Célèbre

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En lice pour le Prix du livre les Visionnaires 2024

En deux mots
Cléo Louvent s’offre un break de trois semaines sur une île déserte. L’occasion pour elle de revenir sur sa vie, de refaire le chemin qui l’a conduite de Paris à Malibu sur les chemins de la gloire. La certitude chevillée au corps qu’elle serait célèbre un jour a fini par se vérifier au prix d’un travail acharné. La chanteuse, qui prépare un troisième album, est désormais à la tête d’une véritable entreprise qu’il faut gérer d’une main de fer.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

« Le vrai problème des vœux, c’est quand ils se réalisent »

Maud Ventura a parfaitement franchi l’épreuve du second roman. Après la réussite de Mon mari, voici Célèbre, un petit bijou d’ironie féroce. Maud Ventura nous y conte la foi, l’ascension et la gloire de Cléo Louvent, devenue en quelques années une star de la chanson. Une réussite qui n’est pas une belle histoire !

Cléo Louvent a réussi son incroyable pari. Elle est désormais célèbre et star de la chanson. Au moment où s’ouvre le roman, elle va s’offrir un break de trois semaines sur une île du Pacifique non-répertoriée, sans aucun appareil électronique si ce n’est un téléphone satellitaire d’urgence. Ces vacances, qui font suite à sept années intenses à grimper et à se maintenir au sommet de la gloire, sont l’occasion de se retourner sur sa vie.
De ce parcours, on retiendra d’abord trois moments-clé. Elle n’est encore qu’une enfant, élevée entre une mère française et statisticienne et un père américain et égyptologue, lorsqu’elle décrète qu’elle veut être « aussi célèbre que Céline Dion ». Si la remarque fait naître un sourire sur le visage de ses parents, elle va s’ancrer dans l’esprit de la fillette. Solidement, obsessionnellement.
Lorsqu’elle fête ses quinze ans chez sa meilleure amie, elle croise Nathanaël. Sa technique de drague consiste à s’intéresser à l’étymologie des prénoms. Quand il demande à Cléo si elle sait ce que signifie son prénom, elle ne peut que lui révéler que Cléo est le diminutif choisi par ses parents, son père voulant l’appeler Cléopâtre, ce qui signifie « la gloire de mon père ».
Le jeune homme lui explique alors que « pâtre » est bien le père, mais que l’origine de Cléo lui reste inconnue. Ce qu’elle va découvrir en cherchant sur internet est mieux qu’une révélation, la confirmation de son intuition. Cléo vient du grec kléos et signifie gloire et renommée. Elle rentre aussitôt chez elle composer la chanson qui la rendra célèbre.
Mais elle est encore loin de son objectif.
Les années vont passer. Et si son objectif reste intangible, elle va suivre un parcours balisé. Après le bac décroché avec mention, elle suit des études à Sciences-po puis part s’installer à New-York. Dans la grande pomme, elle trouve un job de libraire, donne des cours de musique à la jeunesse dorée de l’Upper East Side et fait la fête avec ses deux colocataires séduites par son côté so frenchy. Il lui faudra pourtant attendre encore des mois avant de voir concrétiser son rêve. Trouver le bon agent, écrire la bonne chanson, celle qui dit tout de son état d’esprit sans dévoiler ses failles et au titre révélateur I Feel Nothing, user des réseaux sociaux pour entretenir la flamme qui monte…
Le tout est soigneusement préparé sur un tableau Excel avec lequel Cléo analyse les forces et les faiblesses de ses rivales, de Taylor Swift à Beyoncé, de Selena Gomez à Lady Gaga. Avec méthode et une détermination obsessionnelle, elle va finir par grimper au sommet.
Découpé en trois parties, la foi, l’ascension et la gloire, ce roman nous entraîne dans les coulisses d’une industrie qui vit de l’image et qui brasse des millions aussi bien par les concerts et la musique que par les activités promotionnelles et les contrats publicitaires.
Pour cela, il faut savoir s’entourer des bonnes personnes, de l’assistante personnelle au responsable de la communication, du manager à l’organisateur des voyages. Une vie millimétrée dans laquelle le hasard n’a pas sa place. Et si le sexe est prophylactique, l’amour est quasi interdit. On l’aura compris, Cléo sait ce qu’elle veut. Elle est ambitieuse, orgueilleuse, intransigeante. Son équipe va en faire les frais, mais elle aussi, n’hésitant pas à s’automutiler quand elle est en échec.
Maud Ventura, qui s’est beaucoup documentée sur l’univers des stars de la chanson, décrit un monde féroce et implacable. D’une ironie cinglante jusqu’au twist final parfaitement bien orchestré, ce second roman confirme tout le talent de l’autrice de Mon mari. Sophie de Sivry, sa première éditrice disparue trop tôt aurait été sans doute très fière de sa découverte.

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Conseillons aussi la version audio du roman, un petit régal dû en grande partie à l’interprétation de Suzanne Jouannet. Car l’actrice incarne parfaitement le rôle de Cléo Louvent, déterminée et ambitieuse, froide et cinglante.

Célèbre
Maud Ventura
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
558p., 21,90 €
EAN 9782378804503
Paru le 22/08/2024

Où ?
Le roman est d’abord situé en France, à Paris puis à New York, en Californie du côté de Malibu et sur une île déserte du Pacifique. Mais on y voyage aussi dans le monde entier au gré des tournées de la star internationale.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« La célébrité est ma vie. Est-ce que j’étais préparée à un tel succès ? Bien sûr que oui. »
Cléo grandit dans une famille dont elle déplore la banalité. Dès l’enfance, elle n’a qu’une obsession : devenir célèbre. Au fil des années, Cléo saute tous les obstacles qui s’imposent à elle, arrachant chaque victoire à pleines dents, s’entaillant la cuisse à chaque échec.
À la surprise de tous, sauf d’elle-même, Cléo devient une star mondiale, accumulant les millions de dollars, les villas à Los Angeles et les récompenses.
Bienvenue dans les coulisses de la célébrité, un monde où règnent l’artifice et l’impunité. Célèbre est le récit d’une ascension féroce, brutale et monstrueuse. Un portrait acide et brillant de notre époque. Addictif.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Huffington Post (Valentin Etancelin)
Brut
France Inter (L’invitée de 8h 20)
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
Benzine mag. (Marie-Laure Kirzy)
C News (L’heure des livres)
RTBF (L’invitée culture)
Actualitté (Nicolas Gary)
Culture 31
Blog Aude Bouquine
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog de Gilles Pudlowski
Blog Mademoiselle lit


Maud Ventura présente « Célèbre » © Production Librairie Mollat
Dans cet épisode de On tisse La Toile, Pénélope Bœuf reçoit Maud Ventura. De Célèbre partage à cœur ouvert ses réflexions profondes sur l’amour, l’ambition, la célébrité, et comment faire les bons choix de vie. © Production On Tisse La Toile

Les premières pages du livre
« La célébrité est ma vie. Celle que je savais que j’aurais, celle que j’ai fait en sorte d’avoir. Est-ce que j’étais préparée à un tel succès ? Bien sûr que oui. J’ai toujours considéré que ce qui m’attendait n’était pas une existence mais un destin. Ma route serait exceptionnelle, ma trajectoire hors du commun.
Quand on évoque la célébrité on pense aux paillettes, au glamour, à l’argent, aux fans dévoués, au prestige, à la reconnaissance. Mais il faudrait aussi citer le sentiment de supériorité constant, l’ivresse de la richesse, les commentaires incessants, la vanité, l’hypocrisie, l’impunité. La célébrité est une drogue dure, un monstre féroce. Et je suis allée la chercher avec ma rage, avec mes ongles, avec mes dents.
L’extrême notoriété a libéré la bête en moi, impitoyable et cruelle. Autant le dire d’emblée : je me suis sali les mains. À mon niveau, tout le monde a des cadavres dans les placards. Ceux qui prétendent le contraire sont des menteurs. La célébrité est une prise de guerre – personne n’est jamais prêt à y renoncer.
À trente-deux ans, je suis au sommet d’un château que j’ai construit seule avec mes chansons. Je ne crois pas à la chance. Je ne crois pas au réseau d’amis influents. Je ne crois pas au plafond de verre. Je ne dois ma réussite qu’à mon talent, à mon caractère et à la méritocratie. Alors si j’avais pu être honnête le soir de ma dernière remise de prix, je n’aurais remercié qu’une seule personne lors de mon long discours : moi-même.

Trois semaines sur une île déserte au milieu de l’océan Pacifique. Un lieu sans eau ni électricité, sans aucun contact avec le monde extérieur. C’est le genre de fantasme que la célébrité permet d’acheter. Quand on a tout, il faut bien faire preuve d’un peu d’imagination pour ses vacances d’été.
Hier, j’ai passé dix heures dans un jet privé. On a atterri près de Tahiti ou des Fidji, à moins que ce ne soit Hawaï. Je suis montée à bord d’un second avion, puis d’un hydravion. Une heure plus tard, l’île est apparue : un atoll perdu dans l’immensité.

Océan à perte de vue, sable blanc, lagon somptueux, je me promène sur une carte postale. Des nuées d’oiseaux marins font escale sur les rochers, la nature est luxuriante, on devine les averses fréquentes, la citerne qui récupère l’eau de pluie est pleine. Cocotiers, bananiers, orangers, je ne risque pas de mourir de faim. Les yeux vers le large, je cherche une terre à l’horizon, un point d’ancrage pour fixer mon regard. Il n’y en a pas.
Mon unique abri pour les trois prochaines semaines est un cabanon sur la plage. L’habitation est charmante, construite sur pilotis, avec une terrasse face à l’océan. La charpente en bois, haute et inclinée, retient un toit recouvert de feuilles de plantes tropicales tressées. À l’intérieur, une seule pièce à l’ameublement sommaire : un lit simple, une commode, une table, deux chaises. Les provisions sont rangées dans un placard : du riz, des fruits, du poisson séché, des tubercules, des boîtes de conserve, cent litres d’eau minérale. J’ouvre les tiroirs pour terminer mon inventaire, rassemble mon maigre butin sur le sol : un réchaud, deux bonbonnes de gaz, des palmes, un masque de plongée, une lampe de poche, une machette, une boîte d’allumettes, une moustiquaire, un purificateur d’eau, un filet de pêche, un globe terrestre, une Bible. Rien sur les murs, pas la moindre décoration, pas d’horloge, pas de miroir. Rustique pour des vacances à 500 000 dollars. Mais il n’y a pas de secret : plus c’est cher, moins il y a de wifi. Je paie le prix fort pour être au milieu de nulle part, inaccessible aux regards, aux téléphones portables, aux objectifs des paparazzi – et aux sollicitations incessantes de mes équipes. Cette année, je m’offre le plus beau des cadeaux : qu’on me foute la paix.
J’ai entendu parler de cette île pour la première fois il y a six mois. Ce soir-là, je fais une apparition très attendue à la fête qui clôt une remise de prix où j’ai encore tout raflé et enchaîné les discours de remerciement. Un peu plus tôt, un trophée à la main, j’ai rendu hommage à mon public à quatre reprises, des trémolos dans la voix et les larmes aux yeux. C’est la première chose à apprendre : pleurer sur commande. On connaît la chanson. Il faut se montrer émouvante et fébrile, avoir le triomphe modeste, expliquer qu’on fait de la musique pour ses fans, saluer les équipes de l’ombre en citant une longue liste de noms qui n’évoquent rien à personne.
Natalie Holmes se tient près du bar de l’afterparty, une coupe de champagne à la main. Je ne l’ai pas croisée depuis plus d’un an, et cette année a été mouvementée : séparation, trahison, tourmente médiatique, drame, sortie triomphale de mon troisième album. Natalie Holmes et moi avions une poignée d’amis en commun mais ces amis se sont transformés en ennemis, alors je suis prête à parier qu’elle fera comme si elle ne m’avait pas vue, les yeux baissés sur ses escarpins Jimmy Choo. Perdu. Elle s’approche avec un grand sourire. C’est fou comme le succès fait oublier les inimitiés. Ma nouvelle assistante me chuchote à l’oreille le titre du dernier film dans lequel elle a joué, le nom du réalisateur, la date de sortie. Je veux bien faire la conversation, mais il me faut un minimum de matière.
Natalie commence par me féliciter pour mon album (accroche qui manque d’originalité) et pour les quatre trophées que j’ai remportés ce soir (quelle platitude), puis me confie qu’elle repense souvent à nos discussions chez John Cutler à Los Angeles (je n’en ai aucun souvenir). Décidément, sa robe lui écrase les bras ; j’adore les bustiers, mais ce n’est pas flatteur pour tout le monde (qu’est-ce que son styliste a foutu ?). La mâchoire serrée pour ne pas bâiller, je voudrais être partout sauf ici à discuter avec une actrice insipide. Je suis sur le point de m’éloigner poliment quand la conversation prend un tour inattendu. Natalie Holmes pose une main complice sur mon poignet et se met à me raconter ses dernières vacances.
– Ce n’était pas vraiment des vacances, plutôt une expérience, murmure-t-elle.
– Comment ça ?
– Je n’ai pas le droit d’en dire plus, mais je te jure que ça a changé ma vie.
– À ce point ?
– Tu ne peux pas imaginer. Je ne m’attendais pas à être aussi bouleversée… Je peux te donner le numéro si tu veux.
– Oui, pourquoi pas.
– Mais je ne te garantis rien. Ça ne fonctionne que par bouche-à-oreille, les places sont extrêmement limitées. J’ai entendu dire que Selena Gomez attendait depuis des mois de pouvoir y aller.
Si j’en crois Natalie Holmes, tout le gratin d’Hollywood défile en secret dans cet endroit « top secret » et « très exclusif ». Évidemment, c’est exactement ce qu’il faut dire pour me donner envie d’en être. Pas de méga-yacht, pas de villa aux Bahamas, pas de château en Toscane, mais trois semaines sur une île privée dans le Pacifique. « Une aventure à la Robinson Crusoé », « une retraite spirituelle », « une expérience de bout du monde », « un lieu si reculé que plus rien n’existe ». J’ai du mal à imaginer Natalie Holmes passer l’été sans climatisation et pêcher au harpon, mais pourquoi pas. « C’est là que Christopher Nolan a eu l’idée de son film Interstellar » ; « Taylor Swift y dépose ses valises une fois par an, elle s’y ressource et trouve l’inspiration pour de nouvelles chansons » ; « Il paraît que l’île a appartenu à Francis Scott Fitzgerald, il y aurait écrit les premiers chapitres de Gatsby le magnifique » – je me permets d’en douter, à ma connaissance l’auteur américain n’a jamais fait fortune, mais Natalie Holmes connaît les arguments pour me séduire, Fitzgerald est mon écrivain préféré. Elle ajoute, des étoiles dans le regard et un sourire lourd de sous-entendus :
– Les initiés l’appellent « l’île aux chefs-d’œuvre »… Ça finira par se savoir, mais pour le moment l’endroit est encore préservé, alors il faut en profiter. C’est absolument magique.
– Si tu le dis.
Je suis piquée au vif. J’ai croisé Selena et Taylor hier, comment se fait-il qu’elles ne m’en aient pas parlé ? Et puis, pourquoi Natalie Holmes, une actrice qui ne possède ni mon aura ni mon influence, est-elle au courant avant moi ? Au moment de s’éloigner, elle me fait d’ailleurs promettre de tenir ma langue, elle a signé un accord de confidentialité en béton armé. Localisation tenue secrète, aucune information sur Internet, cooptation ultra-sélective. Le mystère crée l’envie.
Un soir de grande fatigue, je compose le numéro sur un coup de tête. En pleine promotion de mon troisième album, j’ai été sollicitée toute la journée par des abrutis dont aucun n’a été capable d’exécuter mes ordres correctement. Autour de moi, tout le monde est soit incompétent, soit paresseux, et la semaine s’achève dans un climat de terreur. Il paraît que la musique adoucit les mœurs – laissez-moi rire. La vitesse et la pression me rendent intraitable. Seule dans une chambre d’hôtel à Las Vegas, je me scrute dans la glace en attendant que quelqu’un décroche, en vain. Je laisse un message sur un répondeur énigmatique qui cite un verset de la Bible.
Sable fin, eau turquoise, calme absolu. Je nage longtemps, lentement, la brasse, le dos crawlé. Je songe aux courants marins qui pourraient m’emporter au large, aux lames de fond près de la barrière de corail, aux poissons dont les nageoires dorsales contiennent un venin mortel. Le frisson fait partie du plaisir.
Après ma baignade, je dénoue mon maillot de bain sous la douche extérieure, une installation spartiate à l’arrière du cabanon. L’eau de pluie chauffée par le soleil est tiède, le savon mousse au contact de ma peau, je lâche un soupir de bonheur. Pour une fois, aucun paparazzi ne se cache derrière un rocher pour photographier mes seins. Même pas besoin de rentrer le ventre.
La construction d’un château de sable occupe le reste de ma journée. Comme lorsque j’étais enfant sur les plages de l’île d’Oléron, je tasse la matière mouillée, creuse des douves, consolide ma forteresse, paisible, concentrée, avant de partir à la recherche de coquillages pour décorer mes tours. Une activité futile, fortuite, rien que pour moi. Le plaisir de s’appliquer sans chercher à exceller. Est-ce qu’il est 14 heures ou 17 heures ? Je n’en ai pas la moindre idée. Mécaniquement, je glisse ma main dans ma poche pour attraper mon portable. Il va me falloir plusieurs jours pour réprimer ce réflexe.
La veille du départ, un homme en polo blanc a fouillé mon sac avec cérémonie. Il n’était pas question d’emporter téléphone, ordinateur, appareil photo, ou n’importe quel objet électronique. Il a aussi confisqué ma montre. Le mot d’ordre : déconnexion. Être injoignable. Disparaître de la circulation. Pas d’appels de mon assistante, pas de réseaux sociaux, pas d’obligations. Rien que le silence et la sérénité.
Seule exception à mon isolement choisi : un téléphone satellite d’urgence, noir avec une antenne, rangé dans le placard à côté de la trousse à pharmacie. Je n’ai aucun mal à imaginer des célébrités s’offrir cette expérience singulière et craquer au bout de quarante-huit heures. Beaucoup doivent demander à rentrer plus tôt, terrorisées par une vilaine araignée ou frappées d’ennui mortel. Car je ne doute pas que ces trois semaines seront aussi une épreuve. La solitude est une autre sorte d’enfer.
Mais pour l’instant, je suis au paradis. Depuis plusieurs mois, je ne me languis pas d’un trophée supplémentaire, je rêve d’une pause. Mon entourage constate que je suis devenue irritable, impatiente, exécrable. Ils ne se rendent pas compte, personne ne peut comprendre ce que je vis. La seule image qui s’en rapproche est : je suis dans une machine à laver et le cycle dure depuis sept ans.
Je ne l’avouerai jamais publiquement, mais je suis épuisée. J’étais prête à toutes les guerres pour être célèbre, sans imaginer que je devrais donner autant pour le rester.

Le soleil se couche pour la première fois sur l’océan. Ma valise est ouverte au pied de mon lit, le feu que j’ai allumé avec du bois mort crépite sur la plage. Ma guitare sur les genoux, je balbutie les premiers mots d’un couplet, un carnet à portée de main. Cette retraite paradisiaque me donnera certainement de la matière pour écrire mon quatrième album – je me suis isolée sur une île, je n’ai pas fait vœu de silence. À la nuit tombée, la mer laisse toute la place au ciel, j’y découvre des milliers de constellations dont je ne reconnais pas la géométrie. Je suis quelque part dans l’hémisphère Sud.
Les flammes projettent des ombres en dents de scie sur le sable, je frémis en faisant rouler du bout des doigts le globe terrestre que j’ai trouvé dans la cabane. Il date de la seconde moitié du XXe siècle ; on y découvre des pays disparus, des acronymes d’un autre temps, j’y cherche des frontières qui n’existent pas encore. Je fais glisser mon index le long des latitudes et des méridiens, en essayant de me localiser sur la sphère. Selon toute vraisemblance, l’île n’y apparaît même pas. Je ne suis qu’un point dans l’immensité du Pacifique, mais où ? Les contours des États se dessinent sous mes yeux, les premières côtes continentales se situent probablement à plus de quatre mille kilomètres d’ici, quelque part en Amérique du Sud ou en Océanie.
Qu’est-ce que je fais là ? Et même, comment en suis-je arrivée là ? Pour calmer le vertige qui monte, je caresse les cicatrices sur mes cuisses, mon crâne, mes mains, mes bras, mes chevilles. Toutes tracent mon chemin de vie et autant de points d’étape vers la gloire.

Il y a un prix à payer pour la célébrité et il se paie chaque jour.

Première partie
La foi
Je m’appelle Cléo Louvent Johnson. Ma mère est française, mon père américain ; je navigue entre les deux langues avec facilité. Ma mère est statisticienne, mon père est égyptologue ; je me construis entre les chiffres et les hiéroglyphes. Je grandis dans un appartement rempli de livres dans un coin tranquille du XIVe arrondissement de Paris. Mon père, qui me surnomme tendrement Cléopâtre, aimante mes dessins de pyramides et de sphinx dans la cuisine. Le samedi, ma mère m’emmène faire un tour à la bibliothèque du quartier ; sur le chemin du retour, on passe saluer les hérons cendrés du parc Montsouris.
J’ai quatre ans, mon père me raconte une histoire dans ma chambre. Mes livres préférés sont ceux qu’il éclaire de ses commentaires. Spécialiste de l’Égypte, passionné d’Antiquité en tout genre, il me narre les malheurs d’Isis et d’Osiris, leur lutte contre Seth, mais aussi les égarements d’Ulysse, les enfantillages des divinités de l’Olympe ; je bois ses paroles quand il détaille les exploits de Ramsès II, Périclès, Alexandre le Grand. Chaque récit devient le prétexte de détours à travers l’Histoire et ses épopées, qui grouillent de personnages aux quêtes extraordinaires et d’animaux merveilleux. Il est bientôt l’heure de dormir, mon père me borde avant d’éteindre la lumière, quand soudain il me sent préoccupée. Comme il insiste un peu, je finis par lui confier : « Papa, je voudrais être aussi célèbre que Céline Dion. »
Je n’en ai aucun souvenir, mais mes parents ont longtemps pris plaisir à me remémorer cette anecdote qui les a fait beaucoup rire. Je devine un attendrissement mêlé de surprise. Où est-elle allée chercher ça ?
Mes parents vivent dans le microcosme de leurs recherches universitaires, de leurs publications, de leurs conférences. Ils ne savent pas qui sont les personnalités à la mode – ils seraient incapables de reconnaître les idoles de leur siècle s’ils les croisaient dans la rue. Les tapis rouges, les couples de stars, Hollywood, les jets privés, les magazines people : c’est un pays exotique où ils n’ont aucune envie de passer des vacances.
Devant la grille de l’école, mes parents ont l’air plus vieux que les autres. Ma mère m’explique que sa grossesse n’a pas duré neuf mois mais neuf ans. Je serai leur unique enfant. Leur difficulté à concevoir n’est pas un secret, ma fiche Wikipédia indique que je suis née d’une fécondation in vitro ; pour une raison obscure, cette information ajoute à la magie qui entoure ma naissance : fallait-il que la science s’en mêle pour créer un être aussi exceptionnel que moi ?
Je suis une petite fille aux cheveux courts, sage, solitaire, qui glisse des feuilles de platane dans les poches de son manteau pour faire de la salade à ses poupées. Mes parents m’entendent parler toute seule dans ma chambre, constatent que je ferme toujours la porte pour jouer.
Ils ne se doutent pas que leur enfant chérie passe ses mercredis après-midi à remplir des carnets à la recherche d’une signature de star. À sept ans, je m’entraîne à signer des séries d’autographes le plus vite possible. L’année suivante, je participe à mes premières interviews. Les questions me viennent naturellement, j’élabore mes réponses avec méthode, en français, en anglais. À mes pieds, mes peluches hérisson, baleine, coccinelle et écureuil m’écoutent avec attention. Ma super ménagerie forme un public captif, le meilleur dont je puisse rêver.
Je chante aussi à l’unisson avec mes stars préférées, dont je lance la musique sur le lecteur CD posé par terre près de mon bureau. Je connais toutes les paroles par cœur, je les lis sur la jaquette, assise en tailleur sur le tapis bleu clair de ma chambre. Adolescente, le site « paroles.net » et ses milliers de chansons répertoriées auront pris le relais. J’y passerai des heures, captivée.

J’ai tant de fois expliqué mon parcours à des journalistes. J’ai tant de fois raconté mon passé en interview. J’ai tant de fois participé à ce jeu dangereux sans en comprendre la gravité.
J’ai romancé ma vie, enjolivé mes réponses pour me rendre plus géniale, plus impressionnante. J’ai supprimé de mon discours et peu à peu de ma mémoire, les épisodes qui ne collaient pas à ma légende. Je me suis fabriqué de faux souvenirs. À la recherche du détail piquant ou de l’anecdote émouvante, j’ai pioché dans le passé des autres, dans mes lectures, dans des films, jusqu’à oublier ce qui m’appartenait vraiment.
Les souvenirs sont fragiles, il suffit pour s’en convaincre de raconter un même événement plusieurs fois. Au bout de la troisième ou quatrième occurrence, le passé commence à se recomposer. Doucement, on change la luminosité, on supprime certains détails, on accentue la force dramatique pour captiver son auditoire. On transforme le passé en histoire, et au fil des récits, c’est le souvenir qu’on abîme. Il y a des anecdotes que j’ai répétées tellement de fois que je ne sais plus si elles sont vraies ou fausses.
Il est tentant de réécrire sa vie, je l’ai beaucoup fait. Les indices annonciateurs de mon destin sont légion : les interviews précoces avec mes peluches, ma voix de mezzo-soprano hors du commun, ma fascination pour les paroles de chansons, mon oreille musicale, mes facilités au piano, les encouragements de mon professeur de guitare, mes bases solides en solfège, ma passion pour la chorale. Il est tellement plus simple de parcourir le chemin en sens inverse.
Je commence la musique à sept ans, mais il ne faut pas s’y tromper. De là où je viens, le conservatoire est l’activité extra-scolaire des bons élèves. Mes parents n’ont pas pour ambition de faire de moi une célébrité en m’incitant à apprendre à jouer d’un instrument – nous ne sommes pas à Los Angeles. Chez moi, la musique est un réflexe bourgeois, pas un encouragement à devenir une pop star mondiale.

Mon désir de célébrité ne vient pas de ma famille mais de mes failles. Toute ma vie, je vais chercher l’admiration de millions d’inconnus, forcer le respect de tous ceux qui ont croisé ma route. Le boulanger, la pharmacienne, ma maîtresse de maternelle, le voisin du troisième étage. Je n’ai qu’un seul dessein : que tous reconnaissent ma supériorité.
On parle beaucoup des troubles mentaux des célébrités. Combien deviennent alcooliques, souffrent d’addictions, sombrent dans la dépression, se suicident ? La célébrité rend fou – et il faut être fou pour vouloir être célèbre. La vie publique est un pot de miel qui attire les narcissiques, les pervers, les sociopathes. Les personnes équilibrées n’ont pas besoin de vampiriser de l’amour à aussi grande échelle.
Je repense à cette petite fille de quatre ans confiant à son père sa tristesse de ne pas être célèbre. Il y avait dans cette soif d’être admirée, félicitée, applaudie, un besoin qui dépassait depuis toujours les proportions normales.

« Quand j’ai rencontré Cléo Louvent pour la première fois, j’ai tout de suite su qu’elle allait devenir célèbre. » Dans les articles à mon sujet, on trouve toujours un ancien professeur ou camarade de classe pour affirmer que mon potentiel était évident aux yeux de tous. En réalité, personne n’aurait parié sur moi. Je suis une enfant banale, pas franchement jolie, timide.
Sur mes premiers bulletins, j’ai d’excellents résultats, mais on m’encourage à prendre davantage la parole en classe. Je me cache derrière mes bonnes notes – je les dois à mon perfectionnisme inquiet. Dès que je fais une rature sur mon cahier d’école, j’arrache la page et je recommence.
À huit ans, on me fait sauter une classe, je me retrouve assise à côté de la belle Juliette Marchand. Ma nouvelle meilleure copine est tout l’inverse de moi : populaire, bavarde, bruyante. Son aisance m’impressionne. Ma mère trouve qu’elle a une fâcheuse tendance à se donner en spectacle ; mon père ressent la même aversion pour les personnes qui parlent fort ou qui cherchent à être au centre de l’attention. Si je me comportais comme Juliette à la maison, on me répondrait sèchement : arrête de faire ton intéressante.
Juliette partage son affection entre Lydia, Clémentine et moi. En d’autres termes, je fais partie de ses dames de compagnie et je crains à chaque récréation de cesser d’être sa favorite. Quand Juliette disserte sur l’importance d’embrasser un garçon avant d’entrer au collège, j’acquiesce en silence derrière elle. Elle se met à me surnommer Cléou, je déteste, mais encore une fois je ne dis rien.
Un lundi du mois d’octobre, Juliette décide d’organiser un défilé de mode avec plusieurs filles de la classe. Le spectacle aura lieu chez elle le dimanche suivant, devant ses parents et leurs amis. Nous passons la semaine à en parler dans la cour. À dix ans, je jure que rien n’est plus important.
Le grand jour arrive, mon père me dépose chez Juliette, mes plus beaux vêtements pliés dans mon sac à dos. Pour garantir ma place au défilé, j’ai fait croire que je possédais un pantalon évasé ; une fois sur place, je fais mine de l’avoir oublié. Dans la salle de bains, je surprends Lydia en train de dire que je suis une sale petite menteuse : ce pantalon à pattes d’éléphant n’existe pas. Clémentine abonde dans son sens – elle ajoute que j’ai une voix grave comme un garçon et des poils sur les cuisses. Juliette prend ma défense avec fermeté : la reine protège ses favorites et ordonne la paix. Je ravale mes larmes de l’autre côté de la porte.
Juliette orchestre l’événement, choisit l’ordre des apparitions, lance la musique. Sa chambre fait office de coulisses, on se change en vitesse, nous avons le droit à quatre passages chacune. Elle ouvre le bal avec une jupe à volants et un débardeur orange, ses cheveux blonds flottent dans son dos. Une demi-heure plus tard, j’ai le souffle coupé de jalousie quand elle clôt le défilé avec une robe bleu nuit à fines bretelles. Juliette marche avec assurance sous les applaudissements, tourne sur elle-même, lance des clins d’œil aux adultes conquis. Le lundi à la récréation, je vole son goûter et je crache dans son cartable.

Pour devenir célèbre, il faut accumuler un nombre suffisant de rancœurs, bouillir de frustration pendant des mois, mijoter des décennies. Les années passées dans l’ombre de ma meilleure amie sont celles qui me donneront l’endurance nécessaire pour supporter celles passées dans la lumière. Ce n’est pas un hasard si, à l’aube de ma notoriété, je décide de teindre mes cheveux en blond comme Juliette. J’ai une revanche à prendre et elle n’est pas que capillaire.
Le soir dans mon lit, j’en veux à mes parents de m’avoir donné ce prénom trop court et ridicule. Pourquoi Cléo ? J’aurais préféré m’appeler Juliette, Mathilde, Émeline ou Éléonore. Un nom de fille, de princesse, coquet, important (minimum trois syllabes). Je suis jalouse et mesquine, j’espère que personne ne viendra à l’anniversaire de Juliette. Ou mieux encore, qu’elle m’annonce que sa mère est morte. Et puis j’imagine mes représailles, je les caresse du bout des doigts. Quand je serai au sommet, je n’aurai pas un regard pour ceux qui m’ont sous-estimée. Je ne me contenterai plus de cracher dans leur sac, je leur cracherai au visage, je les réduirai en cendres.
Je regrette que mes parents ne me l’aient pas expliqué plus tôt : les enfants qui attirent tous les regards ont rarement la vie d’adulte la plus étincelante, les familles les plus unies, les carrières les plus impressionnantes. La star de l’école primaire ne devient jamais la star planétaire. Depuis, j’ai eu l’occasion de l’observer des dizaines de fois : la célébrité n’est pas une victoire, c’est une vengeance.

Il me reste des images très nettes de l’été de mes quatorze ans : des balades à vélo entre les pins avec mes cousins et cousines, des goûters sur la plage, une course de rollers. J’accompagne ma tante qui va acheter des huîtres au marché, je prends des cours de voile, je m’épile les sourcils en secret. Mon journal intime est caché dans mon tiroir à culottes, je suspecte ma cousine Violette de le lire pendant que je suis sous la douche et de prendre un plaisir sadique à en citer des extraits lors de nos conversations ; le doute s’immisce dans mon regard, elle jubile. Enfin, je crois.
La sœur de ma mère possède une maison secondaire à l’île d’Oléron, j’y passe une partie de mes vacances depuis toujours. Le reste du temps, je séjourne chez mes grands-parents à Aix-en-Provence, je campe en Auvergne avec mes cousines et mon oncle, ou bien je m’envole à Boston rendre visite à ma famille paternelle. Cet été-là, mon père nous rejoint à Oléron pour une semaine. Un après-midi, j’ai la curiosité de m’asseoir à côté de lui sur le canapé pendant qu’il regarde les Jeux olympiques à la télévision.
Devant l’écran, je suis d’abord soulevée par une intuition ardente, presque une révolte : je hais les sports d’équipe. Handball, volley, basket : faire dépendre sa victoire de quelqu’un d’autre que soi me paraît insensé. Comment ne pas avoir envie de brûler vif son coéquipier en cas de mauvaise performance ? La natation me semble être une discipline plus raisonnable (sauf les relais, évidemment). Hier, une Française de dix-sept ans a créé la surprise en remportant le 400 mètres nage libre. Notre nouvelle star nationale n’a que trois ans de plus que moi, et ce matin chez le marchand de journaux elle est sur toutes les unes. Dans ses interviews, je découvre, fascinée, les années de sacrifice, les réveils à l’aube, les seize kilomètres de natation par jour, l’odeur du chlore qui colle à la peau jusqu’à la nausée, le travail acharné pour gagner un centième de seconde. Tout sonne juste : la force de caractère, la tolérance à la douleur, le besoin de gagner. J’y reconnais les contours heurtés de ma propre ambition.
Moi aussi, j’ai quelque chose à prouver. Moi aussi, je suis déterminée à en faire dix fois plus que les autres. Moi aussi, je suis prête à en découdre. Moi aussi, je suis une perfectionniste dotée d’une énorme capacité de travail. Moi aussi, je veux vivre dans un monde simplifié où le meilleur gagne. Ce n’est pas pour rien que je suis toujours première de ma classe, je n’ai jamais cédé mon rang à personne ; je suis aussi la plus douée du conservatoire, la meilleure de mon cours de piano, de guitare, de chant. Si l’objectif est de dix, j’accomplis cent. Une overachiever, comme dit mon père. Surperformer ou rien. Pourtant, je n’explique pas cette bizarrerie. Pourquoi est-ce que je crève à ce point de devenir célèbre ? Pour me sentir spéciale, puissante, aimée ? Bien sûr, je me crois différente des autres, en décalage, incomprise, mais n’est-ce pas le sentiment le plus universel qui soit en grandissant ? Alors comment interpréter cette rage ? Mes parents ne m’ont-ils pas assez regardée ? Au contraire, est-ce l’effet d’un transfert d’ambition sur une enfant unique trop longtemps attendue et choyée ? Ma soif de célébrité est-elle la conséquence d’une disposition innée, d’une expérience acquise, d’un délaissement, d’un harcèlement, d’un héritage ? Je ne sais pas. Je n’ai aucune cause à donner, aucun élément de réponse psychologique, familial, sociologique, astrologique, mystique, existentiel. Je ne l’explique pas pourtant je brûle. J’ai grandi dans les beaux quartiers de Paris mais je suis un chien de la casse.
– La natation, c’est un sport de chien, analyse justement mon père au moment du coup d’envoi du 100 mètres dos.
Une minute plus tard, la nageuse française remporte sa deuxième médaille d’or.
– Papa, est-ce que tu crois qu’elle savait qu’elle gagnerait ?
– Bien sûr. Il faut avoir de grands rêves pour vivre de grandes choses.

Au mois de septembre, j’affiche le visage de mes nouvelles idoles sur les murs de ma chambre, elles sont nageuses, boxeuses, escrimeuses. J’ai trouvé mon clan, il est constitué de femmes déterminées et disciplinées qui me ressemblent. Comme modèle de vie, Céline Dion n’avait jamais fait l’affaire – en plus, Juliette la trouve ringarde. J’ambitionne toujours de devenir chanteuse, mais je ne me reconnais pas dans le discours de mes artistes préférés. Dans la création, il est davantage question de passion, d’inspiration et de vies dissolues. Moi, je veux être une star de la musique parce que je veux être une machine. Et mon ascension passera aussi par mon corps.
En plus de mes cours de musique, je m’inscris au tennis avec Juliette et à la danse. J’apprends l’amour du geste, la répétition, la performance. Le soir, je fais du gainage ; le matin, je monte sur la balance. Je pèse scrupuleusement mes aliments, compte les calories, vérifie mes apports en protéines. Chaque semaine, je reporte mon poids dans un graphique tracé sur du papier millimétré. Dès que je reprends 500 grammes, je cours jusqu’à l’épuisement.

Même les meilleurs athlètes ont besoin d’un temps de récupération. Alors je me repose le vendredi soir en allumant mon ordinateur. Mon jeu préféré s’appelle Les Sims.
Charlotte, mon avatar du moment, joue de la guitare et du piano. Elle a une vie sociale, un fiancé, un dalmatien. Hier, elle s’est fait cambrioler et elle a passé sa soirée à réparer une fuite d’eau dans sa salle de bains. Pour développer son charisme, Charlotte parle devant sa glace pendant des heures. Je lui impose aussi des séances de sport, un rééquilibrage alimentaire, des relookings fréquents. Car je n’avance pas à l’aveugle, gratuitement, pour le plaisir. J’ai un objectif en tête : faire d’elle une star. Pour espérer y parvenir, elle doit impérativement devenir amie avec d’autres personnes célèbres et être toujours de bonne humeur.
Charlotte travaille dur. Elle court les auditions, les concerts, les shootings. J’aurais pu choisir une autre carrière ; autour d’elle, ses amis sont acrobate, braqueur de banque, dresseur de chiens, agent secret, pilote de chasse. Mais je ne serai satisfaite que lorsque Charlotte sera enfin célèbre. Je veux qu’une limousine vienne la chercher devant chez elle, que des inconnus lui demandent des autographes en ville. Alors seulement je lui achèterai un lit plus confortable, des tableaux de maître pour sa chambre, une cabine de douche avec des joints en silicone tout neufs, un nouveau four.
Tant que je reste première de ma classe, mes parents ne m’interdisent pas de passer autant de temps sur mon ordinateur, mais ils n’approuvent pas pour autant. « Tu ne veux pas prendre un livre plutôt ? »
Ma partie dure plusieurs semaines. Malgré ses efforts, mon avatar ne devient pas célèbre. L’échec n’est pas une option. Il ne le sera jamais. J’entraîne Charlotte dans le jardin, construis quatre murs autour d’elle. Elle mourra comme une recluse du Moyen Âge : emmurée.

Juliette se dispute avec son petit copain dans la salle de bains depuis une heure. Ce soir, on fête mon anniversaire dans l’appartement de son père rue Princesse. Tout le lycée sait que ma meilleure amie organise les meilleures soirées. Un peu plus tôt, on a préparé un gâteau au chocolat et demandé à son grand frère d’acheter de l’alcool.
Pendant que Juliette règle ses comptes amoureux, je discute avec Nathan, un ami de son frère qui va à Henri-IV. Il est timide et rougit facilement, c’est la première fois qu’on échange plus de trois phrases.
– Nathan, c’est le diminutif de Nathanaël. Ça signifie « cadeau de Dieu » en hébreu. Et toi tu sais d’où ça vient Cléo ?
L’étymologie comme approche de drague, on ne me l’avait jamais fait – pas de doute, je suis en soirée à Saint-Germain-des-Prés. Et pendant qu’il me parle, je souris intérieurement parce que Nathan me fait penser à une cigogne. Il a de longues jambes fines et une toute petite tête.
– Cléo, c’est un clin d’œil à Cléopâtre.
– Ah oui, ton père est spécialiste de l’Égypte, c’est ça ?
– Oui, il voulait m’appeler Cléopâtre, ma mère lui a interdit, ils sont tombés d’accord sur Cléo. Mais bon, il me surnomme Cléopâtre tout le temps.
– C’est joli Cléopâtre, ça a forcément une signification.
– Oui, ça veut dire « la fierté du père », je crois – en tout cas, c’est ce que mon père n’arrête pas de me répéter. Patros ça signifie « père » en grec.
– Mais Cléo, tu sais si ça veut dire quelque chose en soi ? La fierté ?
– Je n’ai jamais vraiment regardé.
Je lance une recherche sur mon portable. Je capte mal, alors on continue à bavarder en attendant, Nathan me ressert à boire, un mélange de vodka et de jus d’orange. Au même moment, Juliette sort de la salle de bains les yeux rouges ; en passant devant la porte, j’ai entendu des invectives et des pleurs. Comment peut-elle perdre autant de temps avec ce mec ? Elle n’a rien de mieux à faire ?
Dans le salon, des filles dansent sur le tube du moment. Il y a les corps chauds et dénudés, les paroles entonnées en chœur au moment du refrain, les discussions dans l’obscurité, l’odeur de bière et de cannabis, les verres sales qui s’empilent dans l’évier, les miettes sur le parquet point de Hongrie, les yeux gris de Nathan. La réponse apparaît sur l’écran de mon portable, je pose ma main sur son épaule pour ne pas tomber tant j’ai du mal à y croire. En grec, Cléo vient de kléos qui signifie « gloire ». Renommée. Célébrité.
Ma vie est un film d’aventures. Le soir de ses quinze ans, l’héroïne se voit révéler le secret de ses origines. Ton prénom veut dire « célébrité » parce que ton destin est de devenir une star mondiale. Moi qui ai grandi en détestant mon prénom, j’étais loin de me douter qu’il contenait ma prophétie. En toute modestie, cette découverte me fait comprendre que je suis l’élue.
Je pressentais depuis longtemps que j’étais différente des autres sans parvenir à expliquer cette étrange intuition. Ce soir, tout devient évident. Ce n’est pas que j’admire la célébrité ou que je la fantasme comme une adolescente mal dans sa peau – c’est que je vais le faire. Putain de merde, je vais vraiment le faire.
La célébrité n’est pas qu’un doux rêve d’enfant, un horizon illustre m’attend. Je me visualise tourner la roue de la fortune et gagner le gros lot, monter sur la première marche du podium, récolter tous les honneurs, une couronne de laurier sur la tête. Je suis née dans le mauvais berceau, dans le mauvais corps, dans la mauvaise vie. Et ce sera bientôt à moi de réparer l’injustice.
Sans réfléchir, je saisis le visage de Nathan pour l’embrasser. Je finis mon verre d’une traite, le pose avec fracas sur la table, avant de prendre Nathan par la main pour l’emmener aux toilettes. Je ferme la porte à clef, ouvre sa braguette, fais glisser son pantalon le long de ses cuisses avant de m’accroupir. Je vais devenir célèbre. Pas question d’être passive, je ne suis plus la petite fille sage qui ferme sa bouche. Cette fois, je l’ouvre grand.
En échange, j’ai très envie de me faire doigter, mais l’insolent ne bouge pas. Le chien des bois. Le zigoto. L’hurluberlu. Je le termine et je retourne danser.
Je prends place au milieu de la piste, auréolée de gloire, souveraine absolue. Les yeux fermés, au centre du monde, je balance mes épaules, je me déhanche, l’alcool redouble mon aplomb, tous les regards sont posés sur moi, je les sens glisser sur ma silhouette. Je danse en rythme, magnétique, impériale. Je suis la reine des abeilles.
Je quitte la soirée sans dire au revoir à personne, il n’est même pas minuit, je n’ai pas soufflé mes bougies, ils continueront de fêter mon arrivée sur terre sans moi. Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix. Cette nuit est ma Nuit de feu, celle de la révélation – et quelle fulgurance. L’ivresse décuple mon exaltation, le vent glacé me brûle le visage, je remonte le boulevard Saint-Michel à vélo, pédalant à travers la nuit, en danseuse pour mieux gravir la côte. Je longe le jardin du Luxembourg, tout droit jusqu’à l’avenue de l’Observatoire, le cœur qui palpite de bonheur, mon anniversaire devrait être un jour férié. Dans mes écouteurs, une pure liesse, la célébrissime chanson de la victoire de la Coupe du monde, « Samba de Janeiro », je n’ai pas besoin de parler portugais pour comprendre l’euphorie, je laisse les percussions résonner en moi. Je grille un feu rouge, un deuxième, zigzague entre les voitures autour de la place Denfert-Rochereau, ferme les yeux, invincible, lâche le guidon d’une main, de l’autre, lève les bras, vole comme un oiseau. J’ignore les automobilistes qui klaxonnent, on ne tue pas le personnage principal au début du film. Dans la nuit gelée, je crie, de plus en plus fort, les quatre lettres prémonitoires qui tracent ma destinée : C-L-É-O.
En arrivant chez moi, je crache sur le trottoir les résidus de sperme qu’il me reste sur les gencives. Mon portable sonne, Nathan me demande où je suis passée. Je ne suis pas étonnée, il est déjà amoureux. Je ne réponds pas à son message. À quoi bon ? On ne peut pas être ensemble – ça sera trop compliqué quand je serai célèbre.

L’appartement est silencieux, mes parents sont déjà couchés, pourtant je suis de retour avant mon couvre-feu. Je bois un verre d’eau dans la cuisine, rassemble quelques provisions. La nuit s’annonce longue, la plus longue de toutes.
À quinze ans, je viens de recevoir la preuve irréfutable de ma notoriété future, il est temps de savoir comment ma mission de vie se réalisera concrètement. J’ouvre un carnet à petits carreaux, mon écriture est hâtive, entrecoupée de flèches, de mots soulignés, de phrases en majuscules, d’idées numérotées. À moitié ivre, je me livre à mon premier bilan de compétences.
1. Ma rigueur, mon perfectionnisme, mon besoin d’être la meilleure, mon refus de la paresse et de la platitude : tout prend sens. Je serai une célébrité de haut niveau, pas une starlette de pacotille. Je n’aspire pas à être juste une chanteuse, mais un personnage illustre. À l’instar de Cléopâtre, je suis sur terre pour marquer mon temps. Toutankhamon, Homère, Platon, Aristote, Alexandre le Grand, César, Charlemagne, Shakespeare, Napoléon. La liste manque de femmes, je me porte volontaire.
2. J’ai une voix éblouissante. Difficile à ignorer, on me complimente dès que j’ouvre la bouche pour chanter. En plus, je ne suis pas une énième soprano au timbre lisse et haut perché comme un rossignol. Ma voix est grave, rauque, rocailleuse ; elle est cassée, complexe, caractéristique – ma signature vocale sera facile à identifier par le public, reconnaissable entre toutes. Tout le monde va m’adorer.
3. Je suis férue de poésie, excellente dans les matières littéraires, capable d’écrire des chansons en français et en anglais, ce qui m’assurera un rayonnement international. Des jolies voix, on en trouve à tous les coins de rue : je vaux mieux que ça. Je ne serai pas une simple interprète, je me servirai de ma plume. Mon destin est de devenir célèbre en chantant mes propres compositions.
4. La puberté est rarement un cadeau. Pour moi, elle est une bénédiction. Les traits de mon visage en forme de cœur s’adoucissent, ma poitrine s’arrondit, le sport sculpte mon corps. Je suis plus élancée, plus gracile – la petite fille engoncée est en train de disparaître au profit d’un physique de star. Il reste du travail : changer de coupe de cheveux, trouver le bon rouge à lèvres, acheter de nouveaux vêtements. Mais avec tout ça, on aura de quoi faire un beau poster.
Ma démonstration sous les yeux, il s’agit maintenant de ne pas procrastiner. Mon plan d’action consiste à composer dès maintenant la chanson qui me rendra célèbre. Je cherche une mélodie en murmurant pour ne pas réveiller mes parents qui dorment dans la chambre d’à côté. Au moment de m’attaquer au refrain, je pense à Céline Dion : sa mère et son frère lui ont écrit son premier morceau quand elle avait treize ans. Malheureusement, je ne peux pas me tourner vers ma famille pour demander de l’aide. À défaut d’être des paroliers potentiels, si seulement ils avaient pu m’ouvrir les portes du show-business. J’aurais rêvé avoir une mère réalisatrice, un père acteur. Comment peuvent-ils se contenter de vies aussi minuscules ? Personne ne les connaît, personne ne se souviendra de leur nom – et on ne devient pas millionnaire le dos courbé sur ses recherches. Mes parents sont des gens simples, des ringards, des ratés, des ploucs. Le samedi soir, ils ne sont pas invités à des avant-premières : ils regardent un documentaire sur l’impressionnisme abstrait ou les ambitions turques en Méditerranée, ils lisent sur le canapé du salon et ils se couchent à 23 heures. J’aime mes parents, mais ils ne me servent à rien. Pourtant, je refuse de raisonner en victime. On a toujours plus de raisons d’échouer que de réussir. Je me replonge dans ma chanson. Si Thérèse et Jacques Dion ont réussi, je peux le faire aussi.
Je passe les heures suivantes à tailler et polir mon morceau. Inspirée, déterminée, illuminée, je brode autour d’une histoire d’amour impossible. Pleine de ce regard je-sais-ce-que-je-veux, je prépare mon coup d’État. Je suis en train de composer un chef-d’œuvre dans ma chambre et tout le monde sera stupéfait d’entendre cet hymne miraculeux pour la première fois. « C’est toi qui as écrit ça toute seule ? » ; « On ne savait pas qu’on avait un génie de la musique parmi nous ! » ; « Cette chanson est incroyable, je l’envoie à ma tante immédiatement, elle travaille à la télévision, je suis certain qu’elle peut te trouver un producteur ! »
Les premiers rayons du soleil signalent la fin de ma Nuit de feu. Des pas dans le couloir, le bruit des clefs, la porte de l’appartement se referme dans un claquement métallique. Comme tous les dimanches matin, mon père descend à la boulangerie pour acheter des croissants. Pendant ce temps, ma mère se prépare dans la salle de bains en écoutant la radio. Elle fredonne sous la douche et moi j’ai terminé ma chanson.

J’ai tellement répété avoir commencé à écrire des chansons à l’âge de huit ans que j’ai fini par croire à mes propres mensonges. La réalité est plus banale, j’ai composé mon tout premier morceau à quinze ans. Et j’ai beau avoir été frappée par le feu de l’inspiration, ce que j’ai produit est minable.

Quand on a eu 19,75 de moyenne générale au bac, quand on est major de sa promotion à Sciences Po, on rêve de faire une prestigieuse carrière dans l’administration publique, pas de passer à la télévision et de signer des autographes. À vingt ans, j’ai tout pour moi, je suis jolie comme un ange, l’avenir me tend les bras ; pourtant je me sens empêchée, aigrie, j’ai le sentiment de mener une existence qui n’est pas la mienne et j’en veux à la terre entière. Tout le monde dit que je réussis mais ce n’est pas mon impression. J’ai validé mon semestre avec une certitude : je mets bien trop de cœur dans ce diplôme.
Évidemment, je ne compte pas interrompre mes brillantes études supérieures pour faire des premières parties dans des bars pourris. Je mérite mieux que jouer dans des salles miteuses, passer des auditions, devenir choriste. Mais ma couverture d’élève modèle me prend un temps fou, elle m’aspire sans m’inspirer. Composées le soir après une journée à bûcher, mes chansons sont sans poésie, sans substance, sans nuances. Elles sont tout ce que je refuse d’être : médiocres.
Alors je reste dans l’ombre pour préparer ma grande entrée. Je ne suis pas immobile, je suis paralysée. J’attends la bonne idée, j’attends d’écrire de meilleurs morceaux, j’attends de savoir mieux jouer du piano, j’attends de pouvoir m’offrir une nouvelle guitare, j’attends de valider ma licence, j’attends d’avoir trouvé un stage, j’attends les conseils de mon professeur de chant, j’attends d’être plus mince, j’attends de m’acheter une veste en velours côtelé, j’attends la Saint-Glinglin, les calendes grecques, le 30 février. Pour le moment, je n’ai besoin de personne pour freiner ma progression vers la gloire. Je m’en charge très bien toute seule.

– Est-ce que vous pourriez faire moins de bruit ? On est dans une bibliothèque.
Premier avertissement. J’interviens sèchement avant de me replonger dans mes révisions, et je déverrouille mon ordinateur avec le mot de passe que j’utilise depuis des années : Cléo célèbre !
Malgré mon intervention, le groupe de quatre clampins assis à ma table est toujours aussi dissipé. Je viens ici pour m’entourer de visages concentrés, pas de ratés qui jouent sur leur portable au lieu de réviser. Deuxième avertissement. Je leur lance plusieurs regards insistants pour les inciter à se taire – si seulement mes yeux pouvaient cracher du feu. Malheureusement, mes chers compères continuent de discuter.
Je connais ce type de spécimens. Paresse généralisée, manque de discipline, mauvaise volonté. Ils sont tous nés de la même portée : une grande famille de fainéants. Bientôt, ils repartiront chez eux satisfaits d’avoir passé trois heures à la bibliothèque (temps de travail effectif : 17 minutes). Je fixe le jeune homme aux cheveux gras et aux lunettes sales, certaine qu’il est du genre à se contenter d’un 13/20. Passable sans être excellent. Le ventre mou de la classe. Je méprise les personnes moyennes, quelconques, distraites, paumées, qui mâchent des chewing-gums, grignotent entre les repas, reniflent, ne font pas de sport, pratiquent une activité artistique en dilettante, arrivent en retard, ne s’épuisent pas à la tâche, vont là où le vent les mène, s’inscrivent en lettres à l’université pour rester avec leurs amis du lycée. Je vomis leur manque d’ambition.
L’une des filles du groupe ouvre un paquet de gâteaux, et moi je fixe son double menton pour lui faire comprendre qu’elle n’a pas besoin de 30 grammes de sucre supplémentaires. Ma chérie, repose ce biscuit nappé de chocolat, tu ressembles déjà à une dinde bien nourrie.
Une heure plus tard, ils sortent fumer une cigarette pour la troisième fois (temps de pause depuis leur arrivée : 47 minutes). Dès qu’ils disparaissent de mon champ de vision, je me lève et, le plus sereinement du monde, je m’approche de leurs affaires. Ordinateurs, livres, cahiers, trousses, calculatrices. Je fais glisser tout ce que je peux dans mon sac avant de m’éloigner. Ils n’allaient rien en faire de toute manière.
Avec l’argent que je trouve dans leurs portefeuilles, je m’offre une paire de bottines en daim. Maigre dédommagement pour avoir gâché mon après-midi de révisions. Je jette le reste de leurs affaires dans une poubelle rue de Rivoli.

En fin de journée, Juliette me rejoint pour boire un verre. Dès qu’elle m’aperçoit, mon amie d’enfance me saute dans les bras, m’embrasse sur la joue, collante et affectueuse comme un labrador. Les amitiés ne sont pas des entités figées. À nos âges, les règles du jeu changent tous les cinq ans. Juliette continue de me surnommer Cléou, mais je ne suis plus à sa botte et elle ne joue plus aux petites cheffes depuis longtemps.
Juliette poursuit sa deuxième année de médecine, elle rêve de devenir urgentiste, s’imagine déjà au cœur de l’action dans un camion pour secourir les accidentés de la route. J’applaudis son choix de carrière, elle ne me fera pas d’ombre depuis une bande d’arrêt d’urgence. Surtout, je suis enfin devenue la plus belle des deux. Cheveux châtains, 1 mètre 74, yeux noisette, peau parfaite, sourcils épais, longs cils, bouche pulpeuse. Et le miracle qui devait tout changer s’est produit l’été dernier : la frange.
Mon indéniable beauté m’apparaît d’abord dans le regard des autres. En soirée, ce n’est plus Juliette qu’on aborde en premier : c’est moi. En contrepartie, je me tiens à distance de tous ses amoureux – passés, présents, futurs, potentiels –, ça ne me coûte pas grand-chose. Je travaille mon personnage de fille détachée et cool, aussi sublime qu’indifférente, et d’autant plus magnifique qu’elle ne semble pas être au courant.
On s’installe en terrasse, Juliette me parle de ses histoires, elle est actuellement en transition entre Nicolas et Antoine. Je ne l’ai jamais connue célibataire, elle fait partie de ces personnes toujours en couple depuis la maternelle, dans des relations sérieuses et compliquées. Tout le contraire de moi. Je l’écoute m’expliquer pourquoi cette fois est différente des autres (c’est faux), mais l’abruti à notre gauche me déconcentre.
– On peut changer de table ? J’en ai marre de me prendre sa fumée dans la gueule.
– Mais toi aussi tu fumes, me reprend Juliette.
– Oui, mais ce n’est pas pareil quand c’est ma fumée.
– Tu es vraiment un tyran.
On s’assoit un peu plus loin avant de commander un deuxième verre.
À 21 heures, Juliette me traîne en soirée chez ses amis dans le XIe arrondissement, je me remets du rouge à lèvres coquelicot dans la cage d’escalier. Je n’ai aucune envie d’y aller mais on est samedi soir, j’ai vingt ans, alors je coche les cases attendues de la vie sociale étudiante. Mon problème, c’est que je n’ai jamais l’impression d’avoir suffisamment travaillé pour mériter une pause.
Ses camarades de médecine bavardent, fument aux fenêtres, une bière à la main. Il y a des garçons, séduisants peut-être, mais je n’ai d’yeux que pour le beau brun aux reflets acajou dans un coin du salon – je jure que le Yamaha près de la bibliothèque me fait de l’œil. Il est encore tôt, personne ne danse, je saisis mon moment : je demande poliment à mon hôte si je peux jouer du piano.
En ouverture, je murmure « Only You » de The Flying Pickets. Les discussions s’interrompent, un groupe silencieux se forme autour de moi. J’enchaîne avec « Jealous Guy » de John Lennon, puis « Le Chanteur malheureux » de Claude François. Une fille trop sensible pleure avant le premier refrain.
– Pardon, je ne veux pas casser l’ambiance ! je bredouille, faussement modeste.
– Non, non, continue, tu en connais d’autres ?
– Il y a une guitare ici ?
Je poursuis avec « Don’t Go Breaking My Heart » d’Elton John, avant de choisir mon dernier morceau avec précaution ; ce sera « You Can’t Hurry Love ». Plusieurs personnes cherchent les paroles sur leur téléphone pour chanter avec moi. Parfait, j’ai toujours rêvé d’avoir des choristes.
Mon concert improvisé se termine sous les applaudissements. On me répète dix fois, trente fois, cent fois que j’ai une voix phénoménale. Je minimise.
– J’ai fait de la musique au conservatoire pendant des années.
On insiste avec une admiration non dissimulée, j’accepte les compliments avec une humilité feinte.
– Et sinon, qu’est-ce que tu fais dans la vie, Cléo ?
– Je suis étudiante en sciences politiques.
– Ah génial, où ça ?
Malgré ma voix puissante, personne n’imagine mes aspirations de gloire mondiale, pas même Juliette. Comment lui en vouloir ? Au lycée, elle avait deux entraînements de volley par semaine, des matchs tous les week-ends : elle n’ambitionnait pas pour autant de devenir joueuse professionnelle.
– Tu devrais faire des concerts de temps en temps, tu es tellement douée, Cléou. Il y a un bar à Pigalle qui ouvre sa scène tous les premiers samedis du mois. Tu pourrais…
J’explose de rire comme si la remarque de Juliette était incongrue. »

À propos de l’autrice
VENTURA_Maud_©Zoe_LambsMaud Ventura © Photo Zoé Lambs

Née en 1992, Maud Ventura se fait connaître avec son premier roman Mon mari (2021). Titulaire d’un master en philosophie de l’École normale supérieure de Lyon, elle obtient par la suite un master en management d’HEC Paris. Après ses études, elle travaille pour France Inter puis devient rédactrice en chef des podcasts chez NRJ avant de revenir sur France Inter où elle anime une émission musicale, Sur la page abandonnée. En 2024 paraît son second roman, Célèbre. (Source : Wikipédia)

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