En deux mots
Thomas part en Pologne pour essayer de retrouver ses origines. Bien davantage qu’une cousine, il va découvrir un secret qui remonte plusieurs générations, celui de deux sœurs séparées, la première fuyant en France avec l’enfant de l’autre. Et leur descendance construite dans la souffrance et le silence.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
« Deux sœurs, deux cœurs, une âme »
En parcourant le pays blanc Marjorie Tixier nous offre « le roman du retour vers les origines » sur fond de secrets de famille, d’exil et de relations franco-polonaises. Une histoire bouleversante, un grand voyage transcendé par les arts.
C’est l’histoire d’un fils qui part à la recherche de ses racines. C’est l’histoire d’un artiste-peintre qui veut comprendre d’où lui vient son inspiration. C’est l’histoire d’un homme qui se cherche. En fait, c’est l’histoire de deux sœurs que l’Histoire a séparée.
Thomas, le narrateur, a quarante ans passés lorsqu’il part en Pologne sur les traces de sa mère. Il n’a à sa disposition qu’une bribe de son arbre généalogique : « Dorota Balińska, née le 8 juillet 1957 à 4 h 30 du matin, fille de Stanisław Baliński, né à Brudzewek, artiste peintre demeurant à Cracovie au 410 de la rue Grodzka et d’Aniela Szablewska, née à Nowa Wieś, couturière demeurant à Cracovie à la même adresse. »
Quand il arrive à Cracovie, il est séduit par la beauté de la ville, ses monuments et son musée national. Mais sa quête reste vaine… Et pour cause…
La seconde partie du roman nous amène au début du XXe siècle, au moment où Leokadia, l’arrière-grand-mère du narrateur, met au monde deux jumelles, Helena et Bronislawa. Elles vont grandir ensemble, inséparables, unies contre l’adversité et la violence de leur père.
Si Bronislawa aime Szymon, elle va cependant épouser Andrzej. Entre le juif et le catholique, la raison l’emportera sur la passion. Mais son mari est enrôlé dans l’armée, puis part dans les mines du Nord de la France. À son retour, il va découvrir que son épouse est enceinte et menacer de tuer le père et l’enfant à la naissance de ce dernier.
Après avoir envisagé de fuir avec Szymon, Bronislawa va confier sa fille, baptisée Aniela, à sa sœur. « Pars, ne reviens pas et vis ta vie, pleinement, avec elle. Tu seras sa mère encore mieux que moi. Pars loin et ne lui parle jamais de nous, seulement de la Pologne. Qu’elle sache d’où elle est. Tu lui apprendras notre langue et nos traditions, mais de moi, tu ne diras pas un mot. Parce que je veux qu’elle vive heureuse et légère, avec toi pour mère. »
Helena fera partie d’un contingent d’exilés embauchés par les charbonnages du Nord. À Ostricourt, elle trouvera un toit et un poste de lampiste jusqu’au jour où une riche famille polonaise installée à Paris cherche une compatriote sachant lire et écrire. Pour Helena c’est l’opportunité de quitter les corons avec le rêve de pouvoir offrir un avenir meilleur à sa fille.
Les Wróblewski vont lui réserver le meilleur accueil et lui offrir de seconder le maître de maison, responsable de la Bibliothèque polonaise de Paris où elle sera finalement engagée comme secrétaire.
« Le temps passa vite rue Octave-Feuillet, Helena absorbée par ses recherches pendant qu’Aniela grandissait dans la joie d’un foyer bienveillant. »
Si Aniela a bien vite compris qu’Helena n’était, malgré tout l’amour qu’elle lui porte, qu’une mère de substitution, elle grandit dans le mensonge entretenu par sa tante. Pour ne pas la voir souffrir, pour ne pas qu’elle reparte en Pologne, elle lui fait croire que ses parents sont morts.
L’Histoire, la Seconde guerre mondiale puis la mainmise de la Russie soviétique sur les pays de l’est vont épaissir ce mystère.
Avec beaucoup de sensibilité, Marjorie Tixier nous démontre la force des liens familiaux et comment la ténacité des enfants à découvrir leur passé est forte.
De France en Pologne, on parcourt sous sa plume délicate des chemins sinueux qui vont finir par se rejoindre au croisement des rues riche d’Histoire de Cracovie. Le cousin retrouvera la cousine et ensemble, ils parviendront à réécrire une histoire bouleversante faite de drames indicibles, mais aussi de souffrances transcendées dans la création. La peinture, la couture, la littérature s’enrichissent alors d’un héritage d’autant plus fort qu’il est davantage pressenti que connu.
Alors les pas qui cheminent sur le pays blanc posent la trace de nouvelles destinées, rassemblant enfin les deux sœurs, les deux cœurs en une âme.
Ce roman déchirant confirme tout le talent de Marjorie Tixier qui, après Un autre bleu que le tien et À l’encre rouge met une nouvelle teinte à sa palette avec ce pays blanc. On pourra du reste rapprocher les deux derniers puisque déjà dans À l’encre rouge une mère partait en laissant sa fille – cette fois à ses parents. Et puis le rouge et le blanc ne forment-ils pas les couleurs de la Pologne ?
Un roman à lire avec la chanson Dwa serduzska (Deux cœurs) tirée du film Cold War en fond sonore.
Le pays blanc
Marjorie Tixier
Fleuve Éditions
Roman
384 p., 20,90 €
EAN 9782265158160
Paru le 14/08/2024
Où ?
Le roman est situé en Pologne, à Cracovie et Zakopane, Nowa Wieś et Varsovie ainsi qu’en France, des houillères du Nord à Paris.
Quand ?
L’action se déroule du début du XXe siècle à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
1926, Nowa Wieś. Jamais Helena n’aurait imaginé quitter la Pologne, ce pays blanc qu’elle aime tant, et sa sœur jumelle Broni qui est comme une seconde âme pour elle. Pourtant, afin de sauver l’enfant illégitime de Broni, elle part pour un exil sans retour avec le nourrisson. La France sera leur refuge, et le silence d’Helena la garantie de leur survie. Du moins le croit-elle.
2022, Paris. Thomas n’a jamais réussi à parler avec sa mère, Dorothée, de son pays d’origine qu’elle a effacé de sa mémoire, jusqu’au jour où les questions deviennent trop nombreuses et trop pressantes. Il sent qu’il doit « retourner » en Pologne, reprendre l’histoire là où elle s’est arrêtée.
Un roman qui retrace, à travers le vingtième siècle, les destins croisés de quatre générations qui se font écho autour d’une seule quête : celle de la liberté.
Les critiques
Babelio
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Les premières pages du livre
« DANS L’OMBRE DES GRANDS
Points de jonction
Au commencement, je vois une chaîne tatouée à l’entour de sa cuisse. En plein milieu, pour être précis. S’y suspend une croix, s’étirant jusqu’à la flexion du genou. D’une main, la jeune femme aux cheveux mouillés agrippe une bouée et fait signe de l’autre. Un petit garçon accourt. Elle le soulève dans ses bras, laissant tomber le jouet. C’est une femme marquée qu’un homme observe de loin. Je suppose qu’il s’agit de son compagnon ou de son mari, le père de son fils, probablement.
Tandis qu’elle embrasse l’enfant, je détaille son tatouage : la chaîne, la croix et les points de jonction. Bien qu’elle s’éloigne, son image demeure captive, intacte, tel l’insecte pris au piège de la résine de pin que les siècles transforment en ambre. Un fossile, pareil à ma mémoire.
Encerclé de baigneurs, je rejoins le bar où, en guise de carte bancaire, je présente le bracelet magnétique reçu à l’accueil en échange d’une bière. Soucieux de ne pas la renverser, je me rapproche du bord de la piscine le bras en l’air, content de m’installer face aux Tatras pour siroter cette chope de żywiec dont la teinte dorée imite la couleur des feuilles.
C’est l’automne et ma solitude me permet de sonder mon entourage une fois le paysage passé au crible. La bière n’est à ce compte qu’un prétexte, ma nourriture essentielle consistant en cette beauté que mon regard traque sans relâche comme d’autres chassent les papillons.
La cime des montagnes de Zakopane vire au rose à mesure que mon verre se vide, puis la nuit tombe. De l’histoire de mon pays d’origine, je ne sais rien et, en toute naïveté, j’ai pris un vol avec deux ans de polonais à mon actif et ma nostalgie pour excuse. Les Russes ont beau bombarder l’Ukraine jusqu’à faire trembler la Pologne, je me sens aspiré vers l’est, solidaire du carnage qui s’opère sous mes yeux comme pour me confronter à mon ignorance.
Découvrir est une nécessité qui m’apaise. Une journée à Zakopane, une seule. Un trajet éclair, sans photographie, et Lady Gaga dans le taxi collectif, puis David Hallyday suivi d’une série de chansons polonaises. Parfois, captant quelques mots, j’ai cru comprendre ma langue ancestrale. Je me suis bercé d’illusions. L’ivresse me faisant trembler d’autant plus fort que le paysage défilait trop vite.
À la troisième bière, la montagne est noire et la fête bat son plein. Cris, spots colorés, cocktails à volonté, mais l’heure est venue de rentrer. Je sors des sources chaudes, ruisselant, sans serviette ni rien pour me sécher. En quelques enjambées, je regagne la piscine couverte et me laisse égoutter sur un transat.
Sur le côté droit du bassin, non loin d’une cascade, deux hommes de ma génération discutent, le cheveu doré et la barbe en pointe. Le plus petit présente une rougeur dans le dos. Une tache qui, semblable à trois griffures parallèles, le transforme en proie de choix pour mon œil affûté. Qu’y a-t-il en eux qui me parle de moi ? D’un passé où nous aurions pu gambader ensemble dans les allées du Planty ? Chaque lacune ravive mes fantasmes. À travers ce dos rouge, je vois le sang d’une nation que les siècles ont souvent rayée de la carte au point de la réduire à néant.
Que vais-je faire de tant de vide ?
À Paris, on m’a commandé une exposition de dix toiles pour le printemps, or je n’ai rien. Que des châssis nus, sans toiles, mais tous pourvus d’un croisillon. Il me faudrait du lourd, du grand, quelque chose de puissant tenu par des clés de tension enfoncées à bloc. Et cette échéance, tout éloignée qu’elle soit, me paralyse. Imaginer mon nom sur les cartels d’une galerie parisienne me donne le vertige si bien que, malgré les six mois dont je dispose encore, l’angoisse m’envahit et paralyse ma main dès lors qu’elle s’empare d’un pinceau. Ce vide accentue un autre vide, plus profond, plus enfoui. Ce même vide que la peinture est venue combler à sa manière. Sans dérivatif, je suis comme nu, à vif. Jusqu’ici j’ai peint, vendu des toiles, vécu de mon art et respiré de la térébenthine à longueur de journée. C’est peut-être une manière de shoot répréhensible, c’est surtout ma façon de vivre et ma raison de me lever le matin. Extraire de la peinture de tubes poisseux, la mêler à une dose de médium et de siccatif avant de travailler la matière afin qu’elle soit bonne à appliquer sur une toile tendue à la façon d’une peau de tambour. Des gestes rituels, toujours semblables, dans ma bulle, rien de plus et rien de moins, et puis soudain, sans prévenir, la membrane a explosé.
Enfin, mon corps cesse de dégouliner et je rejoins les vestiaires. Ma solitude mêlée de nostalgie me leste soudain d’une honte si amère qu’il me vient à l’idée de renoncer à fouiller dans mon passé. En guise d’excuse, je pourrais rejeter la faute sur ce pays controversé, objet de critiques incessantes et qui, en définitive, n’intéresse personne.
Mais il est déjà trop tard pour me raviser.
Le processus s’est enclenché la semaine dernière. D’emblée, j’ai pris ma décision, oubliant d’en informer ma compagne. Cela m’a frappé au moment d’imprimer mes billets. Un aller-retour avec escale en Allemagne. Nous avons tellement pris l’habitude de nous concerter qu’il m’a fallu deux jours pour lui annoncer mon départ en Pologne, sans elle. Sylvie m’a pourtant laissé partir avec un naturel touchant. Elle se doutait que ce moment viendrait et m’a félicité d’avoir suivi mes envies plutôt que de me rabattre sur de nouvelles excuses. Sa réaction m’a désarçonné. Un instant, je me suis cru incompris, perdu dans une relation fondée sur un malentendu. Abandonné. Sylvie m’a caressé la joue. C’était sa manière de m’apaiser. Impossible d’annuler ses cours, sinon elle serait venue avec moi, m’a-t-elle murmuré à l’oreille avant de m’embrasser.
Ces paroles rassurantes me reviennent à l’esprit lorsque je m’éloigne de la piscine thermale de Zakopane, accablé de solitude.
Alors, pour conjurer l’angoisse naissante, j’en suis revenu au commencement, à la croix tatouée sur cette cuisse blanche et à la raison de ma présence ici.
J’avais mon histoire à éclaircir autant qu’à inventer, vaste entreprise où l’art, plus que jamais, prenait tout son sens.
Table rase
Mon passé est un abyme dont j’ignore le point d’ancrage.
Ce gouffre, je le dois à ma mère qui a fait table rase, préférant le silence bientôt confondu à l’oubli. Parfois, s’il m’arrivait de l’interroger sur ses origines parce que son nom de naissance était étranger, elle me disait :
« Pour avancer dans la vie, il faut s’appuyer sur le présent et ne pas se retourner. Seul l’avenir compte. Ce nom dont tu me parles, je l’ai oublié à l’instant où je me suis mariée. Ton père, lui, aurait voulu que nous écrivions plutôt ton prénom avec l’orthographe polonaise, mais j’ai refusé. Thomas, ici, c’est mieux. »
Je restai bouche bée, sans mots, suspendu à son regard vide autant que surpris par la soudaine neutralité de sa voix. J’attendais alors de la sentir attendrie ou fatiguée pour revenir à la charge. Et mes grands-parents, qui étaient-ils ? Avait-elle une famille, des oncles, des tantes, un frère, une sœur ? Elle me répondait qu’elle m’avait moi, et papa. Le reste était sans importance. Et s’il m’arrivait de lui demander pourquoi elle n’avait pas eu d’autres enfants, elle se crispait, se levait d’un bond et disparaissait. Avec le temps, j’avais fini par comprendre que c’était le seul moyen qu’elle avait trouvé pour ne pas fondre en larmes ou me retourner une gifle.
À l’approche de mes dix-huit ans, l’envie de savoir se transforma en besoin et devint obsessionnelle. Depuis combien de temps ma mère avait-elle cessé de faire sa babka de Pâques piquetée de petits œufs au sirop de sucre que j’avalais toujours en premier ? Pourquoi, l’année de mon entrée au collège, avait-elle arboré fièrement une bûche à la place de la traditionnelle recette de Noël dont je me régalais pourtant ? Bien des années après, ce gâteau au miel couvert d’un glaçage au chocolat continuait à enchanter mes papilles sans que j’en connaisse le nom polonais. En puisant dans mes souvenirs, je pouvais voir ma mère le déposer sur la table décorée de bougies et de branches de houx avant de l’entendre clamer : « Qui sera le premier à goûter le gâteau du roi ? » Elle affichait son sourire de reine, coupait une part, la posait droite sur une assiette à dessert, et me l’offrait avec un clin d’œil qui me promettait de me régaler. Un jour qu’elle s’était absentée pour faire des courses – je devais alors être en terminale car je me rappelle que je travaillais sur une série de dessins au pastel gras en vue de la préparation de mon dossier pour le bac –, j’ai fouillé dans le meuble à rideau où je savais qu’elle rangeait ses papiers. J’ai cherché le livret de famille, mais il n’y était pas, alors j’ai fouiné un peu partout, en vain. Ce vide me fit pressentir que ma mère avait des secrets. Après avoir francisé son identité, n’allait-elle pas jusqu’à nier toute origine étrangère ? Ce que d’aucuns auraient considéré comme une richesse lui paraissait honteux. Et toute tentative d’en comprendre les raisons se heurtait à un mur dont les dimensions ne cessaient d’augmenter. Face à ce roc de déni, j’eus recours à mon père.
Un matin de printemps, alors que le cerisier fleurissait dans le jardin, j’allai le retrouver dans son bureau où il travaillait penché sur sa table d’architecte, compas et règle à la main, la fenêtre ouverte. À mon entrée, il cessa ses activités, ravi de prendre de mes nouvelles. Obnubilé par la manière d’obtenir l’information censurée, je fus surpris de sa sollicitude bien que ce fût son naturel. Je baragouinai quelques banalités avant d’introduire le mensonge, les yeux rivés sur son plan dans l’espoir de cacher mon embarras. D’une voix contrefaite, je prétextai un document administratif à compléter immédiatement pour lequel j’avais besoin du nom de naissance de maman. Imperméable à tout soupçon, il se pencha pour attraper une feuille usagée dans la corbeille et y inscrire à la mine de plomb le patronyme de celle que personne ici n’appelait plus autrement que Dorothée.
Cette feuille, je la cachai aussitôt dans le rabat d’un carnet de croquis, fourré dans une grande caisse en bois. Je me souviens qu’une fois l’information mise en lieu sûr, j’étais retourné dans le bureau de mon père pour le regarder travailler sur le plan incliné. Comme lui, je tenais un crayon que je laissais filer sur du papier. À cette époque, il était mon modèle préféré parce qu’il posait naturellement. Il bougeait à peine.
Un peu plus de vingt ans plus tard, juste avant mon départ pour la Pologne, j’ai repensé à cette feuille griffonnée par mon père. J’ai ressorti mes carnets de la même caisse qui m’avait toujours suivi depuis. Chaque rabat fut inspecté, mais la feuille demeura introuvable.
Lorsqu’il n’y eut plus rien à passer en revue, j’avais sept piles d’autant de carnets autour de moi et je me tenais assis en tailleur, compressé entre ces colonnes de papier et la caisse. De dépit, j’aurais pu appeler ma mère pour lui demander si elle était l’autrice de ce larcin, mais elle m’aurait retourné l’accusation.
Qui avait fureté le premier dans la vie de l’autre ?
Ensuite, elle se serait braquée, le silence nous aurait encore un peu plus éloignés et je me serais senti fautif.
À bien y réfléchir, j’aurais pu rétorquer que l’enfant a tous les droits de connaître son histoire, que c’est un devoir fondamental des parents de transmettre comme un legs tout ce qu’ils savent de la mythologie familiale, et que personne, dès lors qu’il décide de mettre un enfant au monde, n’a plus le monopole de sa vie. Cependant, je n’en croyais pas un mot et respectais trop ma mère pour la souiller de ma curiosité déplacée. En sa présence, je n’étais plus capable que de blâmes et de reproches. Alors, plutôt que de nous pousser sans cesse l’un et l’autre dans nos retranchements, il m’avait semblé plus humain de profiter de mon emménagement à Paris pour me consacrer à mes études d’art et m’affranchir du poids de ses silences de façon progressive et respectueuse.
Guerre froide
Le soir de mon arrivée à Cracovie, mon sac à peine posé sur le canapé, je sors prendre l’air de mes ancêtres.
À l’instinct, je traverse la rue, longe un édifice gothique éclairé à la lanterne – puisqu’il fait déjà nuit – et mes pas me guident jusqu’à la rue Anny menant tout droit au Rynek. Face aux tours asymétriques de la basilique Sainte-Marie, mes larmes coulent, je me sens ivre. Les chopes de bière d’un litre sur les guéridons des bars n’y sont pour rien. Mon ivresse vient d’ailleurs. La pluie sur les pavés, mes pieds et mes cheveux mouillés n’altèrent nullement la merveille que j’ai devant les yeux. L’âme dorée de Cracovie, comme une légende connue sans avoir été apprise. Je songe à Notre-Dame de Paris, gothique elle aussi, mais aux tours parfaitement identiques. Il y a du déséquilibre à Cracovie, un certain mouvement qui me rappelle une maxime polonaise lue je ne sais où : « La Pologne tient par le désordre. » Ma peinture est sage, pensé-je, lisse et apaisante. Jolie et consensuelle. Assez neutre pour plaire et se laisser installer dans un salon ou au-dessus d’un lit sans froisser personne. N’est-ce pas ce que l’on attend des œuvres d’art en général ?
Les calèches, en file indienne, flattent le touriste au pied de la Halle aux draps. J’ai retiré des zlotys à l’aéroport, beaucoup de zlotys, je veux goûter à tout sans compter. Je tends deux billets au cocher dont l’attelage à deux chevaux est rutilant. Il descend de son siège en bois, déplie au maximum la capote et me lance :
— Sale temps pour visiter Cracovie ! Mais ça fait du bien, on manque de pluie, la sécheresse, l’été indien… Demain, il fera beau à nouveau.
Je m’installe sur la banquette capitonnée tandis que le cocher va s’asseoir à l’avant. D’un geste ample, il donne un coup de cravache et met l’attelage en branle.
La place brille comme un miroir. Le blanc lumineux des parasols duplique les globes des réverbères et, sous les épaisses toiles en polyester, je devine les clients enveloppés dans leurs parkas, agglutinés aux tours chauffantes des terrasses, un verre à la main.
Moi, je me trouve seul dans la caisse montée sur ressorts, dépourvu de capuche mais à l’abri de la capote pour découvrir la vieille ville au trot. Tout est si beau, si neuf et pourtant si familier que j’en deviens volubile dans mon silence. Avide de me confier, j’imagine Sylvie à mes côtés. D’une écoute sans failles, elle a la patience d’endurer mes tergiversations sans jamais douter de mon talent. « Travaille, dessine, peins, lâche tout ce qui gronde en toi, c’est ton seul moyen d’exorciser », conclut-elle dans l’espoir d’abréger la litanie de mes inexplicables tourments.
Happé par la poésie des rues centenaires, l’atmosphère de Cracovie m’envoûte au point que j’en oublie ma solitude. Quand nous passons la porte Florian, je crois quitter un monde, laissant derrière moi le cœur sacré pour rejoindre la périphérie. La clameur des cloches d’une église invisible met un terme à ma béatitude.
Au huitième coup, la calèche entame un demi-tour sur la place Matejko.
De la culture polonaise, je ne connais rien hormis Chopin et Marie Curie que je résume à la découverte du polonium et au détail de son enterrement dans un cercueil de plomb car sa dépouille demeure radioactive. En grattant légèrement, je peux bien sûr songer aux polémiques sur Polanski et au réalisateur qui a conçu une trilogie avec Juliette Binoche et dont j’ignore le nom, mais, de l’âme de la Pologne ne m’habite qu’un dzien dobre approximatif, un na zdrowie suspect et un goût de makotch sur le bout de la langue, une graine d’œillette perdue quelque part entre les dents.
Jusque-là, ce n’est pas vraiment important.
En 2018 pourtant, un électrochoc est venu tout remettre en question.
En flânant rue Rambuteau, j’avais été frappé par une affiche de cinéma en noir et blanc. Cold War. C’était le titre du film avec une série de patronymes polonais en dessous. Au passage, j’avais attrapé un programme papier avachi dans un porte-brochures à roulettes.
Le synopsis se résumait en une phrase : « Pendant la guerre froide, entre la Pologne stalinienne et le Paris bohème des années 1950, un musicien épris de liberté et une jeune chanteuse passionnée vivent un amour impossible dans une époque impossible. »
Une séance était programmée deux heures plus tard. Je décidai d’attendre au jardin Anne Frank où je m’installai sur le banc à gauche du marronnier issu d’un greffon de l’arbre que la jeune Juive allemande aimait contempler à Amsterdam et dont elle parlait dans son journal. Je me sentis lourd soudain, comme si je portais le poids du monde sur mes épaules et que j’étais, tout à coup, devenu un vieillard.
L’angoisse me poussa à sortir mon carnet de croquis. J’y griffonnai quelques mots : la date, le titre du film et des points de suspension. À défaut d’enchaîner par un dessin, mon esprit se mit à divaguer, fouillant le passé les yeux rivés sur le marronnier qui fleurissait en perdant ses feuilles. Ce spectacle contradictoire de la nature me laissait muet, ramassant l’attente en une contemplation troublante.
Les premières images sur le grand écran me firent un effet semblable malgré l’absence de couleur. Il faut dire que le film était esthétique, avec ses plans tableaux et son noir et blanc d’un mat travaillé à l’estompe.
Très vite, à la vue s’ajouta la dimension sonore…
Comment exprimer, plusieurs années après, que les réminiscences vinrent par la musique, la langue, et quelques fèves avalées en se jurant un amour éternel ?
Lorsqu’un chœur de jeunes filles commença à entonner Dwa serduzska sur une scène au fond de laquelle le portrait de Staline se hissait, mon corps fut pris de tremblements. La mémoire cellulaire, sans doute. Dès lors, le drame me plongea dans un état second, étrange sensation de torpeur mêlée de transe. L’univers me transportait, la propagande communiste m’oppressait tandis que l’amour entre Wiktor et Zula me fascinait. Cette façon de se regarder, de se tomber dans les bras et de s’embrasser comme si c’était toujours la dernière fois.
Dwa serduzska, « Deux cœurs », et un amour impossible.
À la fin de la séance, il fallut m’arracher du fauteuil, je voulais m’accrocher au générique jusqu’à ce que seul le noir défile pour n’entendre que la musique et l’enregistrer définitivement en moi.
Combien de fois ai-je écouté cette chanson depuis ? Les paroles, je les ai imprimées. En français et en polonais. Je les ai apprises, prononcées, chantonnées. À pied, au volant de ma voiture, le soir avant de m’endormir, le matin à peine réveillé. J’ai apprivoisé le polonais en écoutant cette chanson, puis d’autres chansons, dont je mémorisais les mots en les recopiant autour de mes croquis. Les titres de mes toiles sont devenus bilingues, j’imaginai que je rêvais en polonais, que je parlais couramment cette langue dont le chuintement m’était aussi neuf qu’opaque.
Ce film devint ma référence. Mon lien premier à la Pologne au point que j’aurais pu croire que toutes les Polonaises ressemblaient à Joanna Kulig et tous les Polonais à Tomasz Kot. D’ailleurs, dans mon imagination trop fertile, si ce dernier portait le même prénom que moi, ce n’était pas un hasard, mais plutôt le signe que je partageais quelque chose d’essentiel avec ma culture oubliée, à deux lettres près.
Lorsque le cocher se met à siffloter en stoppant l’attelage à l’endroit exact d’où nous sommes partis, je suis happé par la masse de drapeaux jaune et bleu qui flottent devant la basilique.
Une fois de plus, la réalité me rattrape avec la violence d’une gifle.
Face à ces résistants chevronnés, je ne suis qu’un témoin passif et compatissant. Un touriste lambda qui, par la force des choses, se rapproche d’une guerre inepte pour trouver le courage d’affronter celle qui se joue en lui.
Point d’ancrage
Après ma virée en calèche, suivie dès le lendemain de mon excursion dans les Tatras, je suis content de passer la soirée dans l’appart-hôtel que j’ai loué à la semaine sur un site Internet. Les baies vitrées du séjour m’offrent une vue de choix. Au loin, trône la tour du château de Wawel tandis qu’en contrebas, sur la route, les rails des tramways longent le parc du Planty. De la chambre, je peux contempler l’édifice gothique joliment éclairé que j’ai longé la veille à mon retour du centre-ville, sans savoir qu’il s’agissait de la façade de l’université Jagellonne, fleuron de Cracovie datant du XIIe siècle.
Je passe la soirée, avachi sur le canapé, plongé dans la lecture de Pologne de James A. Michener, un pavé de huit cents pages qui, contre toute attente, n’a rien de confus ni d’ennuyeux. La photocopie de l’état civil de ma mère me tient lieu de marque-page. Je me surprends à la relire de long en large, une fois encore.
Quelques jours avant mon départ, j’en ai reçu une copie dans ma boîte aux lettres. J’en avais fait la demande à la mairie trois semaines plus tôt. La démarche avait été impulsée par un échange téléphonique avec mon père qui avait accepté, à l’insu de ma mère, de m’épeler son nom polonais. Il le connaissait par cœur, comme s’il était fier de pouvoir le transmettre. Au passage, j’en avais profité pour lui demander s’il se souvenait du village que maman citait parfois, en manière de conte, pour m’endormir lorsque j’étais petit. Il avait hésité. C’était si loin tout ça… Nous avions changé de sujet, mais au moment de nous séparer, il avait ajouté : « Tiens, au fait, le petit village de Pologne de tes ancêtres, c’était Nowa Wieś. Je crois me rappeler que ta mère traduisait ce toponyme par l’expression nouvelle campagne. » Il n’avait fait aucun autre commentaire, je m’étais gardé de lui dévoiler mes intentions, nous nous étions embrassés à distance avant de raccrocher.
Sur l’état civil, je pouvais donc m’attendre à trouver ce lieu ainsi que le nom de ma mère. Les deux éléments y figurant, je fus rassuré de constater que l’histoire qu’on m’avait racontée coïncidait avec la réalité. Ma mère s’appelait bien Balińska comme mon père me l’avait écrit autrefois. Elle avait vu le jour à Cracovie tandis que sa mère était née à Nowa Wieś. Là, je découvris enfin le nom complet de ma grand-mère : Aniela Szablewska. D’aussi loin que je me souvienne, jamais ma mère ne l’avait prononcé devant moi. Cette découverte me remplit d’une joie intense qu’une courte mention manuscrite, détachée du texte, sur la marge de gauche vint pourtant avorter.
Aussitôt, le document me fit l’effet d’une bombe.
D’une écriture hésitante, flottait l’étrange tournure : née « enfant jumeau ».
Mon cœur fut pris en étau sous le choc de cette révélation.
Ma mère avait un frère ou une sœur jumelle, et je n’en savais rien.
Très vite, j’en vins à manquer d’air, la panique me saisit. Il fallait me calmer. Me raccrocher au présent. Espérer que ce voyage en Pologne m’apporterait des réponses. Mais à quelle porte frapper ? Vers qui me tourner pour trouver un point d’ancrage et retracer l’histoire d’une famille dont personne n’avait daigné me parler ?
Craignant que ces retrouvailles ne viennent décevoir mes espoirs avant d’avoir eu le temps de découvrir la Pologne par moi-même, je décidai de troquer les considérations purement biographiques contre une approche plus artistique. Et puisque j’ignorais comment me lancer dans une recherche généalogique méthodique et pointilleuse, me vint plutôt l’envie de solliciter le régisseur du Musée National qui pourrait m’initier à la peinture polonaise et, par ce biais, me remettre en lien avec mon passé.
Mon rythme cardiaque commença à ralentir à cette idée. Ma respiration devint plus régulière. L’étau qui m’étouffait se relâcha et je pus enfin bouger.
Je repris le document du bout des doigts. Il était brûlant.
Ma mère avait des parents polonais et j’en découvrais les noms pour la première fois. J’avais juste quarante ans, pensais-je. La moitié de ma vie était passée et j’en revenais seulement au point de départ. Comment se pouvait-il que j’aie vécu si longtemps suspendu à un tel gouffre, à un tel vide ? À nouveau, je crus m’effondrer comme une maison sans fondations vouée à une décrépitude précoce.
Sur le papier, ma mère n’avait pas le même prénom que celui que j’employais.
L’état civil l’appelait Dorota, je ne connaissais qu’une Dorothée. Même mon père ne l’appelait jamais autrement, sauf pour lui dire ma chérie, mon cœur, mon amour… Elle, c’était Dorothée Delvaux. Mme Delvaux, épouse de Louis Delvaux, architecte dans le même cabinet. Un couple de passionnés à ce point accaparés par leur métier qu’ils ne m’avaient pas vu venir. Maman m’attendait depuis cinq mois quand le médecin gynécologue consulté pour une visite de routine lui avait révélé sa grossesse.
« Moi, enceinte ! s’était-elle sans doute exclamée, levant les yeux au ciel.
— Et pourquoi pas, cela arrive plus souvent qu’on ne le croit… Un simple oubli suffit, mais je m’étonne que vous n’ayez senti aucun changement en vous.
— Oh, je suis si occupée ! avait-elle dû répliquer. Je souffre de maux de ventre depuis toujours, c’est sans doute pour cela que je n’ai pas fait le rapprochement. Je pensais avoir pris un peu de poids et me disais justement qu’il était temps d’entreprendre un régime. »
D’après les bribes de conversations glanées dans mon enfance, j’imaginais que ma mère avait pu réagir ainsi à l’époque de l’annonce miraculeuse au cours de laquelle l’ange Gabriel lui était apparu, sans ailes et sans auréole, sous les traits d’un médecin qui ne s’étonnait plus de rien.
En lisant son état civil, je me demandai si elle avait choisi mon prénom au hasard ou en conscience.
Lors de la consultation, peut-être avait-elle ajouté :
« Combien y en a-t-il ? craignant ou espérant la reproduction de sa propre histoire.
— Un seul, pourquoi ? aurait pu répondre le gynécologue.
— Pour rien », aurait-elle conclu, déçue ou soulagée.
Et puis elle serait repartie, étourdie par la révélation. Elle se serait arrêtée dans un café quelconque, aurait commandé un double espresso avec un verre d’eau, histoire d’avaler la pilule. Elle aurait attendu le lendemain pour transmettre l’information à mon père qui l’aurait accueillie avec son flegme habituel, sans effusion, mais avec un étrange sentiment de fierté de se dire qu’un peu de lui avait réussi à se glisser dans le corps de sa femme.
Bien sûr, j’imagine. Que faire d’autre quand on ignore tout ?
Thomas était un prénom de gémellité, son étymologie araméenne signifiant « jumeau ». Sans le savoir, je portais donc la trace du passé de ma mère.
Ses parents, mes grands-parents, j’en découvrais l’identité grâce à un acte officiel. À la lecture de cet état civil rédigé en bonne et due forme, je compris pourquoi j’avais tant tardé à me pencher sur mon arbre généalogique.
Je n’étais pas prêt.
Dorota Balińska, née le 8 juillet 1957 à 4 h 30 du matin, fille de Stanisław Baliński, né à Brudzewek, artiste peintre demeurant à Cracovie au 410 de la rue Grodzka et d’Aniela Szablewska, née à Nowa Wieś, couturière demeurant à Cracovie à la même adresse.
La révélation de la profession de mon grand-père me donna un coup de fouet. Je bondis sur mon ordinateur et j’entrepris une recherche.
Ses tableaux me mordirent les yeux. Des huiles sombres et cadavériques, entre la tombe et le brasier. Une peinture torturée et des sculptures en plâtre d’une précision chirurgicale. Né à Varsovie, mais exilé en France pendant la Seconde Guerre, il était l’auteur d’une œuvre polymorphe. Son succès lui venait de ses sculptures inspirées de mythes et de célébrités polonaises, de ses photographies ou encore de ses tableaux surréalistes. Dans sa réserve, après sa mort, avait été retrouvée une série de toiles tenues secrètes qui dépeignaient sa vision du ghetto et du génocide des Juifs. L’article, sommaire, s’achevait sur la mort précoce de l’artiste. On mentionnait le nom d’une femme qui était son épouse et le prénom de trois enfants qu’il aurait eus avec elle, mais pas de trace d’Aniela ni de Dorota ni de la jumelle.
Enfin, je tombai sur une photo de lui. En noir et blanc. J’y découvris un homme au visage éclaté, psychédélique, muni d’épaisses lunettes noires, la main serrée en poing pour tenir son menton. Un artiste campé, posé et assumé dont j’imaginais le propos corrosif et le cynisme naturel.
Cette image virile de mon grand-père me vida de toute énergie.
Contrairement à lui, je recherchais plutôt la discrétion, ne portant que des vêtements neutres. Un jean, des baskets, une veste sur un simple tee-shirt et ma barbe de trois jours. Je manquais d’un ancrage suffisant pour défendre la moindre cause, persuadé que mon ignorance justifiait mes silences. Face à l’œuvre immense et engagée de Baliński, quel poids pouvais-je avoir avec mes pastels et mes huiles purement décoratifs ?
À vouloir marcher dans l’ombre des grands, je me sentais tout petit.
Ravir et ravager
Comment se renseigner sur un peintre mieux que dans un musée ?
Sur le coup de 10 heures, je sors de mon appartement et prends la direction du Musée National où j’espère me familiariser avec l’œuvre de Baliński. D’après mes recherches, une dizaine de ses tableaux appartiennent à l’exposition permanente. J’attends cette rencontre avec une impatience mêlée d’inquiétude.
Le musée se situe à l’ouest de la vieille ville, dans le quartier de Piasek. Les routes aussi larges que passantes n’ont rien de comparable aux anciennes rues qui font le charme du centre. La cadence de mon pas s’accélère à mesure que j’avance tout droit sur un long trottoir censé me mener au musée en une quinzaine de minutes.
L’idée ne m’est pas venue de prendre le tramway. Je veux marcher dans Cracovie, sentir sous mes pas la pulsation de cette ville dans laquelle mes grands-parents ont vécu autrefois.
Bientôt, le Musée National se profile sur ma droite. Sa façade, d’un abord assez terne, est d’une modernité sobre et massive. Une esplanade émaillée d’arbres et de bancs mène à un escalier débouchant sur la porte d’entrée. Au-dessus, deux étages de hautes fenêtres reflètent la luminosité intense du soleil matinal.
Je vais droit au but, ignorant la statue colossale érigée à gauche du bâtiment. La porte d’entrée étant encombrée par un groupe d’étudiantes occupées à griffonner des notes sur un carnet sous la dictée de leur professeure, je serpente dans le rang pour me frayer un passage.
L’entrée du musée est si vaste qu’elle transforme le moindre bruit en clameur. Les voix s’y amplifient au point de s’agréger en un bruit de fond entêtant.
Je prends place dans la file d’accueil, espérant échanger en anglais avec l’hôtesse puisque je suis loin d’avoir la capacité de résumer ma requête en quelques mots de polonais.
Se comprendre n’est pas difficile, mais obtenir ce que je suis venu chercher s’avère plus compliqué. Plusieurs coups de fil entrecoupés d’une argumentation solide sont de rigueur avant que je tende la main à l’hôtesse, l’implorant du regard pour qu’elle me passe le téléphone. Après un échange sommaire suivi de longues minutes d’attente, on daigne enfin venir me renseigner.
Surpris de me retrouver face à quelqu’un d’aussi jeune, je doute d’être en présence de la personne indiquée. C’est une fille de taille moyenne, brune aux cheveux courts, alerte et dynamique, aux antipodes de l’image que l’on peut se faire des spécialistes de l’art académique.
Naturellement, je lui tends la main pour la saluer.
— Alors comme ça, vous êtes français !
Elle lance sa réplique dans ma langue, le visage ébloui d’un sourire euphorique.
Je lui réponds sur le même ton, un oui, plus réservé.
— Première fois en Pologne ?
— Tak, déclaré-je en polonais, soucieux de lui prouver mon envie d’entrer dans son monde.
— Et vous peignez, c’est bien ça ? Si vous êtes venu jusqu’ici, j’en déduis que vous aimeriez exposer à Cracovie ?
Plutôt que d’abonder dans son sens, je lui explique en bref que j’ai des origines maternelles polonaises et que j’ai décidé de renouer avec ce pays grâce à sa peinture. C’est la seule raison de ma présence ici. Pour ne pas l’influencer, je prends soin de passer sous silence mon lien avec Baliński, tout en espérant qu’elle m’en parlera d’elle-même si d’aventure elle accepte d’endosser mon initiation.
— Je vois, dit-elle, je vois… Je suis la régisseuse du musée, voulez-vous que je vous le fasse visiter ?
Sa voix devient plus fade et son sourire disparaît. On dirait qu’elle semble déçue. Son regard, soudain, transperce le mien. Un regard de feu qui me dévoile la présence d’un strass sur son arcade droite.
Tandis que j’approuve d’un hochement de tête, elle me fait signe de la suivre en bas des escaliers, là où l’écho est moins intense.
D’une voix monocorde, elle joue le rôle de la conférencière sérieuse et appliquée, à l’exposé parfaitement maîtrisé. Ce musée est le plus grand et le plus ancien de Cracovie, construit en 1879 à l’époque où l’État polonais n’existait pas. Il comporte trois galeries. L’une consacrée aux armes et aux couleurs de Pologne, la deuxième vouée à l’art polonais du XXe siècle, la dernière étant dévolue aux expositions temporaires. En ce moment, c’est l’artiste polonaise Tamara Lempicka, véritable icône des années folles, qui s’y trouve mise à l’honneur.
— Vous aimez sa peinture ?
Mon manque d’enthousiasme l’incite sans doute à m’emmener dans la galerie de la collection permanente.
— Pour entrer dans la peinture polonaise, rien de tel que de se familiariser avec de tels chefs-d’œuvre, c’est évident, mais selon moi, il manque l’essentiel.
Elle s’arrête net, replonge ses yeux dans les miens, retrouve son sourire incandescent.
— La Dame à l’hermine, par exemple ? proposé-je spontanément.
— Oh ! Je la connais bien, je l’ai fréquentée au quotidien durant mon stage au Musée Czartoryski ; ne manquez pas d’aller la voir, c’est une merveille ! Contrairement à La Joconde qui déplace les foules, cet autre portrait de Léonard de Vinci se fait plus discret. On peut le contempler assis sur une banquette sans se sentir étouffé. Il est de ces trésors qui palpitent dans l’ombre et n’en sont que plus brillants. J’adore cette œuvre ! Dommage qu’elle ne soit pas polonaise en dépit du fait qu’elle appartienne à la Pologne.
En guise de nouvelle tentative, je faillis lancer le nom de Baliński quitte à me ridiculiser une fois encore. La régisseuse a la délicatesse de m’épargner cette nouvelle humiliation en se plantant face à l’un des tableaux les plus emblématiques du musée : Fille avec chrysanthème d’Olga Boznańska.
— Voilà une artiste qui a vécu en France, elle aussi. C’est le cas des plus grands peintres polonais ! clame-t-elle avec fierté, dans un français sans fautes. Cela devrait vous donner un indice sur celui dont aucune des œuvres ne trouve place entre ces murs, tout omniprésent qu’il soit à Cracovie.
Là encore, ma langue est sur le point de fourcher, mais elle ne m’en laisse pas l’occasion.
— Avez-vous déjà entendu parler de Stanisław Wyspiański ?
La question me désarçonne. Ce nom ne me dit rien. Une lacune de plus concernant la Pologne dont je ne connais ni les vivants ni les morts. Mon silence lui tient lieu de réponse.
— Dans ce cas, vous devriez aller faire un tour au Pavillon, reprend-elle sans se moquer de mon ignorance. Trois de ses vitraux y demeurent visibles malgré la fermeture. Ensuite, continuez jusqu’à l’église des Franciscains, entrez par la grande porte, avancez d’une dizaine de mètres et alors, seulement, retournez-vous. Il importe de commencer par observer longuement. Ensuite, il faut écouter les réactions du corps avant d’intellectualiser, sans cela l’art perd tout pouvoir.
Avide de conseils, je sors carnet et stylo pour prendre des notes et garder trace de l’itinéraire qu’elle me souffle avec un enthousiasme grandissant.
Son aplomb attise ma curiosité. Ses oreilles sont percées du lobe jusqu’à la conque. Des anneaux y pendent, certains chargés de croix, de perles ou d’éclairs. Que je la détaille avec insistance ne semble pas la gêner, comme si elle y était habituée, à cause de ses multiples breloques.
Nous nous remettons à longer les tableaux, ne leur concédant qu’un coup d’œil furtif. Étrangement, la visite semble désormais s’accomplir ailleurs qu’à l’intérieur du musée. Étape après étape, la régisseuse continue en effet à me guider dans la ville, les yeux enflammés par une passion extraordinaire.
— Après l’église, je vous conseille de vous rendre place Sikorskiego afin d’entrer dans le cabinet consacré à Wyspiański. Je suis certaine que cette immersion dans l’univers pictural et littéraire de cet artiste fulgurant ne vous laissera pas indifférent. Vous lui ressemblez tellement que vous ne pourrez qu’être bouleversé par son travail.
— Comment ça ?
On pourrait croire qu’une larme a jailli au creux de sa paupière, que ses lèvres ont trembloté et qu’elle s’est reprise pour ne pas se dévoiler. Sa pâleur fait ressortir son strass à l’arcade.
— Pardon, prononce-t-elle en polonais avant de retourner à ma langue. Pardon de rester elliptique, mais je vous l’ai dit, mieux vaut ménager l’effet de surprise le plus longtemps possible. Lorsque vous verrez la statue en bronze sur la place, vous commencerez à comprendre et dès lors que vous serez à l’intérieur, mon émotion n’aura plus de secret pour vous. J’aime ce peintre depuis que je suis toute jeune, c’est grâce à lui que j’ai eu envie d’étudier les Beaux-Arts. Je lui ai même consacré ma thèse. Je regrette qu’il ne soit pas plus connu, la preuve, son nom ne vous dit rien. C’est une injustice que ma vie ne suffira pas à rectifier.
Elle s’exprime dans un français sans hésitation.
— Une fois votre visite accomplie, revenez me voir. Si, comme je l’espère, vous vibrez face à cette œuvre, j’aurai une proposition de travail à vous faire.
Mon regard curieux l’incite à m’en dévoiler davantage.
— Je cherche un artiste pour une résidence d’un mois, prêt à peindre ici même, dans un atelier aménagé au cœur du musée en vue d’une exposition qui voyagerait ensuite dans les villes les plus importantes de Pologne.
Comptant sur ses doigts, elle se met à énumérer des lieux sur lesquels je suis incapable de mettre la moindre image : Łódź, Poznań, Gdańsk, Wrocław, Lublin, et pour finir… Varsovie.
Elle prononce chaque nom avec clarté, dans un français assuré teinté d’un léger accent.
À défaut de l’écouter vraiment, je la dévisage.
Ses yeux pétillent.
Et dire qu’à ce stade, elle ne m’accorde sa confiance que parce que je suis français ! On dirait que la France la fascine au point de projeter sur moi son attirance aveugle.
Łódź, Poznań, Gdańsk, Wrocław, Lublin et Varsovie, une véritable tournée d’artiste dont je ne me sens pas à la hauteur.
Je voudrais refuser, décliner pour une raison quelconque facile à inventer, mais la ferveur de la régisseuse me pousse à me taire, laissant un long blanc planer entre nous, avant qu’elle enchaîne avec un naturel déconcertant.
— Allez explorer l’univers de Wyspiański et revenez me voir. Sachez cependant que je ne pourrai en aucun cas travailler avec quelqu’un qui reste de marbre devant l’œuvre de Stanisław. Vous comprenez ?
Bien qu’elle utilise le français jusqu’au terme de sa réplique, la question résonne à mon oreille en polonais, parce que je l’ai entendue à maintes reprises au fil de mes apprentissages linguistiques.
— Tak, approuvé-je spontanément.
Elle sourit en baissant les yeux, un peu gênée soudain, ou confuse ou les deux. Puis elle me raccompagne jusqu’à la sortie, se contentant d’un : « À bientôt, j’espère », à quoi je réponds : « Certainement », en attrapant ses yeux aussi bleus que les miens.
Son émotion est palpable. Elle se retourne et disparaît.
Moi, je reste figé devant la porte en bois sculpté du Musée National.
Où sera mon espace de travail si je reviens ici pour créer dans un pays étranger ?
Jamais je n’ai peint en dehors de mon propre atelier.
Łódź, Poznań, Gdańsk, Wrocław, Lublin, Varsovie…
Il ne tient qu’à moi d’apprendre à prononcer en polonais le nom de ces villes où je risque de m’aventurer par la grâce de mes toiles.
Mais je suis sec comme un lac dont l’eau s’est évaporée.
Il me faudra des huiles, des châssis, de la place, plusieurs chevalets et beaucoup d’énergie pour produire en deux mois une série de toiles aptes à combler ce vide.
Łódź, Poznań, Gdańsk, Wrocław, Lublin, Varsovie…
Mon nom quelque part au milieu de toutes ces villes. Un thème. Elle a proposé un thème : « La femme et la nature », a-t-elle articulé, insistant sur la conjonction de coordination.
Deux des sources d’inspiration majeures de Wyspiański comme je devais l’apprendre peu après.
Kobiety i natura.
J’imagine qu’on inscrira les deux mots en lettres majuscules sur une affiche immense, mon nom plus petit en dessous, avec mon meilleur tableau pour illustrer le tout.
Seul avec mes doutes, je décide d’entreprendre le parcours que la régisseuse d’art m’a conseillé. En descendant les marches du musée, je prends conscience qu’elle ne m’a donné ni son nom, ni son prénom, se limitant à sa fonction, à ce qu’elle a accompli, étudié et transmis jusque-là. D’elle, ne me reste que le nom d’un peintre qu’elle admire.
Je pars donc sur les traces de ce fameux Wyspiański dont je vois le nom gravé en majuscules sur le socle de l’immense statue en bronze érigée sur la face latérale de l’esplanade.
Les bras croisés, le peintre en triomphe semble vouloir me narguer. Je le salue avec respect, bien décidé à faire sa connaissance grâce à l’itinéraire prescrit.
Trois vitraux alignés sur le mur du pavillon.
Une tête de mort en lieu et place du visage du roi de Pologne. Premier choc.
Le vitrail de l’église. Un Dieu le Père spectaculaire, véritable coup de tonnerre, que je découvre en me retournant.
Serai-je transformé en statue de sel après pareille rencontre ?
Je frissonne, les yeux à vif.
L’église est déserte.
Au centre de la nef, la lumière qui se dégage du vitrail est australe. Elle me transperce telle une flèche. Je vois rouge sous mes paupières fermées. Plus tard, je verrai blanc. Je l’ignore encore.
Ce n’est pas de la colère mais le sang d’une terre meurtrie qui reflue dans mes veines et me raccroche à la croix suspendue entre d’autres vitraux du peintre.
Les murs du chœur sont couverts de fleurs emblématiques de la Pologne. Parmi elles, des pensées dans le style Art nouveau. Mes mains les hument, les caressent, les cueillent sans les toucher, je suis ensorcelé. Je m’y perds comme dans un jardin, un éden qui me donne une leçon de couleurs.
Je pense à Sylvie, restée chez nous, je pense toujours à elle lorsque je croise la beauté, car elles ne font qu’une.
Une ellipse ensuite. Je ne me souviens plus d’être sorti de l’église pour rejoindre le musée. Là, j’apprendrai que Wyspiański a peint le Planty la nuit, j’apprendrai plus tard qu’il a œuvré à l’élaboration du jardin aussi. Je saurai que ce peintre est partout à Cracovie, planant sur moi tel un guide porté aux nues pour me donner l’envol.
La statue de lui, à l’entrée du musée.
La chevelure comme une vague folle sur la gauche.
Je lis un panneau avant de contempler les toiles.
Je lis : Pas d’huile sur ses tableaux, à cause d’allergies. Du papier, du crayon, du pastel…
Je m’arrête.
N’approcher que par le regard, les explications sont superflues.
La peinture, comme la poésie, doit ravir et ravager avant toute chose.
J’entre dans le musée.
Ma lenteur est égale à l’espoir qui me traverse.
Une toile sur le côté, une fillette au caractère bien trempé qui me défie de ses yeux taupe. Jolie poupée réduite au silence, la main collée sur les lèvres.
J’avance un peu.
Le tableau qui suit me crucifie.
Il s’agit d’un autoportrait du peintre sur un fond végétal stylisé.
Je découvre sa barbe sur ses lèvres serrées, son front large, son œil d’un bleu intense. À la fois avide et surpris, je vibre de me retrouver trait pour trait face à moi-même, dépeint par un autre mieux que je ne saurais le faire.
Mon corps se crispe, je recule.
Il faudra revenir, apprivoiser cette symbiose, percer le mystère de tant de similitudes.
Je comprends que ma venue ici ne tient qu’à la recherche de cette rencontre. De ce choc.
Du crayon, du pastel et une intensité telle que j’en frissonne.
Depuis quand n’ai-je pas frémi à la beauté avec une telle force ?
Hors de moi-même, je regagne mon hôtel, en proie à une fièvre inédite.
Je sors une feuille Canson de 29 sur 42 et me mets à dessiner une femme en lui tatouant un oiseau dans le cou.
Kobiety i natura.
Toute la nuit, je reprends mon dessin, le recommence sur d’autres feuilles.
Bientôt, il m’apparaît que les traits du visage de la régisseuse se sont imposés à ma main. Puis ceux de Sylvie. Puis ceux de la femme des thermes de Zakopane. Autant de femmes qui toutes ensemble n’en forment plus qu’une.
La nuit est agitée. Je dors peu, trop occupé à me demander pourquoi mon visage ressemble à ce point à celui d’un peintre polonais du début du XXe siècle.
Plus encore qu’à l’accoutumée, j’ai l’impression de porter en moi une histoire qu’on ne m’a jamais racontée.
DEUX CŒURS
Les promesses
Elles marchent dans la neige, bras dessus bras dessous. Ce sont deux sœurs, des jumelles nées un matin de novembre 1901, jour de tempête. Elles marchent dans la campagne de Nowa Wieś, située dans la région de la Grande-Pologne, cinquante kilomètres à l’ouest de Varsovie. L’aube commence à poindre. Leurs pas s’enfoncent et laissent une trace sur le chemin forestier, à l’heure où les enfants dorment encore.
— C’est le pays blanc, ici, je l’aime tant, dit Helena, née la seconde mais considérée comme l’aînée. Pour rien au monde je ne quitterais cette terre, toute plate et hostile qu’elle soit l’hiver.
La neige s’écrase sous leurs bottines fourrées. Elles portent une chapka blanche sur la tête, la même pour chacune, et un épais manteau de laine gris. Autour de leur cou, une longue écharpe flotte. L’une est bleue, l’autre rouge. Elles vont, parfaitement identiques, à cette exception près.
— Je porte un enfant, avoue la cadette, mais il n’est pas celui d’Andrzej. Tout le monde le saura puisqu’il est parti depuis longtemps. Je porte un autre enfant que le sien, un enfant que j’aime déjà plus que tous nos enfants réunis.
Helena lâche le bras de sa sœur qui continue à marcher alors qu’elle reste en arrière, incapable d’avancer.
— Viens, lui lance la jeune femme enceinte pour la quatrième fois.
L’aînée s’efforce de la rattraper. Le souffle court, entravée par le choc autant que par l’effort, elle reprend le bras de sa sœur avant de parler :
— Tu ne peux pas dire ça, Broni, ce n’est pas pensable ! Tu as trois beaux enfants, Andrzej est parti travailler en France afin que vous puissiez les élever dignement et toi, pendant ce temps-là, tu batifoles.
— J’aime Szymon depuis toujours.
— Tu exagères.
— D’aussi loin que je me souvienne, nous nous aimons, nous nous sommes promis l’un à l’autre. Sans notre père…
— Parce qu’il est juif, alors tu peux comprendre que…
— Non, je ne peux plus comprendre maintenant que notre père est mort et que mon corps s’est enflammé.
— Tu ne penses pas un mot de ce que tu dis. C’est à cause de la panique, de la peur des conséquences que cet écart fâcheux aura sur la suite de ton existence et sur celle de tes enfants. Tu sais ce que l’on pensera de toi et de cet enfant qui ne sera pas comme les autres.
— Un bâtard.
— Ne parle pas ainsi. Un enfant est un enfant.
— Pour toi, peut-être, mais pas pour les gens d’ici, et encore moins pour Andrzej.
De la neige tombe comme une pluie drue des branches des arbres. Dans un même élan, les deux sœurs baissent la tête, seule Helena sent le froid de la glace pénétrer dans son cou. D’un geste brusque, elle ôte son écharpe bleue et la secoue avant de l’enrouler serrée, nouée au plus près de la peau.
— Szymon m’a proposé de quitter la région, je vais le suivre, je n’ai pas d’autre choix, reprend la cadette lorsque le délestage des branches est accompli.
— Et moi, et notre mère, y as-tu pensé ? Jamais nous ne nous sommes séparées, nous habitons dans la même rue. Comment peux-tu imaginer vivre autrement qu’ensemble comme nous l’avons toujours fait ?
À cela, Bronisława n’a pas encore songé. Elle agrippe le bras de sa jumelle tandis qu’une larme roule sur sa joue. La lumière du jour se fait plus intense lorsque le soleil s’invite entre les branches nues des hêtres, chênes et autres frênes centenaires qu’elles connaissent depuis l’enfance.
— J’ai pensé que peut-être, puisque tu n’es pas mariée et que tu me ressembles comme deux gouttes d’eau… Enfin, j’ai pensé que tu pourrais prendre ma place et me laisser partir avec Szymon.
Helena marque un second arrêt aussi brusque qu’un faux mouvement. Ses bottes fourrées s’engouffrent dans la neige.
— Parce que tu as l’intention de partir sans tes enfants ? s’offusque-t-elle en repoussant le bras de sa sœur.
— Écoute, l’enfant naîtra dans quatre mois. Je sais exactement quand je l’ai conçu avec Szymon. Le lendemain du départ d’Andrzej. Il est venu dans la nuit et je lui ai ouvert ma porte. Je ne pouvais pas refuser. On ne revient pas sur les promesses du passé.
— Tu es folle, ma parole !
— Personne ne se rendra compte de rien. L’hiver m’aide à cacher ce ventre qui commence juste à se dessiner, je mange peu. Il est encore assez discret, mais il me faudra partir dès qu’il deviendra visible.
— Une mère n’abandonne pas ses enfants.
— Une mère non, mais une femme le peut, et je suis les deux à la fois. Inversons nos rôles, au moins pour quelques mois, je t’en prie.
Extraits
« Pardon Helena, tu sais que tu es tout pour moi. Pars, ne reviens pas et vis ta vie, pleinement, avec elle. Tu seras sa mère encore mieux que moi. Pars loin et ne lui parle jamais de nous, seulement de la Pologne. Qu’elle sache d’où elle est. Tu lui apprendras notre langue et nos traditions, mais de moi, tu ne diras pas un mot. Parce que je veux qu’elle vive heureuse et légère, avec toi pour mère. » p. 83
« Le temps passa vite rue Octave-Feuillet, Helena absorbée par ses recherches pendant qu’Aniela grandissait dans la joie d’un foyer bienveillant.
Chaque soir, elle prenait Aniela sur ses genoux et lui faisait le récit des aventures de l’ours dans sa cabane que la petite écoutait les yeux écarquillés. Parfois, c’était la princesse aigle qui l’enchantait, le destin de la jeune Lena emprisonnée par le roi des Serpents, triomphant de l’oppression pour symboliser la Pologne affranchie du joug allemand. Dans ces récits, Helena retournait à la source, puisait dans ses racines. Sa voix était tantôt la sienne, tantôt celle de Broni ou de Leokadia. Elle sentait toutes ces présences à la fois, actives et vivaces, même dans le silence. » p. 175
À propos de l’autrice
Marjorie Tixier © Photo DR
Née en 1977, Marjorie Tixier vit en Savoie. Professeure agrégée de lettres modernes, elle écrit également de la poésie et puise son inspiration dans la musique, la peinture et les voyages. Après Un matin ordinaire, Un autre bleu que le tien, À l’encre rouge, Le Pays blanc est son quatrième roman. (Source : Fleuve Éditions)
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