Les assassins de l’aube

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En deux mots
Un promoteur immobilier, une jeune aventurière et une fêtarde sont assassinées à l’aube. Une série qu’un trio d’enquêteurs va tenter d’enrayer, car la Guadeloupe prend peur, d’autant qu’aucun lien ne semble relier les victimes. Il faudra rechercher dans le passé les motifs de cette vengeance qui se cache derrière l’Histoire de l’île.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Meurtres en série en Guadeloupe

Michel Bussi a choisi les décors paradisiaques de la Guadeloupe pour son nouveau polar. Mais le géographe se fait aussi historien pour retracer au fil de l’enquête menée pour résoudre une série de meurtres l’héritage esclavagiste et colonial de l’île. La vengeance peut aussi se manger chaude.

C’est en Guadeloupe que Michel Bussi a choisi de nous entraîner avec ce polar teinté d’Histoire et de croyances. Comme à son habitude, il met en scène les principaux acteurs du drame dans les chapitres initiaux, à commencer par la victime, Jacob Santamaria. Ce dernier est un riche promoteur venu mêler l’utile à l’agréable. Il se baigne dans une crique où il envisage d’ériger un hôtel de luxe quand un harpon vient le frapper en plein cœur. Restée sur leur yacht qui mouille à quelques encablures, son épouse n’a rien vu ni entendu.
Pour le commandant Valéric Kancel la journée promet d’être chargée. Revenu au pays auprès de sa vieille mère, après avoir fait ses classes en métropole, il est chargé d’une enquête que le préfet espère expéditive. Il ne veut pas effrayer les touristes. Alors ses adjoints Amiel Ouassou et Jolène Dos Santos ont beau être en congé, il rameute ses troupes pour la recherche des indices et des témoignages. Et en parlant de témoin, celui d’Évariste Pigeon est capital, alors même que le vieil homme n’a rien vu. Ou plutôt, il affirme posséder des dons de divination qui lui ont permis de situer précisément le cadavre, en haut des Marches des esclaves – lieu de mémoire comme disent les guides. C’est là, la flèche plantée dans le cœur que la victime a été trainée et découverte avec ce petit mot coincé dans son caleçon : « Anatole Cegnevane, né en 1625 à Tivaouane au Sénégal, mort en 1663, prison de Petit-Canal, Guadeloupe ».
Faute de mieux, Évariste est placé en garde à vue. Célanie, sa petite-fille, prend immédiatement les choses en main. Avocate au sein du plus prestigieux cabinet de l’île, elle va tout mettre en œuvre pour le disculper et le faire libérer.
Loin de ce tumulte, un jeune couple s’apprête à passer la nuit en pleine nature. Ils ont monté la tente tout près de la cascade où ils viennent de se rafraîchir sans jamais se douter qu’ils étaient épiés et que cette nuit serait leur dernière. Audrey Colombel sera la nouvelle victime de ce mystérieux tueur, l’assassin de l’aube.
Elle aussi sera retrouvée dans un endroit symbolique sur la tombe du général Richepance, l’envoyé de Napoléon pour rétablir l’esclavage.
Une mise en scène que voit aussi Évariste dans sa prison. Le quimboiseur va justifier son surnom d’Œil noir en annonçant une troisième victime, alors qu’il est mis à l’isolation dans une cellule spéciale et ce, sois les yeux de Valéric. Chaïma Sadji, 27 ans, participait à une fête techno quand on l’a retrouvée à son tour harponnée. Dans un pli de sa robe, ce message: « Aimé Plantier, né le 7 février 1919 à Vieux-Fort, mort le 22 juin 1962 à Deshaies ».
Même mode opératoire, même mystérieux courrier et même mise en scène macabre: si le motif de ces crimes en série semble être la vengeance, il est difficile de faire un lien entre des victimes qui à priori ne se connaissaient pas et des scènes de crime proprement nettoyées.
Si le préfet exige des résultats rapides, Valéric, Amiel et Jolène pataugent entre les rappels historiques, les personnalités très variées des victimes et le ou les assassins de l’aube qui ne vont peut-être pas s’arrêter en si bon chemin.
Avec son sens de l’intrigue, Michel Bussi nous offre de réviser notre histoire-géographie sur le mode ludique de l’enquête, nous offrant ici et là quelques indices menant à la résolution de l’énigme.
On ajoutera cette fois – intuition ou hasard – que l’actualité a rattrapé le romancier et qu’on peut trouver dans son roman les raisons de la colère actuelle dans les Caraïbes. Quand la belle Marie-Douce Lénervé explique à Valéric que « la départementalisation, en 1946, a enfermé les Guadeloupéens dans une situation d’assistanat, le fameux triangle dramatique bourreau-victime-sauveur. Les bourreaux, on les connaît, les békés, les grandes familles esclavagistes qui contrôlent les monopoles, les salaires et les prix. Qui s’enrichissent de la misère et se nourrissent de la vie chère, parfois 50% de plus qu’en métropole. Les sauveurs ont beau gesticuler, assurer que la France est bienveillante, que la République est généreuse, ça ne change rien à la profitation et aux rapports de domination. »
Aimé Césaire a bien raison, « il ne faut pas laisser le monde libre aux chasseurs d’aube ».
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici ! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Les assassins de l’aube
Michel Bussi
Presses de la Cité
Roman
408 p., 22,90 €
EAN 9782258210608
Paru le 10/10/2024

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Signalons aussi la belle version audio, lue par Alex Fondja

Où ?
Le roman est situé en Guadeloupe.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
La Guadeloupe, une île paradisiaque… terre de tous les dangers.
Sous le soleil des Caraïbes, trois touristes sont retrouvés assassinés, un harpon de plongée planté en plein cœur. Trois meurtres commis à l’aube, accompagnés d’une mise en scène macabre et glaçante. Pourtant, aucun lien n’unit les victimes, qui séjournaient pour la première fois dans l’île… Plus étonnant encore, un étrange vieillard prédit à chaque fois les crimes dans leurs plus imprévisibles détails. Magie noire ou machination diabolique ? S’engage alors pour le commandant Valéric Kancel et ses deux adjoints une course contre la montre, dans une île au bord du chaos. Jusqu’où les entraînera leur enquête vertigineuse ?
Avec ce pur thriller, Michel Bussi nous plonge dans les secrets passés de la Guadeloupe. Et nous offre un voyage aussi intense que dépaysant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu
Soir mag (Éloïse Dewallef)
RTBF (L’invité)
Au feminin (Doriane Kiniali)
RCI (Nicolas Ledain)
Blog Papivore
Blog Le parfum des mots
Blog Vagabondage autour de soi
Blog Aude bouquine

Les premières pages du livre
« Il n’est pas question de livrer le monde aux assassins d’aube
la vie-mort
la mort-vie
les souffleteurs de crépuscule
les routes pendent à leur cou d’écorcheurs
comme des chaussures trop neuves
il ne peut s’agir de déroute
seuls les panneaux ont été de nuit escamotés
pour le reste
des chevaux qui n’ont laissé sur le sol
que leurs empreintes furieuses
des mufles braqués de sang lapé
le dégainement des couteaux de justice
et des cornes inspirées
des oiseaux vampires tout bec allumé
se jouant des apparences
mais aussi des seins qui allaitent des rivières
et les calebasses douces au creux des mains d’offrande
une nouvelle bonté ne cesse de croître à l’horizon.
Aimé CÉSAIRE, « Nouvelle bonté », Moi, laminaire…, Le Seuil, 1982

DIMANCHE 7 AVRIL 2024
LE BÉTONNEUR DE L’AUBE
1
Grand Cul-de-sac marin, 6 h 30
Jacob Santamaria barbote comme un bébé potelé. Un bel enfant de soixante ans et de plus de cent kilos. Il a toujours aimé l’eau. L’eau rend plus légers ceux qui ne le sont pas. L’eau protège du regard des autres. Jusqu’au cou.
Même quand l’océan est si peu profond.
Le Grand Cul-de-sac marin, c’est maximum cinq mètres de fond, le plus souvent un mètre ou deux. Presque un lagon.
Jacob soulève son masque et plante ses pieds dans le sable. Il prend le temps d’admirer l’océan transparent à perte de vue et la ligne bleu horizon que quelques arbres découpent en pointillé. Les palétuviers semblent marcher sur l’eau. Il leur suffit d’un banc de sable pour pousser et former des îlets aux noms de rêve : îlet Mangue à Laurette, Petite Biche, Crabière, Blanc… sans compter tous ceux, trop jeunes, que nul n’a encore baptisés. Quelques vagues suffisent pour que le sable affleure. Un ou deux mois suffisent pour que les racines-échasses poussent et fixent une nouvelle oasis.
Jacob se retourne. Face à lui, plein sud, s’étend la mangrove, de Baie-Mahault jusqu’à Petit-Canal. La plus grande des Petites Antilles. Une forêt sur pilotis ! Un labyrinthe inextricable d’arbres en équilibre au-dessus de la mer. Un paradis pour les crabes, une nurserie pour les oiseaux.
Jacob contemple, presque incrédule, la beauté sauvage du paysage. Il a beau chercher, il ne distingue pas le moindre toit, pas le moindre ponton… rien !
Un rêve, un véritable éden inviolé !
Jacob frissonne. Les balistes prennent ses palmes jaunes pour des coraux et se faufilent entre ses mollets.
Oui, Jacob rêve. Il observe la mangrove pour l’imprimer aussi fort qu’il le peut dans son esprit, puis il ferme les yeux. Alors, petit à petit, sur l’écran noir de ses paupières fermées, le rêve devient réalité.
Posée sur un banc de sable, adossée à un palétuvier, il imagine sur chaque îlet une paillote. En bois de padouk. Avec une grande baie vitrée et un jacuzzi pour les plus luxueux.
En versant quelques tonnes de sable supplémentaires dans la mer, et en y plantant quelques milliers de palétuviers, il pourrait facilement tripler le nombre d’îlets.
Quant à la mangrove face à lui, il l’a déjà défrichée dans sa tête, pour pouvoir y bâtir le Grand Cul-de-sac marin Resort Club… le plus grand complexe hôtelier des Antilles, des centaines de chambres au cœur de la jungle aquatique, trois piscines, et une ronde de kiosques les pieds dans l’eau pour y déguster des langoustes grillées…
Jacob ouvre doucement les yeux. La mangrove est toujours là, puissante et résistante, presque méprisante. Elle se sait protégée par un empilement insensé de dispositifs. Réserve naturelle, Parc national, sanctuaire inscrit à l’Unesco, zone humide d’importance internationale.
Et après ? Qui peut lui interdire de rêver ?
Il y a cinquante ans, sans que personne ne proteste, on a construit l’aéroport de la Guadeloupe sur la mangrove ! Les tentacules de Pointe-à-Pitre la grignotent, lotissement après lotissement, sans que personne ne s’en émeuve. D’autres îles des Caraïbes ne se sont pas embarrassées de ces fausses pudeurs écolos, Sainte-Lucie, Aruba, la Barbade, et ça n’empêche pas les touristes de s’y entasser.
Jacob ne peut se retenir de sourire. Il s’était pourtant juré de ne jamais retourner en Guadeloupe. Il s’était promis de construire partout des paillotes sur pilotis, même à Cuba ou à Haïti, mais jamais ici !
Qui peut dire jamais en affaires ?
Janet n’est plus qu’un lointain souvenir. Un beau et triste regret.
Il écarquille les yeux et tente d’apercevoir son yacht au large, au-delà de la barrière de corail. Quand on vieillit et que la vie vous a souri, les regrets ne sont que de jolis tableaux accrochés sur des murs dorés. Damienne et Allan l’attendent sur le pont du Karukera. Damienne ne nage plus depuis des années… La dernière fois qu’elle s’est baignée en mer des Caraïbes, on y trouvait encore des lamantins.
Jacob baisse à nouveau son masque, souffle dans son tuba. Il a le temps, tout son temps. Il n’a acheté son yacht que pour cela. Jeter l’ancre dans les plus beaux mouillages de l’Atlantique sans que Damienne n’ait besoin de lever ses fesses de son transat.
Il nage. Il n’a jamais vu autant de poissons l’accompagner, pas même à Poponi Beach ou Harbour Island. Un poisson-perroquet bleu fluo se laisse approcher aussi facilement qu’un chien apprivoisé. Ils n’attendent que ça, pense Jacob. Être observés, admirés, photographiés. Sinon pourquoi Dieu les aurait-il autant coloriés ? Jacob a toujours été persuadé que la preuve du divin se trouve dans les merveilles de la nature. Respecter le sacré, c’est permettre à des hommes et des femmes de les contempler. Comment qualifier de sanctuaire un endroit dont l’être humain serait chassé ?
Une ombre lui vole un instant le soleil. Il lève les yeux. Une barque, au-dessus de sa tête. Un Zodiac équipé d’un petit moteur. Sans doute un pêcheur… Jacob se reprend à rêver. Les touristes peuvent cohabiter pacifiquement avec les poissons. Ils nagent avec une GoPro, pas avec un harpon. Ils se contentent de la daurade ou du thon qu’on sert dans leur assiette, élevés loin du sanctuaire.
Loin du Grand Cul-de-sac marin Resort Club.
Il repense à ce type qui lui a assuré qu’il y avait une faille dans le système de protection de la mangrove, qu’en insistant sur le respect des normes environnementales, les emplois créés, la concurrence avec les îles voisines qui n’ont pas autant de scrupules, certains élus seraient prêts à se laisser tenter. Il a eu du mal à le croire, mais…
Jacob a repéré le pêcheur ! Il serpente quelques mètres devant lui, fusil harpon à la main, lui adresse un petit signe du bras, puis s’éloigne. Jacob nage à présent dans un aquarium. Poissons-anges, chirurgiens, sergents-majors… Des dizaines de poissons aussi multicolores que minuscules. Qu’est-ce que ce pêcheur espère bien harponner ? Une brochette de poissons-clowns ? Croit-il tomber nez à nez avec un marlin ou un mérou par si peu de fond ?
Jacob sent soudain une présence dans son dos. Il se retourne aussi vite qu’il le peut mais, étrangement, il a déjà compris.
Le mérou, c’est lui.
Le pêcheur est à trois mètres. Jacob ne distingue qu’un corps fin moulé dans une combinaison néoprène, une bouche déformée mordant un tuba, deux yeux flous derrière un masque de verre.
Deux yeux déformés par la colère.
Deux yeux qu’il n’a jamais vus. À moins que…
La douleur lui déchire le poumon. Il n’a pas vu la flèche partir. Il ne comprend qu’en voyant le canon vide. Le lagon devient rose. Ses mains tremblent et tâtonnent, se referment sur le harpon. Un instant, il se demande s’il doit ou non l’arracher, un instant de trop, il n’en a déjà plus la force, il sent son corps s’échouer, deux mètres plus bas, son tuba s’emplir d’eau sans qu’il n’ait la force de la recracher.
Son cœur repose sur le sable. Les grains forment une fleur rouge, aussitôt soufflée. Son sang s’échappe. De l’eau salée le remplace, empoisonne ses veines, ronge sa gorge.
Jacob ne voudrait plus penser qu’au passé, qu’à ce qu’il y a de plus beau, qu’à ce qu’il veut emporter. La seule fois qu’il a aimé ?
Il ne voudrait penser qu’à Janet, se persuader qu’il va la retrouver. Il cherche son visage, quelque part dans ses pensées noyées, mais seul celui de sa femme apparaît. Incrusté dans les derniers lambeaux de sa lucidité. Impossible à chasser.
Damienne refuse de laisser une autre qu’elle lui dire adieu.
Faut-il qu’il meure pour comprendre qu’il était… amoureux ?
Lentement, il ferme les yeux.
La route s’arrête
Cul-de-sac
Marin.

2
Ravine du Bois-Malher, Bouillante, 8 heures
À travers les carreaux poussiéreux de la case, la mer des Caraïbes paraît sale. Presque aussi grise que la Manche, pense Valéric. Cette mer dont il a dû se contenter pendant vingt ans, face au commissariat de police de Dieppe. Une mer dans laquelle personne ne se baigne, sauf les surfeurs par grand vent et les goélands par tous les temps. Tout l’inverse de Bouillante.
Valéric ouvre la fenêtre. Il est à peine 8 heures du matin et une dizaine de kayaks jaunes sont déjà alignés sur le sable noir de la plage de Malendure, pressés de ramer avant la foule jusqu’aux îlets Pigeon et la réserve Cousteau. À peine une demi-heure de pagaie.
C’est d’ici, continue de penser Valéric, que maman, toute sa vie, a regardé le ballet des barques en plastique. Sans comprendre l’intérêt d’aller déranger les tortues. De sa case, sur les hauteurs de Bouillante, au bout de la ravine du Bois-Malher, elle disposait d’une des plus jolies vues sur la côte ouest de Basse-Terre, de Pointe-Noire jusqu’à Vieux-Habitants. À l’inverse, si les rameurs se retournaient et levaient les yeux vers les hauteurs de l’île, en direction de sa ravine, ils ne découvriraient qu’une rangée de cases en tôles défigurant le paysage de carte postale. Bouillante est la commune la plus pauvre de Guadeloupe. Qu’elle soit la capitale antillaise de la plongée n’y change rien. On ne vient ici que pour les fonds marins. Pas pour y habiter. Sauf si on y est né…
Valéric y est né, il y a quarante-quatre ans.
Maman aussi, vingt-quatre ans avant lui.
Elle y restera, pour l’éternité.
De la fenêtre de la case, en se penchant vers le nord, Valéric peut apercevoir le cimetière. Identique à tous ceux de Guadeloupe : des tombes monumentales accrochées à la pente, recouvertes de faïence en damier, le blanc du deuil africain croisé avec le noir du deuil européen. Il distingue le caveau de sa mère, devine le bouquet d’hibiscus qu’il vient d’y déposer.
Valéric est revenu trop tard. Quand il est entré dans cette chambre blanche du centre hospitalier Maurice-Selbonne, maman ne reconnaissait déjà plus personne. Ne prononçait plus le moindre mot. Cancer du larynx, ont précisé les médecins. Elle ne lutte plus, ce n’est plus qu’une question de jours, peut-être d’heures.
Sept, exactement.
Le temps pour Valéric de lui parler, mais maman a-t-elle écouté ?
Le temps de lui demander pardon, mais c’était un mensonge de plus.
Valéric n’a jamais regretté sa décision, c’est le pardon de sa mère qu’il attendait, un simple geste, une simple phrase, Tu as eu raison, mon fils. Je l’ai compris après toutes ces années.

Valéric déambule dans la case. Il dresse l’inventaire des fauteuils en rotin fatigués, des coussins de madras empilés sur le canapé, des paniers en feuilles de palmier pendus devant l’entrée. Que va-t-il faire de tout ça ? Tout est à sa place, ordonné. Maman n’a jamais rien laissé traîner, encore moins le jour de son dernier départ. Il observe avec un ridicule sentiment de culpabilité sa valise ouverte sur le canapé, ses habits éparpillés, son assiette et ses couverts d’hier soir oubliés sur la table. Il a l’impression de profaner un lieu sacré.
Rien n’a changé en vingt ans. Tout a changé.
Un moulin à café est posé sur le meuble de télé, là où ses trophées d’athlétisme étaient exposés. Il n’y a plus qu’un rectangle clair sur le papier peint, là où son diplôme de l’École nationale supérieure de la police était cloué. Le portrait de Valéric a même disparu du cadre sur le buffet.
Papa et maman posent seuls devant la cascade du Trou à Diable.
Dans son souvenir, ils allaient s’y baigner chaque dimanche. Ils étaient trois sur la photo. Il avait douze ans, il souriait entre son père et sa mère, ses cheveux et ses yeux clairs contrastaient avec ceux, noir ébène, de ses parents. Un miracle, un chabin, un trésor à protéger.
Valéric se penche. Les deux prénoms de ses parents sont encore lisibles sur le cadre de bois.
Valérie et Éric.
Maman tenait à cette tradition créole : composer le prénom de l’enfant avec ceux de ses deux parents, surtout un enfant unique, un enfant de l’amour. Valéric saisit le cadre, étudie la photo, avant de la reposer comme si elle l’avait brûlé.
Aucun doute ! Le cliché a été découpé, puis recollé. Son visage a été déchiré, effacé.
Dix-neuf ans d’absence, sept mille kilomètres de distance n’ont rien changé…
Maman ne lui a jamais pardonné !
Machinalement, il porte son assiette et son verre jusqu’à l’évier. Il contourne la poubelle, il a commencé à y jeter les bouteilles de rhum à moitié vides. Il en aura pour des semaines, des mois, à faire le tri dans son ancienne vie. Il a un instant hésité à se servir un shot, avant de tout balancer. Tout ? Maman a sans doute une réserve cachée. Les médecins du centre hospitalier ont été formels, l’alcool l’a détruite. Année après année.
Comment aurait-elle pu lui pardonner ?

Le téléphone de Valéric vibre dans sa poche. Il ne décroche pas tout de suite et s’attarde sur le fond d’écran de son portable, Rose et Gabin posent devant les falaises de Normandie. Ses deux grands, dix-huit et vingt ans, ne sont jamais venus en Guadeloupe. N’ont jamais rencontré leur grand-mère. De leurs origines créoles, il ne leur reste que des cheveux un peu plus crépus que la moyenne et une peau à peine plus foncée.
— Commandant Kancel ?
Valéric reconnaît la voix de Chévi Dijoux, le brigadier de garde.
— On a un big problème, commandant. Une disparition inquiétante. Quelque part entre la mangrove et le Grand Cul-de-sac marin.
— Un touriste égaré ? Ce ne serait pas le premier et…
— C’est sa femme qui a signalé la disparition, coupe Chévi. Une certaine Damienne Santamaria. Apparemment, le disparu, son mari, est l’une des plus grosses fortunes des Antilles.
Valéric fouille dans sa mémoire. Santamaria ? Le nom ne lui dit rien. Mais les Petites Antilles sont une aire protégée pour millionnaires discrets.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit d’autre ?
— Rien…
— Comment ça, rien ?
— Elle ne m’a pas appelé.
— Pardon ?
— Elle a directement appelé le préfet ! Faut croire qu’elle a son numéro personnel. C’est la sous-direction à la sécurité qui m’a alerté.
Valéric a compris, cette fois. Mieux vaut grimper tout en haut si on veut secouer le cocotier ! Amiel et Jolène, ses deux adjoints, ont posé leur journée. Mais où qu’ils soient en ce joli dimanche d’avril, ils vont devoir rappliquer avant le début d’après-midi.

3
Port de Petit-Canal, 11 h 30
— Dégage, Évariste !
Le food truck est garé au bout du port de Petit-Canal, devant la plage microscopique, le seul endroit du village sur des kilomètres où l’on peut poser sa serviette. La mangrove occupe tout le reste de l’espace, au nord comme au sud. Sur le quai, la patronne du Palai’tuvier prépare avec une méticulosité de chef étoilé un bokit poulet pour son unique client : un métro en pantalon de toile et chemise de lin. Sans doute un fonctionnaire du ministère des Outre-mer chargé de l’application des normes européennes dans les territoires ultramarins.
— Dégage, Évariste ! répète la marchande de bokits.
Le vieux Créole s’approche pourtant, en titubant. Yeux noirs légèrement plissés, peau brune en cuir parcheminé, longue barbe poivrée. Il porte sur les épaules une couverture de laine et sur le visage les marques d’un métissage intercontinental sophistiqué.
— T’es plus chiant qu’un pélican ! soupire la cuisinière.
Elle se retourne et jette une seconde boule de farine dans la bassine d’huile bouillante.
Au bout de la jetée, au pied du phare jaune et blanc, deux pêcheurs ramassent leur filet. Un chauve à lunettes d’écaille et une gamine tatouée, ses cheveux courts relevés en épines de corossol et cinq anneaux en piercing dans le nez. Une apprentie accompagnée par son tuteur ? Ils observent la scène et ne résistent pas à l’envie d’y participer.
— Aussi chiant qu’un pélican, répète le pêcheur aux lunettes d’écaille. Et aussi affamé qu’un grand gosier !
Il regarde avec inquiétude le vieux Créole slalomer entre le food truck et le bord de la digue. Un pas de plus et il tombe dans l’eau…
Évariste s’arrête soudain. La couverture glisse de ses épaules. Ses mains se mettent à trembler. Il écarquille les yeux et lève un regard halluciné vers les rares nuages du ciel, comme si des anges allaient descendre en rappel.
— Ça ne va pas ? s’inquiète le fonctionnaire.
— Vous bilez pas, assure l’ébouillanteuse de bokits. C’est pas la première fois qu’il nous fait son cinéma !
Elle retourne à sa friture. Le pêcheur enroule avec minutie son filet. Les yeux d’Évariste continuent de se dilater, à croire qu’ils vont basculer hors de leurs orbites. Ses lèvres s’ouvrent et se ferment sans qu’il ne paraisse les contrôler.
— Je… je vois un mort…
La cuisinière hausse les épaules. Le pêcheur s’est tourné vers son apprentie. Le fonctionnaire, à l’inverse, observe avec fascination la transe du Créole.
— Le regardez pas comme ça ! s’agace la patronne du food truck. Le public, ça l’encourage ! Ou donnez-lui 10 euros et ça le calmera.
Évariste ne se calme pas. Un filet de salive inonde sa barbe. Ses dix orteils commencent eux aussi à danser.
— Un mort, lâche-t-il en bavant. Un mort tout près.
Pour la première fois, la jeune pêcheuse lâche ses filets et redresse la tête.
— On devrait peut-être l’écouter ? Mes parents l’ont déjà consulté. D’après eux, c’est un vrai quimboiseur et…
— Conneries ! assure le prof de pêche. C’est juste un alcoolique qui fait son cirque chaque fois qu’il croise un gogo à fric.
Le gogo à fric ne semble pas spécialement apprécier. Il s’est approché d’Évariste, à une distance assez raisonnable pour éviter les postillons du possédé sur sa chemise de lin.
— Monsieur, vous m’entendez ?
— Un corps… Du sang… Un masque… je vois un masque !
Tous se tournent vers la plage de poche.
Rien ! Aucun corps ! Aucun nageur piégé ramené par les courants. La cuisinière a pêché une boule de farine dans son bain de friture.
— Je te file ton bokit et tu dégages, Évariste.
— Je vois… une flamme…
— Tu vas surtout voir mon pied dans ton cul si tu continues !
Le pêcheur chauve éclate de rire. L’apprentie aux piercings tortille son filet.
— On devrait peut-être appeler la police ? Et s’il a vraiment vu un cadavre ?
— Impossible, assure le pêcheur. Quand je suis arrivé, il cuvait déjà son rhum sur la plage. Il n’a rien vu à part les crabes qui le prennent pour un rocher !
— Monsieur, insiste le fonctionnaire. Quelle sorte de flamme ?
Les yeux noirs d’Évariste fixent toujours le ciel, illuminés d’une terrifiante intensité. Il paraît téléporté dans une autre réalité.
— Je vois du sang… beaucoup de sang… sur des marches.
La vendeuse de bokits s’inquiète.
— Si quelqu’un s’amuse à me saloper mon ponton, je vais le…
— Les Marches des esclaves ! s’écrie soudain la pêcheuse aux piercings.
Elle scrute, dans le prolongement de la digue, les premières maisons de Petit-Canal. Sans ajouter un mot, elle lâche le filet et commence à courir le long du quai, en direction du long escalier qui mène au village. Le fonctionnaire du ministère des Outre-mer, sans réfléchir, sprinte derrière elle. L’apprentie dépasse un étrange monument, un tambour surmonté d’une flamme, sans ralentir. Le pêcheur et la cuisinière, résignés, se décident à abandonner leur poste et à leur emboîter le pas.
Seul Évariste n’a pas bougé. Il s’est assis devant le food truck, dos voûté, menton posé sur les genoux, sa longue barbe flottant sur ses jambes.
La jeune pêcheuse a déjà gravi trois marches. Elle lit les lettres noires clouées sur les piliers de béton.
Yorubas
Ibos
Encore une dizaine de marches.
Ouolofs
Peuls
Elle aperçoit les premières gouttes de sang sur le ciment.
Une marche supplémentaire.
Bamilékés
Elle lève les yeux, distingue une masse noire quelques mètres au-dessus d’elle. Elle doit aller voir ! Elle doit… Une main l’arrête, crispée sur son épaule. Le fonctionnaire l’a rattrapée et la retient.
— Non, petite. Ne regarde pas.
Elle se dégage, fascinée, et franchit les cinq dernières marches en deux enjambées.
Kongos
Un corps gît en haut de l’escalier. Un Antillais, nu. Elle doit monter une nouvelle marche pour distinguer le maillot de bain disparu sous les plis de son ventre, puis son torse gras inondé de sang séché. Une flèche en pleine poitrine, tel un drapeau planté.
Un cétacé harponné, pense-t-elle. Une baleine échouée.
Le métro se tient à côté d’elle, il a sorti son portable et appelle la police.
Elle entend derrière elle les pas lourds de la patronne du food truck, ceux fatigués du pêcheur.
Qui a pu faire ça ?
Tuer ce type qui porte encore son masque de plongée sur les yeux.
Le tuer ici. Dans ce lieu !
Ce lieu de mémoire, comme disent ses professeurs d’histoire.
Pourquoi ?
Elle repère une petite feuille de papier, coincée dans le maillot de bain de l’homme assassiné. Elle se penche déjà pour l’attraper. Le fonctionnaire, une nouvelle fois, la retient.
— Ne touche à rien !

4
Marina du Gosier, 12 h 20
Jolène Dos Santos sent son téléphone vibrer dans la poche de son jean.
— Excuse-moi, Joshua…
La capitaine de police se tortille pour sortir le portable. Un iPhone 13 Pro extraplat, le seul qu’elle peut glisser dans sa poche quand elle enfile son pantalon stretch kaki clair. Son préféré.
Elle jette un bref regard au port du Gosier. Les bars rivalisent d’originalité. Ambiance noir pirate, bleu lagon ou vert cocotier. Des dizaines de clients sont attablés aux terrasses. Peu de familles, presque uniquement des amoureux, presque toujours blancs, bronzés, souriants, heureux. Avril est la saison idéale, entre la fin de la saison sèche et le début de l’hiver.
La policière observe le nom qui s’affiche sur l’écran.
Valéric.
Son boss a besoin d’elle. Elle peine à masquer son excitation.
— Un problème ? demande Joshua en suçotant la paille plongée dans son daïquiri.
— Non.
Jolène est sincère. Elle lit le bref message du commandant.

Disparition inquiétante.
Un type qui pèse quelques millions de dollars.
La préfecture et la DZPJ1 sont en alerte.
Besoin de toi pour monter au front, immédiatement.

Face à elle, Joshua mordille sa paille. Il finit par ouvrir les lèvres et lui adresse un sourire niais, mais n’ose rien ajouter, encore moins la questionner.
Erreur de casting ! pense Jolène.
Ça lui arrive pourtant rarement de se planter sur Tinder. Elle sait ce qu’elle veut et ce qu’elle cherche. Des types sympas, sûrs d’eux, qui savent boire, danser et draguer. De jolis Blacks aux bras musclés qui ne cherchent pas trop à s’accrocher à la peau mate d’une fliquette presque trentenaire, bretonne ou portugaise selon les circonstances, partie profiter du soleil sous les tropiques.
Tout l’inverse de Joshua ! Elle a décroché le plus gringalet de tous les Antillais. Une boule de cheveux frisés posée sur un manche à balai. Un corps de bilboquet ! Un geek qui cache son squelette maigrelet sous un pull de laine, par vingt-cinq degrés ! Timide et hébété comme s’il n’avait pas croisé une fille depuis un an. Non pas que Jolène se trouve séduisante, loin de là. Elle n’aime pas ses cheveux bruns trop lisses qu’elle se sent obligée de garder trop longs, son menton trop pointu, ses épaules trop basses, ses hanches trop larges, elle pourrait faire ainsi l’inventaire de ses défauts pendant une nuit solitaire entière… C’est sûrement pour cela qu’elle cherche des mecs parfaits, qui la rassurent avec hypocrisie, le temps d’une nuit.
Désolée, Joshua, tu n’appartiens pas à cette catégorie !
Et merci, Valéric ! Tempo synchro.
— C’est mon chef, explique Jolène en se levant. Je dois y aller. Urgence absolue. Je ne peux rien te dire de plus. Écoute mon conseil, la prochaine fois que tu rencontres une femme flic sur Tinder, dislike-la direct !
Joshua tète sa paille et avale de travers. Les bars du port du Gosier n’ont pourtant pas la réputation de surdoser le rhum dans leur daïquiri. Il tousse dans son coude de laine, mains moites et tempes en sueur.
— Je comprends… Tu… Tu me recontactes dès que tu as un moment ? Moi, je bouge pas. Je serai derrière mon écran.
Jolène se tortille pour ranger l’iPhone Pro dans sa poche, et le regrette aussitôt. Hanches trop larges ou pas, ça pourrait bien exciter ce puceau ! Ce no life n’a donc rien écouté ?
T’as pas compris Joshua ? Bannis-moi !
— OK, lance-t-elle sans se retourner. Dès que j’ai un moment.
1. Direction zonale de la police judiciaire.

5
Beaumanoir, les Grands Fonds, 12 h 22
Amiel Ouassou laisse le téléphone vibrer dans la poche de son short.
Pas maintenant ! Qui que tu sois, ne m’appelle surtout pas maintenant !
Le capitaine de police regarde autour de la table, comme pris en faute, persuadé que tout le monde entend son portable insister.
Hors de question qu’il décroche !
Andréa vient d’apporter le colombo de cabri. Elle marmonne entre ses dents une action de grâce que toute la sainte famille répète, même Raphaël. Amiel était prévenu en acceptant l’invitation à déjeuner de son amoureux. La famille de Raph appartient aux derniers Blancs-Matignon, ces planteurs de canne à sucre ruinés, réfugiés pendant la Révolution dans cette région des Grands Fonds, un labyrinthe en 3D de collines et de vallées. Sans argent, sans terre, il ne leur reste que la foi… et la méfiance envers la majorité noire qui les méprise.
Amiel ne les méprise pas, mais la famille de Raph se méfie tout de même…
Même s’il est venu avec un bouquet d’orchidées pour Andréa, une bouteille de rhum blanc cœur de chauffe pour le père de Raph ; même si son métier les rassure, capitaine de police à la DZPJ des Abymes, pas le genre à voler sur les marchés ; même si Raph l’a présenté comme un ami, un bon ami…
Rien de plus. Les parents de Raph ont-ils un doute ? Raph lui a promis de leur parler, de leur dire la vérité. Avant de se mettre à table, avant de commencer le repas.
Raph n’a rien dit. Il s’est même écarté, gêné, quand Amiel, sous la table, a posé une main sur sa cuisse.
Le téléphone vibre toujours dans sa poche.
Amiel connaît la consigne. Être joignable, toujours, tout le temps. Y compris un dimanche. Y compris chez ses beaux-parents… Y compris le jour où leur fils unique, Raphaël Duplessis, jeune et brillant lieutenant des sapeurs-pompiers en charge de la caserne de Port-Louis, a décidé de leur présenter son petit ami, un grand policier noir avec qui il vit depuis dix-huit mois.
Les vibrations du portable continuent d’électriser sa jambe.
Tant pis !
L’urgence, si c’en est une, attendra.
Pas lui !
Amiel en a assez de la clandestinité. Il l’a compris, Raphaël ne dira rien. Ils en ont parlé pendant des nuits entières, pour rien. Raph n’aura pas le courage de faire pleurer sa mère. Pas le courage d’affronter son père. Pas le courage de révéler son homosexualité aux habitants du village de Beaumanoir où il a grandi.
Elle n’est pas considérée comme un crime ici. Juste une infamie, au mieux une maladie.
— Alors ainsi, demande Andréa, vous travaillez dans la police ? Vous devez avoir un sacré travail avec ces bandes de voyous qui traînent dans les rues sans travailler et qui…
Andréa s’est brusquement arrêtée de parler. Elle doit croire à une hallucination. Elle ferme les yeux, puis les ouvre, mais non !
Ce n’est pas une illusion.
La main de cet Amiel, ce soi-disant capitaine de police, est posée… sur celle de son fils !

Raphaël a aussitôt essayé de la retirer, mais Amiel l’a emprisonnée, quelques instants, quelques instants suffisants. Juste le temps que ses parents aient la confirmation de ce qu’ils devaient redouter depuis des années.
N’est-ce pas ce qu’on avait convenu, Raph ? Dire la vérité, crever l’abcès ?
Raph ne dit rien pourtant.
Amiel comprend.
Devant sa maison, dans son quartier des Grands Fonds, Raphaël a honte.
Honte de leur amour. Honte de lui.
La famille de Raphaël a déjà fait l’effort de tolérer un Noir à sa table. Mais un pédé ?
Amiel comprend qu’il n’est déjà plus qu’un étranger. Que pèse leur amour, dix-huit mois de passion et de promesses, face à de tels préjugés ?
Le capitaine de police pose sa serviette, se lève, sort le téléphone de sa poche, lit.

Disparition inquiétante.
Un type qui pèse quelques millions de dollars.
La préfecture et la DZPJ sont en alerte.
Besoin de toi pour monter au front, immédiatement.

— C’est mon chef, explique Amiel. Une urgence. Je suis désolé, Andréa, je ne vais pas pouvoir rester déjeuner.
La Blanche-Matignon le poignarde de son regard triomphant.
C’est ça, casse-toi ! Laisse notre fils tranquille, il t’oubliera.
Raphaël n’a pas eu un regard pour lui.
Raphaël a choisi.
Il ne se lèvera pas, il ne le suivra pas.
Andréa a raison, il l’oubliera.
Amiel s’éloigne déjà, téléphone collé à l’oreille.
— Valéric ? Oui, c’est moi. Je suis là dans un quart d’heure. »

Extrait
« La départementalisation, en 1946, a enfermé les Guadeloupéens dans une situation d’assistanat, le fameux triangle dramatique bourreau-victime-sauveur. Les bourreaux, on les connaît, les békés, les grandes familles esclavagistes qui contrôlent les monopoles, les salaires et les prix. Qui s’enrichissent de la misère et se nourrissent de la vie chère, parfois 50% de plus qu’en métropole. Les sauveurs ont beau gesticuler, assurer que la France est bienveillante, que la République est généreuse, ça ne change rien à la profitation et aux rapports de domination. Lisez les économistes, lisez les philosophes, seules les victimes peuvent briser le triangle ! À condition d’être combatives, créatives. Oui, commandant, depuis l’abolition de l’esclavage, la lutte syndicale est un devoir ! Et le combat pour la reconnaissance de nos différences, l’unique voie de résistance. » p. 180-181

À propos de l’auteur
BUSSI_michel_DRMichel Bussi © Photo DR

Géographe de formation, Michel Bussi a longtemps été professeur d’université à Rouen et a dirigé un laboratoire de recherche au CNRS. Spécialiste en géographie politique, il a développé une approche comparative des élections dans des démocraties de différents continents. Grâce à son œil expert et son ouverture sur le monde, ses romans offrent une immersion unique dans des paysages et des contextes sociaux variés (de sa Normandie natale aux îles Marquises, La Réunion ou encore le Mali). Et incitent à une réflexion, profondément humaniste, sur des enjeux contemporains, notamment les migrants et les frontières (On la trouvait plutôt jolie), ou la réalité des enfants en foyer d’accueil (Mon cœur a déménagé). Une signature qui vaut aujourd’hui à l’auteur de Nymphéas noirs, Un avion sans elle, Maman a tort, Le temps est assassin, Rien ne t’efface, Trois vies par semaine, des suspenses orchestrés de main de maître, d’être parmi les écrivains les plus lus en France, et traduit dans une quarantaine de langues. Et d’être également adapté avec succès en bandes dessinées et en séries pour la télévision. (Source : Presses de la Cité)

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