En lice pour le Prix À livre ou verre
En deux mots
Les enfants ayant quitté la maison, la narratrice décide de reprendre sa thèse sur Jean-Jacques Rousseau et part à Ermenonville où l’écrivain est décédé. Mais à 5 km de là se trouve aussi sa maison familiale et les souvenirs d’enfance… Son séjour va se prolonger.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Rousseau, notre maison et mon enfance
Dans une exploration de l’intime, Gwenaële Robert retrace son voyage à Ermenonville sur les pas de Jean-Jacques Rousseau. Derrière la thèse consacrée à l’auteur des Confessions du promeneur solitaire, la narratrice va retrouver toute son enfance. Dans une émouvante quête initiatique.
Avec les encouragements de ses proches la narratrice décide de reprendre ses études et plus exactement une thèse sur Jean-Jacques Rousseau. Même si elle est moins d’admirer le philosophe qui a abandonné ses enfants pour écrire L’Émile ou l’éducation, son parcours universitaire mais aussi sa proximité avec Ermenonville l’ont conduite à cette décision.
Entre-temps, elle déménagé à Brest, a élevé ses enfants et se retrouve désormais maîtresse d’une grande maison de granit aux chambres vides.
Mais une fois son choix validé par son maître de thèse, elle n’arrive pas à écrire une ligne et se dit qu’un séjour dans le Valois pourrait l’inspirer. Elle réserve trois nuits dans le château qui fait face au jardin de Girardin où est enterré le philosophe et prend la route. Mais ce pèlerinage n’est-il pas un prétexte ? « Car en vérité je le sais, il en va de mon pays comme de l’enfance : quand on en passe la frontière c’est pour toujours. On n’y revient qu’en touriste ou en passager clandestin, et je redoute d’endosser la vulgarité de l’un, l’illégitimité de l’autre. »
En allant étudier les derniers mois de Rousseau à Ermenonville, elle passe devant le village où elle a grandi, où elle a vu ses parents rénover la ferme en ruine qu’ils ont acheté, où elle a fait ses études. Ici, c’est sa vie qui défile…
« J’ai quitté Brest il y a six jours. J’ai dépassé depuis longtemps la date de départ que je m’étais fixée mais je ne parviens pas à m’extraire de l’enchantement du Valois dont la poésie mélancolique agit sur moi comme un sortilège. »
C’est avec l’écriture sensible et d’un beau clacissisme qui avait déjà fait merveille dans Sous les feux d’artifice que Gwenaële Robert explore ses années d’enfance et ce royaume qui s’enfuit. C’est d’abord la géographie qui se charge d’attaquer son héritage avec la construction et l’agrandissement tentaculaire de l’aéroport de Roissy d’un côté, de l’édification de Disneyland de l’autre, sans oublier la ligne à grande vitesse qui balafre à son tour le paysage.
C’est ensuite l’histoire familiale et l’envie sans cesse contrariée d’ériger là un petit paradis sur terre qui vient raboter des souvenirs entre exotisme et souci d’intégration, entre une certaine honte et un hommage aux parents. Un peu comme les préceptes philosophiques de Rousseau battus en brèche par la vie qu’il choisit de mener loin de ses enfants.
Si on ressent une certaine mélancolie en refermant ce roman, on ne peut toutefois se départir de l’idée que ce voyage vers l’enfance est aussi un hommage à l’utopie familiale, un chemin vers la femme indépendante qui s’est construite sur cette bonne terre de l’Oise, dont la superficie se réduisait au fil des ans.
Un jardin pour Royaume
Gwenaëlle Robert
Presses de la Cité
Roman
208 p., 20 €
EAN 9782258208926
Paru le 22/08/2024
Où ?
Le roman est situé à Brest puis dans l’Oise, notamment à Ermenonville et dans un village attenant, ainsi qu’à Roissy et Marne-la-Vallée. On y évoque aussi un voyage à Lyon.
Quand ?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Il en va de mon pays comme de l’enfance : quand on en passe la frontière c’est pour toujours. On n’y revient qu’en touriste ou en passager clandestin, et je redoute d’endosser la vulgarité de l’un, l’illégitimité de l’autre. »
Un jardin pour royaume explore le thème universel de la fin de l’enfance et la fragilité des utopies familiales.
Au départ de sa dernière fille, la narratrice revient dans le Pays de Valois, au château d’Ermenonville. C’est là, à la lisière du parc où Rousseau vécut ses derniers jours, que ses parents ont choisi de s’installer dans les années 1980 pour élever leurs enfants à l’écart de l’effervescence du siècle, au plus près de la nature. Mais peut-on vraiment échapper à la course du monde ?
Pendant dix jours, elle va arpenter les vestiges de cette utopie et se laisser submerger par le temps de l’enfance. Non pas pour s’en imposer le deuil, mais pour lui redonner sa vraie place.
Un roman d’une sincérité bouleversante.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog de Kitty la mouette
Blog Ma bibliothèque idéale
Blog de fflo la dilettante
Gwenaële Robert présente « Un jardin pour royaume » © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« 1
Je préfère dire ici la vérité : je n’ai jamais aimé Jean-Jacques Rousseau.
Il a toujours eu pour moi l’image d’un philosophe un peu pleurnichard, paranoïaque et sentencieux, dont les idées étaient d’autant plus pernicieuses que nul n’échappait, d’abord, à leur évidente séduction. Comme beaucoup, j’ai lu les Confessions pour le bac, des extraits du Contrat social en philosophie, j’ai essayé de m’intéresser à l’Émile et feuilleté La Nouvelle Héloïse. Cela n’a guère changé mon avis sur l’homme. À seize ans, inflexible comme on peut l’être à cet âge, j’ai découvert avec horreur qu’il avait abandonné ses propres enfants tout en dispensant des principes pour éduquer ceux des autres. Cela m’a définitivement vaccinée contre les impostures intellectuelles.
Par quel mystère s’est-il trouvé au cœur d’une thèse commencée à vingt-trois ans et jamais achevée ? Je ne sais pas. Je pourrais invoquer ma jeunesse, ou l’influence de mon directeur… Tous ceux qui se sont un jour lancés dans ce genre de travail universitaire connaissent les méandres qui entraînent votre sujet loin de l’idée initiale et le transforment si bien qu’on le reconnaît difficilement. Élève en lettres modernes, j’ai dérivé vers le philosophe, sans le vouloir, sans même m’en apercevoir, soumise aux ressacs des recherches qui vous ballottent d’un récif à l’autre, entre le « déjà fait » et l’« à quoi bon », avant de vous jeter, épuisé, sur une minuscule plage dont on s’étonne de constater qu’elle est vierge et déserte. Alors, l’étudiant naufragé n’a plus qu’un désir, planter sur cette grève un écriteau, comme n’importe quel pionnier, un panneau qui dit « Ce sujet est à moi ». Il y a vingt-cinq ans, j’ai entouré mon sujet sur Rousseau de barbelés et j’ai écrit « Propriété privée », un comble pour le philosophe. Et puis je suis partie pour d’autres aventures.
Lorsque j’ai repris contact avec mon directeur de thèse, il y a trois mois, il n’a pas semblé étonné de mon retour. Sa voix était altérée, sa motivation un peu émoussée, mais il se souvenait très bien de moi, une blonde qui travaillait sur l’influence de la botanique dans les derniers écrits de Rousseau, c’est ça ? C’était presque ça. « Alors, qu’est-ce qui vous amène ? » a-t-il demandé d’un ton qui n’exigeait pas de réponse, comme s’il m’avait devinée. J’ai compris à cet instant que je n’étais pas une exception, mais seulement l’une de ces nombreuses femmes qui avaient abandonné leurs études pour quelque aventure maritale et y revenaient pour tromper leur ennui, des années et des enfants plus tard. Il les appelait ses filles prodigues. Je craignais qu’il ne me prenne pour une de ces nostalgiques des années étudiantes – ce que je n’ai jamais été : l’avantage d’avoir été malheureuse à vingt ans, c’est qu’on ne regrettera jamais ce temps-là. J’ai expliqué mon cas dans un discours confus et emberlificoté. On m’avait encouragée à reprendre mes recherches. C’était la vérité : depuis quelques mois, mon mari m’incitait à rappeler mon directeur de thèse. Il savait que je vivais une fin de règne difficile et approuvait tous les dérivatifs à ma tristesse. Évidemment, les derniers écrits d’un misanthrope dépressif n’étaient sans doute pas le moyen le plus adapté pour m’aider à passer ce cap. Mais, dans cette affaire, il n’était pas question de choix. Je me sentais entraînée irrésistiblement vers la dernière demeure du philosophe, vers le mystère de son tombeau vide. Ce n’était pas vraiment une invitation, c’était moins doux et plus impératif. Une convocation, ou plutôt un appel à comparaître aux frontières du paradis que j’avais perdu.
2
Un matin de janvier, je pars pour Ermenonville sous le prétexte de reprendre mes recherches à la source, c’est-à-dire sur la tombe de Rousseau. La veille, j’ai réservé une chambre dans le château devenu hôtel – c’était la première fois que je m’adressais à un établissement aussi luxueux et j’ai dû bafouiller un peu au téléphone, impressionnée par l’atmosphère feutrée que je devinais à l’autre bout du fil. Une chambre double… bain ? douche ? douche, vue sur parc, pas de petit déjeuner, merci. Pour le nombre de nuits, je suis restée vague, au moins trois mais je prolongerai peut-être – au vu de la facture, j’étais certaine que cette éventualité était nulle, mais j’avais besoin d’imaginer un temps illimité, une étendue vierge et sans bornes. La réceptionniste a acquiescé, de toute façon, ils avaient peu de réservations en cette période creuse. J’ai entouré la date du 21 sur le calendrier offert par la boulangerie du quartier. Au-dessus du mois de janvier, il y avait une galette couronnée, avec des yeux et une bouche qui disait : Cette année c’est moi la reine !
J’y repense au volant de ma voiture tandis que je roule sur l’A84. Je ne suis plus reine de rien, depuis que les enfants ont déserté le royaume que j’avais façonné pour eux. Une reine n’existe que par ses sujets et les miens sont partis. Ce ne fut pas un drame, à peine un événement. Ils se sont fait la malle en fredonnant, un casque sur les oreilles. Ils ont abandonné dans les chambres tout ce qu’ils jugeaient inutile d’emporter dans leur vie nouvelle. Je règne désormais sur une sorte de garde-meuble, habité de peluches râpées – ours, chiens, lapins –, toute une ménagerie inerte, aux bras ballants et au regard vide qui semble me demander pourquoi. Depuis leurs départs, je me vois comme une de ces monarques déchues dont je regarde les portraits dans des documentaires en noir et blanc à la télévision, ces exilées cachées derrière un éventail qu’une caméra indiscrète surprend sur la Riviera ou le pont d’un yacht. La voix traînante du présentateur raconte avec des accents mélodramatiques comment, quelques mois plus tard, « elles rendront l’âme dans une villa prêtée par des cousins avec vue sur la Méditerranée ». Ce que j’éprouve n’a pas la mélancolie doucereuse de ces fins de règne, c’est au contraire une blessure acide, à vif. Le présentateur dit que l’impératrice Sissi n’a pas senti le coup de lime qu’un anarchiste a planté dans sa poitrine sur les bords du lac de Genève ; qu’on s’est rendu compte de sa blessure en voyant le sang couler sur son corsage. Pour moi, c’est le contraire. Je n’ai aucun stigmate, seulement la douleur invisible, silencieuse, vaguement honteuse. Surtout je n’ai pas de coupable, aucun régicide sur qui jeter l’anathème. Le coupable c’est le temps, et celui-là échappe à tout procès par une scandaleuse immunité.
Je jette un coup d’œil dans le rétroviseur. J’y surprends mon visage las, les rides sur mon front, mes cernes bleus : je n’ai même pas la grâce des têtes découronnées. S’il avait voulu consacrer une de ses émissions à mon cas très ordinaire, le chroniqueur des fins de règne aurait trouvé sans doute les jalons qui avaient préparé mon abdication. D’abord, il y avait eu ces dernières fois dont on ignore qu’elles n’auront pas de suite : la dernière fois qu’ils m’ont tenu la main sur le chemin de l’école, qu’ils ont entouré mon cou de leurs bras, qu’ils sont venus s’asseoir sur mes genoux pendant que je lisais, avant d’en glisser aussitôt pour retourner à leurs jeux. Il n’existe aucun appareil pour mesurer le déclin de la tendresse. Puis, à leur adolescence, quand la monarchie parentale est devenue constitutionnelle, chacun ayant son mot à dire dans les choix familiaux, d’où débats, conflits, consensus, vote. Inconsciente de ce qu’elle annonçait, j’avais aimé cette période transitoire où je perdais un peu de mon pouvoir et de mes responsabilités, ce repos soudain du chef que le poids des décisions a longtemps empêché de dormir, taraudé par la peur de mal faire. Parent, on devient autocrate malgré soi : rien ne vous prépare à régner puis un jour voilà que vous échoit un enfant et avec lui un sceptre, une main de justice, une couronne. Des responsabilités inouïes : choisir son prénom, l’établissement où il naîtra – quel médecin ? quelle méthode ? –, son école, ses menus, statuer sur son éducation, ses loisirs, ses amis, former son caractère, influencer ses goûts, trancher : vaccin ou pas, public ou privé, piano ou rugby. Pendant des années nous avions dû prendre des décisions plusieurs fois par jour, à l’aveugle, sans jamais savoir ce qu’elles pourraient engendrer, sans référence que les conseils d’autres monarques tâtonnants, aussi perdus que nous, malgré les airs qu’ils se donnaient au square ou aux réunions de parents. Le royaume de l’enfance n’a ni constitution, ni lois. Il ne tient que par un accord tacite, passé entre deux parties qui ignorent tout du contrat et signent les yeux fermés, au jour de la naissance. Bien sûr, nous étions deux. Mais un mari sous-marinier est un prince consort, il s’informe quand il remonte à la surface mais vous laisse le soin d’arbitrer seule. En son absence, j’usais en tremblant de ma main de justice : chaque jour je décidais de lois, établissais des règles, proférais des sanctions, levais des punitions, arbitrais des conflits, accordais des pardons. Ce pouvoir vertigineux imposait des devoirs, des sacrifices. Il plaçait ma vie sous le regard implacable de mes sujets – exigeants, intraitables comme le sont les enfants. Pendant vingt ans, ils m’avaient contrainte à une maîtrise permanente de moi-même – donner l’exemple, ne pas être surprise en flagrant délit de médisance, de paresse, de découragement, au risque de leur inoculer le virus qui « gâcherait leur vie ». Gâcher leur vie : ce spectre de leur malheur futur me taraudait. Je vivais dans l’angoisse de ces titres entraperçus en librairie ou sur les couvertures des magazines, Tout se joue à la naissance / avant deux ans / avant cinq ans. Comme tout le monde, j’avais des idées sur ce que je voulais leur transmettre, quelles valeurs, quelles vertus. Mais à mesure que je les voyais grandir, je devinais que la tâche qui m’était assignée était plus haute et plus ardue : il s’agissait d’abord de leur transmettre l’amour de la vie, ce cadeau offert à la naissance sans prix, sans étiquette, et dont je devais chaque jour leur prouver la valeur. Je vivais dans la peur de l’abîmer ou de l’amoindrir (un accident, un traumatisme, une parole blessante, une injustice involontaire, une cicatrice qu’ils garderaient à vie). Pour eux, j’avais des exigences de bonheur : tu seras heureux, mon fils. J’aurais voulu mettre dans leurs vies un soleil ineffaçable. Je m’y employais sans relâche. J’étais mère, j’étais reine. Personne ne m’avait dit ce qu’il advenait des reines déchues. Je n’y avais jamais pensé. Pas le temps. Les enfants exigeaient des soins, de l’attention, de l’écoute. Ils m’avaient laissée croire que mon règne serait éternel et je m’étais laissée aller à cette chimère parce qu’aucune n’était assez puissante pour la remplacer.
Puis, un jour, l’aînée était partie. Son frère l’avait imitée l’année suivante. Cette désertion annonçait la débandade finale. Dans la maison de granit, il y avait désormais deux chambres vides, qui se faisaient face dans un tête-à-tête muet, leurs portes ouvertes laissant voir des lits sans draps, impudiques dans l’exhibition de leurs matelas nus. Depuis ces départs, le compte à rebours était en marche. Je feignais de l’ignorer, occupée que j’étais à aménager le royaume pour la cadette, l’enfant chérie de la famille. Avec elle, j’entretenais des rituels, des fêtes ordinaires – le déjeuner du jeudi toutes les deux au restaurant chinois du centre-ville, le film du mardi devant une assiette de beignets, les mercredis à la médiathèque, la mélancolie des dimanches soir, les cafés improvisés, les baignades aux embellies de mai, les pique-niques sur les rochers tandis qu’elle récitait ses leçons au soleil couchant. Notre pays commun avait ses traditions, sa propre langue aussi. Nous avions établi des codes connus de nous seules dont les plus anciens remontaient à la petite enfance – des répliques de films, des chansons, des jeux de mots. Il ne me déplaisait pas que les autres s’en sentent exclus – c’est le propre d’un souverain de défendre ses frontières. Je n’avais rien voulu savoir de son orientation, je n’avais fait aucune des portes ouvertes où se pressaient les parents avides de « préparer la suite ». L’exemple des aînés m’avait servi de leçon : préparer la suite, c’est la faire advenir. J’avais séché les réunions du lycée qui promettaient d’« envisager sereinement l’avenir de nos enfants ». Des mères rivalisaient d’ambition, traquaient les meilleures formations. Je me dérobais à leurs discussions. Je me réveillais la nuit en sursaut, en apnée. Pour me rendormir, je comptais les jours qu’il me restait. Les nuits raccourcirent, le temps s’accéléra. Il y eut un bac, il y eut des vacances : le royaume expira.
Le 1er septembre, je me suis réveillée seule dans une maison silencieuse comme un palace suisse. Il n’y avait plus d’éclats de voix, ni cavalcades dans les escaliers – la cadette toujours en retard, jamais le temps d’avaler un petit déjeuner que je finissais par ranger en soupirant, prends au moins une tartine –, la porte qui claquait tandis que je m’égosillais, tu vas rater ton bus. Depuis ce matin-là, je ne monte plus à l’étage où sont les chambres vides, je prends mon café au lit, en regardant fixement le réveil jeter dans la pénombre ses chiffres fluorescents, 05:10, 06:00, 08:30, des heures dont je ne sais pas trop quoi faire. Je me lève de plus en plus tard, sans bruit. Jamais de radio, ni de musique, j’aurais l’impression de gâcher ce qu’ils m’ont laissé en partant : leur silence. Cela n’a l’air de rien, mais il prend beaucoup de place. Il m’impose une sorte de recueillement et d’immobilité. J’allume la télévision sans mettre le son. Des images défilent, baleines, soldats, forêts en feu, banquises qui s’étiolent. Je prête l’oreille au tintement des messages qu’ils déposent parfois sur le téléphone, s’ils y pensent, s’ils ont le temps, de la batterie, du réseau. S’ils en ont envie.
(Je sais que j’encours ici bien des reproches, j’entends déjà ceux qui me diront qu’on ne fait pas des enfants pour soi, que leur autonomie est le signe d’une éducation réussie. Qu’il faut vivre pour soi-même, non à travers eux, etc. Je sais tout ça. Mais pardon : tous ces principes ont la consistance d’une plume et mon chagrin, lui, est de plomb.)
Je découvre avec effroi qu’il y a un après, qu’on survit à une abdication, longtemps parfois – ces impératrices inusables, Eugénie de Montijo, Zita de Bourbon-Parme, toujours en vie quarante, cinquante ans après, leurs silhouettes bossues, la nuque cassée par le chagrin. Je n’ai pas de cousins en Espagne, de résidence en Suisse ou d’amis en Angleterre chez qui épancher ma mélancolie. Il reste la maison en granit, la pluie qui déferle en rangs serrés sur la ville, le ciel délavé sur la rade de Brest, les matins incertains comme des épaves nocturnes remontées à la surface. Évidemment, je me dis – on me dit – que je ne me souviens que du meilleur, que j’ai effacé le reste. Les moments difficiles, les nuits blanches, les grossesses, la fatigue. On me dit souviens-toi les dents, souviens-toi les pleurs, les angines, les disputes. On me répète que j’ai oublié quand ils ne dormaient pas, quand j’en avais assez, quand j’étais épuisée, quand je poussais le chariot dans les allées du supermarché, quand j’épongeais l’eau du bain, les pleurs, la sauce bolognaise sur le parquet. Quand je m’ennuyais au square, au guignol, au manège, aux anniversaires, aux galas de danse, aux compétitions d’escrime (mais comment des journées si longues avaient-elles pu être les maillons d’années si brèves ?). Quand, réveillée par les cris nocturnes du nourrisson, j’enfouissais mon visage sous l’oreiller, répétant à voix basse rendors-toi, rendors-toi, rendors-toi. Quand il ne se rendormait pas, quand je me levais enfin et, quelques minutes plus tard, surprenais mon propre visage dans le miroir du salon éclairé par la pleine lune, la chemise défaite, l’œil morne, un enfant goulûment abouché à mon sein, comme une prolongation inquiétante de moi-même. Pendant ces années, tout en surveillant du coin de l’œil ma progéniture au square, je pensais à ma thèse abandonnée. Des bribes de phrases flottaient au-dessus des balançoires, des références à moitié effacées, des images, le dernier herbier de Rousseau, la tombe entre les peupliers, les tableaux d’Hubert Robert… Elles n’exigeaient pas de moi que je me penche, ni que je m’accroupisse. C’étaient des idées à ma hauteur, qui m’obligeaient à vivre au niveau le plus élevé de moi-même, quand je passais mes journées courbée au-dessus d’un berceau ou d’une poussette. Je pensais à ma petite crique déserte entourée de barbelés, la propriété privée de mon cerveau en jachère, j’espérais que mon directeur de thèse veillait à ce que personne n’y pénètre. J’imaginais en tremblant les vagues d’étudiants que la grande marée du bac jetait chaque année sur les bancs de l’université et m’effrayais que l’un d’eux se saisisse de mon sujet et s’y vautre avec toute l’arrogance de sa jeunesse et de son temps insolemment libre.
Fin août, nous avons installé la cadette dans un foyer pour étudiantes, à proximité du lycée parisien où elle ferait sa prépa. Son frère était déjà loin, il était parti poursuivre ses études à l’étranger. L’aînée était en stage à Houston. On prononçait difficilement son prénom breton au Texas : elle s’était rebaptisée Mary. Je buvais le calice jusqu’à la lie : le prénom était sans doute la première chose que l’on avait décidée pour elle et cela aussi nous était enlevé. Elle se réappropriait le premier des choix que nous avions faits : la boucle semblait bouclée. Après ça, on ne pourrait plus nous déposséder de rien.
La cadette protestait pendant que je m’affairais à ranger ses vêtements, c’est bon maman, je m’en occuperai. J’avais résisté à l’envie banale de lui préparer des beignets (la chose m’avait paru téléguidée par trop de films, où le fils prodigue monte à Paris avec un peu de pain bis pétri par une mère dévouée). Pour me donner une contenance autant que pour repousser le moment de la séparation, j’ai proposé de descendre faire quelques courses au supermarché de la rue adjacente, juste de quoi remplir le frigo pour les jours à venir. Elle a refusé, elle se débrouillerait toute seule. J’encaissais : ma fonction nourricière était réduite à rien. Je voyais, dans une rétrospective balbutiante comme les images d’un Super 8, les années d’allaitement, les cuillerées de compote, puis les sandwichs des sorties scolaires, les gâteaux des anniversaires faits maison « parce que c’est meilleur », les vitamines, les laitages pour le calcium, la soupe, ça fait grandir, finis ton assiette, une dernière cuillère… Mon esprit s’échappait de sa chambre, errait dans les odeurs de cantine, le poulet dominical, les crêpes du goûter, puis il a échoué au restaurant chinois de nos jeudis, et j’ai revu son sourire quand elle commandait « la même chose », et le mien quand j’allais régler pour nous deux avant de la redéposer au lycée, à ce soir – ces mots que je ne prononcerai plus jamais devant elle. Peut-être pour dissiper la gêne générale, peut-être pour nous faire comprendre qu’il était temps de partir, elle s’est mise à tousser. J’ai insisté pour lui envoyer de l’aspirine, des pastilles pour la gorge. Mon mari a haussé les épaules, allons bon, comme si Paris était dépourvu de pharmacies ! Il m’a prise par la main, impatient de quitter cette chambre exiguë où tout criait que nous étions de trop. Je l’ai suivi. Notre fille nous a embrassés mais elle ne nous a pas retenus : on avait de la route, il fallait être raisonnable.
Nous nous sommes retrouvés face à face sur le trottoir, un peu étourdis de n’être plus que deux. Un reste d’été s’étirait dans les rues où des berlines familiales déchargeaient des valises. Des enfants en short, les sandales encore pleines de sable, s’extirpaient des voitures en riant. L’air était doux. Des touristes s’attardaient aux terrasses des cafés. Est-ce qu’il aurait fallu faire comme eux, commencer cette nouvelle ère avec deux flûtes de champagne, trinquer, se forcer un peu, plaisanter ? On aurait pu choisir la désinvolture, la page tournée avec humour, allez, à notre seconde vie ! et si on allait au théâtre ? Après tout, rien ne nous retenait plus. Évidemment, la légèreté demande un effort immense et beaucoup d’entraînement. Mais à force de faire comme si, on aurait fini par y croire. Quelque chose s’est joué là que nous n’avons pas su saisir. Nous sommes restés interdits, empêchés, comme embarrassés par cette intimité soudaine. La situation s’était déjà produite, mais ce n’était alors que des intervalles, des parenthèses volées à la vie du royaume. Cette fois, c’était pour toujours. On avait tout notre temps, mais on ne savait plus quoi en faire. Une femme est arrivée avec un landau, excusez-moi je voudrais passer, on s’est écartés, penauds et désœuvrés, pardon madame. J’ai regardé dans le landau avec tant d’insistance qu’elle m’a adressé le sourire compatissant de ceux qui, pour avoir de la chance, n’en oublient pas ceux qui en ont moins.
Depuis quelque temps, les parents que je croise dans la rue, au square ou à la plage doivent penser que je suis une femme stérile qui vit la maternité par procuration. Je regarde leurs enfants avec beaucoup trop d’attention. Je guette chez l’un le sourire qui me rappelle l’aînée, chez l’autre une expression de la cadette, le même lapin en peluche bleue. Parfois, les parents s’inquiètent de mon regard insistant, ils se détournent, emmènent le gosse ailleurs. Je reste seule sur mon banc. Pardon, je ne faisais rien de mal. Seulement piquer des pièces de vos enfants pour tenter de reconstituer le puzzle dispersé par le départ des miens.
Extraits
« Car en vérité je le sais, il en va de mon pays comme de l’enfance : quand on en passe la frontière c’est pour toujours. On n’y revient qu’en touriste ou en passager clandestin, et je redoute d’endosser la vulgarité de l’un, l’illégitimité de l’autre. » p. 36
« J’ai quitté Brest il y a six jours. J’ai dépassé depuis longtemps la date de départ que je m’étais fixée mais je ne parviens pas à m’extraire de l’enchantement du Valois dont la poésie mélancolique agit sur moi comme un sortilège. Mes pas dans ceux de Rousseau, je poursuis mes rêveries de promeneuse solitaire autour du lac, en quête du mystère enterré dans son tombeau vide. En Bretagne, personne ne semble s’inquiéter de ma disparition. Ou peut-être est-ce que je ne m’en rends pas compte : il faudrait pour cela allumer mon téléphone mais un instinct secret m’en empêche. Cela me semblerait une injure faite aux lieux, à Girardin, à mon enfance. Pire qu’un anachronisme : une faute. Chaque matin, j’enfile mes bottes. Je m’enfonce plus loin dans le parc, je franchis les frontières dessinées sur le plan. » p. 69
À propos de l’autrice
Gwenaële Robert © Photo Pascal Helleu
Gwenaële Robert est professeur de lettres et écrivain. Elle est l’auteur de plusieurs romans, dont Le Dernier Bain, prix Bretagne 2019, et Sous les feux d’artifice, prix Ouest 2023. Aux Presses de la Cité, elle a publié en 2022 Le Dernier des écrivains. (Source : Presses de la Cité)
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