aussi tenté de se rendre svelte pour un amour naissant et une femme dont la jeunesse le renvoyait à ses contours affaissés.
Dans la solitude et les lettres échangées depuis la ville de cure, il lui était apparu que Marienbad était un piège pour les écrivains vieillissants. C’était là que Goethe avait rencontré Ulrike, son ultime passion, qui, en l’éconduisant, lui avait inspiré sa plus belle élégie, ainsi qu’un surcroît d’ardeur pour le reste de son œuvre, une rencontre avec l’âme du monde. Comme par pressentiment, Zweig avait écrit le récit de cet épisode et vient d’en relire la traduction française pour son recueil Les Heures étoilées de l’humanité. Il a une affection particulière pour ces miniatures dans lesquelles s’incarnent une époque, ses tournants, et où le temps se condense en quelques heures, quelques rencontres, quelques figures d’exception. À Marienbad, Zweig n’a connu ni la blessure de Goethe ni ses émois, mais il s’est convaincu de ses sentiments pour sa jeune secrétaire et s’est laissé glisser dans une liaison sans frisson. Dans les yeux de Lotte, à la fois ternes et bienveillants, auprès de cette femme frêle qui semble considérer son propre bonheur comme sans importance, il s’est senti picoter de vie.
Il baisse les yeux et traque toute boursouflure de sa chemise, tout arrondi suspect. Rassuré, il porte le regard vers l’autre côté de la rue. La rangée de demeures aux portiques tout en contraste de marbre blanc et noir, les seuils dont les perrons viennent à vous, bien loin des hauts murs des immeubles viennois patriciens qui aiment à vous toiser, lui donnent une quiétude inattendue. C’est ce calme indifférent, à défaut d’être accueillant, qu’il est venu chercher à Londres.
Il arrive à la hauteur de deux passantes nonchalantes, une mère et sa fille presque adolescente, et, en les dépassant, saisit :
« Willst du heute Oma anrufen, oder ? »
Son corps se tend, ses yeux se plissent et croisent ceux de la femme, soudain effrayés. L’enfant n’a rien perçu de la scène, les yeux plantés sur ses chaussures brillantes, neuves et démodées. Il voit la mère serrer le bras de sa fille et se donner une contenance en disant d’une voix forte, tellement appliquée à faire disparaître son accent qu’elle en rend les consonnes trop coupantes :
« Come on, Esti. Let’s go. We’re late. »
Un étonnement parcourt le visage de la petite lorsque sa mère lui intime par cette phrase une soudaine interdiction de parler allemand, puis elle aperçoit Zweig et efface vite toute expression ; elle doit avoir appris à percevoir les signaux de danger et à travailler son impassibilité.
Rien dans les intonations allemandes ne dit si leur locuteur est un réfugié ou un nazi, et il sait combien être jaugé par les regards suspicieux d’inconnus ajoute à la douleur de l’exil une part de honte.
« Nous avons le même ennemi, Madame, avait-il répondu, en français, à une matrone qui les avait traités de sales Boches, son ami Klaus Mann et lui, alors qu’ils étaient attablés à une terrasse de café, à Paris, un jour d’automne 1933 à la douceur narquoise.
— Qu’ils disent », avait-elle maugréé.
Elle avait presque raison : beaucoup prétendaient être ce qu’ils n’étaient pas. Ici, des cellules de sympathisants fascistes britanniques opèrent pour le compte de la propagande hitlérienne, l’ambassade d’Allemagne grouille d’informateurs, des nazis se font passer pour des réfugiés et infiltrent les réseaux d’entraide. Tous les Allemands en exil sont susceptibles d’être une cinquième colonne. Des députés anglais menacent de recenser les Juifs germanophones parmi les étrangers ennemis, de les interner avec les nazis, comme en court la rumeur, l’une des rumeurs dont Londres regorge et dont on trouve des variations ailleurs, partout où se rassemblent les réfugiés, des rumeurs qui ne sont qu’une mesure de l’impuissance de ceux qui les colportent pour donner sens à leur monde nouveau, à ce qui leur échappe – à tout, en somme.
Tout est brouillé, tout est menace. Et ce sentiment oppressant ne vous quitte que par intermittence, ou inadvertance.
La mère se croyait seule avec son enfant et lui, cet homme, a surgi par-derrière. La voilà qui crépite d’angoisse de ne pas savoir s’il a entendu, si le regard appuyé signifie qu’il leur est hostile, s’il est un officier en civil qui va exiger leurs papiers. Peut-être est-elle en situation irrégulière. Pourquoi, sinon, aurait-elle eu un tel effroi dans le regard ? Cet effroi ne quitte pas les êtres traqués, même lorsqu’ils viennent de trouver un refuge. Combien de temps auront-ils cette expression, tous ? Et peut-être lui aussi.
Cette femme à l’accent élégant du Nord avait demandé à sa fille si elle voulait appeler sa grand-mère – une question qui aurait pu être anodine autrefois, mais rien ne paraît plus l’être. Pourquoi sont-elles séparées ? Celle-ci est-elle restée en Allemagne, comme bien des aînés ? Hanovre ? Hambourg ? Est-ce une communication longue distance prévue qui leur broiera le cœur une fois le récepteur reposé ?
Quelque chose lui dit que toutes deux sont seules ici, qu’un père et mari aimant a tout fait pour les mettre à l’abri et les rejoindra bientôt. Ou plutôt que cette femme doit être mariée à un non-Juif qui n’a pas voulu partir : le mariage se délitait, et la discorde a fait glisser l’époux plus encore vers des sympathies nazies. La politique est le coup de grâce des couples effilochés, leur façon de trouver une raison légitime de dériver loin l’un de l’autre. Mais pourquoi choisit-il l’hypothèse la plus sombre ? Il ne le sait que trop : il s’aventure dans ces conjectures parce qu’il s’y reflète. Son exil à lui signifiait sa rupture avec l’Autriche, mais aussi avec Friderike et leurs vingt-six années de vie partagée.
Depuis des mois, les disputes n’étaient plus un chemin sinueux vers des étreintes apaisées. Le désamour était béant, mais elle faisait semblant de croire autrement, ignorait son regard vide et ses mouvements de recul lorsqu’elle s’approchait de lui. Les soubresauts du monde avaient précipité la dissolution de leur union : la perquisition par la police du nouveau gouvernement autrichien, un matin de février 1934, à la recherche d’armes qu’il aurait cachées pour le bénéfice de putschistes sociaux-démocrates, avait sonné la fin. La mesure était insensée, punitive, limpide : l’écrivain était sur la liste des ennemis à surveiller. Il n’avait pas toléré cette atteinte, tandis que Friderike, incapable d’en saisir le symbole, avait jugé son indignation excessive. Il avait emporté quelques effets et pris résidence à Londres, puis signifié à sa femme que leur vie commune, elle aussi, était terminée. Elle était donc restée en Autriche pour vendre ce qu’il restait d’eux – la maison de Salzbourg, les meubles, les livres –, et elle avait longtemps feint de croire que son départ n’était qu’un désagrément, une réaction exagérée de sa part, que les nazis, comme les querelles, passeraient : des volées d’étourneaux qui éteignent brièvement le ciel. Cela aussi l’avait ulcéré, comme tous ceux qui faisaient semblant de ne pas comprendre.
Lui qui d’ordinaire imposait sa volonté peu à peu, et de façon discrète, avait dû se faire violence : il les avait laissées, elle et l’Autriche, il s’était détaché de tout, de tout son passé. Sa nouvelle secrétaire, Lotte, lui avait donné un sentiment de sécurité, et il y avait vu une renaissance. Ainsi, il serait léger, avait-il cru. En vérité, il n’y parvenait pas. Et aujourd’hui encore, il venait de se heurter à ce constat : il lui avait suffi d’entendre une femme parler allemand à sa fille pour leur inventer des existences tragiques, avant de se rendre compte qu’il n’en avait fait qu’un miroir de lui-même.
Il devrait s’enquérir d’elles, savoir si elles ont besoin de quelque chose. Mais cela n’aucun sens : proposer son aide à ces inconnues ne manquerait pas de les effrayer.
Il se retourne. Elles ont ralenti et l’ont laissé s’éloigner.
De cette vaine ébullition, il pourrait au moins s’inspirer pour sa tournée de conférences aux États-Unis à la fin de l’année sur les secrets de la création artistique, juste au moment où ils lui échappent plus que jamais. Tétanisé, la tête prise en étau depuis l’Anschluss, incapable d’écrire la moindre ligne pendant des semaines, il subit sa vie comme une convalescence où il ne recouvrerait pas ses forces. Ses tournées sont un alibi pour jeter quelques idées sur le papier, ou surtout pour quitter l’Europe et obtenir un visa d’entrée aux États-Unis qui serait ainsi déjà prêt s’il lui fallait fuir de nouveau. Ben Huebsch, son éditeur new-yorkais, est son complice. Mais il s’effraie lui-même : faire des projets, pour un Européen, et de surcroît un Juif autrichien, aujourd’hui, en 1938, a tout d’une hérésie.
Et pourtant, il se convainc que rien n’est vécu en vain – aucun instant, aucune douleur. Goethe éconduit a fait de sa peine une élégie. De cette femme juste croisée, il fera une passante dans une nouvelle : il n’apprendra rien d’elle, mais il a happé une dernière fois son visage irrégulier. De ces jours lancinants, il fera la chronique d’un temps. Il sauve les êtres et les choses de leur fugacité, il les sauve d’eux-mêmes.
Cette pensée lui offre un instant de paix puis il se tance : « les secrets de la création artistique » … quelle arrogance de proposer un tel thème. Comme si ces mystères se révélaient devant une assemblée de deux mille Américains béats à Détroit, San Francisco ou même New York. Comme s’ils se perçaient jamais.
Peut-être le rendez-vous de cet après-midi instillera en lui quelques idées nouvelles. Sinon, il retournera à Balzac, à Dostoïevski, à ces auteurs qui ont lutté de toutes leurs forces avec leurs appétits et leurs ombres, et tentera d’en tirer des conclusions inspirantes pour son public, une sorte de foi en l’homme qui lui fait de plus en plus défaut.
Au moins, l’agitation a allongé son pas. Les rangées de maisons colorées de Primrose Hill ont l’air de petites pastilles de couleur, ou de perles sur un collier, il ne sait pas très bien au juste, mais elles ont une sorte de gaîté qui l’extrait de ses ruminations.
Il oblique sur Elsworthy Road, qui coupe la rue à gauche, ainsi que le lui a dit le chauffeur attentionné. Il lui reste une trentaine de numéros jusqu’à la maison de Freud.
La. Maison. De. Freud. À Primrose Hill. Ces blocs de mots s’assemblent dans son esprit et y résonnent, dénués de sens. Freud à Londres. Quel est ce monde qui conduit à de tels transplants ? Une greffe d’urgence, contre nature, et pourtant miraculeuse. Un délire surréaliste. Un tableau de Dalí.
Et la visite, qu’il a pourtant orchestrée, le frappe soudain de son incongruité.
2
Un homme en fil de tungstène, aux cheveux noirs et à la moustache en pointe, s’exclame et mouline des bras aux côtés d’une femme élancée ; de toute évidence, il appartient à la caste des gesticulateurs, de ceux qui aiment scier le silence, et, en cet après-midi un peu sec, il se délecte de déranger le calme arboré d’Elsworthy Road, dont les maisons, avec leurs façades de briques dodues, leurs toits en triangle surplombés de droites cheminées, leurs fenêtres à encorbellement et les haies qui les séparent de cette large rue, ont un pouls régulier et une allure presque provinciale.
« Tu es sûrrrrrrrre que nous sommes au bon endroit ?
— Oui, c’est bien le 39. Tu viens de vérifier.
— Mais personne n’est là.
— Nous sommes en avance, Salvador. Stefan avait dit 16 h 45. »
L’homme esquisse une moue et ignore sa compagne. Puis il s’affaisse sur lui-même, offrant soudain l’impression d’une outre abandonnée. Étrange comme l’attente donne un air évidé même aux plus fringants, se dit Edward James en descendant de son taxi. D’une enjambée, il s’avance vers le couple et lance un salut moqueur :
« Vous ici, déjà ! C’est à marquer d’une pierre blanche. »
Gala lui tend la main :
« Bien plus que d’une pierre, vous voulez dire : d’une carrière de pierres. Nous sommes ici depuis dix minutes, et il y a déjà une heure que nous errons dans le quartier. Trois fois nous sommes allés demander à de malheureux passants si nous étions bien sur Elsworthy Road. Impossible de le faire tenir en place. Je ne l’ai jamais vu ainsi. Imaginez un enfant attendant ses cadeaux le jour de Noël. Eh bien voilà, c’est Salvador. »
Dalí agite ses épaules en de curieux mouvements circulaires, comme s’il tentait d’enfiler un pull-over dans l’obscurité sans parvenir à trouver l’encolure, puis se fige :
« Gala, ridiculiser Dalí est voué à l’échec. La comparaison est to-ta-le-ment ratée. Il n’est pas le Père Noël, il est Dieu. Et je suis son fils. Ce moment, je l’attends depuis des années. De toute façon, vous aussi êtes toujours en retard, James, sauf aujourd’hui, donc nous sommes quittes. Mais que fait donc Zweig ? Lui qui est maladivement ponctuel, je le soupçonne d’être du type peu fiable quand on a besoin de lui.
— Salvador, comment pouvez-vous dire cela ? Vous m’avez vous-même répété que Zweig avait un grand sens du devoir et de l’amitié, au point d’en être “barbant”, je vous cite.
— J’ai dit du type. Je n’ai jamais dit qu’il n’était pas fiable. Et je peux dire ce que je veux, car vous ne voyez que l’apparence, et moi je perçois l’ES-SENCE.
— Ah oui, pardon, j’oubliais, l’essence. Stefan nous a donné rendez-vous à 16 h 45. Même s’il arrive dans cinq minutes, il sera encore en avance », recadre James, autour duquel Dalí s’est mis à tournoyer.
James a beau arborer très visiblement un tableau emballé, Dalí commence à geindre :
« Mais Edward, où est ma toile ? Vous avez oublié de l’apporter ?
— Elle est juste sous tes yeux », coupe Gala.
Elle n’a jamais été si diserte, songe James. C’est peut-être parce que sa présence à lui ne compte pas. En public, elle aime être une sphinge, vous saisir entre ses yeux plissés et vous broyer de son silence, qui agit comme une menace ou un sous-entendu.
James fait un geste en direction d’une silhouette pleine qui s’approche, un homme de taille moyenne aux cheveux grisonnants. Sa moustache et le bas de son visage sont muettement nerveux mais son regard s’illumine en voyant le groupe dont les contours se détachent comme trois points d’exclamation au milieu de la rue.
« Voilà notre ami », rassure James.
Zweig s’avance et esquisse une accolade :
« Dalí, vous êtes là, quelle surprise ! Vous qui êtes toujours en retard ! En fait, nous sommes attendus à 17 h 15, mais il m’a semblé plus sage de fixer rendez-vous à 16 h 45… »
Laissant sa main sur l’épaule de Dalí qui ondule pour s’en dégager, Zweig embrasse Gala. De mauvaise grâce, celle-ci lui tend une joue en pinçant les lèvres :
« En retard, en effet, toujours. Dois-je vous rappeler que votre ami peint des montres qui fondent ? Le temps ne signifie rien pour lui.
— Je vous prie d’excuser ma précaution, mais j’ai pensé que, si vous étiez à l’heure, nous pourrions toujours poursuivre la conversation d’hier. Il y a un petit établissement à quelques pas, sur Primrose Hill Road, où prendre un thé.
— Vous avez bien fait, cher Stefan. Et, Salvador, je suis très impressionné par cette ponctualité, rit James. Vraiment… »
Dalí tape du pied :
« Mes amis, mes aaaaamis, ces plaisanteries, ces plai-san-te-ries… Tout cela devient très répétitif. Pourquoi n’utilisez-vous pas votre capacité d’émerveillement pour des choses qui en valent la peine, comme, comme… »
Il lève la tête et pointe du doigt vers le ciel :
« … ce câble électrique ? »
S’interrompant pour apprécier son effet et ne trouvant que des visages moqueurs, il grogne :
« Très bien, aucune importance, vous ne comprenez rrriiien à l’art, mais je le savais déjà. Pour répondre à votre proposition, c’est non, je ne veux pas m’éloigner. Pas de thé. D’ailleurs, je n’aime que le café. Et qui sait, si un abîme s’ouvrait sous nos pas et nous engloutissait tous ? Restons ici et approchons-nous plutôt du seuil. »
Il s’élance, mais se retourne aussitôt :
« Alors ? »
Les trois autres ne bougent pas.
« Nous avons une demi-heure devant nous, remarque Edward. Être en avance est inélégant.
— Mais quel conservateur vous faites, James. Voyez, ce génie vous a déjà révélé à vous-même avant que vous ne mettiez le pied chez lui : un réactionnaire qui s’acoquine avec des surréalistes, voilà ce que vous êtes. Oui, les montres fondent, et Gala a raison de le rappeler. Le temps est relatif. Et nous savons maintenant grâce à Monsieur Einstein qu’il avance à l’envers, donc, en réalité, nous sommes en retard. Comment va Albert, au fait, Herr Zweig ?
— Il va.
— C’est assez bref. Vous êtes meilleur en descriptions d’habitude. Elles foisonnent dans vos livres.
— Que vous dire de plus ? Il va, comme nous tous : il va comme on peut aller quand on a réussi à partir mais qu’il n’y avait plus le choix – qu’il a fallu partir. »
Dalí ne s’attarde pas sur ce début de confession oblique ; le tumulte des âmes dans lequel Zweig va trop souvent farfouiller le fatigue. Il ne répondra pas : il veut le punir de parler de lui et des exilés sous couvert d’Einstein, et il n’a aucunement l’intention de laisser la moindre complainte gâcher sa journée.
« Puisque nous parlons de départs, je répète : approchons-nous de la maison. Je veux sentir son essssprit. D’ailleurs, je le sens déjà d’ici.
— Je ne suis pas sûr que ce soit une excellente idée, objecte Zweig. Le Professeur et Anna risquent de nous entendre converser devant le perron et de se sentir obligés de nous…
— Ils feront semblant de ne pas avoir entendu. Personne ne se sent obligé de rien, Stefan, sauf vous. Tout le temps. Vraiment, vous ne devriez pas. Cela vous rend malheureux. De toute façon, les gens ne sont jamais reconnaissants. Moi, les gens, je les expédie. » Et il tournique des bras.
Zweig hausse les épaules.
« C’est peut-être ce qu’il aurait dû faire avec vous, Dalí : ne pas accéder à votre demande. Nous ne serions pas en train d’attendre là maintenant », cingle Edward, pressant le poignet de Zweig pour lui exprimer une fraternité de chiffonnés.
Lors de leur déjeuner de la veille, Dalí s’était confondu en remerciements pour Zweig et en piques contre Edward James. Cet homme au physique juvénile dont la jeunesse commence à n’être qu’un souvenir, un poète avec plus d’argent que de talent mais dont le drame est de n’en être pas tout à fait dépourvu et d’en avoir une conscience endolorie, avait ému l’écrivain. C’était ainsi que les persifleurs le percevaient, lui aussi, à ses débuts à Vienne : un flâneur nanti qui commet des livres assortis à ses flacons d’eau de toilette. James s’est essayé l’an dernier à un roman où Zweig a décelé des promesses, mais qui n’a eu qu’un succès d’estime. Ses tentatives artistiques le renvoient à son carcan, celui d’un riche intranquille dont la seule légitimité est de s’instituer mécène de surréalistes affectant le génie.
« Ne vous inquiétez pas, James, j’ai l’habitude. Mon plus cher ami, le romancier Joseph Roth, que je vous présenterai si nous nous croisons un jour à Paris, agit de même : il ne cesse de me seriner mon inanité. Certaines personnes ne voient le monde qu’en le plongeant dans l’acide. Parfois, ils en éclaboussent les autres. Ou eux-mêmes. »
Pour redonner un semblant de cordialité à la conversation qui a soudain froncé, Zweig tente de régaler son auditoire d’un souvenir :
« Savez-vous comment j’ai entendu parler de Freud pour la première fois ? Par une relation de mes parents, une de ces femmes aisées et hystériques prononcées qui allait consulter et importuner médecin après médecin en prétendant respirer trop fort. Un jour, elle est arrivée, parfaitement outragée, à la traditionnelle réception de fin d’année que donnait mon père et a raconté d’une voix sonore comment un certain neurologue nommé Freud, dont on commençait à parler en ville, l’avait harcelée de questions sur ses fantasmes et son intimité conjugale. Elle haletait encore en déclarant qu’elle avait quitté sans délai le cabinet de ce pervers. Évidemment, cela n’avait fait qu’exciter mon intérêt – vous imaginez, un jeune homme de dix-huit ans emmuré dans la société viennoise… Avec Freud, j’avais trouvé mon pompier pyromane. Quelques saisons plus tard, je lui envoyais mes livres, et vous connaissez la suite, puisque nous sommes ici. »
James sourit.
« La pudibonderie dans l’Autriche de votre jeunesse n’avait d’égale que celle de mon enfance dans l’Angleterre corsetée. »
Tous deux entament une évocation des mondes de leurs jeunesses respectives qui séquestraient pulsions et émotions. Dalí rive son regard à terre, renfrogné, et va dire un mot à l’oreille de Gala. Elle, qui paraissait n’avoir prêté qu’une attention irritée aux propos des deux hommes, désigne l’entrée d’un geste :
« Approchons-nous, sinon nous ne pouvons espérer aucun répit. Nous n’aurons qu’à parler à voix basse et…
— Exactement, la coupe Dalí, qui déclame soudain d’une voix forte : Toi, tu me comprends, mon amour. MON. AMOUR. »
Puis il lui agrippe le bras, l’entraîne d’un entrechat et murmure :
« Allons-y. »
Zweig et James échangent un regard consterné, mais s’avancent en direction du porche.
Extraits
« Freud a laissé à Vienne son exemplaire de La Guérison par l’esprit, que l’écrivain lui avait pour partie consacré. Un recueil d’essais où le psychanalyste n’était que l’une des figures d’un étrange triptyque, une sorte de longue miniature insérée juste après deux autres études sur la vie et l’œuvre de charlatans : Franz-Anton Mesmer, le théoricien du magnétisme animal au XVIIIe siècle, qui prétendait soigner les âmes avec des fluides invisibles, et, pire encore, Mary Baker Eddy, une Américaine puritaine du XIXe siècle, avocate de l’hypnose et de l’autosuggestion, à l’origine d’un amalgame de superstitions qu’elle avait qualifié de science chrétienne. Par quelle absence Zweig avait-il cru bon de faire du Professeur la troisième personne de cette absurde trinité et de conclure le volume par une description de Freud sur quarante pages embarrassantes de superlatifs ? » p. 36
« Je vous en prie, entrez, et installez-vous. Machen Sie es sich gemütlich. Ma mère regrette de ne pas pouvoir être des nôtres cet après-midi. Elle est retenue avec ma sœur »
Elle a délivré le mensonge sans fléchir. L’empêchement est tout sauf fortuit. Sa mère avait une vive affection pour Friderike, l’épouse que Zweig a délaissée pour sa jeune secrétaire, et a préféré ne pas avoir à dissimuler sous une politesse creuse son mépris envers le quinquagénaire. Telle est la marque d’une matriarche : son jugement est un couperet qui ne s’explique pas.
Gala, Dali et Zweig prennent place sur le canapé, tandis que James s’approche d’une bergère adjacente, près de celle d’Anna. Dali, assis au milieu, ne sait que faire de son tableau, le pose sur ses genoux puis, après avoir murmuré à l’oreille de Gala et s’être excusé auprès de Freud, se lève et s’installe au bout du sofa, glissant la toile sur le côté, en gardant une main dessus. » p. 65-66
« Depuis ses débuts, le Professeur lisait et analysait chacun des textes que l’écrivain lui envoyait. Ses verdicts fascinaient Zweig autant qu’ils le déroutaient. Avec Vingt-Quatre Heures de la vie d’une femme, il avait cru écrire la confession tardive d’une de ces brèves passions qui vous déchirent et vous hantent toute une vie, et peindre l’hypocrisie de la bourgeoisie, prompte à emmurer les femmes dans son moralisme tout en tolérant pour les hommes des liaisons que personne ne penserait à condamner. Par son aveu fait à un inconnu, cette vieille femme digne avait ressuscité le souvenir d’une journée et d’une nuit qui ne s’étaient jamais closes. Veuve de quarante-deux ans enterrée par la société, elle avait aperçu, au hasard d’une morne visite au casino comme son défunt mari aimait à les faire, un homme de vingt ans son cadet perdant frénétiquement, déjà cadavérique, qui avait fui la salle de jeux pour, avait-elle eu l’intuition, mettre fin à ses jours. Elle l’avait poursuivi afin de l’en empêcher, s’était donnée à lui, et humiliée. Puis avait été remise dans le droit chemin, séquestrée par les siens. Dans cet épisode bâillonné, Freud avait vu une histoire originelle d’onanisme et d’inceste, ainsi qu’il l’avait établi dans une missive au romancier. » p. 92-93
« Il manque d’ajouter la réflexion de Federico : « Les moustaches sont la constante tragique de l’homme. » Il regarde celles de Freud et de Zweig, dépressives, compactes et tombantes. Il veut les siennes gaies et mystiques. Tout est dit dans le contraste des moustaches. Mais assez avec Lorca. » p. 103
À propos de l’autrice
Clémence Boulouque est professeure à l’université Columbia à New York. Romancière, elle a notamment publié Mort d’un silence (Gallimard, 2003) et Un instant de grâce (Flammarion, 2016). (Source : Éditions Robert Laffont)
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