La couleur noire n’existe pas

couleur noire n’existe

Prix du premier roman étranger 2024

En deux mots
À 11 ans, Livia développe de belles qualités intellectuelles et sportives et son petit souci à l’œil ne doit pas l’empêcher de progresser. Mais c’est la maladie dégénérative qui va gagner la course et voir la jeune fille douter de son avenir, au moment même où son corps se transforme.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La jeune fille et les ténèbres

Dans ce premier roman, Greta Olivo brosse le portrait d’une adolescente pleine de promesses, victime d’une maladie dégénérative de l’œil. Son parcours initiatique va dès lors prendre un chemin bien singulier, celui des ténèbres qu’elle va devoir affronter pour se construire un avenir. Bouleversant !

Le premier signal arrive le jour où sa mère demande de lui lire une affiche électorale par la fenêtre de leur appartement, fière qu’à 11 ans sa fille sache déjà bien lire. Mais la narratrice doit convenir qu’elle ne peut déchiffrer le panneau. L’ophtalmologiste lui prescrit une paire de lunettes et des examens complémentaires. Livia ne s’inquiète pas outre mesure et se découvre une passion pour la course à pied après avoir constaté qu’elle dépassait allègrement toutes ses camarades de classe.
C’est lors d’une compétition – où elle fait à nouveau une démonstration de son talent – qu’une nouvelle alerte se produit. Elle chute sur la ligne d’arrivée. « La douleur me coupa la respiration alors que je heurtai violemment la terre rouge. Une brûlure terrible aux genoux et aux mains. Mes lunettes s’envolèrent avec le cordon, je les vis s’abattre à quelques pas de moi, trop loin pour être rattrapées. »
Mais c’est lors d’une soirée chez une amie qu’elle se rend compte que le problème s’aggrave, qu’elle à la vue soudainement brouillée.
Et cette fois le médecin est alarmiste. Il lui explique qu’elle verra de moins en moins bien. « Avec le temps, la vision périphérique de Livia s’estompera, les couleurs seront difficiles à distinguer, elle n’aura plus la perception de la profondeur, ni du contraste. Son acuité visuelle se réduira. Après le coucher du soleil, ce sera difficile pour elle de sortir, de faire les choses que font les jeunes filles de son âge. Même la journée, cela pourrait poser problème, avec des lumières très fortes. Elle pourrait être éblouie, c’est pour cela que les lunettes de soleil sont obligatoires. »
Si le choc est rude, Olivia s’accroche à cette idée que la dégénérescence sera lente, qu’elle a encore de beaux mois, voire de belles années devant elle. Une forme de déni qu’elle va toutefois devoir remettre en question quand sa vue devient de plus en plus imprécise, surtout en soirée. Alors, on l’équipe d’une canne blanche rétractable, alors on l’envoie dans un institut spécialisé pour se préparer. Alors, elle va voir le fossé s’élargir entre elle et ses amies et camarades de classe. « Je me sentais terriblement décalée par rapport aux jeunes de mon âge, qui accumulaient les expériences, enchaînaient les premières fois, avaient du temps pour construire. Ma vie à moi me semblait impitoyablement propulsée vers la perte. »
Avec beaucoup de sensibilité, Greta Olivo nous raconte l’épreuve que traverse Livia durant cette période si importante de sa vie. La puberté, le corps qui se transforme, les garçons et leurs mystères, l’envie de braver les interdits…
De l’espoir au désespoir, de la performance à la faiblesse, les émotions jouent aux montagnes russes dans ce bouleversant roman.
Pour attraper un peu de lumière, Livia va devoir s’adapter, se construire un avenir, apprendre et réapprendre comment avancer malgré le handicap.

La couleur noire n’existe pas
Greta Olivo
Éditions Phébus
Premier roman
Traduit par Romane Lafore
240 p., 21,50 €
EAN 9782752914026
Paru le 22/08/2024

Où ?
Le roman est situé principalement en Italie, notamment à Turin et Rome.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Livia a la vie devant elle, une famille aimante, des yeux magnifiques. Et elle court vite, très vite, remportant ses courses les unes après les autres. Mais un jour, une ombre la fait trébucher après la ligne d’arrivée. Petit à petit, les objets se mettent à disparaître, engloutis par un mal qui s’attaque à sa rétine.
Face à l’inexorabilité de la maladie, Livia ne pourra plus gagner. Pas de la façon qu’elle imaginait, en tout cas. Aidée de son tuteur, Emilio, elle devra alors réinventer sa façon d’habiter le monde et, ce faisant, apprendre à devenir elle-même. Qui a dit que le noir n’était pas une couleur ?
Chatoyant d’émotions, de sensations, irradié par une langue cristalline, à l’opposé des ténèbres qui s’abattent sur son inoubliable protagoniste, un roman de formation bouleversant et universel.
« Vous vous souviendrez de tout dans La couleur noire n’existe pas. Les objets de ce roman demeureront longtemps en vous, même quand Greta Olivo les aura fait disparaître, brouillant votre vue page après page. Difficile d’imaginer un premier livre plus réussi. » — Paolo Giordano, auteur de Tasmania et de La Solitude des nombres premiers.

Les critiques
Babelio https://www.babelio.com/livres/Greta-La-couleur-noire-nexiste-pas/1676950
Lecteurs.com https://www.lecteurs.com/livre/la-couleur-noire-nexiste-pas/6233728
Page des libraires (Coralie Brunel, Librairie Forum à Saint-Étienne) https://www.pagedeslibraires.fr/livre/la-couleur-noire-nexiste-pas

Les premières pages du livre
« PREMIÈRE PARTIE
LA NUIT DES TORTUES
Prologue
C’est ma mère qui s’en était aperçue la première. Un matin, elle m’avait prise dans les bras et s’était approchée de la fenêtre de notre petit appartement sous les toits.
– Là.
Elle indiquait le trottoir d’en face.
– Qu’est-ce qu’il y a écrit ?
Personne ne lui a appris, disait-elle à la voisine, au buraliste, aux amies qui venaient prendre le thé. Elle sait déjà lire, c’est un don.
Elle ouvrait un magazine au hasard sur la table, m’encourageait d’un sourire, allez, raconte-moi ce que ça dit. Et moi, je me mettais à lire, le doigt appuyé sur la page pour suivre la ligne, d’abord lentement, puis j’y prenais goût et filais toutes voiles dehors, n’achoppant que sur les mots les plus difficiles.
Je lisais à voix haute ce qui me tombait sous les yeux, les marques des vêtements, des appareils électroménagers, les titres sur les dos des livres.
– Sur l’affiche, avait demandé ma mère. Qu’est-ce qu’il y a écrit ?
C’était la période des élections, la ville était recouverte d’affiches électorales.
– Je sais pas.
– Comment ça tu ne sais pas ?
Elle avait déplacé mon poids d’un bras à l’autre, en se penchant par la fenêtre.
– Celle à côté de la mercerie. Moins d’imp… moins d’impôts… Lis.
– Je sais pas. Je la vois pas, l’affiche.
On me conduisit à l’hôpital San Carlo di Nancy, où se trouvait un centre renommé d’ophtalmologie pédiatrique.
À l’issue de l’examen, le docteur informa mes parents que j’étais atteinte d’une myopie précoce et que j’allais devoir porter des lunettes, peut-être dès l’année suivante, pour mon entrée au CP.
– Exactement comme ton grand-père, avait dit ma mère à notre sortie de l’hôpital, en me serrant fort la main.
Mon grand-père est devenu aveugle après cinquante années de forte myopie – l’expression consacrée quand elle dépasse les six dioptries.

1
(– 4 dioptries)
Sans détacher ses yeux du pare-brise, mon père dit :
– Écoute-moi bien.
Il s’éclaircit la voix et chercha un mouchoir dans la poche de son jean, tenant fermement de l’autre main le volant de sa vieille Citroën verte. Le matin, il avait toujours mal à la gorge, les yeux brillants, puis vers l’heure du déjeuner, ça lui passait. Ma mère racontait qu’il était comme ça depuis tout jeune.
– Au début, il vaut mieux que tu partes lentement, enfin que tu t’en tiennes à une allure modérée.
Il se moucha et baissa sa vitre.
– Ne t’occupe pas des autres, laisse-les te doubler.
De la rue arriva une bouffée d’air qui me serra l’estomac. Au petit déjeuner, j’avais mangé la moitié d’un biscuit et bu une tasse de thé, contrainte par ma mère. Où est-ce que tu vas trouver de l’énergie, sinon ? Le liquide s’agitait entre les parois de mon ventre à chaque fois que la voiture s’arrêtait et à chaque fois qu’elle redémarrait, en avant et en arrière. Je fermai les yeux et écrasai ma tête contre la vitre.
– Arrête de gigoter comme ça si tu veux qu’il reste en place, protesta Morena en m’enfonçant de nouveau l’écouteur dans l’oreille droite.
J’aurais préféré m’asseoir à l’arrière à côté d’elle pour que nous puissions profiter ensemble du Discman, mais quand j’avais ouvert la portière, mon père avait dit Et je suis quoi, moi ? Le chauffeur de taxi ? Elle se tenait donc collée au dossier de mon siège, tandis que nous écoutions le disque des Blue qui lui plaisait tant, et qui me plaisait un peu à moi aussi.
– Tu dois économiser ton souffle, continua mon père. Puis, quand tu vois que les autres n’y arrivent plus, tu accélères.
– À quel tour ? je demandai.
– Comment ça, à quel tour ?
– Quand est-ce que je dois accélérer ?
– Bah, disons… au troisième. Au troisième, tu accélères, et tu fonces jusqu’à la fin.
Mon père en connaissait un rayon sur la course grâce à mon oncle Paolo. Dans sa jeunesse, Paolo avait été champion d’athlétisme de tout le Latium. Puis il en avait eu marre et il était entré dans la police, mais avant cela mon père avait eu le temps d’assister à beaucoup de compétitions et de capter les informations utiles.
Ce matin-là, nous étions en route pour un mini-marathon, à Formello. Je savais que l’équipe de foot de la Lazio s’entraînait là-bas. Pour nous, qui vivions loin du centre, ce n’était qu’à une demi-heure de voiture.
Quelques jours plus tôt, pour l’occasion, nous étions allés dans un magasin de sport sur deux étages. J’avais choisi une paire de baskets neuves, blanches et jaunes, parce que les vieilles étaient trouées à la pointe. Je les avais glissées dans le sac qui se trouvait sous mes pieds, avec mon pantalon de survêtement et un sweat léger.
Une autre règle héritée de mon oncle Paolo décrétait qu’il fallait se changer peu de temps avant d’entrer sur le terrain, jamais chez soi.
– Du coin de l’œil, poursuivit mon père, regarde toujours tes adversaires. Tu dois les avoir dans le viseur, mais sans te tourner. Garde la tête droite et ne bouge que les yeux.
Après un virage et une route défoncée qui longeait des terrains de golf, nous nous arrêtâmes sur un parking poussiéreux. Il y avait là d’autres voitures et un groupe de jeunes à casquettes, parmi lesquels Marzia et Ludovica. Cette fois encore, nous étions les seules à avoir été sélectionnées par notre entraîneur.
J’ôtai mon écouteur, qui se mit à pendre dans le vide, et sortis de la voiture.
Ludovica me salua d’un geste de la main.
– Je suis trop stressée, pas vous ?
– Calme-toi, Ludo, répondit Marzia en s’attachant les cheveux en une queue de cheval haute.
– Moi aussi, je suis stressée.
Je sentais les vagues dans mon estomac refluer.
– Moi, j’ai envie de vomir, dit Ludovica.
Elle se rongeait tant les ongles qu’il n’en restait presque plus rien. Ensuite, elle attaquait la peau autour.
– Ah, te voilà enfin ! Mais t’es pas encore prête ?
Marco me ficha une casquette jaune sur la tête avec l’inscription : « Mini-Marathon de Formello, 2006. »
– Va enfiler ton survêtement, dépêche-toi.
– J’ai oublié mes affaires dans la voiture.
Je m’apprêtai à faire demi-tour quand j’aperçus mon père qui marchait vers nous, banane autour de la taille, me tendant mon sac de sport avec un sourire gêné. Il n’avait jamais rencontré Marco, ni Marzia ou Ludovica. Lorsqu’il m’accompagnait au stade des Marbres, il restait lire dans la voiture ; une fois l’entraînement fini, je le retrouvais toujours dans la même position, le journal déplié sur le volant et le front plissé.
– Comment tu comptais faire, sans ça, dit-il, avant d’ajuster la lanière du sac sur mon épaule.
– Vous êtes le papa ? Enchanté.
Marco lui serra la main et ils commencèrent à parler de la chaleur, et de l’état de la piste de Formello, une vraie honte.
– Ceux-là, il n’y a que la Lazio qui les intéresse, c’est tout, il n’y en a que pour le foot.
La main de Marco était bronzée, comme le reste de son corps, parce qu’il habitait Ostie et qu’il était tout le temps fourré à la plage.
– Tiens, il y a aussi Laura De Sanctis, fit remarquer Ludovica en jetant un coup d’œil derrière elle.
– Où ça ?
Marzia se tourna vers les autres filles, qui parlaient entre elles et buvaient du Gatorade.
– À votre avis, on est combien en tout ?
– Hum, fis-je, de filles qui courent avec nous ? Je dirais six.
– De toute façon on sait que tu vas gagner, dit Marzia en me pinçant le bras.
– Livia !
J’entendis des pas derrière moi et me retournai. Morena accourait vers nous, le Discman toujours à la main et les écouteurs qui battaient sur ses jambes. Elle boitait un peu parce que sa mère l’avait forcée à mettre des sandales blanches avec des lacets difficiles à nouer qui lui faisaient mal aux pieds. Elle portait une robe en tulle vert acide. L’étoffe froissée se tendait sur sa poitrine bourgeonnante. Quand elle nous rejoignit, je vis qu’elle avait de la transpiration juste au-dessus de la lèvre.
– Salut, dit-elle à Marzia et Ludovica avec un sourire. Je voulais te souhaiter bonne chance, ajouta-t-elle pour moi, en s’approchant pour m’embrasser sur la joue. N’oublie pas de mettre le cordon, me susurra-t-elle à l’oreille.
Un message de la part de ma mère, pensai-je. Elles avaient dû se parler dans mon dos. Je reculai en faisant semblant de ne pas avoir entendu.
Des taches d’herbe jaune parsemaient le terrain aride. Les tribunes n’étaient pas d’un marbre blanc et poreux comme celles du Stade, mais constituées d’un ensemble de sièges délavés par le soleil sur lesquels le public avait commencé à prendre place.
Le vestiaire des femmes, un préfabriqué blanc au toit bas, empestait le déodorant et quelque chose d’autre, impossible de savoir quoi, peut-être le fer ou le sang.
Quand nous entrâmes, une fille plus grande se tourna pour nous regarder, puis elle continua à nouer ses tresses devant le miroir. Je posai mon sac sur un banc en bois, ôtai mes sandales et les rangeai dans un sachet que j’avais rapporté de chez moi. Je demandai à Marzia combien de temps on avait devant nous.
– Cinq minutes, répondit-elle en jetant un œil à sa montre Flik Flak.
Après m’être changée, j’étendis les jambes et regardai ce que donnaient les nouvelles baskets. Puis j’ouvris la poche extérieure de mon sac et attrapai le cordon. Assez fin, ma mère l’avait récupéré à la taille d’un vieux pantalon qu’elle ne mettait qu’à la maison.
Elle avait mesuré ma nuque pour en déterminer la longueur, puis elle avait fait une boucle à chaque extrémité. Voilà, c’est parfait comme ça, avait-elle dit en enfilant une boucle à chaque branche. Au fil des mois, ma myopie s’aggravant, les verres s’étaient épaissis, culs de bouteille encastrés dans une monture qui n’arrivait pas à les contenir. Il n’y avait rien de gracieux dans mon visage, quand je portais mes lunettes.
Je veux pas de ce truc, avais-je dit à ma mère alors qu’elle me faisait essayer le cordon. Mais c’est juste pour quand tu cours, avait-elle répondu. Non, je le mettrai jamais. J’étais partie en le laissant sur la table de la cuisine. Personne n’en avait plus parlé, jusqu’à ce qu’il réapparaisse sur le meuble de l’entrée, dans le vide-poche où l’on posait les clés de la maison. Avec ce morceau de corde, ma mère semblait chercher à raccommoder un vêtement en lambeaux. Vouloir combler une brèche à mains nues. Longtemps, je l’ai trouvée naïve, stupide.
– Elle n’est pas spécialement rapide, hein. C’est juste qu’elle a des jambes de deux mètres de long.
Marzia était sortie des toilettes et parlait à Ludovica.
– Il paraît qu’elle s’entraîne tous les jours, dit Ludovica. Tous les après-midi, genre. T’en veux ?
Elle fit gicler une noisette de crème solaire sur ma paume, en pressant le flacon. J’étalai la crème dense et parfumée sur mon front et mes joues, et un peu sur mes bras.
– En tout cas je la déteste, je te jure, continua Marzia, qui se tira la frange en arrière à l’aide d’une barrette noire.
Ludovica soupira.
– T’es obsédée par cette Laura De Sanctis, c’est pas possible.
– Mais c’est elle qui nous regarde mal, pas vrai, Livia ?
Marzia me lança un coup d’œil dans le miroir, en quête d’approbation.
– Si… si. Parfois, j’ai l’impression qu’elle nous regarde mal, lâchai-je.
Je remis le cordon dans le sac et refermai la poche. La fille aux tresses était partie, il ne restait que nous trois dans le vestiaire.
– Allons-y, on va être en retard, fit Ludovica.

2
Je les suivis hors du vestiaire, la chaleur moite nous enveloppait en alourdissant chacun de nos pas. On aurait cru marcher dans la brume.
Nous rejoignîmes Marco sur la zone d’herbe verte au centre du terrain. Il nous distribua à chacune un maillot du même jaune que la casquette et écarta les bras.
– Allez, tout le monde autour de moi.
Nous répétâmes ses gestes, nous les connaissions par cœur, désormais. D’abord le bras droit au-dessus de la tête, le coude sorti, pousser le coude avec la main gauche. Puis répéter l’opération avec l’autre bras.
S’asseoir par terre et se pencher en avant, jusqu’à ce que la poitrine touche la cuisse. Enrouler sa main autour de son pied, aller le plus loin possible. Sentir les tendons travailler. Recommencer avec l’autre jambe.
Marco fit signe de se lever.
– Course sur place.
Ludovica avait les joues rouges et gardait la bouche fermée, expirant par le nez, sur lequel était restée une zébrure blanche de crème solaire.
Le pendentif de Marzia en forme de dauphin montait et descendait, de plus en plus vite, lui touchant d’abord une épaule, puis l’autre. Autour de nous, les autres filles faisaient des tours de chauffe, certaines riaient fort.
Quelque part, dans les tribunes, Morena et mon père étaient assis côte à côte. Arrivaient-ils à me distinguer, à m’identifier parmi tous ces maillots jaunes ? Peut-être Morena avait-elle emporté les jumelles avec lesquelles elle observait les oiseaux sur les branches, dans le petit jardin de notre résidence. Si c’était le cas, alors elle pouvait me voir, et elle pouvait également voir que mes lunettes avaient glissé sur la pointe de mon nez moite de sueur. Morena était la seule à être au courant, pour le cordon, je ne l’utilisais qu’avec elle, quand il nous arrivait de jouer ensemble, avec elle je n’avais pas honte. Aux entraînements, par contre, jamais. En général, si je sentais mes lunettes sur le point de tomber, je ralentissais.
Le bruissement des gradins s’intensifia. Je plissai les yeux à la recherche d’une robe vert acide. Je voulais savoir tout de suite où regarder, une fois la compétition finie.
– La voilà, visez un peu, dit Marzia.
C’est vrai que Laura De Sanctis avait de longues jambes, musclées, qui jaillissaient de son short comme deux choses vivantes. Elle faisait des tours de piste. Quand elle nous frôla, l’air se déplaça.
Marco, qui nous avait vues, s’approcha de Marzia et tira doucement sur sa queue de cheval.
– Marzia, arrête de regarder tout le temps les autres, occupe-toi de toi.
– OK, répondit-elle, et elle donna un coup de pied à une motte de terre.
– Les filles, écoutez-moi. Restez concentrées. Regardez Livia, comme elle est zen, continua Marco. Hein, Livia ? C’est bien, ma grande, il faut rester lucide.
– Oui, coach, répondit Ludovica, en finissant de se ronger l’ongle du pouce.
Marco s’éloigna vers un monsieur assis sur un tabouret, occupé à écrire quelque chose sur un bloc-notes. Nous le suivîmes.
– « Oui, coach », répéta Marzia à voix basse, en tordant les lèvres. Tu peux pas dire entraîneur, comme tout le monde ?
Ludovica leva un instant les yeux de ses mains qu’elle continuait à triturer, mais ne dit rien. Elle alla s’asseoir sur un muret sous les gradins, à l’ombre. Je la rejoignis. Je croisai les jambes et essayai de rester droite. Ma mère me sermonnait toujours quand je lisais le visage collé sur ma page. Ne te voûte pas comme ça, me disait-elle, redresse les épaules.
Les filles qui faisaient la course d’obstacles s’étaient élancées, j’entendais les cris d’encouragement des parents et une dame aux cheveux très courts qui hurlait, depuis le bord du terrain :
– Allez, Silvia ! Des petites foulées, des petites foulées !
Mes chaussures me serraient un peu. Je les délaçai pour faire un nœud plus lâche. Puis je demandai à Ludovica si elle avait de l’eau. Elle me répondit que non. Je sentis alors une main sur mon épaule.
– Tiens, si t’as soif.
Laura De Sanctis me tendait sa gourde. Cela faisait trois ans au moins qu’on se voyait aux compétitions, mais c’était la première fois qu’elle m’adressait la parole.
– Merci.
Elle me sourit tandis que je buvais, puis elle saisit la gourde à son tour, émit un petit bruit de satisfaction, s’essuya la bouche du revers de la main et lança :
– Donc on court ensemble aujourd’hui.
– Oui. On passe après celles-ci, non ? lui demandai-je, même si je connaissais déjà la réponse.
– Oui, après.
Laura De Sanctis avait des cils longs comme ceux d’un cheval, des yeux pénétrants et intelligents qui s’attardèrent une seconde supplémentaire sur mon visage. Puis elle dit :
– Je vais retrouver mon entraîneur, on se voit tout à l’heure.
– Mais elle voulait quoi ? demanda Ludovica.
Je haussai les épaules.
– Rien, elle m’a donné de l’eau.
– Tu sais que Marzia va te prendre la tête, si elle l’apprend.
– Il faut que j’aille aux toilettes.
Elle me jeta un coup d’œil incrédule.
– Comment ça, aux toilettes ? Tu vois pas que ça va être notre tour ?
Elle fit un signe vers les filles qui venaient de finir leur course d’obstacles. Celle qui s’appelait Silvia avait gagné et la femme aux cheveux courts la prenait dans ses bras, ravie.
– J’en ai pour une seconde.
Ludovica se sécha les mains sur son tee-shirt.
– Tu pouvais pas y aller plus tôt ?
– Tout le monde ici ! hurla Marco depuis la piste en frappant dans ses mains.
Son appel sembla me parvenir d’un endroit très lointain.
– Dis-lui que j’arrive.
Je marchai d’un bon pas. Dépassai Marco qui dispensait ses derniers conseils avant le départ.
– Et Livia, où elle va ? l’entendis-je s’étonner.
Je n’eus pas le temps de saisir la réponse, j’étais déjà loin, en route vers les vestiaires. J’ouvris la porte et me précipitai vers mon sac de sport, le cœur battant furieusement dans ma poitrine, dans mes oreilles. Regarde droit devant toi, me dis-je pour me calmer, la voix de mon père dans ma tête. Laisse-les prendre de l’avance. Du coin de l’œil, contrôle la position de tes adversaires. Puis, au troisième tour, accélère.
Je sortis le cordon de la poche du sac, fonçai dehors. Je parvins à l’enfiler tandis que je rejoignais Marco et les filles. D’abord une branche, puis l’autre, et voilà : les lunettes étaient en place, solidement vissées sur mon nez.
– Excusez-moi, dis-je en arrivant à bout de souffle.
– Les toilettes, on y va avant d’entrer sur la piste, cria Marco.
Marzia ne me lâchait pas des yeux.
– C’est quoi, ce truc ? demanda Ludovica.
– Rien, répondis-je en me touchant la nuque.
– Livia, ça, c’est ton couloir.
Marco indiqua le numéro trois, puis il ajouta :
– Bonne chance.
À ma droite, Ludovica ; à ma gauche, Laura De Sanctis, qui me sourit et se baissa pour se mettre en position.
Au numéro un et au numéro six, à l’extrémité de la piste, deux filles que je ne connaissais pas.
– À vos marques, dit le starter.
Jambe gauche devant, jambe droite derrière. Les doigts immobiles sur la piste orange.
– Prêts.
Personne ne soufflait mot, je vis une fourmi avancer lentement entre mes doigts.
Puis le coup de feu, et mes jambes qui se mirent en action avant que j’aie le temps d’y penser.
Le bruit de mes pas sur le terrain était plus fort que les hurlements dans les gradins. Je portai l’index à mon nez pour remonter mes lunettes, par réflexe, mais c’était inutile. Elles étaient à leur place, immobiles, ne tressautaient pas à chaque foulée.
Mais quelque chose clochait. Dans mes oreilles, seuls me parvenaient ma respiration, mon essoufflement, je n’entendais pas les autres courir.
Quelqu’un hurla allez, Laura, allez ! Laura était derrière moi, tout comme Marzia, Ludovica et les deux autres filles.
Je m’y prenais mal. Il fallait économiser mon énergie, ralentir, ne pas tout donner dès le début.
Ralentis, me dis-je, ralentis ou ça va mal finir.
J’essayais de diminuer mes foulées, je m’imposais de bouger les bras avec moins de fougue, mais je n’y arrivais pas. J’achevai le premier tour en tête. Puis le deuxième, toujours en tête. Je gardais les yeux plissés pour les protéger du soleil, qui était haut, à présent, et fort, ne me laissait pas de répit. J’avais bien fait de mettre de la crème, et le cordon aussi. Je n’avais jamais couru avec autant d’aisance, sans l’angoisse constante de perdre mes lunettes. La piste me semblait même carrément différente, plus claire, plus spacieuse. Mais je dois ralentir, pensai-je.
J’étais sûre que mon père, à ce moment précis, était en train de dire à quelqu’un, peut-être Morena ou une maman à côté de lui, que j’avais tout faux, que ce n’était pas comme ça qu’il fallait s’y prendre.
Mes cheveux battaient contre ma nuque, trop courts pour une queue de cheval. Mon souffle entrait et sortait de ma bouche, inspire, expire, inspire, expire, et puis, en bas à gauche, un début de pincement. Je connaissais ce pincement, je devais le combattre en respirant encore plus lentement. Pieds rapides, longue respiration, et le pincement s’en alla. Et cachée derrière la douleur sourde, je découvris encore du souffle, encore de la vitesse. Je poussais sur mes pieds puis aperçus Marco qui agitait son poing dans ma direction, le visage rougi, et s’époumonait :
– Gaffe à ta gauche, gaffe à ta gauche !
Je me propulsai de plus belle sur les derniers mètres, franchis la ligne d’arrivée.
J’ai gagné, pensai-je. Je regardai à gauche pour voir Laura finir deuxième. Je voulais intercepter son expression, ce que disait son visage, puis je perdis l’équilibre. Je me dis : je suis en train de tomber.
De fait, je tombai en avant. La douleur me coupa la respiration alors que je heurtai violemment la terre rouge. Une brûlure terrible aux genoux et aux mains. Mes lunettes s’envolèrent avec le cordon, je les vis s’abattre à quelques pas de moi, trop loin pour être rattrapées.
– Tu vas bien ? me demanda Marco.
J’essayai de me relever, mais ma jambe me faisait mal, du sang qu’on aurait dit violet s’échappait de mon genou, mes paumes étaient toutes écorchées, mon menton endolori.
– Merde, fais voir, dit Marco. Il faut mettre de la Bétadine. Tu peux marcher ? Vous, vous restez ici.
Ludovica et Marzia avaient accouru, essoufflées.
Je m’agrippai à son épaule. Quand l’un des juges s’approcha, Marco commença à hurler, à lui dire qu’ils avaient mal préparé la piste, qu’on ne pouvait quand même pas tomber comme ça, sans raison. Il vociféra que le sol était jonché de petits cailloux, qu’il fallait les enlever, que c’était une honte.
– Quelqu’un pourrait se blesser méchamment, sur cette foutue piste, dit-il, vous vous rendez compte ?
À l’infirmerie, on me nettoya le visage et on badigeonna mes plaies d’un liquide foncé. On me remit ensuite une coupe en or et même une médaille gravée à mon nom. Je la posai sur le siège arrière puis grimpai dans la voiture avec l’aide de mon père.
– On était tout près de ton couloir, dit Morena. Je t’ai fait coucou au moins dix fois, tu m’as vue ?
Je ne lui répondis pas, je fermai les yeux et feignis de dormir pendant tout le trajet du retour.

3
– Ta chance, fit remarquer ma mère en plongeant un linge propre dans une bassine remplie d’eau chaude salée, ta chance, c’est que tu t’es rattrapée avec les mains. Ça aurait pu être bien pire. Si tu étais tombée la tête la première, tu te serais cassé les dents.
Quand elle essora le linge sur la plaie, je retins mon souffle. L’eau était bouillante, la brûlure si forte que j’eus envie de crier. Je criai.
Elle m’ignora et examina attentivement ma blessure.
– Il vaut mieux laisser comme ça, à l’air libre, sans pansement, histoire que ça respire. Sinon il va y avoir du pus.
Afin d’ôter les fragments de terre et de crasse, elle avait utilisé une pince à épiler stérilisée.
Allez, stop, l’implorais-je à chaque fois qu’elle retirait une saleté.
Bas les pattes, répondait-elle, inflexible, et arrête de bouger la jambe. Ça t’apprendra peut-être à regarder où tu mets les pieds.
Elle n’était pas venue à Formello à cause de mon frère. Il était trop petit, risquait l’insolation. Ma mère n’en revenait pas qu’ils nous fassent courir en été. Et mets-toi de la crème, sinon tu vas te retrouver avec des grains de beauté, comme moi.
Elle tirait sur l’encolure de son tee-shirt pour me montrer les grains de beauté rouges qu’elle avait sur les épaules et entre les seins. Moi, je les adorais. Je n’arrivais pas à croire qu’elle n’était pas née avec, et qu’il y avait donc eu une période de sa vie, de sa naissance à ses premières journées à la mer, où elle en avait été privée.
– Laisse-moi voir tes mains, maintenant.
Elle les retourna délicatement et pressa le tissu humide, d’abord sur une paume, puis sur l’autre. La brûlure était insupportable.
– J’en peux plus, arrête.
Je parvins à me libérer, mais elle me saisit les poignets.
– On ira plus vite si tu cesses de gigoter.
Mes larmes avaient coulé jusque sous mon menton et j’avais la morve au nez. Quand elle en eut fini, ma mère me rinça le visage et m’embrassa sur la tête. Puis elle nettoya tout et se lava les mains.
Mon père était en train de regarder une émission sur les montagnes autrichiennes, et je me blottis contre lui au fond du canapé en attendant que ma mère nous appelle à table.
– La plus grosse part pour la championne, lança-t-il après avoir divisé le plat de lasagnes en six parts égales.
Je coupai ma portion à l’aide d’une fourchette ; elle était un peu brûlée sur les bords. Une bouffée de fumée s’en échappa, qui m’embua les lunettes.
– Souffle, dit ma mère tandis qu’elle réduisait en morceaux minuscules la ration de mon frère, qui était occupé à suçoter un bout de pain dans son petit poing.
Je me mis à souffler sur la croûte croquante. J’adorais la manger en dernier, en la séparant de la partie la plus fondante.
– Et donc ? demanda ma mère.
Son regard allait de mon père à moi, de moi à mon père.
– Comment ça s’est passé ?
– Elle a été super forte, répondit-il, puis il fourra sa fourchette dans sa bouche et fit aussitôt la grimace.
– Je t’avais prévenu, que c’était brûlant ! Pire qu’un enfant, c’est pas possible !
Ma mère remplit son verre d’eau et l’invita à boire, mais il fit non avec son index. Il resta immobile quelques secondes, les yeux fermés, puis avala, toussa, et quand il fut de nouveau à même de parler, il raconta que je n’avais suivi aucun de ses conseils, que je n’en avais fait qu’à ma tête.
– Comme d’habitude, commenta ma mère.
– Sauf que cette fois-ci, elle a eu raison. Elle est partie la première et elle est arrivée la première. Tu aurais dû la voir, les autres ne pouvaient tout bonnement pas la suivre, pas vrai, Livia ?
Il me fit un clin d’œil, j’effleurai du doigt la croûte de mes lasagnes pour en tester la température, en détachai un bout. À l’intérieur, elles étaient un peu crues et toujours bouillantes.
– Comme oncle Paolo, alors, souligna ma mère.
Elle essuya la bouche de mon frère, qui poussa un petit cri de protestation et fronça les sourcils en retroussant la lèvre inférieure.
– Bien mieux que l’oncle Paolo, corrigea mon père. OK, il va falloir travailler un peu… disons qu’on va devoir revoir un peu la posture.
Ma mère ricana et je vis trembloter la peau lâche qu’elle avait sous le menton. Elle essaya d’enlever le pain de la main de mon frère, en vain.
– C’était pareil quand elle a appris à marcher, tu te souviens, Mauro ? Elle marchait avec les pieds en canard, comme ça.
Elle posa sa fourchette, joignit ses poignets et tendit les mains vers l’extérieur, imitant ma démarche.
– Mon petit caneton d’amour ! s’exclama-t-elle en se penchant pour me capturer d’un baiser sur la joue, me laissant sur la peau un peu du rouge à lèvres rose pailleté qu’elle mettait tous les jours.
Je m’essuyai du revers de la main.
– C’est pas vrai, elles arrivaient très bien à me suivre. Il y en a même une qui a failli me doubler.
Mon père leva les yeux de son assiette.
– Peut-être, mais elle ne l’a pas fait, si ? C’est ça qui compte. Ça arrive à tout le monde de glisser.
– Toi, je ne t’ai jamais vu glisser.
– Parce que tu es avec moi tous les jours peut-être ? rétorqua-t-il.
Je pris une autre bouchée de lasagnes. Elles collaient aux dents, pas beaucoup de sauce et zéro béchamel, juste des grumeaux de fromage fondu qu’il fallait aller chercher entre les couches de pâtes comme des pépites d’or.
– Tes mains te font encore mal ? Tu arrives à manger ou tu veux de l’aide ? demanda soudain ma mère en se penchant vers moi.
– C’est bon, je peux me débrouiller.
Je repris la fourchette d’entre ses doigts, horrifiée à la simple idée qu’elle puisse me donner la becquée à moi aussi.
– J’ai encore mal, dis-je en regardant mes paumes écorchées, la chair rosée qui apparaissait en dessous. Mais ça va.
– Tant mieux. N’empêche que ce soir, il faudra de nouveau désinfecter tes plaies. Sans faire d’histoires, prévint-elle en me pinçant le nez.
Puis elle montra le réfrigérateur du doigt.
– Mauro, chéri, va chercher le Coca, ça la déridera peut-être.
– À vos ordres, répondit mon père en se levant et en se dirigeant d’un pas solennel jusqu’à la porte du frigo.
Il sortit la bouteille en plastique, ouverte depuis on ne sait quand, éventée mais encore buvable, et la tint entre ses mains comme une fragile et précieuse relique.
Sur ordre de ma mère, l’un des rares qui s’exerçaient à la maison, le Coca-Cola ne pouvait être bu que coupé à l’eau, et exclusivement le dimanche. Et je n’étais pas la seule concernée – sous prétexte que j’étais petite et risquais de m’habituer aux boissons gazeuses –, mon père aussi.
Il me versa un peu de Coca, le mélangea avec de l’eau puis remplit son verre.
Je bus d’un trait, ça avait un goût de bubble-gum et de bonbon. Je sentis le liquide poisseux couler le long de ma gorge comme s’il la nettoyait, faisant disparaître le picotement qui me gênait depuis que j’étais remontée dans la voiture. J’avais dû avaler un peu de terre en tombant, sans m’en rendre compte.
– Pas plus tard que la semaine dernière, dit mon père, j’ai glissé devant la pharmacie. Comme ça, pouf. Je crois que tout le monde m’a vu. Mais je me suis relevé, j’ai fait une petite blague et j’ai poursuivi mon chemin.
Il se pencha pour ramasser le morceau de pain mâchouillé que mon frère avait jeté par terre. Je regardai ses jambes fléchies, musculeuses. Nous avions les mêmes, mon père et moi, tout comme l’oncle Paolo. Le mollet élancé, fuselé, les cuisses longilignes.
– Peut-être que t’as pas trébuché, papa, avançai-je. Il t’est peut-être arrivé la même chose qu’à moi.
Il avait commencé à empiler les assiettes vides dans l’évier. On avait un lave-vaisselle, mais il préférait laver à la main, d’autant plus que notre vaisselle était précieuse. Les assiettes venaient du magasin où ma mère était employée, piazza Mazzini, un local exigu qui vendait toutes sortes de cadeaux. Elle y travaillait depuis peu, aussi l’appelait-on souvent à la dernière minute pour remplacer une collègue. De cela, comme du fait qu’elle devait payer de sa poche sa place de parking, elle se plaignait parfois, mais fondamentalement, le job lui plaisait.
Un jour, Raffaella Carrà était entrée dans la boutique. Elle était bien moins belle en vrai qu’à la télévision.
– Qu’est-ce que tu racontes ? Comment ça s’est passé, pour toi ? demanda mon père, toujours de dos, mais les épaules plus droites, crispées.
– Livia, tu es pénible, à la fin, s’impatienta ma mère. Ça arrive à tout le monde de trébucher au moins une fois dans sa vie.
Elle ôta le bavoir de mon frère en essayant d’endiguer les sanglots contenus qui précédaient les vraies larmes.
– Monte plutôt toquer chez Morena, j’ai fait du thé glacé.

Dès qu’elle fut dans ma chambre, Morena enleva ses chaussures et ses chaussettes et annonça qu’elle voulait qu’on prépare une chorégraphie.
– Ensuite on la montrera aux parents, dit-elle.
En d’autres circonstances, j’aurais répondu que non, c’était hors de question, le summum de l’ennui. Mais je savais que j’avais été dure avec elle, au stade, donc j’acceptai.
Morena chantait comme une casserole, mais tandis que nous dansions pieds nus sur le tapis, deux pas à droite et deux à gauche, les mains sur la taille et le bassin qui tournait frénétiquement, te amo mi corazón, increíble es la vida contigo, j’eus l’impression que la compétition, Laura De Sanctis, le soleil fort sur nos têtes, le cordon qui retenait mes lunettes, le moment confus où j’avais regardé sur ma gauche et où j’étais tombée sur la terre rouge, que tout cela se brouillait et s’éloignait.
D’un coup, elle s’arrêta et attacha ses cheveux en une queue de cheval haute. Fouilla la pièce des yeux.
– Ça ne va pas, comme ça. Il nous manque quelque chose.
– Du genre ?
– Comment on dit… Un accessoire de scène. À la télé, les chanteurs ont toujours un truc à la main.
– Genre un microphone ? Je vais chercher ma brosse dans la salle de bains.
– Non, fit Morena en secouant la tête. Il nous faut un foulard, une écharpe, un machin à plume !
Survoltée, elle ouvrit les tiroirs de mon armoire et perquisitionna les piles de débardeurs et de shorts de survêtement. Il n’y avait rien d’intéressant.
– Essaie le cagibi dans le couloir, proposai-je.
Elle sortit et revint quelques secondes plus tard, le visage rayonnant. Elle brandissait dans sa main droite un coupe-vent lilas et une canne d’un bois sombre, brillant, au manche recourbé.
– Ces deux trucs peuvent nous servir.
Elle me tendit la veste lilas en me demandant de la nouer autour de la taille et de remonter mon tee-shirt afin de laisser voir un bout de mon ventre. La canne, en revanche, elle la garda pour elle.
Elle se remit à chanter en plaçant une main à chaque extrémité de l’objet. Elle le hissait à la hauteur de son visage, le baissait, puis elle levait la jambe, les bras tendus devant elle. J’avais compris, à présent, à qui elle voulait ressembler. Quelques jours plus tôt, chez elle, nous avions vu à la télévision les danseuses du Moulin Rouge.
Elle essaya de planter le bout de la canne par terre pour lui tourner autour, mais l’objet glissa sur le parquet et tomba.
– Oh non, pardon, fit-elle en s’empressant de le ramasser, la mine penaude, comme si elle s’attendait à être sermonnée.
Je pris la canne, passai la main sur sa surface lisse.
– Où tu l’as trouvée ?
– Dans le cagibi, comme tu m’avais dit, répondit-elle en s’asseyant sur mon lit. Elle vous sert à quoi ? À aller vous promener en montagne ?
– Non, c’est pas nous qui nous en servons. Personne ne s’en sert, … »

Extraits
« Il recula au fond de son siège, croisa les doigts sur son ventre.
– Votre fille verra de moins en moins bien en soirée. Et cela pourrait être pire que ce qui vient de se passer. Disons plutôt que ça sera pire. Avec le temps, la vision périphérique de Livia s’estompera, les couleurs seront difficiles à distinguer, elle n’aura plus la perception de la profondeur, ni du contraste. Son acuité visuelle se réduira. Après le coucher du soleil, ce sera difficile pour elle de sortir, de faire les choses que font les jeunes filles de son âge. Même la journée, cela pourrait poser problème, avec des lumières très fortes. Elle pourrait être éblouie, c’est pour cela que les lunettes de soleil sont obligatoires.
Il agita l’index dans ma direction, esquissa un sourire débonnaire pour ne pas avoir l’air trop sévère.
– Quoi qu’il en soit, c’est le soir que ce sera le plus difficile. La perception visuelle de Livia continuera de se détériorer. On ne peut pas encore savoir comment, ni jusqu’ à quel point. Mais on sait avec certitude qu’elle se détériorera. » p. 96

« Je me sentais terriblement décalée par rapport aux jeunes de mon âge, qui accumulaient les expériences, enchaînaient les premières fois, avaient du temps pour construire. Ma vie à moi me semblait impitoyablement propulsée vers la perte. » p. 130

À propos de l’autrice
OLIVO_greta_©pierluca_espositoGreta Olivo © Photo Pierluca Esposito

Greta Olivo est née en 1993 et vit à Rome. La couleur noire n’existe pas est son premier roman. Pour le personnage de Livia, elle s’est librement inspirée de son histoire familiale. (Source : Éditions Phébus)

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