En deux mots
Réfugié au Brésil, Stefan Zweig apprend que Georges Bernanos est installé à Barbacena, dans le Minas Gerais et décide d’aller rencontrer son homologue écrivain. Leur dialogue est l’occasion de dresser un panorama de leurs œuvres, de leur état d’esprit et de leurs… idées noires. Zweig se suicidera quelques semaines plus tard avec son épouse.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
« L’essentiel est de survivre »
Il fallait toute l’érudition et la virtuosité stylistique de Sébastien Lapaque pour recréer le dialogue entre Zweig et Bernanos. Imaginant ce que le juif autrichien et le catholique français se sont dit, il éclaire leurs œuvres respectives. Une conversation brillante dans un contexte géopolitique dramatique.
Les hasards de l’édition ont placé Le sentiment des crépuscules de Clémence Boulouque aux côtés d’Échec et mat au paradis de Sébastien Lapaque sur les étals des librairies. Le premier roman raconte la rencontre de Dali, Freud et Zweig à Londres en 1938. Le second, qui vient d’être couronné par le Prix Renaudot de l’essai, revient sur la rencontre entre ce même Stefan Zweig avec l’écrivain Georges Bernanos en 1942, quelques mois avant que l’Autrichien exilé ne se donne la mort.
S’étant interrogé « de manière obsessionnelle » durant près d’un quart de siècle « sur cette mort d’un réfugié du nazisme dans un pays marqué par la dictature de l’État nouveau, longtemps allié de l’Allemagne hitlérienne », l’auteur en vient à cette conclusion, on ne sait quasiment rien de cette rencontre et du contenu de la conversation. « J’ai donc tout inventé » confesse-t-il.
On serait tenté, à lire leur dialogue, qu’il est plus vrai que nature. Car Sébastien Lapaque connaît leurs œuvres respectives sur le bout de la langue. Il se met dans la peau des personnages quand ils évoquent l’avenir du monde, sait parfaitement poser les répliques du juif qui se désespère et du catholique belliqueux, qui ne peut imaginer un monde sous le joug nazi. Pour lui, il ne faut pas se contenter de survivre, il faut se battre. Aux arguments de chacun, il va finir par trouver des points de convergence. Tous deux sont d’accord pour reconnaître que les nations démocratiques ont été lâches, que leurs dirigeants se sont faits rouler dans la farine, qu’ils ont gobé les mensonges servis avec arrogance et suffisance par les dictateurs.
Ajoutons que ces pages résonnent étonnamment avec l’actualité, de la Russie aux États-Unis et de la Chine au Proche- et Moyen-Orient.
Fruit de dizaines de voyages au Brésil, de notations, d’entretiens et de recherches bibliographiques, ce livre est aussi une pièce de théâtre aux dialogues ciselés, un carnet de voyage et une enquête jamais résolue qui nous offre une plongée dans les œuvres et la pensée de deux écrivains majeurs du XXe siècle.
Comme l’écrit Bernard-Henri Lévy dans sa critique, Bernanos « tiendra bon, verra le bout de la nuit et poursuivra le dialogue avec André Malraux » alors que Zweig « le seigneur mittel-européen cerné par les canailles, ne se sentira ni le goût ni la force de survivre au monde d’hier ». Le 22 février 1942 il se donnera la mort.
Échec et mat au paradis
Sébastien Lapaque
Éditions Actes Sud
Récit
336 p., 22,50 €
EAN 9782330195908
Paru le 2/09/2024
Où ?
Le roman est situé au Brésil, principalement à Barbacena dans le Minas Gerais.
Quand ?
L’action se déroule en 1942.
Ce qu’en dit l’éditeur
Brésil, début 1942. L’écrivain autrichien Stefan Zweig, qui a fui l’Europe et le nazisme, rend visite à Georges Bernanos, romancier français iconoclaste, dans sa ferme de la Croix-des-Âmes, à Barbacena. Le 23 février de la même année, Zweig se suicide avec son épouse, Lotte, à Petrópolis. Pour Sébastien Lapaque, c’est la matière d’une enquête au long cours, intime et politique, miraculeusement lumineuse. Au cœur d’une géographie aussi ensoleillée que le contexte est ténébreux, à l’heure du saccage du Vieux Continent et de l’avènement d’un fascisme néotropical, le récit s’échafaude autour de la conversation que l’auteur imagine entre ces deux géants du XXe siècle, le juif sans dieu et le catholique affranchi – le peintre délicat des tourments de l’âme et le visionnaire rebelle, ardent pratiquant de la vie intérieure.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (Le regard culturel)
Le Suricate
Juan Asensio
Blog vous avez dit RH (Yves Maire du Poset)
Blog Opus 132
Les premières pages du livre
« Le 27 août 1941, Stefan Zweig, l’écrivain le plus imprimé et le plus lu dans le monde, a retrouvé le Brésil une dernière fois en compagnie de sa seconde épouse, Lotte Altmann. Privé de patrie depuis l’annexion de l’Autriche, il rêvait d’une autre terre, d’une vie nouvelle, loin du saccage nazi de l’Europe. Début 1942, ce conteur délicat est allé rendre visite au français Georges Bernanos, le romancier des ténèbres débarqué en Amérique du Sud en août 1938 et installé au sommet de la colline de la Croix-des-Âmes, à Barbacena, depuis septembre 1940. Le 23 février 1942, le suicide de Lotte et Stefan Zweig à Petrópolis a interrompu un dialogue qui aurait pu se prolonger. Je me suis interrogé de manière obsessionnelle sur cette mort d’un réfugié du nazisme dans un pays marqué par la dictature de l’État nouveau, longtemps allié de l’Allemagne hitlérienne. Qui a fait le coup ? Le contenu de la conversation entre le juif tenté par l’abîme et le catholique à la réputation d’antisémite m’a accaparé. Que se sont-ils dit, cette longue après-midi ? Au terme d’un quart de siècle d’enquête, je n’en sais presque rien. J’ai donc tout inventé.
« Il faudra vaincre pourtant »
Au milieu du mois janvier 1942, peut-être vers la fin, une chaude après-midi d’été austral, à Barbacena, sur les hauts plateaux du Minas Gerais, dans la grande salle à manger de la ferme de la Croix-des-Âmes. Des chaises paillées comme celles qu’on voit dans les églises sont disposées autour d’une longue table ; deux rangées de six et une treizième, au bout à gauche. Sur la droite, une fenêtre laisse passer une lumière jaune. Un bouquet de fleurs tropicales est posé dans un coin, sous une statuette de Notre-Dame de Lourdes. Un peu avant la fin de la conversation, la nuit va tomber comme un coup de hache. Installé sur une petite bibliothèque, sous un portrait du général de Gaulle, un poste de radio à lampes diffuse Aquarela do Brasil, un morceau un peu chauvin de samba-exaltação alors très en vogue.
Georges Bernanos apparaît, appuyé sur deux cannes, et marche difficilement jusqu’au poste de radio qu’il éteint. Il continue jusqu’au fond de la pièce et se retourne lentement. Stefan Zweig entre à son tour dans la salle à manger.
GEORGES BERNANOS
(Poursuivant une conversation qui a commencé à l’extérieur.) Cette musique qu’on entend toute la journée, dans la rue et dans les cafés… Lorsque je suis arrivé au Brésil, en août 1938, elle m’enchantait. Comme ces airs que sifflent les oiseaux dans les arbres. Ma joie a été de courte durée. À peine avais-je trouvé un peu de paix ici que les accommodements de Munich m’ont fait comprendre que les démocraties n’opposeraient rien d’autre qu’un opportunisme stérile au réalisme des dictatures. Aujourd’hui, ces mélodies sucrées sont incapables de dissiper ma tristesse. Certains jours, elles me font même horreur. Mais le carnaval les renouvelle. Et nous pouvons difficilement contester au peuple brésilien son allégresse enfantine.
STEFAN ZWEIG
(Très bas.) Une allégresse enfantine, vous avez raison.
GEORGES BERNANOS
Ce peuple aime tellement peu la guerre.
STEFAN ZWEIG
C’est vrai. Les gens sont pacifiques au Brésil, leur tempérament est doux, leurs enfants sont joyeux. Les femmes sont belles et les hommes amicaux entre eux. Je crois n’avoir jamais vu sur la terre un peuple aussi étranger au fanatisme. Mais cela importe peu… Je n’entends plus ni la musique, ni l’allégresse, ni rien d’autre. Cela fait de longs mois, que je n’entends plus rien. Même les airs que j’ai tant aimés autrefois se sont effacés en moi. Définitivement disparus, avec tout le reste.
GEORGES BERNANOS
(Paternel.) Ne dites pas “définitivement”.
STEFAN ZWEIG
(Solennel.) Définitivement, je vous le promets.
GEORGES BERNANOS
Même la musique de Schubert et de Mahler ?
STEFAN ZWEIG
Certaines nuits, je ne la retrouve qu’en rêve.
GEORGES BERNANOS
Vous viendrez l’entendre ici, à Barbacena. Nous avons dans notre ville un charmant petit orchestre qui s’installe tous les dimanches après-midi dans le kiosque à musique pour y interpréter des airs européens. Nous n’arriverons pas à faire jouer une symphonie à nos amis, mais je leur demanderai d’interpréter pour vous une sonate dans votre goût. Et des airs de Schubert et Mahler que vous aimerez. Vous verrez, quand les oiseaux du parc s’en mêlent, c’est charmant. Nous réserverons les valses de Strauss pour plus tard. Elles nous feront danser le jour de la victoire.
STEFAN ZWEIG
(Pour lui-même.) Wer spricht von Siegen? Uberstehen ist alles.
GEORGES BERNANOS
(Surpris.) Que dites-vous ?
STEFAN ZWEIG
Pardonnez-moi. Ce sont des vers de Rilke… Ils me reviennent soudain… Qui parle de vaincre ? L’essentiel est de survivre. Ils m’ont poursuivi tout au long de ma vie. Mais aujourd’hui, ils éclairent mon destin de manière nouvelle.
GEORGES BERNANOS
Il faudra vaincre pourtant ! Nous sommes confrontés à des méthodes de destruction de plus en plus efficaces. L’acceptation servile de la violence nous serait fatale… C’est le catholique errant que je suis, banni d’Europe par le mensonge, ayant trouvé asile au Brésil à la veille du hideux septembre de Munich, au moment où les Anglais et les Français se sont félicités de s’être entendus avec Hitler, qui ai bien l’honneur de le dire ici, dans cette maison de la Croix-des-Âmes, à ce fils d’Israël que vous êtes, chargé d’une douloureuse mission. Il faudra vaincre. Vous le savez. Hitler n’est pas un homme avec lequel il est possible de composer. La réorganisation de l’Europe selon l’esprit du nazisme ne laisserait rien indemne que nous pourrions aimer.
Soleil, arrête-toi
Quarante-trois ans plus tard, à Brasília, le soleil brillait d’une façon nouvelle au-dessus du grand plateau de terre rouge couvert de savanes du centre du pays. Au lever du jour, les bentivis chantaient dans le jaune des ipés. Sur les bords du Paranoá, un lac artificiel imaginé comme un miroir du ciel, les marées de fleurs procuraient un sentiment de paix à ceux qui écoutaient les oiseaux siffler.
Ce 15 janvier 1985, la joie semblait habiter la ville devenue la capitale du Brésil en 1960. Janvier est pourtant un mois humide. Mais les habitants de Brasília, et tout le pays avec eux, ne voyaient que le soleil. Car ce jour, le Sénat et la Chambre des députés ont choisi un nouveau président de la République. C’était la première fois que des parlementaires désignaient ainsi le chef de l’État depuis la confiscation des institutions politiques par un coup d’État militaire, le 31 mars 1964. Cette transition donnait raison à Stefan Zweig, qui célèbre un art national de pratiquer les bouleversements constitutionnels dans un esprit de conciliation, sans effusion de sang, dans Brésil, une terre d’avenir, paru à la veille de son dernier séjour.
Fils du roi de Portugal João VI, le prince Pedro a proclamé l’indépendance du Brésil le 7 septembre 1822 sans qu’aucun coup de feu ne soit tiré, aux abords du rio Ipiranga, à São Paulo. Par son mariage avec Marie-Léopoldine d’Autriche, Pedro Ier était le beau-frère de Napoléon. Née à Vienne, son épouse a favorisé une première immigration allemande, suisse et autrichienne à l’intérieur de l’État de Rio de Janeiro, dans un paysage de collines et de rivières abondantes dévalant des montagnes auquel s’est attaché Stefan Zweig quand il a visité Petrópolis, le 22 août 1936, deuxième jour de son premier voyage au Brésil. Son destin était scellé.
Près de sept décennies après l’émancipation de la colonie brésilienne, Pedro II, second et dernier empereur du Brésil, a laissé choir sa couronne sans bruit pour céder sa place à un gouvernement républicain. C’était à Rio de Janeiro, le 15 novembre 1889. “Je suis fatigué, je vais me reposer”, aurait dit le souverain avant de s’exiler en France, où il s’est éteint, le 5 décembre 1891, dans une chambre de l’hôtel Bedford à Paris. Près d’un siècle après sa mort, la transition entre les généraux putschistes et les parlementaires élus au suffrage universel a eu lieu à Brasília.
“Dès le matin, le soleil semblait à son zénith”, m’a raconté Oswaldo Saldanha, à Belém, à l’embouchure du rio Pará, des années plus tard. “Je me souviens d’une lumière jaune sur le fleuve, de grands oiseaux dans le ciel.” Il m’importait peu de savoir si les souvenirs météorologiques d’Oswaldo correspondaient à la réalité. Le fait est qu’il avait conservé en mémoire le ciel bleu d’un grand beau temps. Avec ses camarades, Oswaldo a vu le Brésil changer de couleur. À l’époque, il servait dans le bataillon de la garde présidentielle. Sur la photographie qu’il m’a montrée, sa tunique bleue, sa ceinture rouge, son pantalon blanc et son shako à aigrette le faisaient ressembler à un soldat de plomb. L’armée, c’était une tradition, dans la famille. En 1944, Euclides, son père, s’était engagé dans le corps expéditionnaire brésilien pour aller se battre en Europe. Il en était revenu avec des blessures et une médaille de carnaval. Il était fier de cette décoration, cependant. J’ai passé une après-midi dans l’appartement où il vivait avec son fils dans un quartier populaire, près du long fleuve aux eaux jaunes. Je me souviens de leur perroquet capable de siffler l’hymne brésilien. À un moment, le père d’Oswaldo s’est levé de son fauteuil avec difficulté, a ouvert un tiroir rempli de vieux souvenir et retrouvé son ruban.
À Brasília, en admirant les bâtiments du Congrès par la fenêtre d’un taxi qui remontait à toute allure la via N1 vers l’herbe pelée du terre-plein central, je me suis rappelé la journée du 15 janvier 1985 telle que me l’a racontée Oswaldo. Édifié au bout de l’Axe monumental, sur la place des Trois-Pouvoirs, le Palácio do Congresso Nacional est l’œuvre d’Oscar Niemeyer, l’architecte agnostique qui dessinait des cathédrales. Il associe une coupole concave et une coupole convexe séparées par deux tours jumelles. Cette dualité exprime les intermittences du consentement populaire dans un régime d’élections libres. En août 1959, ce bâtiment a émerveillé André Malraux, chantre de l’espoir et ministre chargé des Affaires culturelles du général de Gaulle, lors de sa visite du chantier de Brasília… “Audace, énergie, confiance… Ce n’est pas votre devise officielle, mais c’est peut-être celle que vous donnera la postérité.” Depuis l’installation à la tête de l’État de Juscelino Kubitschek, en janvier 1956, une ère nouvelle semblait s’être ouverte.
Le 7 septembre de la même année, le jeune Pelé, âgé de 15 ans, a joué son premier match professionnel avec l’équipe de Santos et marqué un but contre les modestes Corinthians de São Bernardo do Campo ; au même moment, l’enregistrement de la tragédie Orfeu da Conceição, une transposition du mythe grec dans les favelas de Rio écrite par Vinícius de Moraes et mise en musique par Tom Jobim, étendait au pays entier la renommée des deux artistes ; à la librairie Leonardo da Vinci, avenida Rio Branco à Rio de Janeiro, les lecteurs réclamaient A Fugitiva, la traduction du sixième tome de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, due au poète moderniste Carlos Drummond de Andrade ; à Salvador, mille deux cents kilomètres plus au nord, le romancier Jorge Amado, éclairé par l’écrasement des insurgés de Budapest, ne tarderait pas à tourner la page de ses années staliniennes ; en 1958, Gabriela, girofle et cannelle ferait taire la langue de plomb du léninisme pour laisser résonner la langue d’oiseau du peuple brésilien et entendre son chant le plus pur ; au mois de juin de la même année, la Seleção emmenée par Garrincha, Didi, Pelé, Vavá et Zagallo rapporterait de Suède sa première coupe du monde de football.
“Cinquante ans de progrès en cinq ans”, avait promis Juscelino. Deux années avant l’arrivée au pouvoir de John Fitzgerald Kennedy à Washington, JK, un médecin de formation qui s’est fait connaître dans les assemblées parlementaires de Rio de Janeiro par son style sans apprêt et son éloquence nouvelle, utilisait avec habileté la radio et la télévision pour s’adresser directement aux couches inférieures de la société.
Le nouveau président portait le nom de sa mère, la petite-fille d’un charpentier tchèque arrivé en 1830 dans le Minas Gerais, un État agricole de l’intérieur des terres, dans le Sud-Est du pays, où l’on a découvert de l’or en quantité fabuleuse à la fin du XVIIe siècle. Il était fatalement hanté par le grand songe d’une Mitteleuropa dont les exilés chassés par toutes les folies de l’histoire avaient fait un paradis perdu d’harmonie, de tolérance et de paix. Cette nostalgie est l’étoffe même du Monde d’hier, l’autobiographie de Stefan Zweig rédigée aux États-Unis au début de l’été 1941, corrigée et terminée au Brésil, peu de temps avant son suicide. Les récits de sa mère avaient peut-être rendu Juscelino sensible à cette saudade d’un genre un peu particulier que l’on nomme Sehnsucht en allemand, sans chercher d’équivalence. Il y a de l’intraduisible dans toutes les langues de la terre. Hitler mort, Staline mort, Vargas mort, les admirateurs de Salazar et Franco étaient moins nombreux au Brésil. On parlait du mouvement des non-alignés, d’une troisième voie possible entre l’Amérique des trusts et la Russie des Soviets. Ce jeune président semblait capable d’inventer, jour après jour, une nouvelle façon de faire de la politique, fidèle à un programme qu’avait esquissé Stefan Zweig dans un discours prononcé en 1936.
“Quelle vitalité, quel dynamisme dans votre histoire, et que votre nature est belle, extraordinairement belle dans sa diversité insaisissable, comparable en cela aux plus splendides paysages de ce monde ! – oui, pour employer un terme commercial, vous regorgez de matières premières, comme aucun autre pays de cette terre.”
C’était à l’Académie brésilienne des lettres, lors de son premier séjour au Brésil. En Europe, la guerre d’Espagne venait de commencer, mais l’Allemagne n’avait pas encore annexé l’Autriche. En Éthiopie, l’emploi de grenades à l’arsine et de bombes à ypérite par l’artillerie et l’aviation fascistes n’empêchait pas l’Italie d’être toujours regardée comme un allié potentiel par la France et l’Angleterre. Au Brésil, Getúlio Vargas, élu à la tête d’un gouvernement constitutionnel par le Congrès national en 1934, n’avait pas encore instauré le régime dictatorial de l’Estado Novo.
En route pour l’Argentine où il était attendu à un congrès d’écrivains, Stefan Zweig avait fait une courte halte au Brésil en quête d’un monde plein de lendemains.
“Aucune autre nation n’a l’avenir qui vous est donné et vous aurez été pour le reste du monde un précurseur, un guide spirituel, un maître. Si l’envie n’était pas un sentiment vil auquel chaque esprit humain se doit de rester inflexiblement fermé, nous devrions vous envier cette conscience merveilleuse d’être portés par l’élan, par l’essor d’une nation tout entière au-devant d’un avenir prodigieux.”
L’histoire des hommes est ainsi faite de moments d’optimisme vibrant et de longs mois d’accablement, parfois de périodes lourdes et pleines de misères. Vers la fin de sa vie, du 21 août 1936 au 22 février 1942, Stefan Zweig a séjourné à trois reprises au Brésil où il a vécu au total 319 jours, soit moins d’un an, avant de se tuer.
Après l’Anschluss, en mars 1938, il a eu de plus en plus de mal à trouver la paix et à se figurer un avenir possible pour une humanité dévastée par les idéologies.
Cet avenir s’est écrit, pourtant. L’histoire brésilienne a continué, heureuse et malheureuse, avec ses grands moments et ses effondrements. En août 1942, le pays est entré dans la guerre aux côtés des Alliés, six mois, jour pour jour après le suicide de Lotte et Stefan Zweig. De 1946 à 1964, une nouvelle constitution démocratique et fédéraliste a été mise en place. Juscelino Kubitschek a été élu président de la République, Brasília a été construite. Et après deux décennies de dictature militaire, la démocratie a été rétablie, en 1985, sans que ne soit tiré aucun coup de feu dans la foule. La vie politique telle que la rêvait Stefan Zweig, orphelin d’un long siècle européen de sécurité collective, d’équilibre et de paix, de 1815 à 1914.
C’est en l’inscrivant dans un demi-siècle, de 1936 à 1985, que j’ai compris l’histoire d’amour compliquée de Stefan Zweig avec le Brésil. Car il s’agit d’amour, avec tout le poids de tragédie qui peut être lié à ce sentiment, surtout chez un héritier du romantisme, un fils de Goethe, le poète des rêves sans limites, lui aussi fasciné par le Brésil dont lui avaient parlé des naturalistes et des explorateurs de son temps.
Dans cette histoire revient sans cesse Georges Bernanos, le cavalier français, romancier de l’angoisse et de la foi, fixé au Brésil de septembre 1938 à juin 1945, après une folle expédition de trois semaines en Argentine et au Paraguay. En août et septembre 1940, Zweig et Bernanos se sont croisés, sans se rencontrer, à Belo Horizonte, la troisième ville du pays, alors peuplée de cent cinquante mille habitants, dont le futur président, Juscelino Kubitschek, était devenu le nouveau maire en avril. Les chars du général Guderian s’apprêtaient à enfoncer les lignes françaises dans les Ardennes. Avant que la rupture de la ligne Maginot ne soit annoncée au Brésil comme une tragédie, faisant pleurer des garçons vachers croisés par Georges Bernanos, les architectes et les urbanistes appelés à Belo Horizonte par le nouveau maire ont tracé des avenues, érigé des bâtiments et édifié le complexe de Pampulha, une audacieuse préfiguration de Brasília, appuyée sur les capacités infinies du béton, les volutes des églises du Minas Gerais et la courbe merveilleuse des collines.
Georges Bernanos, qui a séjourné dans la capitale du Minas Gerais dès le mois de juin 1939, a peut-être eu l’occasion de s’aventurer sur les chemins de sable rouge de cette cité futuriste édifiée en béton blanc autour d’un lac artificiel entouré de jardins aux courbes souples et lyriques, classiques et sauvages à la fois, dessiné par Roberto Burle Marx. Connu dans le monde entier grâce aux mosaïques ondulantes des promenades de Copacabana et d’Ipanema à Rio, l’inventeur du paysage moderniste brésilien se souvenait d’une fête organisée à São Paulo en l’honneur de Stefan Zweig par son père Wilhelm, un Allemand né à Trèves, immigré au Brésil en 1895.
Mais il n’a pas connu Georges Bernanos, peu accessible à l’idée de jardin d’acclimatation. Il n’était pour lui de jardin qu’au paradis. Ou à Gethsémani en souvenir du lieu où Jésus s’est rendu le soir de son dernier repas, au pied du mont des Oliviers, pour engager la dernière lutte de son âme contre la mort. Un épisode qui obsédait l’écrivain… “Interrogez vos forces. Qui entre à Gethsémani n’en sort plus. Vous sentez-vous le courage de rester jusqu’au bout prisonnière de la Très Sainte Agonie ?” demandera la prieure dans Dialogues des carmélites.
En hébreu, gethsémani signifie pressoir. Après l’effondrement de 1940, l’écrivain a eu l’occasion de songer à cette origine. Entre juin et août, ce paladin démonté a vécu des semaines d’écrasement à Belo Horizonte. Il séjournait au Palácio Hotel, un bâtiment de l’avenida Afonso Pena à plan carré d’architecture néocoloniale, à la façade constituée d’arcades de style romain couronnée d’un fronton circulaire. “Je ne me sens plus ici un exilé”, confiait-il à ses amis. Il avait pris ses habitudes au Café Nice, sur la praça Sete, un établissement fréquenté par les écrivains et les poètes, les hommes politiques et les avocats, les journalistes et les diplomates.
Quand je me suis arrêté dans cette brasserie, en novembre 2002, elle avait beaucoup changé. J’ai cherché le visage de Bernanos sur les photographies accrochées aux murs. Mais personne ne se souvenait de son passage. Comme aucun garçon du Grand Café de la Rade, quai Cronstadt à Toulon, ne se rappelle aujourd’hui que c’est dans cette brasserie, affectionnée par les cols bleus et les pompons rouges de la marine nationale, qu’a été rédigé Les Grands Cimetières sous la lune, en 1937.
Le 21 août 1940, Stefan Zweig a retrouvé le Brésil quatre ans après son premier voyage. À cette date, cela faisait trois semaines que Georges Bernanos avait quitté Rio pour Belo Horizonte. Et cet éternel vagabond n’était déjà plus au Palácio Hotel, le 24 septembre, quand son aîné autrichien a posé le pied dans l’état du Minas Gerais, … »
À propos de l’auteur
L’œuvre de Sébastien Lapaque, faite de récits, romans, essais, journaux, éloges en forme de cartes postales, est à l’image de son érudition : généreuse et passionnée. Parmi ses dernières parutions : Ce monde est tellement beau (prix Jean Freustié, Actes Sud, 2021), On aura tout bu (Actes Sud, 2022) ou encore Vivre et mourir avec Georges Bernanos (prix Émile Faguet de l’Académie française, L’Escargot, 2022). Il est correspondant en France de la Casa Stefan Zweig de Petrópolis. (Source : Éditions Actes Sud)
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